C. LA PRATIQUE DU CLASSEMENT DES AFFAIRES SANS SUITE EST DIFFICILE À CERNER
1. Le problème des statistiques
Au
cours de la dernière décennie, le taux de classement sans suite a
fortement progressé
. En effet, il s'élevait à
69 % en 1987, puis a franchi la barre des 70 % à partir du
début des années 80 pour atteindre 80 % en 1995.
A la lecture de ces chiffres bruts, on peut légitimement s'interroger
sur la capacité de l'ensemble des services concernés de l'Etat
et, notamment, de ceux de la justice française à donner une suite
judiciaire aux infractions commises et sur la réalité de l'Etat
de droit.
Pourtant, ces chiffres doivent être interprétés avec
précaution car ils ne permettent pas d'appréhender la
réalité du classement sans suite.
En effet, le principal dispositif statistique qui rend compte de
l'activité annuelle des juridictions pénales n'est pas en mesure
de produire d'information sur la nature des affaires dont sont saisies les
Parquets ni sur les motifs des classements sans suite
.
Selon la direction des affaires criminelles et des grâces, les carences
du dispositif statistique sont principalement dues au fait qu'actuellement,
chaque tribunal possède sa propre table de nature d'affaires et de
motifs de classement. Ce manque d'uniformisation des statistiques interdit la
production d'une statistique à partir d'extractions des données
enregistrées dans les différentes applications informatiques des
tribunaux.
En outre, comme le fait remarquer une étude sur le classement sans
suite
2(
*
)
"
le motif du
classement est invoqué de façon parfois étrange par
rapport au circuit de traitement ou au contenu du dossier. L'obligation (pour
des besoins informatiques) de cocher un motif de classement sur un
imprimé rend cette opération quelquefois artificielle, voire
dénuée de tout fondement
. "
Or, l'absence de statistiques nationales sur la nature des affaires dont sont
saisis les Parquets et les motifs de classement sans suite interdit toute
appréciation sur cette pratique car ne peuvent être
distingués les classements " forcés " (notamment
lorsqu'il n'existe pas d'infraction ou que l'auteur de cette dernière
n'est pas identifié) et les classements d'opportunité.
Par ailleurs, ces statistiques ne permettent pas de connaître les
différents motifs qui se cachent derrière les classements
d'opportunité.
En outre, la grille des motifs de classement ne
tient pas compte des alternatives à la poursuite puisqu'elle les
assimile à des mesures de classement sans tenir compte de
" l'obligation de faire " imposée au prévenu, qui
permet d'apporter une réponse judiciaire appropriée.
Ces mesures, qui se sont développées à partir du
début des années 90, progressent
régulièrement : de 37.649 en 1992, elles sont passées
à 90.128 en 1996. Ce mode de traitement est donc loin d'être
négligeable. A titre de comparaison, pour la même année,
43.671 affaires ont été orientées vers l'instruction.
L'étude précitée sur l'abandon des poursuites du Parquet
est révélatrice :
36,4 % des dossiers qui
comprenaient au moins une infraction et un auteur
(et pour lesquels, en
conséquence, des poursuites étaient envisageables)
ont fait
l'objet d'un règlement amiable ou d'une régularisation de la
situation
.
Ainsi, en incluant l'ensemble de ces procédures dans la masse des
affaires faisant l'objet d'une orientation et d'une réponse
pénale,
on ramène le taux des affaires " auteur
connu " classées sans suite en-dessous du seuil de 50 %.
L'expérience menée à Evreux du 7 octobre au
31 décembre 1997 a été particulièrement
révélatrice. Au cours de cette période, le Parquet
d'Evreux a traité 6.338 procédures et pris
991 décisions de poursuite.
Le rapport, simpliste, décisions de poursuite (991) sur affaires
reçues par le Parquet (6.338) donne un taux de poursuite de 15,5 %,
soit un taux de classement de 84,5 %. Il convient de signaler que, sur ces
6.338 procédures, 602 concernaient des affaires qui ne
constituaient pas d'infraction. 43 procédures ont été
affectées d'un motif juridique qui s'oppose à l'exercice de
poursuites (solde : 5.693). Sur ces 5.693 infractions, 3.800 ont
été classées pour défaut d'élucidation
(solde : 1.893). 1.893 plaintes, procès-verbaux et
dénonciations correspondaient donc à des infractions
" poursuivables ".
602 classements ont été décidés pour
inopportunité des poursuites, ce qui correspond à un taux de
32 %. On est donc loin des 80 %.
Sur les 1.291 infractions poursuivables restantes, 300 procédures ont
fait l'objet d'une réponse alternative aux poursuites.
Le taux de réponse judiciaire sur les infractions poursuivables
s'établit donc dans ce cas à 68 %, qu'il s'agisse d'une
réponse alternative aux poursuites ou d'une poursuite.
Selon le directeur des affaires criminelles et des grâces, le taux de
" classement sec " s'élèverait à 25 %.
Ce constat incite donc à relativiser les chiffres bruts de classement
sans suite souvent utilisés pour critiquer l'action de la justice.
Pour autant, un tel taux ne peut être accepté sans justifications.
Votre rapporteur s'est donc efforcé d'obtenir des magistrats des
informations complémentaires. Or, il s'est heurté parfois et
curieusement à des réticences de leur part.
Les alternatives à la poursuite
Les
magistrats du Parquet disposent d'un pouvoir propre de prononcer des mesures
qui s'apparentent par leur nature à des sanctions. En effet, même
si les sanctions sont réservées exclusivement aux juges, les
magistrats peuvent passer une sorte de contrat avec le délinquant :
l'auteur de l'infraction accepte d'accomplir une obligation. En contrepartie,
le Parquet s'engage auprès de l'intéressé à ne pas
le renvoyer devant la juridiction pénale. Par ailleurs, l'article 6 du
code de procédure pénale dispose que l'action publique "
peut,
en outre, s'éteindre par transaction lorsque la loi en dispose
expressément ; il en est de même, en cas de retrait de
plainte, lorsque celle-ci est une condition nécessaire à la
poursuite
".
Il existe donc une alternative à la poursuite juridictionnelle, qui
est utilisée pour les infractions de gravité limitée,
quand il apparaît disproportionné de saisir le tribunal et alors
que les capacités d'absorption de ce dernier sont limitées.
Si le délinquant exécute l'obligation mise à sa charge, le
Parquet classera l'affaire. Toutefois, le classement a, en ce cas, une nature
totalement différente des classements évoqués
précédemment. En effet, il constitue une procédure pour
parvenir à ce que le délinquant exécute
une mesure
équivalant à une sanction
.
A cet égard, votre rapporteur reprend à son compte la position
des procureurs de la République, qui estiment le terme de
" classement conditionnel " utilisé pour désigner les
sanctions ordonnées par le Parquet particulièrement
inapproprié. Ce terme insiste sur l'aspect classement alors que
l'originalité de la procédure réside dans l'obligation
imposée au prévenu. Il serait donc plus exact de parler de
" sanction-classement ".
Les sanctions-classements du Parquet peuvent revêtir différentes
formes. Certaines de ces sanctions sont utilisées depuis longtemps par
les magistrats du Parquet. La plupart sont cependant d'apparition
récente.
Les sanctions-classements traditionnelles
C'est le cas de
l'injonction
adressée par le Parquet au
délinquant de verser la somme d'argent dont le non-paiement constitue
l'infraction, par exemple lorsque le parent ne règle pas à
l'autre la pension alimentaire qu'il lui doit. Plutôt que de renvoyer le
délinquant devant le tribunal, il paraît plus utile de l'amener
à verser à la victime la somme dont il est redevable. Si l'auteur
de l'infraction désintéresse effectivement sa victime, la saisine
du tribunal perd l'essentiel de sa signification.
De même, en cas d'infraction à une réglementation
administrative, par exemple le délit de construction sans permis, le
Parquet, au lieu de déférer l'auteur de l'infraction devant le
tribunal correctionnel, va lui prescrire d'obtenir un permis de construire de
régularisation ou de mettre la construction en conformité.
Les sanctions-classements nouvelles
• Les médiations pénales
La médiation pénale
prévue aux articles 41 et D.
15-1 à D. 15-8 du code de procédure pénale consiste en un
accord négocié entre l'auteur de l'infraction et la victime, sous
l'égide d'un médiateur désigné par le Parquet, en
vue de parvenir à un arrangement au regard de l'infraction commise. Cet
arrangement comprend le dédommagement financier du délit commis,
mais il vise surtout à faire prendre conscience de son acte au
délinquant.
• Les rappels à la loi
Pour les infractions de faible gravité, il est adressé au
délinquant un "
rappel à la loi
",
c'est-à-dire que son attention est attirée solennellement sur la
règle de droit enfreinte, qu'il reçoit une admonestation et
qu'il est mis en demeure de ne pas recommencer.
Le rappel à la loi est notifié par une personne
déléguée par le Parquet, qui tient une permanence
hebdomadaire dans les locaux du tribunal, de façon à donner
à cette mesure un caractère symbolique.
Les rappels à la loi (de même que les médiations
pénales) interviennent dans le cadre du traitement en temps réel
des infractions : le délinquant, lorsqu'il est interrogé sur
l'infraction, se voit remettre aussitôt par l'enquêteur une
convocation pour se présenter à bref délai devant le
délégué du Parquet qui tient sa permanence dans les locaux
du tribunal ou dans ceux de la maison de justice quand elle existe.
Pour les mineurs, les parents sont convoqués en même temps que
leur enfant, de façon à responsabiliser les parents.
• Les stages
Cette mesure a été particulièrement
développée par le Parquet de Colmar. Elle vise à procurer
une formation et une sensibilisation aux risques induits par certains
comportements sociaux ou professionnels afin de prévenir la
réitération de l'infraction concernée. Selon certains
procureurs de la République, ces stages ont un effet de
prévention de la délinquance au moins aussi fort que le
prononcé par le tribunal d'une peine d'amende ou d'une peine de prison
avec sursis.
Ainsi, pour les petits délits de conduite en état alcoolique, le
Parquet impartit à l'auteur de l'infraction de suivre un stage payant
spécifique de deux jours, pour le sensibiliser aux conséquences
de l'alcoolémie au volant, avec ensuite un suivi médical.
Pour les petits accidents de la circulation, il est enjoint au contrevenant de
suivre le stage de récupération de points au lieu de
comparaître devant le tribunal de police.
Outre leur aspect éducatif, ces stages comportent un aspect coercitif
dans la mesure où, non seulement ils sont payants, mais l'auteur de
l'infraction subit une perte de salaire durant les jours où il suit le
stage.
• Mesures particulières pour le délit d'usage de
stupéfiants
Pour les usagers de drogue dure, qui relèvent de la procédure de
l'injonction thérapeutique, le dispositif a été
renforcé depuis l'été 1997 de façon importante
à Colmar.
Un correspondant unique de la direction départementale des affaires
sanitaires et sociales assure désormais le suivi des toxicomanes. Le
premier contact de cet intervenant avec le toxicomane se déroule au
tribunal, pour bien affirmer symboliquement la dimension judiciaire de
l'injonction thérapeutique qui comporte, outre l'aspect médical,
un volet psychologique et un volet social.
• Tâche d'intérêt public
Il est enjoint au délinquant d'effectuer une tâche
bénévole au profit d'une collectivité publique ou d'une
association poursuivant un but d'intérêt général, la
durée de cette tâche variant entre quelques heures et un maximum
de deux jours.
Cette mesure peut évoquer la peine de travail d'intérêt
général. Elle en diffère cependant par son régime
juridique et au regard de la brièveté de sa durée.
Le classement sans suite ainsi replacé dans le contexte de la
décision d'un magistrat du Parquet ne constitue pas un simple archivage
judiciaire mais permet de développer des alternatives aux poursuites
pour traiter le " noyau dur " des infractions pénales, la
délinquance traditionnelle, en particulier quand une victime est
impliquée.