II. LES QUESTIONS ECONOMIQUES
A. AUDITION DE SIR LEON BRITTAN, VICE-PRESIDENT DE LA COMMISSION EUROPEENNE
Le jeudi 24 octobre 1996, la délégation a
entendu Sir Leon Brittan, vice-président de la Commission
européenne sur la politique commerciale et industrielle ainsi que sur la
politique de concurrence de l'Union européenne.
En accueillant Sir Leon Brittan, le
président Jacques Genton
précise que M. Jacques Oudin prépare un rapport sur la
politique industrielle européenne, rapport dans lequel il sera
amené à étudier notamment les aspects commerciaux et
concurrentiels de cette politique.
Sir Leon Brittan
souligne tout d'abord que la politique commerciale, qui
constitue un élément fondamental de la politique commune depuis
les débuts de la construction européenne, est
élaborée à partir des propositions de la Commission, en
parfaite transparence avec les Etats membres, puis des directives du Conseil.
Elle a pour objectif la libéralisation progressive et harmonieuse du
commerce international. Depuis février 1996, la stratégie
d'accès aux marchés repose clairement sur deux piliers : d'une
part, la confirmation et l'extension du rôle de l'organisation mondiale
du commerce (OMC), d'autre part, une activité européenne intense
en faveur de l'ouverture effective des marchés à nos exportateurs.
Evoquant la question des zones de libre échange, Sir Leon Brittan
précise qu'il s'agit là d'une exception aux règles de non
discrimination de l'OMC, fréquemment utilisée par l'Union
européenne, dans le souci d'une intégration économique
renforcée avec les pays voisins. Ces zones sont vastes puisqu'elles
englobent l'ensemble de la Méditerranée, depuis le sommet de
Barcelone, l'Espace économique européen, ainsi que les pays de
l'Europe centrale et orientale qui préparent leur adhésion
à l'Union européenne. Elles pourraient s'étendre encore,
dans l'avenir, à la Russie, ainsi qu'à l'Afrique du Sud, aux pays
du marché commun du sud de l'Amérique (Mercosur) et au Mexique.
Les perspectives de libéralisation ne seront cependant traduites dans
les faits que si elles sont conciliables avec les obligations de l'Union
européenne dans l'OMC et avec les exigences de nos propres secteurs
économiques sensibles.
Replaçant la question de la politique commerciale dans le contexte de la
Conférence intergouvernementale, Sir Leon Brittan rappelle que le cycle
de l'Uruguay dépasse largement les objectifs du General Agreement on
Tarifs and Trade (GATT), limités aux marchandises et aux produits
primaires. Désormais, estime-t-il, les termes de l'article 113 du
Traité, axés sur les marchandises, deviennent un obstacle
à la défense des intérêts communautaires. C'est
ainsi que les intérêts d'Airbus n'ont pu être valablement
défendus par la Commission que parce qu'il existait une volonté
de solidarité suffisante pour en faire le porte-parole unique de
l'Europe : en principe, les termes de l'accord de 1979 sur les aéronefs
civils faisaient relever cette question, non pas de la compétence des
instances communautaires, mais de celles des Etats membres. D'autres secteurs
n'ont pas bénéficié de cette même unité,
notamment en matière d'investissements au sein de l'OCDE. C'est la
raison pour laquelle la Commission souhaite que la Conférence
intergouvernementale puisse prévoir les moyens de renforcer les pouvoirs
de l'Union en matière de politique commerciale, non pas dans une
perspective d'extension de ses compétences, mais dans un souci de
défense des intérêts européens.
Abordant, dans un deuxième temps, la politique de concurrence
européenne, Sir Leon Brittan affirme que les règles de
concurrence constituaient un atout pour l'Europe dans une économie
globalisée. Elles permettent une coopération étroite entre
la Commission et les autorités étrangères. Toutefois, la
qualité du dialogue entre la Commission et les autres autorités
de concurrence ne garantit pas que les règles de concurrence
appliquées par nos partenaires nous donnent toujours satisfaction. Il en
résulte tout à la fois des incertitudes pour les hommes
d'affaires européens et des tensions avec certains pays
étrangers. Le cas s'est aussi récemment présenté
pour l'accès aux marchés japonais des pellicules photographiques
et des automobiles : la Commission a alors cherché à engager
le dialogue avec les autorités japonaises tout en demandant instamment
qu'au cours de la réunion ministérielle de l'OMC à
Singapour, en décembre prochain, il soit donné mandat à
l'OMC de clarifier les règles de concurrence appliquées dans
chaque instance nationale.
Evoquant enfin la politique industrielle, Sir Leon Brittan fait valoir que
l'Europe a des objectifs fondamentaux : la compétitivité des
entreprises européennes sur les marchés mondiaux et la
défense de l'emploi sur le marché européen.
L'amélioration de la compétitivité des entreprises
européennes implique une lutte contre les rigidités structurelles
économiques et sociales. La réalisation de l'Union
économique et monétaire contribuera au renforcement de la
compétitivité, mais ne saurait remplacer les réformes
structurelles, largement prises en considération dans le livre blanc
préparé en 1993 par l'ancien président de la Commission
européenne, M. Jacques Delors, et dans les initiatives prises par la
nouvelle Commission européenne.
Le commissaire rappelle ensuite que l'Union mène des actions
industrielles à travers ses politiques structurelles qui facilitent la
restructuration d'industries en crise ou la reconversion de régions
sinistrées. Il indique également que l'Union mène des
politiques sectorielles lorsque cela était nécessaire. Ainsi,
dans le secteur du textile et de l'habillement, la Commission européenne
et le Conseil ont défini une politique visant à renforcer la
compétitivité, qui repose sur les orientations suivantes :
- le renforcement de la coopération industrielle entre les entreprises
européennes et l'utilisation accrue des possibilités offertes par
les technologies de l'information ;
- le développement de la coopération internationale ;
- la mise en oeuvre de programmes de formation pour les chefs d'entreprises
afin de renforcer la politique d'exportation ;
- la mise au point d'un nouveau cadre pour l'ouverture efficace des
marchés des pays tiers.
Concluant son propos, le commissaire estime que la Commission européenne
prend réellement en compte les problèmes industriels sectoriels,
mais que toutes les initiatives dans ce domaine ne peuvent avoir d'effet
positif que si les politiques macroéconomiques courageuses actuellement
menées par les Etats membres et en particulier par la France sont
poursuivies.
A l'issue de cette présentation,
M. Jacques Oudin
fait observer
que la libéralisation progressive du commerce mondial a, certes, des
avantages mais qu'elle entraîne aussi la disparition d'emplois en Europe.
Il souhaite connaître les perspectives retenues par la Commission dans ce
domaine, notamment en matière de reconversion industrielle.
Sir Leon Brittan
souligne, avec force, qu'une attitude pessimiste et
défensive de l'Europe n'aboutirait qu'à protéger les
industries du passé. Il considère que la réussite
dépend de notre capacité à saisir les opportunités
dans le monde, notamment en Asie où la croissance économique
constituait une chance pour l'industrie européenne. Dans l'avenir, il
conviendrait de concentrer les efforts sur l'industrie de pointe et de
supprimer les obstacles douaniers au développement des échanges.
Il se déclare par ailleurs favorable au soutien de la reconversion et de
l'adaptation industrielles en Europe.
M. Jacques Oudin
fait observer que, si les droits de douane moyens sont
désormais très faibles en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, les
fluctuations du dollar en 1995 et les dévaluations compétitives
au sein de l'Union étaient d'une ampleur bien supérieure. Il
s'inquiète du bien-fondé et de l'efficacité des politiques
commerciales dans ce contexte monétaire.
Sir Leon Brittan
admet qu'une modification de taux de change peut avoir
un effet supérieur à celui d'une modification des droits de
douane, mais il souhaite replacer cette question dans la perspective de la
création d'une monnaie unique. L'existence d'une monnaie forte et
européenne donnera un rôle à l'Europe dans les
négociations internationales sur les questions monétaires. Elle
résoudra également le problème des fluctuations
monétaires intra-européennes.
M. Jacques Oudin ayant évoqué l'arsenal des entraves non
tarifaires utilisé par certains pays,
Sir Leon Brittan
se
déclare favorable à son démantèlement, notamment
dans les relations entre l'Union et les Etats-Unis. Des progrès
importants ont été réalisés en matière de
reconnaissance mutuelle des normes, mais d'autres restent à accomplir :
ainsi, les autorités européennes de contrôle des normes
dans le secteur pharmaceutique n'ayant pas été reconnues comme
compétentes par leur homologue américain, le " Food and
Drugs administration ", la Commission s'est en conséquence
opposée à l'entrée en vigueur de l'accord sur les
télécommunications, pourtant acquis, pour faire respecter le
principe de relations équilibrées entre les deux partenaires.
M. Jacques Oudin
souligne ensuite la complexité des relations
commerciales de l'Union avec ses différents partenaires, les uns
bénéficiant de zones de libre-échange, les autres de
systèmes de préférence généralisée.
Il souhaite obtenir des précisions sur l'articulation de cet ensemble.
Sir Leon Brittan
rappelle que les règles de l'OMC
prévoient les conditions dans lesquelles des accords bilatéraux
peuvent être négociés. Il considère que les
arrangements bilatéraux présentent des avantages, dans certains
cas, et permettent ensuite d'élargir le cadre vers un accord
multilatéral.
M. Jacques Oudin
se préoccupe également de la
réglementation européenne sur les concentrations. Il
considère que celle-ci, d'application très stricte, a pour but de
ne pas permettre l'émergence de position dominante au niveau
européen. Il s'interroge sur l'opportunité de modifier cette
optique et de permettre la création de pôles européens
dominants au niveau mondial.
Sir Leon Brittan
affirme que cette réglementation met en oeuvre
une politique de concurrence favorable pour l'industrie européenne. Il
précise que l'appréciation des concentrations se fait à
partir d'un examen économique, pratique, de la réalité du
marché. Celui-ci peut, en effet, être local, national - si
les entraves entre pays européens n'ont pas encore été
levées - ou, le plus fréquemment aujourd'hui, mondial. Si le
marché est mondial, la création d'un monopole européen est
un atout. En revanche, elle serait une faiblesse dans un marché
uniquement européen.
M. Michel Caldaguès
s'interroge alors sur la signification que
peut avoir une monnaie unique forte. Faut-il entendre par là que la
sous-évaluation du dollar par rapport au franc et au mark serait
aggravée ? Se demandant si une monnaie forte n'est pas une monnaie
qui fait peur, il constate que le dollar, lui, fait peur parce qu'il est faible.
En réponse,
Sir Leon Brittan
estime tout d'abord que les pouvoirs
publics ne sont pas en mesure de décider seuls des niveaux des taux de
change dans un monde où les flux monétaires sont
considérables. Même les accords du Louvre ou du Plazza n'ont eu
une influence que pendant une période limitée. Par la suite, les
forces commerciales ont été si puissantes qu'elles n'ont pu
être contrôlées. Dans ces conditions, les pouvoirs publics
ne peuvent espérer exercer un contrôle total sur ces mouvements,
mais conservent la possibilité de négocier entre eux. Comme la
capacité de négociation dépend beaucoup de la force des
partenaires, l'unité des pays européens face aux
américains est un élément crucial pour que ces
négociations aient une influence heureuse. La question de la politique
extérieure que mènera l'Union européenne après la
réalisation de la monnaie unique est tout à fait fondamentale,
mais trop d'éléments restent encore incertains pour que l'on
puisse savoir ce que sera cette politique.
Le vice-président de la Commission européenne estime ensuite
qu'une monnaie forte est une monnaie que tout le monde souhaite acheter. Il
observe qu'il existe dans certains pays la tentation de préférer
une monnaie faible pour favoriser les exportations, mais qu'une telle politique
ne pouvait conduire à long terme qu'à l'inflation et à une
spirale de dévaluations. Il reconnaît en revanche que, dans des
circonstances particulières, des dévaluations peuvent se
révéler nécessaires, mais que cela est très
différent d'une politique de dévaluation qui, elle, ne peut
conduire qu'à l'échec.
M. Francis Grignon
rappelle que la Commission européenne a
constitué, à la fin du premier semestre 1996, des groupes de
travail sur l'industrie textile et souhaite connaître l'état
d'avancement de ces réflexions. Il interroge le vice-président de
la Commission européenne sur l'accord sur la construction navale
passé dans le cadre de l'OCDE et regrette notamment que les Parlements
nationaux n'aient pas été davantage associés aux
décisions qui ont été récemment prises. Il
évoque enfin les problèmes administratifs (assurance maladie,
régimes de retraite, droit du travail) que rencontrent les travailleurs
transfrontaliers et estime que l'agressivité commerciale de l'Europe
appelée de ses voeux par le commissaire européen passe par une
grande mobilité des travailleurs et donc par la mise en place d'une
Europe sociale.
M. Jacques Oudin
, revenant sur le problème de la construction
navale, évoque l'ouverture en Corée d'un site très
important. Il exprime des doutes sur la volonté réelle du
Gouvernement sud-coréen de ne pas subventionner ce chantier, en
dépit des accords signés par ce pays interdisant les subventions
aux chantiers navals.
Sir Leon Brittan
indique tout d'abord que les réflexions des
groupes de travail sur l'industrie textile ne sont pas suffisamment
avancées pour qu'il puisse donner des informations précises
à ce sujet. A propos de la construction navale, il estime que l'accord
négocié dans le cadre de l'OCDE est favorable à
l'industrie européenne. Il précise que la Commission
européenne a interrogé le Gouvernement sud-coréen sur
l'ouverture d'un important site de construction navale et que ce dernier s'est
engagé à ne verser aucune subvention.
Evoquant la consultation des parlements nationaux, Sir Leon Brittan estime que
celle-ci, conformément au principe de subsidiarité, relève
des Gouvernements nationaux, la Commission n'ayant des relations qu'avec les
Gouvernements représentés au sein du Conseil des ministres. Il se
déclare favorable à l'instauration de relations directes entre
les Parlements nationaux et les institutions communautaires et rappelle qu'il
s'est prononcé dans un livre pour la création d'un comité
composé de parlementaires nationaux. Il exprime le souhait que cette
idée, défendue par la France, soit retenue dans le cadre de la
Conférence intergouvernementale, en soulignant que certaines
difficultés de la construction européenne provenaient du
sentiment qu'ont les Parlements nationaux d'être exclus de cette
construction.
M. Alain Richard
interroge le vice-président de la Commission
européenne sur l'état des négociations relatives à
la clause sociale dans le cadre de l'OMC et lui demande s'il dispose d'un
mandat de négociation sur ce sujet.
Sir Leon Brittan
répond qu'il ne dispose pas pour l'instant de
mandat de négociation à ce propos. Il souligne que l'OMC a un
rôle plus étendu que le GATT et qu'il est aujourd'hui impossible
d'isoler les questions commerciales de sujets comme l'environnement ou les
aspects sociaux. Il estime qu'un certain nombre de sujets, tels que le travail
carcéral ou le travail des enfants, doivent faire l'objet d'un accord
malgré les réticences des pays en développement à
propos de la clause sociale. Il déclare enfin que les discussions se
poursuivent sur ce sujet dans le cadre de la Conférence
ministérielle de Singapour.
M. Désiré Debavelaere
évoque les quantités
d'exportations européennes en matière agricole
négociées dans le cadre de l'OMC. Il indique que ces exportations
ont pris du retard et exprime la crainte que ce manque de dynamisme ne fasse
perdre des parts de marché aux producteurs de la Communauté. Il
s'inquiète des conséquences en matière agricole des
dévaluations compétitives, compte tenu, d'une part, de la
disparition des montants compensatoires monétaires, d'autre part, du
versement en Ecus et non en monnaie nationale des subventions communautaires.
Sir Leon Brittan
indique tout d'abord que les droits d'exportation
reconnus à l'Union européenne par les accords d'Uruguay restent
ouverts et que ces droits doivent être reportés d'année en
année en cas de retard, même si cette interprétation est
contestée par certains partenaires de l'Union. A propos des
dévaluations, il rappelle qu'il est difficile juridiquement de
distinguer des dévaluations compétitives condamnables et des
dévaluations rendues objectivement nécessaires par la situation
économique d'un pays. Il estime que ce problème se
résorberait avec la mise en oeuvre de l'Union économique et
monétaire et que, dans cette attente, la seule possibilité
envisageable serait une nouvelle réforme globale de la PAC qui
risquerait de porter atteinte à d'autres aspects, positifs pour les
agriculteurs, du système actuel.
M. Paul Girod
, saluant le désir de Sir Leon Brittan de conduire
une politique commerciale offensive à l'égard du reste du monde,
se demande si cette volonté est partagée par tous au sein de la
Commission européenne et notamment par le commissaire chargé de
l'agriculture.
Sir Leon Brittan
répond que la Commission est un collège
et que les orientations qu'elle définit sont partagées et
appliquées par l'ensemble de ses membres.
M. Jacques Genton
, revenant sur la question des accords sur les zones de
libre échange, rappelle que la délégation pour l'Union
européenne est conduite à examiner ces accords dans le cadre de
l'article 88-4 de la Constitution et souligne qu'il est parfois difficile de
savoir si l'initiative de ces accords provient de la Commission
européenne ou du Conseil des ministres.
Sir Leon Brittan
indique alors que la Commission européenne
formule une proposition que le Conseil peut accepter, refuser ou modifier. Si
la proposition est acceptée, la Commission reçoit un mandat de
négociation et vient rendre compte devant le Conseil du résultat
des négociations, la décision appartenant en dernier ressort au
Conseil.