INTRODUCTION
L'organisation des chemins de fer en Europe est en train de
subir des mutations profondes. Certains pays ont entrepris des réformes
ambitieuses de leur système ferroviaire, tandis que la Commission
européenne formule des propositions pour redonner au chemin de fer une
vitalité nouvelle.
En avril dernier, j'ai présenté devant la
Délégation du Sénat pour l'Union européenne un
rapport sur les propositions de la Commission européenne visant à
ouvrir davantage à la concurrence le transport ferroviaire. La
Délégation, conformément à mes suggestions, a
estimé que ces propositions étaient prématurées en
l'absence de tout bilan des mesures communautaires déjà
adoptées.
En préparant ce précédent rapport, j'ai pu constater
à l'occasion des entretiens que j'ai conduits que, parmi les
réformes entreprises ces dernières années par certains de
nos partenaires européens, la réforme du système
ferroviaire britannique suscitait une hostilité très
générale en France, trop générale en
vérité pour me convaincre pleinement.
J'ai donc souhaité me rendre sur place afin d'observer les
conséquences de cette modification radicale de l'organisation des
chemins de fer. Il me semble en effet que, même si les situations, les
problèmes, les atouts de chaque pays sont différents, la
comparaison ne peut qu'enrichir la réflexion.
J'ai accompli cette mission avec M. Paul CHOLLET, député,
rapporteur de la Délégation pour l'Union européenne de
l'Assemblée nationale, et nous avons pu rencontrer l'ensemble des
acteurs intéressés par cette réforme.
Le présent rapport présente donc ce système ferroviaire
britannique tant décrié en France et tente d'apporter quelques
éléments d'appréciation sur cette réforme encore
récente. Il contient également une analyse du Livre blanc de la
Commission européenne :
" Une stratégie pour revitaliser
les chemins de fer communautaires ",
qui définit un certain
nombre d'orientations importantes pour l'avenir.
Au moment où le Parlement français s'apprête à
discuter un projet de loi important sur la création d'un
établissement public chargé de la gestion des infrastructures
ferroviaires et sur la régionalisation des services régionaux de
transport ferroviaire, il m'a paru souhaitable que le Sénat dispose de
ces informations qui pourraient contribuer à sa réflexion.
I. LE SYSTÈME FERROVIAIRE BRITANNIQUE : UNE RÉFORME AMBITIEUSE ET DÉSORMAIS CRÉDIBLE
Dans les années 1980, le gouvernement britannique a
entrepris de manière méthodique la privatisation de nombreuses
entreprises de service public, dans des secteurs tels que l'eau, les
télécommunications, le gaz, l'électricité.
Progressivement, le gouvernement a également envisagé un tel
processus dans le secteur des chemins de fer. Une telle évolution a
d'abord suscité un grand scepticisme, mais après la victoire des
conservateurs aux élections de 1992, le gouvernement a publié un
livre blanc sur ce sujet envisageant une réforme radicale de
l'organisation des chemins de fer britanniques. En novembre 1993, l'adoption
par le Parlement du Railways Act a concrétisé ce projet.
Il est nécessaire de préciser que le fonctionnement du
système ferroviaire britannique était critiqué dans
l'ensemble de ses aspects : réseau obsolète, service de mauvaise
qualité, ponctualité très aléatoire... Le monopole
national s'était progressivement constitué à partir de
1923. A cette date, en effet, le gouvernement avait décidé de
regrouper les 100 compagnies ferroviaires privées en quatre grandes
compagnies régionales. Puis, le réseau fut nationalisé en
1948, date de la création de British Railways. Depuis cette date, la
part du marché du rail a constamment décliné.
Dans ces conditions, la réforme du système était devenue
inévitable. Le gouvernement britannique a choisi une voie radicale,
consistant en une séparation des diverses activités ferroviaires
et en une privatisation de l'ensemble de ces activités. On verra
cependant qu'il serait abusif de parler, à propos du système
britannique, d'un abandon du rail aux lois du marché.
A. SÉPARATION ET PRIVATISATION
La loi de novembre 1993 a décidé la
séparation du monopole intégré British Rail en une
multitude d'entités autonomes dont les plus importantes sont les
suivantes :
- une compagnie possédant et gérant le réseau,
c'est-à-dire les voies, l'immobilier, la signalisation (Railtrack) ;
- trois compagnies possédant le matériel roulant et
appelées Rolling Stock Companies ;
- 26 compagnies régionales exploitant les services de transport de
passagers (y compris EPS, qui exploite Eurostar avec la SNCF et la SNCB) ;
- plusieurs compagnies de fret ;
- des sociétés de maintenance et de services divers.
L'élément le plus important de ce changement de structure est la
séparation complète de l'infrastructure et de l'exploitation.
1. Des infrastructures séparées de l'exploitation
Une nouvelle société, Railtrack, possède
et gère l'ensemble des infrastructures depuis le 1
er
avril
1994. Cette société possède donc les voies, la
signalisation, mais également les gares et les dépôts, qui
sont loués aux exploitants. Quelques gares sont contrôlées
directement par Railtrack, dans la mesure où elles accueillent plusieurs
exploitants régionaux (il s'agit pour l'essentiel des grandes gares
londoniennes, telles Victoria ou Waterloo).
Outre la gestion des infrastructures, Railtrack est chargée d'approuver
les horaires proposés par les exploitants et d'en assurer la bonne
exécution. L'entreprise doit également homologuer les
matériels roulants à la circulation sur ses voies et les
procédures de formation des conducteurs.
Les ressources de l'entreprise sont composées pour l'essentiel des
redevances d'accès aux voies et bâtiments facturées aux
compagnies d'exploitation. Ces redevances ont représenté 86% des
recettes de Railtrack en 1995-1996, lesquelles se sont élevées
à 2,3 milliards de Livres. Le reste des ressources provient du
patrimoine immobilier de Railtrack.
Cette séparation complète entre infrastructures et exploitation
est entrée en vigueur le 1
er
avril 1994. Rapidement, le
gouvernement a annoncé son intention de privatiser la nouvelle
société, ce qui a semblé être une gageure pour de
nombreux observateurs, compte tenu de l'état de délabrement du
réseau ferroviaire britannique. Le gouvernement fit alors tout son
possible pour crédibiliser cette idée. En premier lieu,
l'entreprise fut mise en vente pour une somme inférieure à deux
milliards de Livres, somme inférieure à toutes les
évaluations qui avaient été faites auparavant. En second
lieu, le gouvernement accepta de décharger Railtrack d'une part
considérable de sa dette (1 milliard de Livres sur 1,6 milliard). Enfin,
il annonça que les bénéfices de l'exercice 1995-1996
seraient versés aux nouveaux actionnaires, bien que l'Etat ait
été le seul actionnaire pendant cet exercice.
Dans ces conditions, les actions réservées aux grands
investisseurs institutionnels furent souscrites dix fois et la privatisation
fut un réel succès. Il convient de noter que, face à cette
situation, le parti travailliste est resté relativement discret, en
particulier en ce qui concerne son attitude en cas de succès aux
prochaines élections législatives. Il lui était difficile
d'annoncer le rachat futur de l'entreprise, dans la mesure où une telle
opération sera vraisemblablement très coûteuse. Le parti
travailliste a néanmoins dénoncé à maintes reprises
l'abandon à vil prix du patrimoine public.
En définitive, il est encore difficile de mesurer les effets de cette
privatisation. La séparation des infrastructures et de l'exploitation
présente l'avantage considérable de permettre une identification
de l'ensemble des coûts du transport ferroviaire. La privatisation, quant
à elle, a pour objectif d'inciter l'entreprise à rechercher un
profit et donc à n'entreprendre des investissements que lorsque ceux-ci
sont assurés d'une certaine rentabilité. Le risque évident
est de voir les investissements limités au minimum dans un tel contexte.
Cependant, dans la période précédente, le réseau
ferroviaire britannique était loin d'avoir reçu les
investissements qui lui auraient été nécessaires.
Et
Railtrack peut avoir intérêt, pour augmenter ses ressources en
péages, à améliorer et développer le réseau.
En décembre 1995, la société a d'ailleurs annoncé
un plan d'investissement de dix milliards de Livres en dix ans, comprenant en
particulier la rénovation de la West Coast Main Line, qui permet de
relier Londres à l'Ecosse.
L'originalité du dispositif britannique réside dans le fait que
le gouvernement ne donne pas de subventions au gestionnaire de
l'infrastructure, qui a pour vocation d'être équilibré et
même profitable.