La concurrence destructrice
Poussés par une pression concurrentielle très
forte, échaudés dans leurs tentatives de diversification dans
l'immobilier, les établissements de crédit, obsédés
par leurs parts de marché, se sont peu à peu engagés dans
une "
guerre tarifaire
", dont le seul résultat a été
un écrasement supplémentaire des marges.
Un tel constat a été fait, dès juillet 1995, par le
rapport Delmas-Marsalet, remis au Conseil national du crédit (voir
encadré ci-dessous).
"
La déréglementation des années 80 a
généré une concurrence accrue qui n'a pas
été suffisamment régulée par la contrainte de
rentabilité.
"
La première conséquence est, bien sûr, un laminage
excessif des marges d'intermédiation, dont on sait qu'elles sont
aujourd'hui très inférieures en France à ce qu'elles sont
dans la plupart des systèmes bancaires étrangers. Inutile de
préciser que ces marges sont devenues insuffisantes pour couvrir les
risques les plus élevés portés par les
établissements de crédit, en particulier le risque PME.
"
Une étude récente présentée par l'ancien
président de la Sofaris
69(
*
)
montre que sur la période
1986-1990, le risque supplémentaire que comporte le crédit
à moyen terme aux PME, du fait de leur plus grande
vulnérabilité mesurée au nombre de défaillances par
rapport aux grandes entreprises, eût justifié un supplément
de marge de 1,5 %. Les enquêtes de la Banque de France sur le coût
du crédit montrent que les banques ont été loin d'obtenir
cette couverture du risque sur les crédits à moyen et long terme
aux PME, au cours de la période 1986-1993.
"
Plus récemment, depuis la fin 1993 et surtout le second semestre
1994, cette concurrence insuffisamment régulée par l'exigence de
rentabilité s'est traduite par l'apparition, puis l'extension de
pratiques de distribution de crédits à moyen-long terme, aussi
bien pour l'équipement des entreprises que pour l'habitat des
ménages, à des taux assez largement inférieurs à
ceux des placements sans risque constatés, pour des durées
équivalentes, sur les marché financiers
. C'est ainsi
qu'au mois de décembre 1994, époque à laquelle l'OAT
à 10 ans était émise à plus de 8 % et les BTAN
à 5 ans à 7,87 %, on a pu relever des taux de 6,80 % pour des
prêts d'équipement à taux fixe de 10 ans, 6,70 % pour des
prêts à 7 ans et 6,50 % pour des prêts à 5 ans
à des PME.
Ces pratiques, caractéristiques de tarification
aberrantes du crédit, n'assurent plus la couverture d'aucune sorte de
risque. Elles s'expliquent, certes, par la faiblesse persistante de la demande
de crédit sur la période considérée. Mais leur
extension n'en serait pas moins totalement suicidaire pour le système
bancaire
".
Cette analyse a été en partie reprise par le gouverneur de la
Banque de France, président de la Commission bancaire, qui relevait lors
de la présentation du rapport 1995 que : "
un net accroissement de
comportements imprudents a pu être constaté ces dernières
années avec le développement d'attitudes individuelles
motivées par une logique de conquête ou de défense de parts
de marché, au détriment du souci indispensable de
rentabilité des opérations. Tel est le cas de certains
crédits aux particuliers, notamment dans le domaine du logement , et
d'une large fraction des concours aux collectivités locales où le
niveau des marges pratiquées est rarement de nature à permettre
une couverture minimale du risque dans un domaine où celui-ci n'est pas
absent. Il est clair que ce climat explique en partie que la
profitabilité du secteur bancaire reste insuffisante
."
70(
*
)
Au vu de cette évolution préoccupante, la Commission bancaire a
fait réaliser au printemps 1995 une large enquête, notamment par
l'intermédiaire des succursales de la Banque de France, sur les
conditions dans lesquelles étaient déterminés les taux
débiteurs pour les catégories de prêts à la
clientèle les plus usuelles.
Cette enquête a mis en lumière que : "
dans un contexte
d'atonie de la demande de crédit, un indéniable affaiblissement
des disciplines internes : certains établissements s'affranchissent dans
certains cas des préoccupations élémentaires en
matière de prise de garantie, les dérogations aux barèmes
internes à chaque établissement ont tendance à se
multiplier, alors même ceux-ci ne prennent déjà plus
suffisamment en compte la couverture du risque de crédit et la
rémunération des fonds propres. Celles-ci sont souvent
justifiées par le développement d'une approche globale de la
clientèle, de préférence à une approche par
produit, alors même que les instruments de gestion et de contrôle,
adaptés à une telle démarche, ne sont pas toujours
disponibles."
C'est au regard de ce constat représentatif d'une situation très
préoccupante que la Commission bancaire a adressé une mise en
garde solennelle à la profession par une lettre du 18 juillet 1995, plus
connue sous le nom de "
circulaire Trichet
" en demandant une
information
à l'attention des conseils d'administration et des commissaires aux
comptes sur les conditions d'octroi des concours à la clientèle.
La Commission bancaire a mis en place, par l'instruction n° 95-03, un
dispositif de recensement de cette information.
Cette action qui va dans le sens d'une reconstitution des marges bancaires
(aucun crédit ne devrait être consenti à moins de 60 points
au-dessus du taux des emprunts d'Etat), a malheureusement coïncidé
avec le ralentissement de la diminution des taux longs. De plus, selon certains
analystes financiers (Goldman Sachs notamment) il faudrait en fait porter ce
ratio à 200 points de base pour que l'activité de prêt
à la clientèle redevienne profitable.
Dans une telle situation, la rentabilité des banques diminue et les
parts de marché n'évoluent pas assez pour compenser, chez les
banques les plus performantes, la baisse de rentabilité unitaire, les
banques les moins compétitives conservant malgré tout une partie
de leur clientèle. Il en résulte un affaiblissement
général du système bancaire.
La concurrence au lieu d'être régulatrice devient
destructrice. L'agressivité commerciale s'accroît dans un contexte
de surcapacité et la vente à perte ne fait que traduire le
désarroi des acteurs. En l'absence d'ajustements ou de reprise de la
demande de crédit, toute tentative de juguler cette pratique semble
malheureusement vouée à l'échec.
*
C'est donc dans une situation de faiblesse
généralisée, aggravée par des comportements
collectivement suicidaires, que le système bancaire a du faire face
à des facteurs aggravants et, notamment, le retournement conjoncturel
des années 1991-1995, qui ont transformé une situation difficile
en situation de crise.