b) Les travaux de la Commission européenne
· Dans sa communication du 27 octobre 1992, la
Commission européenne estime avoir
" un rôle
particulièrement important à jouer ",
en raison de son
pouvoir d'initiative, dans l'application du principe de subsidiarité, et
précise la manière dont elle entend jouer ce rôle :
- une action étant envisagée, la Commission procédera
à un
" test d'efficacité comparative "
entre
l'action communautaire et celle des Etats membres ;
- si une intervention communautaire paraît requise, la Commission
examinera
" l'étendue du besoin d'uniformité au regard de
l'objectif à atteindre ",
et, chaque fois que possible,
choisira le plus bas degré de contrainte compatible avec l'objectif
poursuivi. Elle privilégiera dans cet esprit :
" les programmes
de soutien ou de coordination des actions nationales "
;
le
recours, au moins dans un premier temps, à des recommandations ;
l'adhésion, le cas échéant, à des conventions
internationales (car pourquoi légiférer
" lorsque
l'action est déjà menée au niveau international avec un
degré d'efficacité comparable à l'action
communautaire "
?) ;
- s'il apparaît nécessaire de légiférer,
" la Commission privilégiera, dans la mesure du possible, les
actes-cadres, les normes minimales et la reconnaissance mutuelle et, d'une
manière générale, elle évitera les prescriptions
législatives trop détaillées " ;
dès lors,
" le recours au règlement devrait rester l'exception ",
tandis que s'effectuerait un
" retour systématique à
la conception originelle de la directive, c'est-à-dire un cadre de
règles générales, voire de simples objectifs "
que les Etats membres seraient responsables d'atteindre. Sur ce point, la
Commission n'hésite pas à reconnaître que la
" conception originelle "
de la directive n'est plus
qu'un
lointain souvenir :
" On sait que, dans la pratique, la distinction
entre directive et règlement s'est estompée, parfois pour de
bonnes raisons (nécessité de règles uniformes), parfois
pour de mauvaises (éviter le détour d'une procédure
parlementaire nationale). Quoi qu'il en soit, la directive n'est plus un
instrument privilégié par rapport au règlement et,
lorsqu'il y est fait recours, elle est le plus souvent aussi
détaillée qu'un règlement et ne laisse guère de
marge de manoeuvre pour sa transposition. "
Par ses critiques et ses propositions, la Commission européenne
esquisse ainsi une démarche pleinement conforme au principe de
subsidiarité :
- en premier lieu, vérifier qu'une intervention communautaire est
indispensable ;
- si tel est le cas, procéder, dans la mesure où la nature de
l'objectif le permet, par recommandation ou incitation, au moins dans un
premier temps ;
- si un acte législatif s'avère nécessaire, choisir autant
que possible celui qui laisse la plus grande liberté aux Etats membres
dans le choix des moyens.
·
Cette orientation est cependant remise en cause par certains autres
aspects de la même communication.
Tout d'abord, la Commission n'aborde pas, ou pas directement, le
problème du contrôle du respect du principe de subsidiarité
: elle s'en remet implicitement à la bonne volonté des
institutions de la Communauté européenne. Mais si ce
remède est suffisant, on peut se demander pourquoi ce principe de bon
sens qu'est le principe de subsidiarité n'a pas été
auparavant davantage appliqué. La réponse de la Commission
à cet égard peut paraître quelque peu embarrassée :
- d'une part, elle assure que le principe de subsidiarité a toujours
été appliqué :
" Pas plus que la
proportionnalité, qui va de pair avec elle, la subsidiarité n'a
été inventée à Maastricht. Ces deux principes
existent dans les pratiques législatives et autres de la
Communauté. " " L'application du principe de
subsidiarité depuis plus de quarante ans a correspondu à une
double exigence : celle de la nécessité de l'action
communautaire, celle de la proportionnalité des moyens d'action aux
objectifs. " ;
- d'autre part, elle précise qu'elle n'est pas responsable du
non-respect du principe de subsidiarité :
" Peu importe que la
demande d'une proposition émane très souvent du Conseil des
Ministres ou du Parlement européen, peu importe que de larges
consultations soient organisées avec les milieux
intéressés (Livre vert, réunions d'experts, etc.), peu
importe également que les propositions initiales soient
surchargées ou dénaturées lors du processus d'adoption par
le Conseil ou par le Parlement, c'est la Commission qui, aujourd'hui, porte
principalement devant l'opinion publique, la responsabilité de
réglementations qui seraient contraires au principe de
subsidiarité. Il est d'autant plus injuste que la Commission soit au
centre de ces critiques qu'elle se limite à exercer les deux missions
fondamentales assignées par le Traité : celle du monopole de
l'initiative, celle de gardienne du droit communautaire. ".
Ce type de dénégation est généralement bien connu
dans toute famille :
" Je n'ai pas touché aux chocolats,
d'ailleurs c'est mon frère qui m'a obligé à prendre la
boîte, et il en a mangé plus que moi. "
Il est alors
fréquent de considérer que, les mêmes causes ayant les
mêmes effets, mieux vaut placer les friandises dans un endroit plus
sûr.
On veut bien croire que la Commission est injustement critiquée et que,
de toute manière,
" elle ne recommencera plus ".
Mais
on voit mal pourquoi les facteurs qu'elle avance pour expliquer le non-respect
de la subsidiarité (les interventions des Etats membres et du Parlement
européen) cesseraient soudain de jouer. Dès lors, en s'abstenant
d'envisager un mécanisme de contrôle, la Commission
européenne limite singulièrement la portée qu'elle entend
accorder au principe de subsidiarité.
· Mais cette limitation n'est pas la seule. Dans sa communication, la
Commission européenne, comme votre rapporteur l'a déjà
souligné (voir ci-dessus, p. 15 à 17), retient une
définition extensive de la notion de
" compétence
exclusive ",
définissant ainsi un large domaine où le
principe de subsidiarité ne s'applique pas.
De même, dans les domaines qu'elle reconnaît comme entrant dans
les
" compétences partagées"
entre la
Communauté et les Etats membres, la Commission admet comme
critère de justification des interventions communautaires l'existence
d'une
" volonté politique forte "
que manifesterait
le
Traité dans certains domaines. Or, même en laissant de
côté le caractère quelque peu discutable de ce type
d'interprétation du Traité, il reste que la
" volonté politique "
porte sur des objectifs, non
sur
des moyens, et qu'elle ne peut donc autoriser à mettre de
côté le principe de subsidiarité, qui demande d'examiner si
ces mêmes objectifs ne pourraient pas être tout aussi bien atteints
par l'action individuelle ou concertée des Etats membres.
· Surtout, la Commission insiste particulièrement sur le fait que
" lors de l'examen de ses propositions, il ne saurait être
question de dissocier la subsidiarité du fond de la matière
traitée ",
estimant qu'une telle dissociation aurait pour effet
de
" bloquer progressivement le processus de
décision ".
Cette affirmation figure à plusieurs reprises dans la communication de
la Commission, sans que l'argumentation se fasse plus précise :
-
" Pour des raisons propres à la subsidiarité, l'examen
de ce principe ne peut pas être dissocié du contenu d'une
proposition ou d'une action " ;
- " La subsidiarité est un élément de la
décision et non un préalable. Il doit être examiné
avec l'ensemble des autres éléments (base juridique, dispositif)
aux conditions de vote de la proposition. C'est seulement à la fin du
processus d'examen d'une proposition, si le Parlement ou le Conseil Affaires
générales estiment que la subsidiarité n'est pas
respectée, que la Commission pourrait revoir, à leur demande
expresse, sa proposition sous cet angle. ".
- " Le contrôle du principe de subsidiarité fait partie
intégrante de l'examen de la proposition de la Commission et ne peut
être dissocié de celui-ci. "
On ne peut qu'être frappé par la répétition de ce
thème, surtout dans la mesure où la Commission procède
à chaque fois par affirmation, s'abstenant d'évoquer plus
clairement les motifs de son inquiétude. Cette insistance est d'autant
plus étonnante qu'elle concerne la procédure d'examen des
propositions d'actes communautaires par le Conseil ou le Parlement,
c'est-à-dire la vie interne de ces institutions, domaine dans lequel la
Commission n'a pas à intervenir.
La crainte d'un
" blocage du processus de décision ",
seul argument avancé par la Commission européenne, ne
paraît guère fondée et la Commission ne cherche d'ailleurs
pas à en donner une justification détaillée. Il n'existe
pas de règles de majorité particulières pour l'examen des
questions de subsidiarité ; juridiquement, le risque de blocage
n'est donc pas plus grand sur ces questions que sur d'autres. Faire passer
à une proposition un
" test de subsidiarité "
avant de l'examiner plus au fond allongerait certes quelque peu le temps
d'examen global de cette proposition, à supposer qu'elle
réussisse ce test : mais, à supposer que le test s'avère
négatif dans un certain nombre de cas, la durée totale des
travaux du Conseil ne serait guère affectée, puisqu'il ferait
ainsi l'économie de l'examen au fond de certains textes. En tout
état de cause, le risque serait de retarder quelque peu le processus de
décision, non de le bloquer. S'agissant par définition de textes
dont la conformité au principe de subsidiarité serait douteuse,
le risque encouru serait-il si grave ?
La solution que la Commission européenne tient tant à
écarter est d'ailleurs considérée d'ordinaire comme
étant de bonne méthode : ainsi, dans les débats du
Parlement français (comme de la plupart, sinon la totalité des
Parlements étrangers) on examine les motions dites
"
de
procédure
"
(question préalable,
irrecevabilité constitutionnelle, renvoi en commission) avant le
débat sur les articles et non, comme le réclame
étrangement la Commission européenne, à l'issue de
celui-ci. A quoi bon, en effet, discuter d'un texte que l'on jugerait
irrecevable ?
A vrai dire, la formule suggérée par la Commission
européenne -attendre
" la fin du processus d'examen d'une
proposition "
pour un éventuel réexamen de la
proposition sous l'angle de la subsidiarité, et cela
" à
la demande expresse "
du Conseil Affaires générales ou
du Parlement européen- paraît si peu réaliste qu'on est
tenté d'y voir une erreur de plume. Imagine-t-on sérieusement que
le Conseil ou le Parlement européen, après avoir discuté
du détail d'un texte pendant des mois, vienne signaler à la
Commission
" à la fin du processus d'examen "
(et
donc,
on l'imagine, lorsqu'un accord est intervenu sur le fond) qu'il a des doutes
quant au respect du principe de subsidiarité et qu'il se demande si le
processus d'examen ne devrait pas être repris
ab initio
?
Le raisonnement de la Commission est d'autant plus difficile à
appréhender qu'après avoir présenté (non sans
raison) le Conseil comme un des responsables du non-respect du principe de
subsidiarité, elle paraît craindre ensuite de le voir devenir, au
nom de ce principe, un censeur si impitoyable que le fonctionnement des
institutions s'en trouverait bloqué ; de même, après
avoir clairement indiqué qu'elle se livrerait, quant à elle, pour
toute action envisagée, à un examen préalable de la
conformité au principe de subsidiarité, la Commission estime
qu'un tel examen par le Conseil aurait des conséquences si graves
qu'
" il ne peut être question
" qu'il ait lieu.
En réalité, l'attitude de la Commission ne peut s'expliquer
que par la volonté d'avoir un monopole sur l'appréciation des
conséquences à tirer du principe de subsidiarité.
En
effet, refuser que l'examen de la subsidiarité soit dissocié du
détail de la proposition, c'est refuser que cet examen ait lieu :
encore une fois, l'exigence de subsidiarité ne porte pas sur les
objectifs, les intentions, les orientations, mais concerne uniquement
l'échelon de décision. Une mesure peut être parfaitement
acceptable quant au fond, et néanmoins contraire au principe de
subsidiarité. Supposons par exemple que la Commission lance un vaste
programme de soutien à l'art lyrique, dans le cadre de l'article 128 du
traité : nul ne contestera qu'un tel objectif soit louable, et les
modalités prévues pourraient être tout aussi pertinentes
que celles pouvant être retenues à l'échelon national.
Néanmoins, un tel programme serait contraire au principe de
subsidiarité, puisqu'il n'y a pas de carence manifeste des Etats membres
dans ce domaine et que la Communauté n'est pas mieux placée que
ceux-ci pour entreprendre ce type d'action.
On voit bien que la subsidiarité porte d'abord sur le principe
même d'une action communautaire, avant de concerner son contenu
précis : son examen est préalable ou il n'est pas. Dès
lors, dénier au Conseil le droit de procéder à un tel
examen préalable, c'est pour la Commission refuser que sa propre
appréciation de la subsidiarité soit débattue et
contrôlée par le Conseil, c'est-à-dire par les Etats
membres.
Que telle est bien la préoccupation de la Commission se manifeste dans
un passage de sa communication, où elle précise que
" la
mise en oeuvre de ce principe ne peut être ramenée à un
exercice de tutelle sur la Commission par la remise en cause de son droit
d'initiative ",
ce qui reviendrait, selon elle, à une
" modification des équilibres qu'organisent les
Traités ".
Etrange conception du pouvoir de proposition de la
Commission et de l'équilibre institutionnel de la Communauté, que
celle qui voit une
" mise en tutelle "
dans la
possibilité de se prononcer spécifiquement sur le
bien-fondé d'une proposition au regard du principe de
subsidiarité ! Que l'on sache, le droit d'initiative n'enveloppe pas
celui d'imposer ses vues, et le pouvoir du Conseil de refuser une proposition,
loin de mettre en cause l'équilibre institutionnel, est au contraire une
condition de celui-ci.
Toujours est-il que la Commission juge le danger assez grave pour sous-entendre
qu'elle s'appuiera le cas échéant sur le Parlement
européen pour parvenir à ses vues :
" Le principe de
subsidiarité a une dimension interinstitutionnelle et, en particulier,
il est intimement lié à la question du déficit
démocratique ".
Ainsi, la communication de la Commission européenne tend-elle
finalement à réduire singulièrement la portée
pratique du principe de subsidiarité : définissant largement
le champ d'action communautaire soustrait à ce principe, excluant tout
mécanisme de contrôle, y compris la simple possibilité pour
le Conseil des ministres de faire passer un " test de
subsidiarité " à ses propositions, elle exprime sa
volonté de subsidiarité, mais entend être seule juge de sa
réalisation et refuse que des garanties soient mises en place à
cet égard.
On serait tenté de conclure que le despotisme
éclairé n'appartient pas tout à fait au passé.