2. La notion controversée de " compétence exclusive "
Selon le deuxième alinéa de l'article 3 B, le principe de subsidiarité proprement dit ne s'applique pas aux " compétences exclusives " de la Communauté. Or, cette notion donne lieu à des controverses qui font planer un doute sur la portée du principe de subsidiarité.
L'analyse de la Commission européenne
Dans sa communication du 27 octobre 1992 pour la
préparation du Conseil européen d'Edimbourg, la Commission
européenne estime que la notion de compétence exclusive se
caractérise par deux éléments cumulatifs :
- un élément fonctionnel : l'obligation d'agir pour la
Communauté qui est considérée comme seule responsable de
l'accomplissement de certaines missions ;
- un élément matériel : les Etats membres sont dessaisis
du droit d'intervenir unilatéralement.
Le " bloc " des compétences exclusives comprendrait ainsi :
- la suppression des obstacles à la libre circulation des marchandises,
des personnes, des services et des capitaux ;
-la politique commerciale commune ;
- les règles générales de la concurrence ;
- l'organisation commune des marchés agricoles ;
- la conservation des ressources de pêche ;
- les éléments essentiels de la politique des transports.
Mais cette analyse peut paraître contestable
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))
.
Tout d'abord, l'obligation d'agir découlant du Traité peut
être plus ou moins impérative : ainsi, dans son arrêt du 22
mai 1985 concernant la politique des transports, la Cour de justice des
Communautés a introduit une distinction entre les obligations d'agir qui
sont sanctionnables par un recours en carence, et celles dont la nature n'est
pas suffisamment définie pour fonder un tel recours.
Surtout, il n'y a pas de lien nécessaire entre l'existence d'une
obligation d'agir pour la Communauté et le dessaisissement des Etats
membres. C'est seulement dans les cas, à vrai dire relativement peu
nombreux, où la Communauté doit agir et ne peut agir qu'en
dessaisissant complètement les Etats membres que l'on est
indiscutablement en présence d'une compétence exclusive de la
Communauté : c'est par exemple le cas lorsque la Communauté fixe
les captures autorisées pour la pêche et les répartit par
pays ; dans les autres cas, le principe de subsidiarité reste
applicable, sinon quant au principe même d'une action communautaire, du
moins quant à l'ampleur de celle-ci.
Dans cette optique, le principe de subsidiarité apparaît au moins
partiellement applicable à la plupart des matières
présentées comme des compétences exclusives de la
Communauté par la Commission européenne dans la communication
citée plus haut.
Ainsi, pour la réalisation du marché intérieur, il est
possible de privilégier l'harmonisation des normes à
l'échelon communautaire ou au contraire de limiter cette harmonisation
au strict nécessaire, laissant subsister une compétence normative
des Etats membres dans le respect du principe de libre circulation
(jurisprudence " Cassis de Dijon ").
De même, la politique de la concurrence ou la politique agricole commune
peuvent être conçues de manière à laisser subsister
des compétences plus ou moins importantes aux Etats membres, et donc ne
peuvent être
a priori
exclues du champ d'application du principe
de subsidiarité.
Un exemple : la proposition d'acte communautaire E 627
Pour constater à quel point l'approche
développée par la Commission européenne ne parvient pas
à clarifier de manière satisfaisante la notion de
compétence communautaire exclusive, il suffit au demeurant de se
référer à l'exemple de la proposition d'acte communautaire
Com (95) 591 final, qui a été soumise en mai dernier à
l'Assemblée nationale et au Sénat sous le n° E 627
dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution. Ce texte concerne
l'application des dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit
de la mer relatives
" à la conservation et à la gestion
des stocks de poissons chevauchants et des stocks de poissons grands
migrateurs ".
La Commission européenne, présentant cette
proposition, a estimé que ce texte relevait de la compétence
exclusive de la Communauté au titre de la politique commune de la
pêche. Or, cette analyse a été contestée par
plusieurs Etats membres, et, finalement, le Conseil a entrepris de
préciser, dans une déclaration, la répartition des
compétences entre la Communauté et les Etats membres pour
l'application de ce texte, après que la Commission a reconnu que, dans
le cas d'espèce, la compétence de la Communauté
n'était pas exclusive.
Il apparaît donc que, même dans le
cas de la politique commune de la pêche, qui, dans l'approche retenue par
la Commission européenne, paraît pouvoir illustrer par excellence
la notion de compétence exclusive, cette notion prête en
réalité à controverse.
Finalement, il semble que, dans l'optique de l'application du principe de
subsidiarité, la notion de compétence exclusive ne puisse
être clarifiée de manière indiscutable qu'autour de la
notion de compétence exclusive " par nature " (voir
l'article
cité plus haut de K. Lenaerts et P. van Ypersele, p. 28), qui concerne
uniquement les cas où une disposition du Traité lui-même
dessaisit directement les Etats membres. Dans tous les autres cas, non
seulement la notion de compétence exclusive, comme on l'a vu, peut
donner lieu à plusieurs interprétations, mais encore, s'agissant
de compétences découlant du droit dérivé, il est
toujours envisageable de restituer les compétences en cause aux Etats
membres s'il s'avère que la compétence communautaire ne permet
pas de mieux réaliser les objectifs du Traité, et le principe de
subsidiarité peut donc trouver à s'appliquer.
Dès lors, deux attitudes sont possibles :
- ou bien admettre que les " compétences exclusives "
visées au deuxième alinéa de l'article 3 B sont bien
seulement les compétences exclusives " par nature " : on
dispose alors d'une solution claire et cohérente, mais alors il faut
conclure que cet aspect de l'article 3 B ne fait que consacrer une
évidence ;
- ou bien étendre davantage le domaine de ces compétences
exclusives, mais alors tout critère sûr de délimitation de
celles-ci disparaît et la portée de l'inscription du principe de
subsidiarité dans le traité se trouve sérieusement
affectée.
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Selon la manière dont sont appréciés les éléments qualitatifs du principe de subsidiarité, selon l'attitude adoptée vis-à-vis de la notion de compétence exclusive, le principe de subsidiarité peut conduire à un recentrage de la Communauté vers les missions qu'elle seule peut valablement assurer, ou au contraire permettre les interventions communautaires les plus variées et les plus larges. Ce principe plus politique que juridique est tout entier dans son application. Il convient donc d'examiner comment les instances communautaires l'ont mis en oeuvre.