C. L'ABSENCE D'ENRACINEMENT DANS LES ETATS MEMBRES
La mise entre parenthèses du principe de
subsidiarité ne résulte pas seulement du jeu des institutions
communautaires ; elle tient également à l'absence d'une
" culture de la subsidiarité " dans la plupart des Etats
membres.
Il n'est pas étonnant que seule l'Allemagne introduise de temps à
autre la question de la subsidiarité dans les débats du Conseil.
Elle est en effet le seul Etat membre à avoir une tradition de
fédéralisme : la question de la répartition des
compétences entre les
Länder
et le
Bund
appartient
pleinement à sa culture politique. Ni le fédéralisme belge
(en raison de son caractère très récent), ni les
" autonomies " espagnoles (elles aussi récentes, et qui
s'analysent plus comme des concessions d'un pouvoir traditionnellement
centralisé aux revendications de certaines provinces que comme une
organisation fédérale d'un Etat) ne s'appuient sur une
" culture du fédéralisme " ; seule l'Autriche
paraît se rapprocher du " modèle " allemand, encore
qu'il ne semble pas que les Länder autrichiens soient des
réalités aussi vivantes que les Länder allemands. Mais la
plupart des pays membres sont tributaires, à des degrés divers,
du " modèle " de l'Etat centralisé, d'où la
problématique de la subsidiarité est absente. Or les
Gouvernements amènent à Bruxelles leurs traditions
administratives à la semelle de leurs souliers : chaque Etat a
tendance à projeter sur le système communautaire son propre
modèle d'organisation.
Dans les Etats centralisés, il n'est pas naturel de considérer
qu'une décision ne doit pas être prise à l'échelon
le plus élevé au seul motif qu'un autre échelon, plus
proche du citoyen, pourrait aussi bien le faire : au demeurant, la
capacité propre de décision et d'action de cet échelon
plus proche, lorsqu'il existe, est souvent trop réduite pour que le
problème puisse véritablement se poser.
En revanche, l'habitude des administrations centralisées de faire
" remonter " la décision vers le niveau le plus
élevé se prolonge sans difficulté vers l'échelon
communautaire, dans un mouvement qui apparaît comme la continuation par
d'autres moyens de l'effort séculaire de rationalisation et
d'unification mené par les Etats centralisés.
L'administration française, héritière d'un effort de
centralisation sans doute plus poussé que partout ailleurs, participe
tout particulièrement de cette tendance, et il est vraisemblable que
l'on trouverait sa marque dans nombre des textes communautaires les plus
discutables au regard du principe de subsidiarité.
La passion de l'uniformité de l'administration française et ses
traditions dirigistes dans un grand nombre de domaines tendent d'autant plus
à se reporter vers l'échelon communautaire que ce transfert
paraît pleinement répondre à l'intérêt
national : lorsque les producteurs français paraissent
handicapés par les lourdeurs ou le coût de certaines
réglementations nationales, il est tentant de chercher à
étendre celles-ci à l'ensemble des Etats membres, de
manière à supprimer " par le haut " le handicap qui en
résulte en termes de compétitivité. Il est clair que le
principe de subsidiarité est une préoccupation qui
s'intègre mal dans une telle démarche.
D'autres administrations nationales, pour des raisons différentes,
peuvent être également amenées à considérer
qu'une attention accrue à l'exigence de subsidiarité n'est pas
dans l'intérêt de leurs pays.
Certains Gouvernements dont les pays sont soumis à des forces
centrifuges peuvent ainsi considérer que le transfert des
décisions à l'échelon européen, où ils
négocient avec leurs homologues et représentent seuls l'Etat, les
aide à préserver voire à accroître leurs propres
pouvoirs face aux provinces. De même, les Etats bénéficiant
particulièrement de la politique de cohésion menée au
moyen des fonds structurels ont tendance à craindre qu'une meilleure
prise en compte du principe de subsidiarité ne compromette certains des
financements dont ils bénéficient.
Ces facteurs tenant aux traditions administratives des Etats membres et
à la manière dont ceux-ci poursuivent leurs intérêts
font que la notion de subsidiarité peut difficilement
pénétrer dans la culture politique de la plupart d'entre eux.
Un exemple: le programme " Pauvreté IV "
Une illustration assez frappante de cette difficulté,
dans le cas de la France, a été donnée par les
débats de l'Assemblée nationale, en janvier 1994, sur le
programme communautaire " Pauvreté IV " destiné
à la
" lutte contre l'exclusion "
et à la
" promotion de la solidarité ".
La délégation du Sénat pour l'Union européenne
n'est pas intervenue sur ce texte sur lequel aucun organe du Sénat n'a
pris position.
La délégation de l'Assemblée nationale, quant à
elle, a jugé ce texte contraire au principe de subsidiarité, en
faisant valoir que le niveau communautaire était moins bien
adapté que le niveau national et local pour conduire la lutte contre
l'exclusion. Elle a présenté une proposition de résolution
en ce sens. Celle-ci a été examinée par la commission des
Affaires sociales de l'Assemblée nationale, qui a adopté au
contraire un rapport préconisant l'adoption rapide du programme
" Pauvreté IV ". En séance, l'Assemblée
nationale a approuvé à une très large majorité le
point de vue de sa commission des Affaires sociales.
Au-delà de la question de savoir si telle ou telle position était
fondée, l'intérêt de cette controverse a été
de montrer l'extrême difficulté de tenir, à partir d'un cas
concret, un débat parlementaire sur le terrain de la
subsidiarité, tant cette notion est étrangère à la
culture politique française. En effet, au lieu de se demander si
l'échelon communautaire était mieux placé que les Etats
membres pour réaliser les objectifs de
" lutte contre
l'exclusion "
et de
" promotion de la
solidarité ",
la plupart des intervenants répondaient en
quelque sorte dans l'absolu à la question : " faut-il lutter
contre l'exclusion et promouvoir la solidarité ? ". Les
participants au débat qui critiquaient le programme
" Pauvreté IV " au nom du principe de subsidiarité
étaient compris comme s'opposant aux objectifs mêmes de ce
programme, et non comme recherchant une meilleure efficacité dans la
lutte contre l'exclusion en voulant confier la gestion des crédits (qui
ne sortent pas du néant, mais sont prélevés sur les
budgets des Etats membres) aux échelons les plus proches du
" terrain ".
Il est à noter qu'un débat a eu lieu sur le même programme
en Allemagne, notamment au sein du Bundesrat, et a abouti à la
conclusion opposée. Considérant que la lutte contre l'exclusion
ne devait pas être menée à l'échelon communautaire
(ni même, dans son cas, à l'échelon de l'Etat
fédéral, mais à celui des Länder), l'Allemagne s'est
opposée à ce programme au nom du principe de subsidiarité,
ce qui a entraîné, au moins provisoirement, un blocage de la
décision, l'unanimité étant requise
(8(
*
)).