6. UTILISATION DES NTIC ET INCIDENCES

Plusieurs entretiens ont permis de recueillir réflexions et suggestions sur les causes de cette nécessité de quelques instruments informatiques comme sur les moyens d'en apprendre les usages.

Pour Stéphane HESSEL, actuellement, le système éducatif français ne comporte pas d'éducation à la citoyenneté, ni à la créativité. L'éducation reste axée sur la formation mathématico-littéraire et la bureaucratie du ministère ne favorise pas les évolutions. 138 ( * )

Pourtant, les NTIC ne vont pas dégrader la pensée ; elles constituent une incitation à intégrer dans la vie ordinaire, à ne pas regarder avec inquiétude et ne pas se limiter au tout ludique.

La mondialisation représente une révolution comparable à celle de 1492 (la découverte de l'Amérique a fait prendre conscience de ce que la terre était un espace fini). Une nouvelle vision du monde s'impose et, avec elle, de nouvelles relations de l'individu avec la planète.

Face à cela, on constate une déresponsabilisation de la réflexion individuelle. Ni Dieu, ni les institutions internationales, et de moins en moins l'État, ne sont représentatifs de responsabilité. Tout ramène à la responsabilité individuelle. Comment, en d'autres termes, donner un sens incontestable aux actes de chacun ?

L'utilisation des NTIC est une aide pour se former, se renseigner, s'informer, accessoirement jouer. Des réseaux de citoyenneté devraient se développer, non seulement sur l'affirmation générale de valeurs comme sur des constats de situations dangereuses à terme ou scandaleuses (par exemple les sans papiers ou le logement). Cependant, il ne faut pas faire de la contestation le seul mode d'action car « il est plus facile d'engueuler un gouvernement démocratique que de gouverner démocratiquement ».

La démocratie dérape quand le droit devient obscur ; le droit doit donc rester la base de la démocratie et les droits être garantis par des recours, avec une justice qui tranche les différends. Les enseignants doivent apprendre aux élèves ce que doit être le rôle de la France en Europe et de l'Europe comme facteur d'harmonie dans le monde.

Utiliser les NTIC permettrait de développer cette conscience citoyenne par le biais des réseaux.

Pour Joël de ROSNAY, l'enjeu posé par les NTIC, le passage d'une société pyramidale à une société en réseaux, implique un changement de rapport au pouvoir. Le pouvoir pyramidal, caractérisé par la rareté croissante des élus en fonction de l'élévation au sein de la pyramide et par l'exercice politique à tous les champs de l'espace social, est menacé par le pouvoir réticulaire. Il s'agit à la fois d'une chance et d'un risque pour la démocratie 139 ( * ) .

Selon Joël de ROSNAY, le pouvoir de voter, tel qu'il s'exprime actuellement par le vote binaire (pour ou contre un candidat ou un projet, droite ou gauche...), traduit l'expression d'un système très limité. La politique en est réduite à un simulacre de joute, une parodie de discussion sur les idées. Mais il n'existe plus ni agora , ni de véritable participation.

Avec les réseaux interactifs et les forums , le citoyen informé peut désormais à la fois être plus responsable et intervenir plus facilement en s'appuyant sur des groupes.

Le rapport de forces entre citoyens et institutions se modifie dans la mesure où les NTIC représentent un outil nouveau pour s'exprimer, pour se mettre en relation avec d'autres groupes pour faire remonter l'information.

Le vote électronique présenterait, en revanche, un risque pour la démocratie. Les filtres de la société permettent à un message d'émerger de façon plus facile et plus solide. S'en priver reviendrait à décider sous le coup de l'émotion (par exemple après le meurtre d'un enfant, 90 % des gens seraient favorables à l'application de la peine de mort pour l'assassin).

L'expression de cette nouvelle citoyenneté de l'âge des réseaux suppose la mise en place de groupes de discussion ; ces relais citoyens ou d'éducation populaire et civique y trouvent davantage de légitimité et de force d'action. Un contrôle citoyen de la remontée de l'information s'instaure, il faut garantir sa fiabilité.

Faire jouer un tel rôle aux associations suppose une évolution dans leurs structures. Elles présentent encore tous les signes du pouvoir pyramidal : des statuts rigides, une équipe de dirigeants inamovibles, l'absence de remontée des revendications et d'aspirations des groupes de base, par opposition aux communautés virtuelles. Les associations doivent se transformer pour être en harmonie avec les nouvelles formes de groupes et de leurs activités.

L'exercice de ce jugement raisonné des citoyens peut être facilité grâce à ces outils. Le citoyen profite d'un accompagnement approprié, il découvre que sa conviction est partagée par d'autres.

S'agissant des outils, il faut effectuer un travail de longue haleine organisé à tous les niveaux de la société afin de donner à chacun la formation aux NTIC.

Une fois cette première étape franchie, l'accompagnement relève de ce que Joël de ROSNAY appelle des « passeurs 140 ( * ) «. Ils aident chacun à trouver le chemin pour donner du sens aux informations. Des communautés virtuelles, des rapports de force nouveaux naissent, une nouvelle forme de solidarité se crée autour de l'idée « forgée » en commun.

Joël de ROSNAY annonce la mort de la politique actuelle. Les hommes politiques vont avoir un rôle, plus modeste, d'initiateur et de catalyseur. Plus largement, une société du risque se met en place peu à peu. Le choix d'un bon passeur présente lui-même un risque. Le passeur actuel a tendance à imposer sa propre vision du monde, le passeur de l'avenir aidera chacun à construire sa propre vision du monde.

En d'autres termes, on passe du « melting-pot » au « salad bowl » , avec pour différences essentielles les ingrédients variés et la vinaigrette pour lier l'ensemble. Chacun conserve sa spécificité et l'apporte, mais il existe une liaison entre tous. Les réseaux créent de la diversité. La variété ne constitue pas un danger (mieux vaut une synthèse des particularités avec des universels qu'un syncrétisme mou) au contraire de l'égoïsme dans la variété.

Cette utilisation avisée des réseaux est mise en doute, voire contestée par d'autres observateurs.

Pour Régis DEBRAY 141 ( * ) , à l'heure de la société de l'information, les proximités s'inversent. Les réseaux organisent des connexions sans vraie connivence alors que les territoires permettent des connivences sans vraie connexion. De fait, les réseaux s'avèrent propices à l'hétérogène, à la tribu, à la différence individuelle plutôt que nationale. Dès lors les partages territoriaux établis ne sont plus pertinents.

La complexité naît de la dualité du système, marqué, à la fois, par une mondialisation des objets et une tribalisation des sujets.

On voit actuellement revivre le pays médiéval, la région d'ancien régime. Parallèlement, le branché est balkanisé, d'où un grand écart entre le global et le local : la médiation nationale saute, au lieu d'assurer le lien entre l'universel et le singulier, entre le village et la planète. D'une manière générale, la saisie du général dans le particulier saute à la faveur du double culte de l'universel abstrait et du tout marchandise.

Les outils de la mondialisation peuvent être des instruments d'un éclatement ; le processus de retribalisation est déjà à l'oeuvre aux États-Unis.

Ceci est dangereux : quand le local revient, le féodal revient aussi de même que la coutume. Or, si nous sommes tous égaux devant la loi, nous ne sommes pas égaux devant la coutume.

Il ne faut donc pas prendre trop vite son parti de la fin des États-Nations, ils restent le cadre de la souveraineté populaire.

Il convient de tenir compte de la réémergence de ce qui était considéré comme révolu, appelé par Régis DEBRAY « l'effet jogging du progrès technique» (lors de l'invention de l'automobile, on pensait que les gens cesseraient de marcher. De fait, ils ne marchent plus, ils courent). La construction de grandes bibliothèques nationales, inutiles technologiquement parlant et financièrement coûteuses, reste nécessaire d'un point de vue ethnologique ; le culturel ne se déduit pas de l'économique.

Le village global se révèle vain et les spectres du nationalisme et du régionalisme resurgissent par le biais de la réactivation du local par le global.

Dans cette perspective, le cyberespace ne peut devenir un espace politique, les espaces politiques unissent une mémoire, un territoire. Il n'y a pas de territoire sans capitale, le territoire est une structure d'ordre, balisé par des frontières.

Or, le cyberespace est un espace asystématique, qui n'est pas construit selon le modèle pyramidal ou linéaire des ordres d'autorité comme le territoire. Dès lors, la question posée relève du mythe technologique, du discours mobilisateur. L'intelligence collective d'Internet ne crée pas une solidarité affective et élective. La cyberdémocratie fait litière de la part animale de l'homme fixé par elle à un territoire. Les territoires de la mémoire ont la vie dure, s'inscrivent dans le « temps long » (que l'on songe, par exemple, à l'organisation de l'Église catholique romaine qui n'a pas varié depuis 2000 ans), les réseaux technologiques relevant du « temps court » ne peuvent les bouleverser.

En outre, il n'existe pas d'espace politique sans une fermeture lui donnant sa transcendance. Par ce biais, il existe bel et bien une continuité référentielle de la territorialisation. La clef de voûte, le héros symbolique du territoire, suppose sa fermeture. Mais le réseau, ouvert par nature, ne le permet pas.

Dans cette perspective, pessimiste, avec les technologies de l'information, le consommateur l'emporte sur le citoyen. Tant que l'école est le principal conducteur de la mémoire, que le livre est le principal support de la mémoire, l'individu lit. Quand la télévision ou l'ordinateur les remplace, la faculté de décoder est déléguée à une machine ; la réception est plus axée sur un pouvoir d'achat que sur une compétence. On passe d'une politique de mémoire à une économie de la mémoire, d'une mémoire du souvenir à un consumérisme des traces.

Les réseaux, de plus en plus pensés en termes de services devraient être repensés en termes d'institutions, notamment les réseaux hérités du XIXe siècle et conçus au nom du service public (le réseau postal, le réseau routier, le réseau ferré).

Malheureusement, une dérive tend aujourd'hui à effacer de plus en plus cette dimension institutionnelle et l'on peut craindre une certaine harmonie préétablie entre réseau et libéralisme, techniquement la numérisation décomposant.

Un citoyen avisé n'est pas seulement un citoyen participatif mais un citoyen éclairé sur l'usage possible des nouvelles techniques et sur les limites à leur donner.

Mais l'usage averti d'Internet demeure difficile.

Régis DEBRAY rappelle qu'au XIXe siècle, l'ensemble du processus éducatif relevait de l'État et de la compétence ministérielle, qu'il s'agisse des programmes, des rythmes scolaires... L'alphabétisation par l'audiovisuel ne peut entraîner une dénationalisation. La télévision, publique comme privée, est commerciale et ce n'est plus l'État qui détermine le programme de cette alphabétisation.

Il en est de même avec Internet ; le monopole de la mémoire collective n'appartient plus à l'État-Nation. Il vient d'ailleurs, généralement du plus fort, du plus riche, qui sélectionne pour les autres. C'est pourquoi le cyberespace transnationalise le made in USA. La mondialisation est une américanisation.

Face à ce processus des tentatives de reterritorialisation s'organisent. En ce sens l'intégrisme arabo-musulman peut apparaître comme une forme de résistance au réseau.

* 138 Entretien du 30 mai 1997.

* 139 Entretien du 14 mai 1997.

* 140 Entendre par là un individu.

* 141 Régis Debray : Table ronde sur le thème « Réseaux, Politiques et Territoires », organisée par le Commissariat général du Plan, le 13 mars 1997.

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