III. QUELLES ACTIONS POSITIVES EN FAVEUR DES FEMMES ?

La Commission européenne a présenté le 27 mars 1996 une proposition de directive visant à modifier la directive de 1976 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail. Cette proposition de directive vise en fait à tirer les conséquences d'un arrêt très controversé de la Cour de justice des Communautés européennes, rendu en octobre 1995.

A. L'ARRÊT KALANKE, COUP D'ARRÊT AUX ACTIONS POSITIVES

1. Un environnement favorable aux actions positives

Au niveau international , les actions positives sont aujourd'hui largement admises. Ainsi, la Convention de l'O.N.U. sur l'élimination de toute discrimination à l'égard des femmes stipule que " l'adoption par les Etats parties de mesures temporaires spéciales visant à accélérer l'instauration d'une égalité de fait entre les hommes et les femmes n'est pas considérée comme un acte discriminatoire tel qu'il est défini dans la présente Convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour conséquence le maintien de mesures inégales ou distinctes ; ces normes doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d'égalité des chances et de traitement ont été atteints ".

La plate-forme d'action adoptée à l'issue de la Conférence mondiale sur les femmes de Pékin évoque également cette question, puisqu'elle invite en particulier les Gouvernements à " s'engager à se fixer pour but de parvenir, au sein des organes gouvernementaux, à un équilibre entre les sexes [...], en définissant des objectifs spécifiques, en mettant en oeuvre des mesures visant à accroître de manière substantielle la proportion de femmes, jusqu'à parvenir à une représentation équilibrée entre hommes et femmes, et en recourant, si besoin est, à l'action positive, et ce à tous les niveaux de la fonction publique et des organes gouvernementaux ".

Les institutions communautaires se sont également montrées favorables, au cours des vingt dernières années à la mise en oeuvre d'actions positives visant à assurer la mise en oeuvre effective du principe d'égalité entre hommes et femmes. La directive de 1976 relative à la mise en oeuvre du principe d'égalité en matière d'accès à l'emploi, de formation et de promotion professionnelles, fait référence à d'éventuelles actions positives dans son article 2 § 4, qui précise :

" La présente directive ne fait pas obstacle aux mesures visant à promouvoir l'égalité des chances entre hommes et femmes, en particulier en remédiant aux inégalités de fait qui affectent les chances des femmes dans les domaines visés à l'article 1 er paragraphe 1 ".

Par ailleurs, en 1984, le Conseil des ministres a adopté une recommandation relative à la promotion des actions positives en faveur des femmes (20( * )).

Extraits de la recommandation du Conseil relative

à la promotion des actions positives en faveur des femmes

Le Conseil [...] recommande aux Etats membres :

1. d'adopter une politique d'action positive destinée à éliminer les inégalités de fait dont les femmes sont l'objet dans la vie professionnelle ainsi qu'à promouvoir la mixité dans l'emploi, et comportant des mesures générales et spécifiques appropriées, dans le cadre des politiques et pratiques nationales et dans le plein respect des compétences des partenaires sociaux, afin :

a) d'éliminer ou de compenser les effets préjudiciables qui, pour les femmes qui travaillent ou qui cherchent un emploi, résultent d'attitudes, de comportements et de structures fondés sur l'idée d'une répartition traditionnelle des rôles entre les hommes et les femmes dans la société ;

b) d'encourager la participation des femmes aux différentes activités dans les secteurs de la vie professionnelle où elles sont actuellement sous-représentées, en particulier dans les secteurs d'avenir, et aux niveaux supérieurs de responsabilité, pour obtenir une meilleure utilisation de toutes les ressources humaines ;

[...]

4. de faire en sorte que les actions positives incluent, dans la mesure du possible, des actions portant sur les aspects suivants ;

[...]

- encouragement des candidatures, du recrutement et de la promotion des femmes dans les secteurs, professions et niveaux où elles sont sous-représentées, notamment aux postes de responsabilité ;

En décembre dernier, le Conseil a adopté une nouvelle recommandation sur ce sujet.

2. L'arrêt Kalanke

C'est dans ce contexte favorable aux actions positives qu'est intervenu l'arrêt Kalanke de la Cour de justice des Communautés européennes (21( * )). Une loi du Land allemand de Brême prévoit que, dans les services publics, lors du recrutement et lors de l'affectation à un emploi dans un grade plus élevé, les femmes ayant une qualification égale à celle de leurs concurrents masculins doivent être prises en considération en priorité lorsqu'elles sont sous-représentées.

La Cour de justice, interrogée par une juridiction allemande sur la compatibilité de cette loi avec la directive communautaire de 1976 a répondu négativement, en invoquant les arguments suivants :

" [...] une réglementation nationale qui garantit la priorité absolue et inconditionnelle aux femmes lors d'une nomination ou promotion va au-delà d'une promotion de l'égalité des chances et dépasse les limites de l'exception prévue à l'article 2 § 4 de la directive.

" Il convient d'ajouter qu'un tel système, dans la mesure où il vise à établir une égalité de représentation des femmes par rapport aux hommes à tous les grades et niveaux d'un service, substitue à la promotion de l'égalité des chances envisagée à l'article 2 § 4, le résultat auquel seule la mise en oeuvre d'une telle égalité des chances pourrait aboutir ".


Cet arrêt a suscité de vives réactions, dans la mesure où il semble porter un coup d'arrêt à la mise en oeuvre de mesures d'action positive. Compte tenu de ces multiples réactions, la Commission européenne a rapidement réagi.

B. UNE PROPOSITION DE DIRECTIVE PRÉMATURÉE

1. L'interprétation par la Commission européenne de l'arrêt Kalanke

La Commission a tout d'abord publié une communication sur l'interprétation de l'arrêt Kalanke (22( * )) avant de proposer une modification de la directive de 1976 visant à tirer les conséquences de cet arrêt. Dans sa communication, la Commission a estimé que la Cour n'avait condamné que le régime automatique de quota du Land de Brême et a fait valoir que seule la nature " absolue et inconditionnelle " de la priorité donnée aux femmes rendait illégal le système de Brême.

Elle en a déduit que les systèmes d'action positive étaient compatibles avec la directive communautaire dès lors qu'ils permettent de tenir compte des circonstances particulières. Ainsi la directive autoriserait par exemple les programmes de promotion des femmes indiquant les proportions et les délais dans lesquels le nombre de femmes pourrait être augmenté, mais sans imposer une règle automatique de préférence lorsque les décisions individuelles sont prises en matière de recrutement et de promotion.

2. Vers une directive " interprétative "

Compte tenu de cette interprétation, la Commission européenne a décidé de présenter une proposition de directive visant à modifier l'article 2 § 4 de la directive de 1976 afin d'autoriser explicitement les types d'action positive qui n'ont pas été condamnés par l'arrêt Kalanke (23( * )). Cette proposition de directive a été soumise au Sénat au titre de l'article 88-4 de la Constitution sous le numéro E 639. Le texte se résume pour l'essentiel à deux articles.

Extraits de la proposition de directive du Conseil modifiant la directive relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles et les conditions de travail

Article premier

L'article 2 paragraphe 4 de la directive 76/207/CEE est remplacé par le texte suivant :

"4. La présente directive ne fait pas obstacle aux mesures visant à promouvoir l'égalité des chances entre hommes et femmes, en particulier en remédiant aux inégalités de fait qui affectent les chances du sexe sous-représenté dans les domaines visés à l'article premier paragraphe 1. Parmi les mesures possibles figure la préférence accordée, en matière d'accès à l'emploi ou à la promotion, à un membre du sexe sous-représenté, pour autant que de telles mesures n'excluent pas l'évaluation des circonstances particulières d'un cas précis.

Article 2

Les Etats membres mettent en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive au plus tard le 1 er décembre 1998 ou s'assurent au plus tard à cette date que les employeurs et les travailleurs ont instauré par accord les mesures nécessaires, les Etats membres étant tenus de prendre toute mesure nécessaire pour leur permettre à tout moment de garantir les résultats imposés par la présente directive. Ils en informent immédiatement la Commission.

Lorsque les Etats membres adoptent ces dispositions, celles-ci contiennent une référence à la présente directive ou sont accompagnées d'une telle référence lors de leur publication officielle. Les modalités de cette référence sont arrêtées par les Etats membres.

Pour la Commission européenne, cette proposition de directive a une portée tout à fait limitée. Dans l'exposé des motifs de la proposition, comme dans sa communication sur l'interprétation de l'arrêt Kalanke, la Commission a fait valoir à plusieurs reprises que " la modification est de nature interprétative ".

3. Une proposition critiquable

La proposition de la Commission européenne appelle plusieurs remarques. Sur le plan de la méthode, il est singulier de formuler une proposition visant à inscrire dans un texte législatif l'interprétation par la Commission européenne d'un arrêt de la Cour de justice. Le rôle du législateur communautaire n'est pas en effet de recopier les arrêts de la Cour de justice dans les textes normatifs lorsque ces derniers n'ont pas été remis en cause.

La Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne s'est élevée contre cette méthode lorsqu'elle a examiné la proposition de directive : " En réalité, tout se passe comme si la Commission, s'estimant en position de subordination vis-à-vis de la Cour et plaçant, de ce fait, les Etats membres dans la même situation, se contentait de promouvoir les quotas dans les limites infimes définies par la Cour. Toute tentative pour modifier substantiellement la directive 76/207 ne pourrait donc apparaître, aux yeux de la Commission, que comme trop osée " (24( * )).

Le Parlement européen, à propos d'une autre proposition de directive visant, elle aussi, à tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour de justice, s'était élevé contre cette méthode législative : " on ne peut que regretter la procédure qui a été suivie par la Commission qui a intégré, sans l'adapter, la jurisprudence de la cour dans les textes communautaires. On a l'impression que c'est davantage la Cour qui fait le droit ". (25( * )).

En fait, la proposition de directive, telle qu'elle est formulée, ne présenterait un intérêt que si l'interprétation de l'arrêt Kalanke faite par la Commission était fausse. En autorisant explicitement certaines formes d'action positive, la directive empêcherait leur condamnation par la Cour au nom du principe d'égalité. Dans ces conditions, la proposition de directive ne serait pas de nature interprétative et mériterait un débat très approfondi qui, pour l'instant, n'a pas eu lieu au sein des institutions communautaires.

Malgré les certitudes que semble avoir la Commission européenne, l'interprétation de l'arrêt Kalanke est moins aisée qu'il y paraît. La Commission estime que la loi du Land de Brême n'a été condamnée que parce qu'elle accordait une priorité absolue et inconditionnelle aux femmes. On relèvera cependant que cette loi prévoyait deux conditions préalables pour que les femmes bénéficient de la priorité : il fallait qu'elles soient sous-représentées et qu'elles aient une qualification égale à celle des hommes. Certes, comme l'a relevé un universitaire, " le débat souligné par l'arrêt Kalanke a pour point de départ l'absence d'une des conditions habituellement prévues, à savoir qu'une action positive ne doit pas porter une atteinte excessive au droit du candidat masculin, ce qui évite une application automatique des dispositions en ce domaine ". (26( * ))

Cependant, il n'est pas certain que, si cette condition supplémentaire avait été inscrite dans la loi du Land de Brême, elle aurait rendu celle-ci compatible, aux yeux de la Cour de justice, avec la directive de 1976. La Cour a en effet précisé " qu'un tel système, dans la mesure où il vise à établir une égalité de représentation des femmes par rapport aux hommes à tous les grades et niveaux d'un service, substitue à la promotion de l'égalité des chances envisagée à l'article 2 § 4, le résultat auquel seule la mise en oeuvre d'une telle égalité des chances pourrait aboutir ". Or, cette égalité de résultat est bien l'objet de l'ensemble des mesures d'action positive. Il est donc difficile de percevoir l'étendue exacte de l'interdiction formulée par la Cour de justice.

Dans ces conditions, la proposition de la Commission européenne ne paraît pas en mesure d'apporter une solution durable à la question des actions positives.
Le Conseil de l'Union européenne a débattu de ce texte en décembre dernier et n'a pu parvenir à un accord. De nombreux Etats, en accord avec la Commission pour constater que l'arrêt Kalanke n'avait pas mis en cause la validité de la directive, en ont conclu qu'il n'était pas nécessaire de modifier celle-ci. Ces Etats ont estimé qu'en tout état de cause, cette modification était prématurée, d'autant plus que les dispositions concernées ne revêtent qu'un caractère facultatif pour les Etats membres. Un Etat membre, la Suède, a souhaité, pour sa part, que la directive autorise toutes les formes d'action positive. De son côté, le Parlement européen a indiqué qu'il attendrait pour prendre position sur cette proposition que la Cour se soit prononcée sur une affaire en cours d'instruction portant sur un cas assez semblable (27( * )) et que la Conférence intergouvernementale en cours ait achevé ses travaux.

De fait, le renforcement du principe d'égalité entre hommes et femmes passe peut-être aujourd'hui par une modification du Traité sur l'Union européenne. La reconnaissance des actions positives pourrait en particulier être inscrite dans le Traité, afin de donner à ces dernières une base plus solide que celle qui existe actuellement dans la directive de 1976.

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