II. LA RÉFORME DU MODE DE SCRUTIN : DES PARAMÈTRES À PRENDRE EN COMPTE, DES OBJECTIFS À ATTEINDRE
La réforme éventuelle du mode de scrutin aux élections européennes ne peut que conduire à l'éclatement de la circonscription nationale unique, élément fondamental du mode de scrutin actuel. Dans ce cadre, un certain nombre d'éléments doivent être intégrés dans une réflexion sur ce sujet. Il est en outre nécessaire que les hypothèses alternatives soient examinées au regard d'objectifs précis.
A. DE NOMBREUX PARAMÈTRES
Une éventuelle réforme du mode de scrutin pour les élections européennes implique de prendre en considération certains aspects propres à ce type de scrutin.
1. Les contraintes constitutionnelles
En 1976, lorsque le Conseil des Communautés
européennes a décidé l'élection des
représentants au Parlement européen au suffrage universel direct,
le Président de la République a soumis au Conseil constitutionnel
la décision du Conseil des Communautés, conformément
à l'article 54 de la Constitution.
Celui-ci a déclaré la décision conforme à la
Constitution tout en apportant la précision suivante :
" considérant que l'engagement international du 20 septembre
1976 ne contient aucune stipulation fixant, pour l'élection des
représentants français à l'Assemblée des
Communautés européennes, des modalités de nature à
remettre en cause l'indivisibilité de la République, dont le
principe est réaffirmé par l'article 2 de la Constitution ; que
les termes de " procédure électorale uniforme " dont il
est fait mention à l'article 7 de l'acte soumis au Conseil
constitutionnel ne sauraient être interprétés comme pouvant
permettre qu'il soit porté atteinte à ce principe ; que de
façon générale, les textes d'application de cet acte
devront respecter les principes énoncés ci-dessus ainsi que tous
les autres principes de valeur constitutionnelle ".
Ainsi, le Conseil constitutionnel n'a admis l'élection au suffrage
universel direct des représentants français au Parlement
européen que pour autant qu'une telle élection ne porte pas
atteinte au principe d'indivisibilité de la République.
Ce considérant a fait l'objet de très nombreux commentaires et a
suscité des interprétations divergentes de la part des
spécialistes de droit constitutionnel. Ainsi, MM. L. FAVOREU et L.
PHILIPP en ont déduit que
" l'élection ne pourra se faire
selon un mode de scrutin supposant un découpage de la France en
circonscriptions grandes ou petites, et qu'en définitive, le seul mode
d'élection compatible avec le principe d'indivisibilité, tel que
l'interprète le Conseil constitutionnel, est l'élection des 81
représentants français à la représentation
proportionnelle dans le cadre d'une circonscription unique ". (3(
*
))
D'autres professeurs ont au contraire estimé que la décision du
Conseil constitutionnel visait uniquement à proscrire la création
de circonscriptions transnationales. Il est aujourd'hui difficile de savoir
laquelle de ces deux interprétations est exacte et
il subsiste une
incertitude sur la conformité à la Constitution d'un mode de
scrutin qui conduirait à l'éclatement de la circonscription
nationale.
Il faut noter que cette décision du Conseil constitutionnel a
probablement joué un rôle dans le choix du mode de scrutin actuel,
comme l'a reconnu M. Christian BONNET, alors ministre de l'Intérieur,
lors de la discussion de la loi du 7 juillet 1977 :
" Le
Gouvernement a
pensé que le cadre national pourrait seul, dans un tel scrutin,
respecter le principe de l'indivisibilité de la République,
réaffirmé par le Conseil constitutionnel, et permettre aux
élus de représenter le peuple français dans sa
totalité sans que se développent des forces centrifuges sur
lesquelles il me semble inutile d'insister ici ". (4(
*
)).
2. La perspective d'une procédure électorale uniforme
L'article 138 du Traité sur l'Union européenne prévoit la mise en oeuvre d'une procédure électorale uniforme dans l'ensemble des pays de l'Union européenne. Cette disposition était déjà inscrite dans le Traité de Rome.
Article 138 du Traité sur l'Union européenne
(...)
3. Le Parlement européen élaborera des projets en vue de
permettre l'élection au suffrage universel direct selon une
procédure uniforme dans tous les Etats membres.
Le Conseil, statuant à l'unanimité, après avis conforme du
Parlement européen, qui se prononce à la majorité des
membres qui le composent, arrêtera les dispositions dont il recommandera
l'adoption par les Etats membres, conformément à leurs
règles constitutionnelles respectives.
Le Parlement européen est donc chargé d'élaborer des
projets, le Conseil de l'Union européenne devant ensuite statuer
à l'unanimité. Depuis l'entrée en vigueur du Traité
de Maastricht, le Parlement européen doit en outre donner un avis
conforme sur le texte envisagé par le Conseil.
Depuis l'élection du Parlement européen au suffrage universel, ce
dernier a tenté à plusieurs reprises d'élaborer des textes
en vue de la mise en oeuvre d'une procédure électorale uniforme.
- En 1982, le Parlement européen a adopté le projet SEITLINGER
qui prévoyait la mise en place d'un système proportionnel avec
circonscriptions régionales plurinominales en nombre variable et
possibilité de coalition au niveau national des listes
présentées dans les régions. Ce projet, qui laissait une
certaine marge de manoeuvre aux Etats, n'a pu être adopté par le
Conseil.
- En 1985, un autre projet a été proposé par M. BOCKLETT,
mais il n'a pu franchir le passage de l'adoption par le Parlement
européen.
- Enfin, en 1993, le Parlement européen a adopté une
résolution présentée par M. de GUCHT. Ce projet avait pour
objectif d'harmoniser les éléments fondamentaux des
différents systèmes et non de créer une procédure
rigoureusement identique pour chacun des Etats membres.
Le projet de GUCHT envisageait la mise en place d'un scrutin proportionnel avec
répartition des sièges en tenant compte des suffrages
exprimés sur l'ensemble du territoire de l'Etat membre. Le
découpage éventuel en circonscriptions était laissé
à l'appréciation de chaque Etat. Le projet permettait même
le maintien du scrutin uninominal majoritaire, à condition que celui-ci
ne soit appliqué qu'à deux tiers des sièges, le dernier
tiers étant attribué à la proportionnelle. Il s'agissait
donc d'orientations très générales. Néanmoins, ce
projet n'a pu aboutir, faute d'accord au sein du Conseil. Il semble même
que ce dernier n'ait eu que deux brefs échanges de vues sur ce sujet.
Si 14 Etats membres sur 15 ont pour l'heure opté pour la
représentation proportionnelle, cela ne signifie pas que ces Etats
soient d'accord sur l'ensemble des aspects du mode de scrutin. En outre, le
Royaume-Uni paraît peu disposé à abandonner le mode de
scrutin majoritaire.
Il semble aujourd'hui que la mise en place d'une procédure
électorale uniforme ne soit pas possible avant plusieurs années.
Dans ces conditions, chaque Etat reste entièrement libre de
définir son mode de scrutin en fonction de ses intérêts et
de ses traditions.
3. La question de la représentation des départements et territoires d'Outre-mer
Le vote des populations des territoires d'Outre-mer aux
élections européennes a posé des problèmes
juridiques qui pourraient resurgir si le mode de scrutin était
modifié.
Les territoires d'Outre-mer n'appartiennent pas à la Communauté
européenne, ils lui sont associés. Dans ces conditions, on peut
s'interroger sur la légitimité de leur participation aux
élections européennes. Cependant, le Traité de Rome
s'applique
" à la République française "
dont font partie les territoires d'Outre-mer en vertu de la Constitution.
Les populations de ces territoires ont donc été appelées
à voter pour chacune des élections au Parlement européen.
Dans un arrêt
Nicolo
du 20 octobre 1989, le Conseil d'Etat a
confirmé la légalité de la participation des
ressortissants des territoires d'Outre-mer aux élections
européennes.
Toutefois, la difficulté risque de resurgir si une réforme du
mode de scrutin conduisait à faire éclater la circonscription
nationale. En effet, la participation d'entités électoralement
autonomes, n'appartenant pas au territoire de la Communauté
européenne pourrait être critiquée.
Une autre difficulté se pose, autant pour les départements
d'Outre-mer que pour les Territoires d'Outre-mer : l'éclatement
éventuel de la circonscription nationale impose d'envisager la
constitution de circonscriptions pour l'Outre-mer.
Quelle que soit l'option retenue sur le territoire métropolitain, il
n'existe que peu de possibilités pour la représentation de
l'Outre-mer. On peut envisager la constitution d'une circonscription unique,
dans laquelle les électeurs, compte tenu de l'importance de la
population, seraient appelés à désigner trois
parlementaires européens. Une autre hypothèse consisterait
à créer trois zones géographiques : une zone Pacifique,
une zone Océan indien et une zone Amérique. Dans chacune de ces
zones, les populations éliraient un représentant au Parlement
européen.
Dans un cas comme dans l'autre, on peut craindre que la participation des
départements et territoires d'Outre-mer aux élections
européennes ne perde toute signification.
Aux dernières élections européennes, le taux de
participation a été de 36% en Nouvelle-Calédonie, de 24%
à La Réunion, de 23% en Polynésie française, de 17%
en Martinique et de 14,5% en Guadeloupe.
Si l'enjeu national venait à
disparaître, au profit de circonscriptions ne correspondant à
aucune réalité humaine, la participation des départements
et territoires d'Outre-mer n'aurait vraisemblablement plus qu'un
caractère purement formel.
En outre, le Conseil constitutionnel pourrait censurer la création de
telles circonscriptions ad hoc.
4. La représentation des Français établis hors de France
La représentation des Français hors de France
doit également être examinée dans l'hypothèse d'un
éclatement de la circonscription nationale. Le vote dans une
circonscription nationale unique présente pour eux l'avantage de la
simplicité.
Pour l'avenir, si la circonscription nationale disparaissait, deux solutions
pourraient être envisagées : le rattachement à l'une des
circonscriptions françaises créées dans le cadre de la
réforme du mode de scrutin ou la création d'une circonscription
spécifique. Mais cette seconde solution se heurte au faible nombre de
Français établis hors de France inscrits sur les listes
électorales (196.542 lors des élections européennes de
1994).
Dans la réflexion sur le mode de scrutin, il convient désormais
de tenir compte du fait que, dans le cadre de l'application des dispositions du
Traité sur l'Union européenne relatives à la
citoyenneté, les Français établis dans un autre pays de
l'Union européenne peuvent voter dans le pays de leur résidence
aux élections européennes. La mise en place d'une
procédure complexe pour le vote des Français établis hors
de France pourrait inciter ceux d'entre eux qui sont établis dans un
pays membre de l'Union européenne à participer aux
élections organisées dans ce pays.
5. La difficile question du cumul des mandats et des fonctions
Depuis de nombreuses années, le cumul des mandats et
des fonctions fait l'objet de critiques. Des limites ont d'ores et
déjà été apportées aux possibilités
de cumuls. Le Mouvement européen a récemment mis en place une
commission chargée de réfléchir à la réforme
du mode de scrutin aux élections européennes et
présidée par M. Jean-Claude CASANOVA (5(
*
)).
Dans le rapport publié par cette
commission, les auteurs ont demandé l'interdiction du cumul de deux
mandats parlementaires ou d'un mandat parlementaire et d'une fonction
exécutive dans une collectivité décentralisée.
L'objectif est louable. Le travail au Parlement européen
nécessite une pleine implication du parlementaire dans les travaux des
commissions et des groupes politiques et le cumul des mandats en France est
souvent considéré comme responsable d'un certain
absentéisme des députés français au sein de cette
Assemblée.
Pour autant, on peut se demander si le remède ne serait pas pire que le
mal. L'objectif de toutes les propositions de réforme du mode de scrutin
aux élections européennes est le rapprochement entre l'élu
et l'électeur.
Un tel rapprochement n'est possible que si
l'élu européen représente une réalité sur le
territoire français, s'il existe véritablement aux yeux de ses
électeurs.
On peut se demander si l'exercice du seul mandat de parlementaire
européen est susceptible de conduire à un tel rapprochement. Il
n'est pas certain qu'un changement de mode de scrutin puisse à lui seul
permettre de donner au parlementaire européen un véritable
ancrage. Même en envisageant la mise en place d'un scrutin majoritaire
uninominal, le parlementaire européen serait élu dans des
circonscriptions de près de 700.000 habitants, ce qui ne conduirait
qu'à un enracinement limité.
Dans ces conditions, ne faut-il pas reconsidérer la question du cumul
des mandats et des fonctions au regard de cette nécessité pour la
légitimité du Parlement européen que l'élu
représente quelque chose dans son pays d'origine ?
Avant l'adoption de l'Acte du 20 septembre 1976 sur l'élection des
représentants au Parlement européen au suffrage universel, ces
représentants étaient désignés par les Parlements
nationaux en leur sein. Assurément, le cumul de deux mandats
parlementaires pouvait sembler être une gageure au regard des contraintes
imposées par chacun de ces mandats, mais ce système
présentait au moins l'avantage d'envoyer au Parlement européen
des représentants bénéficiant d'un ancrage incontestable
dans la vie politique nationale. Et un tel ancrage peut seul favoriser le
développement de la légitimité d'une Assemblée par
définition très éloignée des peuples appelés
à l'élire.
La question du cumul des mandats et fonctions mérite donc une
appréciation plus nuancée que celle qui est parfois
portée. Quel serait l'intérêt de vouloir associer une
meilleure représentation des composantes du territoire national si l'on
interdisait à toutes les personnalités bénéficiant
d'un ancrage au sein de ces composantes du territoire de présenter leur
candidature au Parlement européen ?
Certes, il est nécessaire de prendre en compte le fait que le mandat de
parlementaire européen est extrêmement contraignant, compte tenu
notamment des déplacements qu'il impose. Il convient toutefois de se
demander si ces contraintes temporelles ne sont pas, partiellement au moins,
liées à un fonctionnement contestable de l'institution
elle-même, dont les activités semblent parfois illimitées.
En tout état de cause, le problème du cumul des mandats et
fonctions doit être examiné de manière très
approfondie dans le cas du mandat de parlementaire européen.
B. LES OBJECTIFS D'UNE RÉFORME
Le Parlement européen présente des
spécificités qui doivent être prises en compte dans la
définition des objectifs d'une réforme du mode de scrutin. En
l'absence de peuple européen et d'élection véritablement
européenne, les élections des représentants au Parlement
européen donnent lieu à des débats distincts dans chaque
Etat membre. Chaque Etat est doté d'un système de partis qui lui
est propre. Dans ces conditions, les élections européennes ne
peuvent avoir pour objectif de constituer une majorité destinée
à soutenir un gouvernement.
Deux dispositions des traités seulement évoquent la conception
traditionnelle du régime parlementaire, à savoir le vote
d'approbation de la Commission européenne (instauré par le
Traité de Maastricht) et la possibilité de renverser la
Commission européenne (disposition présente dans le Traité
de Rome). Cette dernière disposition n'a jamais été
utilisée avec succès.
Dans le processus décisionnel communautaire, le Parlement
européen est appelé à exercer, conjointement avec le
Conseil de l'Union européenne, le pouvoir législatif. Son
intervention peut prendre des formes variées, allant de l'avis à
la co-décision (dans ce cas, le Parlement européen dispose d'un
véritable droit de veto sur les textes qui lui sont soumis). Par
ailleurs, le Parlement européen est appelé à donner un
avis conforme sur certains textes importants et sur des accords internationaux
passés par l'Union.
En matière budgétaire, le Parlement européen dispose de
pouvoirs étendus puisqu'il décide en dernier ressort sur les
dépenses dites non obligatoires, qui représentent aujourd'hui
plus de 50% du budget communautaire.
Dans le système décisionnel communautaire, les majorités
au Parlement européen se font texte par texte après des
négociations entre délégations nationales au sein de
chaque groupe politique, puis, éventuellement, entre groupes politiques.
Il est nécessaire de prendre en compte cette situation dans une
réflexion sur la réforme du mode de scrutin.
La réforme éventuelle du mode de scrutin français pour
les élections européennes devrait avoir deux objectifs essentiels
:
-
améliorer la défense des intérêts de la France
au sein du Parlement européen ;
- donner davantage de légitimité à la construction
européenne.
La réalisation de ces objectifs implique un ancrage de l'élu
européen dans la vie politique nationale car le premier reproche
formulé à l'encontre du Parlement européen est son
éloignement des réalités du terrain. Les parlementaires
européens sont trop éloignés des citoyens, n'ont, dans le
système actuel, pas de compte à rendre et sont, en quelque sorte,
en apesanteur. Il est incontestable qu'une meilleure assise des élus
renforcerait la défense des intérêts français au
sein du Parlement européen, même si les parlementaires ont d'ores
et déjà de nombreux contacts avec des organisations
socio-professionnelles.
En revanche, votre rapporteur n'est pas persuadé que la défense
des intérêts français passe nécessairement par le
regroupement des élus au sein des deux grands groupes du Parlement
européen, comme cela est parfois affirmé.
De fait, deux grands groupes dominent le Parlement européen. Cela
signifie-t-il que seule l'appartenance à l'un de ces deux groupes permet
de jouer un rôle au sein de l'institution ? Votre rapporteur n'en est pas
convaincu. L'acceptation d'un tel postulat conduirait inévitablement
à défendre le scrutin majoritaire, qui seul permet une
amplification des mouvements du corps électoral.
Il est clair que les travaillistes britanniques ont actuellement une influence
considérable au sein du groupe du Parti des socialistes
européens, mais cela tient d'abord à leur nombre (63 sur un total
de 215 membres) et il est probable que leur influence ne serait guère
moindre s'ils avaient constitué un groupe autonome, comme l'avaient
d'ailleurs fait les conservateurs lorsque leurs représentants
bénéficiaient d'un nombre de sièges comparable.
En revanche, peut-on réellement penser que la délégation
française (12 députés) au sein du groupe PPE (Parti
populaire européen), qui comprend 173 membres, pèserait bien
davantage sur les décisions du Parlement européen si elle
était renforcée par les 17 élus français
siègeant au groupe UPE (Union pour l'Europe) ?
Votre rapporteur s'attachera donc à examiner les possibilités de
modification du mode de scrutin français au regard des objectifs
précédemment énoncés, tout en restant attentif
à la nécessité d'éviter la mise en place d'un
système qui, dans un but louable de rapprochement entre l'élu et
l'électeur, conduirait en fait à rendre plus difficile la
perception des enjeux du scrutin et conduirait mécaniquement à
une participation électorale plus faible encore qu'aujourd'hui.