2.3 Comment retrouver une légitimité pour l'action de l'État ?

2.3.1 Ouvrir l'expertise de contrôle

On a dit souvent - pour le dénoncer parfois - que la construction de la société française s'était faite sous l'impulsion de l'État. Dans une société fondée sur la régulation par l'administration plutôt que par le droit (comme c'est le cas aux États-Unis), celle-ci doit disposer d'une forte « expertise technique ». Et c'est un fait que notre États, par le biais de ses grands instituts et de ses grands corps techniques, dispose d'une telle capacité d'expertise. Il trouve ainsi les ressources pour exercer un contrôle rigoureux et efficace sur les entreprises, que dirigent d'ailleurs parfois certains membres de ces mêmes corps techniques.

COGEMA souligne parfois que de nombreuses parties de ses dossiers sont faites par des experts extérieurs (hydrogéologie, stabilité de digues...) ; il s'agit là de l'expertise de conception, nécessaire à la mise en oeuvre des solutions. L'expertise sur laquelle je souhaite me concentrer concerne plutôt le contrôle. Le mouvement d'ouverture est aujourd'hui bien lancé ; l'Université et les associations sont souvent mises à la tâche. Pour ce qui est de l'État, le Ministère de l'Environnement exerce un rôle moteur dans cette ouverture. Certes les acquis peuvent paraître encore modestes : l'ingénieur divisionnaire de la DRIRE Limousin m'indiquait ainsi que la subvention annuelle pour pratiquer des expertises sur toutes les ICPE de son ressort s'élevait à 60 000 F environ bon an mal an.

Assurément en matière d'ICPE à caractère nucléaire, la réglementation pose quelques problèmes. L'article 40 du décret de 1977 impose en effet de faire appel à un « organisme agréé » "en vue de la réalisation des analyses et contrôles qui peuvent être prescrits en application" de ce décret. Or pour les questions nucléaires relatives aux installations minières ou de résidus, le seul organisme agréé est le Centre de radioprotection dans les mines, division d'ALGADE, filiale de COGEMA. Il conviendrait que le champ de l'agrément soit plus largement ouvert.

Cela n'empêche pas les initiatives « transverses ». En effet, si le contexte s'y prête, la réalisation d'expertises extérieures à l'exploitant peut résulter d'un accord « extra-réglementaire » plutôt que d'une obligation imposée par le préfet. Deux expertises majeures ont eu lieu ces dernières années, dont l'une ne concerne pas à proprement parler des opérations de réaménagement de site. À l'Écarpière, à la demande du Ministre de l'industrie, J.P. MANIN, ingénieur d'hygiène et sécurité de l'IN 2 P 3 , a supervisé une double évaluation de l'impact radiologique des activités minières. L'objectif principal de cette étude consistait à fournir une information sur les caractéristiques radiologiques du site de l'Écarpière, permettant de répondre aux interrogations des élus locaux et des associations : 1/ l'état des lieux est-il conforme aux informations données par COGEMA ? 2/ quelle est la signification des résultats des mesures en termes de respect de la réglementation et d'impact sur l'environnement ? La double évaluation a été conduite par ALGADE et la CRII-RAD, d'après un protocole de mesures défini par J.P. MANIN. Le rapport de synthèse de J.P. MANIN a été rendu public le 9 février 1994.

J'ai fait plusieurs fois référence au document de la CRII-RAD intitulé Études radioécologiques sur la division minière de La Crouzille. Ce document résulte de la volonté exprimée par le Conseil régional du Limousin et le Conseil général de Haute Vienne de faire effectuer une expertise reposant sur des mesures fournies pour l'exploitant par la société ALGADE et sur celle d'un laboratoire spécialisé extérieur, la CRII-RAD. L'objectif était d'aboutir, dans la perspective du réaménagement des sites, à une information indépendante et fiable sur l'impact des activités et l'état radiologique de l'environnement, immédiat et futur.

Un protocole commun a permis de fixer les lieux de prélèvements, la nature des radionucléides et les types de grandeurs radiométriques à déterminer. Pour chaque échantillon, un lot était conservé par la DRIRE à titre de témoin, laissant ainsi la possibilité de faire appel à un nouveau laboratoire en cas de litige. La campagne de mesures et prélèvements s'est déroulée d'octobre 1992 à août 1993. Les résultats initiaux des laboratoires ont été remis en mai 1994, date à laquelle deux universitaires ont été chargés comparer les analyses effectuées par les laboratoires. Dès le mois de juin les experts étaient en mesure de présenter des conclusions partielles, mais le processus de discussion avec les laboratoires s'est poursuivi pendant plusieurs mois afin de résoudre plusieurs difficultés. Le rapport définitif des experts a été remis au début de l'année 1995 ; il concluait qu' "il existe un accord raisonnable entre les valeurs fournies par ALGADE et CRII-RAD, troublé par endroits par quelques incompatibilités". Le rapport mettait également en évidence le fait que les mesures réalisées n'avaient pas porté sur l'ensemble des paramètres permettant de calculer l'exposition des populations, déterminée par le calcul du TAETA. Les experts souhaitaient en conséquence que soient conduites des mesures complémentaires destinées à mieux cerner les conditions d'exposition des populations.

La DRIRE a demandé au laboratoire universitaire d'effectuer cette campagne, financée par COGEMA. Le laboratoire s'est alors rapproché d'ALGADE afin de préparer la campagne de mesures, estimant que cette société offrait les meilleures possibilités techniques. C'est ce rapprochement qui a suscité l'ire profonde des associations, dont j'ai parlé brièvement précédemment : elles ont dénoncé une « trahison » des experts et mis en cause la neutralité de l'expertise.

Dans l'action au quotidien, la DRIRE Limousin cherche à favoriser l'apparition d'un pôle de compétences universitaire. Quelques laboratoires commencent à avoir de sérieuses capacités, dont celui hébergé par l'université de Limoges, dirigé par le Pr. J.L. DECOSSAS, qui était intervenu dans la procédure de la double étude radioécologique. Par ailleurs la DRIRE réfléchit à l'implantation de têtes de mesure dosimétriques à côté des stations gérées par ALGADE, de façon à avoir des résultats autonomes, indépendants de ceux de l'exploitant, mais déterminés dans les mêmes conditions environnementales. À la date de ma visite, elle tentait de trouver un laboratoire capable de développer et interpréter les résultats de ces têtes de mesure avec toute la compétence requise.

Je dois encourager ce mouvement qui renforce la crédibilité de l'autorité administrative dans un domaine extrêmement sensible. Peut-être pourra-t-elle ainsi désamorcer une partie des critiques très sévères élevées à son endroit par les associations.

2.3.2 Développer et renforcer les lieux de débat

La diversification des sources de connaissance en matière de surveillance des impacts sur l'environnement est indispensable. Cela nécessite de trouver un forum de discussion qui permette de dépasser les approches trop passionnelles et d'engager un débat serein. Je ne vois pas de meilleure solution, sur le terrain, que dans le renforcement des commissions locales d'information.

Encore faut-il que la commission locale soit reconnue par tous comme un lieu légitime de rencontre. Ce n'est malheureusement pas le cas en Limousin. La commission locale a été créée par une décision préfectorale en janvier 1992. Dès le mois de juin, le quotidien La Montagne titrait "Une commission minée par les divisions" et poursuivait : "La commission locale d'information sur les activités de la division minière de La Crouzille est au bord de l'éclatement. Présentant hier son projet de réaménagement des zones de stockage de résidus radioactifs, COGEMA s'est vu reprocher de remblayer des sites « sensibles » par les associations écologistes. Ces dernières menacent de quitter la table... et le préfet de dissoudre la commission." L'Écho du Centre évoquait pour sa part "La commission locale d'information minée par la suspicion" et décrivait le déroulement d'une séance fort houleuse où tour à tour COGEMA, le préfet, la presse... auraient été la cible des polémiques, "pour en venir à la conclusion que cette commission ne serait qu'une « mascarade ». " P. MOLLARD, ingénieur divisionnaire de la DRIRE, me disait pour sa part d'un ton un peu désabusé : "Il n'y a pas eu de commission pendant longtemps, et aujourd'hui la commission ne marche pas..."

Cela est d'autant plus regrettable que P. MOLLARD m'a indiqué que des collaborations très fructueuses pouvaient avoir lieu avec la FLEPNA sur de nombreux autres dossiers. Même dans le cas de dossiers relatifs aux activités de COGEMA, il a été possible de travailler utilement en commun. Par exemple P. MOLLARD m'a indiqué que lors de la première réunion de la CLI en 1992 un dossier de réaménagement avait été évoqué. L'administration jugeait que le réaménagement devait être considéré comme terminé, ce que contestait la FLEPNA. L'ensemble des partenaires se sont mis autour de la table afin de définir un réaménagement final, qui a satisfait tout le monde.

Il faut dire que la CLI semble être née sous des auspices peu favorables, après la révélation au grand public par le rapport DESGRAUPES de l'existence de fûts enfouis dans les stockages de Bessines, voire dans les verses à stériles. Le Populaire du Centre se faisait l'écho de quelques inquiétudes en écrivant par exemple : "Radioactivité et sérénité ne riment pas vraiment : malgré un effort de transparence sans précédent, la COGEMA trouve bien du mal à effacer les interrogations. Difficile de donner l'image d'un partenaire loyal après des dizaines d'années de pratiques dissimulatrices, voire mensongères. Les responsables de la COGEMA, et même d'une certaine façon certains représentants de l'administration, en font l'amère expérience."

Je sais bien qu'il est difficile de faire la distinction entre les sentiments exprimés par des représentants d'associations et ce que pense réellement le public local pris dans sa grande généralité. Je me suis laissé dire cependant que "les associations n`ont pas tout à fait tort sur le comportement passé de COGEMA" . COGEMA a manifestement conscience que certaines choses ont été faites qui n'auraient peut-être pas dû l'être... Il suffit de voir le soin avec lequel, dans le document publié à l'occasion du rapport DESGRAUPES (145 ( * )) COGEMA a décrit les procédures d' « autorisation » accordées par les instances internes du CEA. Pour les résidus provenant de l'usine du Bouchet, COGEMA présente les "cadres technique et administratif de l'évacuation des résidus radioactifs du Bouchet sur le site de Bessines. [...] L'évacuation des résidus radioactifs de l'usine du Bouchet sur le site de Bessines s'est effectuée dans le cadre d'une note technique du CEA Département de Protection du 30 octobre 1973 adressée par le Chef de la Division de La Crouzille au préfet de région du Limousin qui en a donné acte sans observation par courrier du 7 novembre 1973. Les transports ont été effectués par une société spécialisée (société PEC - Département INFRATOME) alors gestionnaire du Centre de stockage de la Manche se conformant à la réglementation sur les transports des matières radioactives."

Il faut noter quand même que ces transferts étaient déjà connus puisque, en 1978, une association inquiète de la nature des résidus avait assigné COGEMA en référé. Une expertise judiciaire avait conclu que les résidus stockés n'étaient pas des déchets issus du retraitement des combustibles à La Hague. Il est regrettable que partout la mémoire collective semble être assez volage : j'ai souvenir de l'émotion récente suscitée par la « révélation » dans un quotidien britannique que des fûts de déchets radioactifs avaient été immergés dans la fosse des Casquets (Manche). Les faits étaient pourtant connus depuis les travaux effectués par l'AEN-OCDE : un rapport recensant tous les sites d'immersion de déchets radiaoctifs, publié en 1985, faisait état de la fosse des Casquets Ces anecdotes montrent l'intérêt du rapport annuel de l'Observatoire national des déchets radioactifs, géré par l'ANDRA, et d'une bonne médiatisation (préalable et continue) autour de cet inventaire.

Pour ce qui concerne les fûts de déchets d'uranium faiblement enrichi provenant de Pierrelatte, COGEMA indique qu'ils "ont été enfouis sous les verses à stériles du Brugeaud entre le 16 janvier 1968 et le 25 octobre 1971" et que "la demande de stockage a reçu l'aval des autorités de radioprotection du CEA. Les transports échelonnés de 1968 à 1971 ont été effectués par wagons SNCF, respectant la réglementation en vigueur [...] "

Le Limousin a été particulièrement « gâté » puisque de 1975 à 1989, le siège minier de Margnac a reçu les fûts compactés ayant servi de conditionnement au yellow cake réceptionné par l'usine COMURHEX de Malvési. "La demande de stockage des fûts d'uranate écrasés de Malvési à Margnac a reçu l'accord technique des autorités de radioprotection du CEA par note 75-517 du 7 novembre 1975" en réponse à une demande formulée le 24 octobre 1975 par le STEPPA, prédécesseur du CRPM. Enfin ont été stockés dans une MCO du site de Fanay des fûts compactés ayant contenu de l'uranothorianite provenant du démantèlement de l'usine du Bouchet. Le rapport annuel de l'Observatoire national des déchets fait le point aujourd'hui sur l'ensemble des déchets de toute nature qui ont été enfouis dans le passé sur (ou plutôt « sous ») les sites du Limousin.

Sur cette relation manquée avec un certain public associatif, je ne peux m'empêcher de faire, toutes proportions gardées, le rapprochement avec la situation rencontrée par WISMUT en ex-Allemagne de l'Est. Toute l'histoire de cette société a été marquée par le secret le plus total : on m'a rapporté que des scellés étaient apposés sur les portes des bureaux tous les soirs et que le contenu des poubelles à papier était soigneusement récupéré. Le nom même de la société avait été choisi de façon à ne pas attirer l'attention sur l'extraction de l'uranium : WISMUT est dérivé de l'appellation allemande du bismuth, qui est un des produits de filiation du radon. Les débuts de la période d'extrac t ion étaient caractérisés par l'impossibilité donnée aux autorités allemandes de procéder au moindre contrôle sur WISMUT : aucune information n'était rendue disponible par les Soviétiques sur la situation radiologique des sites, les modes d'exploitation des usines, les conditions d'exposition des travailleurs... Il est aujourd'hui certain que beaucoup de travailleurs ont reçu des doses de plusieurs Sieverts dans les toutes premières années de production. Seule était possible une surveillance (pas très poussée) de l'environnement.

L'information a commencé à être publique après la réunification seulement. Le BFS, organisme fédéral de conseil et d'expertise en radioprotection, en a profité pour lancer deux études épidémiologiques importantes, sur les travailleurs d'une part, sur la population d'autre part. Bien sûr des personnes comme P. DIEHL (projet WISE Uranium) estiment que la transparence a encore beaucoup de chemin à faire. Cependant il semble que WISMUT ait adopté une politique volontariste, qui va au-delà des obligations réglementaires, encore minimes :

- la surveillance de l'environnement fait l'objet d'un Programme général : les sites sont caractérisés de façon systématique, par quadrillage à maille variable selon la nature du site ; des rapports annuels détaillés sont remis aux autorités ; les résultats de la surveillance de l'environnement sont intégrés à une banque de données nationale ; WISMUT publie également des informations sur l'état de l'environnement « non nucléaire », bien que cela ne soit pas obligatoire ;

- la surveillance des travailleurs s'est renforcée au fil des années et les données sont désormais utilisables et contrôlables par les autorités sanitaires.

Aujourd'hui WISMUT dit avoir des relations plutôt confiantes avec le public. Il y a eu une phase de transition délicate. La méfiance était évidente, car la réunification révélait des risques auparavant soigneusement cachés par le régime politique précédent. Puis la confiance semble être revenue lorsqu'il est apparu que les réaménagements allaient faire disparaître des sources d'exposition significative pour les populations. Les dirigeants de WISMUT m'ont indiqué que toutes les tentatives récentes de mobilisation de la population par des associations écologistes avaient plutôt échoué. D'ailleurs les écologistes seraient assez peu présents sur le sujet : ils préféreraient concentrer leurs efforts sur la production d'électricité nucléaire plutôt que sur la réhabilitation des sites contaminés, considérée comme plutôt positive.

Bien sûr je n'ai entendu ici que le discours de l'exploitant, qui sous toutes les latitudes a généralement tendance à minimiser l'expression des oppositions. Dans les contacts écrits que j'ai pu avoir avec P. DIEHL, il ne m'est pas apparu cependant que la sensibilité publique soit très opposée aux projets de réhabilitation. De rnême le Dr. KUNERT et Mme SPEERHACKE, au Ministère de l'Environnement de Basse Saxe m'ont confirmé que les populations sont plutôt favorables et peu mobilisées. La discussion des projets est très ouverte et il n'y a généralement pas de contestation sur la forme ou sur la conduite des opérations envisagées (mises à part les traditionnelles récriminations contre les passages de camions et autres nuisances de la vie quotidienne). En fait, pour le Dr. KUNERT, le débat est quelque peu stérilisé car il y a peu d'options disponibles... Les écologistes, représentés à la Chambre de Basse Saxe jusqu'en octobre 1994, posaient beaucoup de questions parlementaires et avaient engagé une instance auprès de la Cour constitutionnelle. Mais rien d'autre de véritablement sérieux.

Il semble qu'aux États-Unis également les programmes de réhabilitation se soient passés correctement vis-à-vis des populations. Pourtant si la densité de population y est plus faible qu'en Europe, la vigueur et la pugnacité des mouvements de protection de l'environnement y sont souvent plus fortes. Elles trouvent également de grandes facilités pour s'exprimer dans le système juridique américain. J'ai été très fortement impressionné par la politique d'ouverture manifestée par les gestionnaires du programme fédéral de réhabilitation UMTRAP (Uranium MM Tailings Remediation Act Program). L'UMTRAP semble être l'un des rares programmes du DoE consacré aux déchets nucléaires qui fonctionne à peu près correctement, dans un contexte budgétaire parfois cahotique ! Mme BIERLEY, directeur adjoint du projet UMTRA pour le sous-traitant Jacobs Engineering Group, m'a indiqué qu'une grande partie de ce succès doit être imputée aux bonnes relations établies avec les acteurs extérieurs.

Dès l'origine la coopération avec le public et 1' « éducation » des populations ont été l'une des composantes majeures du programme. Les personnels du DoE ont reçu des formations spéciales pour les relations avec le public, très appréciées et très efficaces à l'usage. Les relations avec les États étaient plutôt bonnes également ; il faut dire au passage que ces mêmes États ne supportent que 10 % du coût des projets, les 90 % restants étant à la charge du DoE...

COGEMA est souvent accusée de secret et de manque de transparence Heureusement la situation n'est quand même pas celle de WISMUT aux heureux temps du socialisme triomphant ! COGEMA doit remonter une pente autrement plus donc que WISMUT, mais le contexte « politique » en Limousin est également moins porteur et moins disposé au pardon.

Pourquoi discuter, disent les associations, puisque l'on est toujours placé devant la politique du fait accompli ? Le projet de stockage d'uranium appauvri a clairement été ressenti comme une nouvelle lutte du pot de terre contre le pot de fer : "on savait que notre division minière était condamnée, on a vu arriver la poubelle nucléaire..." m'ont dit mes interlocuteurs de la FLEPNA. Quelles que soient les raisons qui ont poussé COGEMA à mettre au point ce projet - raisons sur lesquelles je n'ai pas à me prononcer - celui-ci s'inscrit dans une histoire locale tourmentée et a de ce fait pour certains un goût de « déjà vu ».

Au titre des « lieux de débat », je dois mentionner le travail remarquable effectué par la commission d'enquête publique sur ce projet d'entreposage d'uranium appauvri. La commission, constituée de 5 commissaires, a procédé à une analyse détaillée du dossier dans toutes ses composantes, techniques comme économiques et sociales. Elle a également mis en évidence certaines insuffisances tant dans le dossier soumis à enquête que dans les arguments avancés par les personnes ayant participé à l'enquête. Elle a rapporté, "en son âme et conscience, le plus objectivement et humainement possible, ce que ses membres ont ressenti à la lecture des nombreuses observations et à l'écoute des divers points de vue. Son rôle est de proposition par appréciations et suggestions argumentées. " L'avis négatif, rendu à la majorité par la commission en mars 1995, a pesé lourd dans le renforcement de la tension dans la région (146 ( * )) . Le préfet ayant accordé l'autorisation de stockage par un arrêté du 20 décembre 1995, les associations sont remontées au créneau et la FLEPNA "va exiger du ministère de l'Environnement, voire du Président de la République s'il le faut, le départ du préfet." (147 ( * ))

Il faudra bien que les protagonistes de ce bras de fer se rencontrent de nouveau. Je suis persuadé que le temps effacera peu à peu les excès, d'où qu'ils viennent. La CLI reste pour moi le lieu naturel de cette rencontre future. Dans ce cadre apparaîtra avec toujours plus d'évidence la nécessité d'avoir recours à l'arbitrage impartial de l'État.

2.3.3 Convaincre qu'il y a un arbitre impartial en dernier recours

Dans un mouvement constant et dont on doit se féliciter, au fil du temps et au fil des lois, l'État se trouve progressivement extrait de son tête à tête unique avec l'exploitant. Il cumulait les fonctions de critique et de décision ; il partage aujourd'hui de plus en plus la fonction de critique avec des partenaires extérieurs.

Ce mouvement ne va pas sans quelques douleurs. Personne ne conteste plus aujourd'hui la place de la CRII-RAD dans le paysage institutionnel ; chacun garde en mémoire les conditions d'apparition de ce véritable « poil à gratter » du milieu nucléaire français. C'est à un autre niveau que se situent désormais les difficultés - qui dépassent largement le simple cadre des activités nucléaires. Le processus plusieurs fois engagé d'une double étude suivie d'une synthèse par expertise contradictoire (148 ( * )) se révèle insuffisant à l'usage.

Tout d'abord parce que la neutralité de l'expert « de deuxième niveau » ne manque pas d'être critiquée. A peine remis le rapport de J.P. MANIN sur l'impact du site de l'Écarpière (149 ( * )) , voilà l'association « Moine et Sèvres pour l'avenir » qui estime que l'expert n'est "pas aussi neutre qu'il devrait l'être". La CRII-RAD de son côté, partie prenante à la double étude, fait savoir que "le rapport MANIN est la conséquence d'un parti pris et d'un manque d'objectivité scientifique. Il faut être vigilant et les gens doivent se mobiliser. " Le quotidien Ouest France rapporte que "la technicienne reproche au mandataire ministériel de ne pas avoir dégagé de perspectives à moyen et long terme. " Le principal intéressé avait pourtant protesté de sa bonne foi, de façon préventive, en indiquant que "le CNRS ne peut pas être soupçonné d'être pronucléaire et il ne dépend pas du même ministère de tutelle que celui qui l'a mandaté." (150 ( * ))

Faut-il voir dans les critiques de la CRII-RAD une réponse aux observation et commentaires présentés parfois dans le rapport par J.P. MANIN ? Celui-ci remarque par exemple dans ses conclusions que "le contrôle technique de l'expert et son rôle d'arbitre ont été acceptés avec bienveillance par les laboratoires et SIMO-COGEMA qui ont ainsi témoigné de leur volonté de transparence. Toutefois le protocole n'a pas été observé de la même manière. ALGADE l'a respecté scrupuleusement. La CRII-RAD l'a considéré comme une simple ligne générale. [...] " (p. 39) Même si l'auteur du rapport "estime que les laboratoires, en fonction de leur capacité respective, ont réalisé des études de qualité avec beaucoup de conscience professionnelle" (p. 40), il a manifestement regretté que "lors de l'élaboration du protocole la CRII-RAD a refusé d'utiliser les techniques de mesure d'EAP (151 ( * )) qu'elle ne maîtrisait pas, malgré la possibilité qui lui était offerte de se faire prêter ce type de dosimètre par l'IPSN ou le CRPM/ALGADE et de les faire développer par des laboratoires ne dépendant pas du CEA ou de la COGEMA. Elle a préféré la méthode de mesure de concentration du radon par adsorption sur charbon actif, méthode tout à fait inadaptée à la mesure en extérieur et qui ne fut acceptée par l'expert que sous trois conditions : [...] . La deuxième condition (impact sanitaire) n'a pas été respectée par la CRII-RAD, qui en avait pourtant pris l'engagement en réunion publique à la mairie du Gétigné [...]" (p. 32).

Considérant les expériences de l'Écarpière, du Limousin et m'a-t-on dit de Marcoule, tout semble se passer comme si la fonction sociale de l'expertise supplantait souvent sa fonction technique. Certes il est important - et je l'ai montré au 2.3.1 - d'ouvrir le champ de l'expertise. Mais il ne faut pas que celle-ci contribue à brouiller les enjeux au lieu de les clarifier. Ce serait aller à rencontre de son objectif véritable : participer de la prise de décision.

Cette dernière compétence reste du ressort de l'État : elle ne peut pas se partager. Choisir et décider, c'est bien sûr faire des mécontents et s'exposer au risque d'une contestation devant la juridiction administrative. Au demeurant personne n'aurait plus aujourd'hui la prétention de dire que l'État est infaillible ! C'est le rôle naturel des associations de déposer des recours chaque fois qu'elles estiment que son appréciation a été faussée. Le préfet doit cependant se débarrasser de l'image tenace d'un système administratif qui, au mieux avalise sans discuter les projets des pétitionnaires, au pire agit de concert avec eux dans le dos des populations. On a suffisamment relevé les interprétations ambiguës qu'a suscitées la loi de 1983 réformant le droit des enquêtes publiques pour la protection de l'environnement, qui a transféré au président du tribunal administratif le pouvoir de nommer les commissaires enquêteurs...

Trop souvent dans le passé l'État a pu apparaître comme un soutien indéfectible aux promoteurs des projets d'aménagement (152 ( * )) . Trop souvent il a pu sembler abandonner les prérogatives à lui confiées par la loi pour protéger l'environnement et les populations, Trop souvent il a pu paraître intégrer à sa décision des considérations d'opportunité, qui n'ont pas lieu d'être dans ce cadre (153 ( * )) . Quelle qu'ait été la réalité des reproches qui ont pu être formulés, l'administration déconcentrée doit aujourd'hui convaincre que l'arbitrage a remplacé l'arbitraire. Cela passe (entre autres) par l'animation persévérante des échanges au sein des commissions locales et du comité départemental d'hygiène (154 ( * )) et la démonstration que le débat sert vraiment à quelque chose.

J'observe d'ailleurs un phénomène somme toute rassurant. Dans les attaques sévères lancées par la FLEPNA, il y a bien sûr la dénonciation abrupte que l'État n'exerce pas ses missions ; il y a également, en revers, la demande pressante que ces fonctions soient exercées. La DRIRE, parfois si décriée, a conservé quand même suffisamment de crédit pour être le dépositaire des échantillons conservés en cas de litige, et pour être l'observateur neutre garantissant sur le terrain le respect des protocoles de mesure adoptés d'un commun accord.

Au fond, que demande-t-on à l'État ? D'être rigoureux dans l'examen des dossiers, la délivrance des autorisations et l'établissement des prescriptions ; après avoir vu les plus récents arrêtés relatifs aux sites du Limousin, j'ai le sentiment que la DRIRE n'est pas particulièrement laxiste ; en tout cas, je n'aimerais certainement pas me trouver dans la position de l'exploitant... D'être vigilant quant au respect de ces prescriptions et d'exercer un contrôle réel sur les activités de l'exploitant, tout en conservant le système d'auto-contrôle que la FLEPNA reconnaît incontournable. Les actions engagées par la DRIRE me paraissent aller dans ce sens.

Dans les demandes dont les associations se font l'interprète, je vois en définitive transparaître la peur de l'abandon et de l'oubli. Vers qui faudra-t-il se tourner si COGEMA s'en va ou lorsque COGEMA s'en ira ? C'est au fond une grande satisfaction pour le parlementaire que je suis, de voir ainsi reconnaître dans l'État le gardien suprême de l'intérêt public. Je ne peux m'empêcher de faire un parallèle (que d'aucun jugement peut-être hasardeux) avec le processus de décentralisation engagé en 1982. Le préfet privé en grande partie de ses pouvoirs traditionnels et parfois frustré de ces prérogatives perdues, y a gagné une stature autre : celle du garant des intérêts nationaux, par delà les intérêts divergents des collectivités locales. Encore faut-il que sa nomination ne donne pas lieu à des négociations entre le ministre et les présidents des assemblées locales les plus influentes. L'esprit de la République s'évapore à ce genre de transactions.

L'antidote à l'oubli et l'abandon passe évidemment par l'affirmation de la présence constante de l'autorité publique. Une grande partie de la prévention qui anime les opposants à COGEMA pourrait être simplement évitée, ici en Limousin comme ailleurs. Cela ne veut pas dire pour moi qu'il faille « étouffer » l'exploitant : la souplesse du régime des ICPE est aussi indispensable que la rigueur de ce même régime (155 ( * )) . J'ai proposé quelques pistes, qui ne prétendent ni à l'exhaustivité ni à une efficacité sans faille. Leur mise en oeuvre nécessitera une humilité et une ténacité conjuguées.

Puisse mon action au sein de l'Office contribuer à ressouder des liens et éviter des fractures dommageables pour tous. Je reste vigilant et attentif.

* 145 COGEMA, Dossier d'information. Sites miniers COGEMA et stockages de résidus et stériles, novembre 1991.

* 146 D'autres instances se sont prononcées. l/ dans le cadre de la procédure réglementaire, le Conseil départemental d'Hygiène a rendu un avis favorable le 24 novembre 1995, tandis que le conseil municipal de Bessines adoptait également un avis favorable. 2/ hors de la procédure, le conseil général de Haute Vienne et le conseil régional du Limousin avaient adopte des avis défavorables en décembre 1994.

* 147 Dépêche AFP, 12 février 10 %.

* 148 J'ai déjà évoqué les études de l'Écarpière et de La Crouzille. Je crois savoir qu'un processus similaire a été conduit à Marcoule, dans le Gard, sur une double étude (COGEMA et IPSN) expertisée par une institution canadienne.

* 149 J.P MANIN, RAPPORT. Caractéristiques radiologiques de l'ancienne mine d'uranium de l'Écarpière (Loire Atlantique), à Monsieur le Ministre de l'Industrie, des Postes et Télécommunications et du Commerce extérieur. décembre 1993.

* 150 Citations extraites d'un article de Ouest France, 10 février 1994.

* 151 EAP énergie á potentielle, qui mesure l'impact du radon et de ses produits de filiation.

* 152 Je m'amuse de penser qu'un représentant d'un industriel du nucléaire m'a confié récemment que "l'exploitant en a assez d'être confronté à des attaques systématiques. De surcroît, il n'est plus soutenu par l'administration !" Je me réjouis au contraire de cette évolution, qui correspond à la volonté du législateur de 1976 : le rôle de l'administration n'est pas de soutenir l'exploitant mais de protéger les intérêts recensés par la loi.

* 153 Il me paraîtrait particulièrement maladroit que le représentant de l'État puisse faire état de considérations d'opportunité, à l'occasion ou à propos d'une décision rendue dans le cadre de la législation sur les installations classées. Cela ne serait pas de nature à garantir le respect rigoureux de l'esprit, sinon de la lettre de la loi.

* 154 Il ne serait pas inintéressant que le Parlement se penche sur le rôle et le fonctionnement réels du comité départemental d'hygiène. Plusieurs lois, y compris celle relative aux installations classées, lui confèrent des prérogatives importantes. Le législateur aurait certainement matière à étudier la façon dont la loi y est vécue et mise en pratique au quotidien.

* 155 J'ai d'ailleurs dit à l'instant que la FLEPNA ne conteste pas l'autocontrôlé mais souhaite qu'il soit complété.

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