2.2 La cohérence du système devra résister à certains vents contraires

Tout serait parfait dans le meilleur des mondes - et encore... - si la politique de gestion des déchets TFA devait se limiter aux relations entre la DSIN, la DPPR et la DGS d'un côté, les producteurs de déchets de l'autre. Ce serait oublier d'une part que l'industrie nucléaire n'est pas le seul producteur de déchets TFA, d'autre part que les frontières de notre pays ne sont pas étanches, même pour les déchets.

2.2.1 Les déchets TFA diffus devraient croître en importance dans les années qui viennent

J.Y. LE DEAUT s'était penché sur cette délicate question dans son rapport en 1992. Il relevait ainsi les problèmes posés par la gestion des substances radioactives manipulées dans les établissements de santé (radioéléments utilisés à des fins diagnostiques, tritium...) ou la dissémination d'éléments radioactifs dans une multitude d'appareils ou objets largement utilisés dans la vie courante (cadrans lumineux, détecteurs d'incendie, anciens modèles de paratonnerres, simulateurs cardiaques utilisant du plutonium...), Étaient également décrites les difficultés causées par la gestion et surtout la bonne récupération des sources radioactives diverses qui sont normalement placées sous le contrôle (autorisation préalable) de la CIREA, Commission interministérielle des Radioéléments artificiels.

Il ne semble pas que l'état des lieux ait beaucoup évolué depuis cette date. Je ne m'en réjouis pas et j'en veux pour preuve quelques interventions de certains participants à l'audition du 16 novembre dernier. R. MASSE, président de l'OPRI, évoquait ainsi le cas des ces 20 000 patients qui reçoivent à domicile 15 TBq d'iode 131 chaque année, lequel iode 131 se retrouve tout naturellement dans les déchets divers que ces personnes innocentes envoient dans les ordures ménagères. Faut-il se préoccuper de contrôler à la source cet iode 131 ? il serait alors nécessaire que la société consente à financer 150 000 journées d'hospitalisation supplémentaires... le jeu en vaut-il la chandelle ?

En fait de nouveaux problèmes apparaissent peu à peu. On s'aperçoit par exemple que le démantèlement d'installations chimiques « classiques », déconnectées de tout lien avec l'industrie nucléaire, produit lui aussi des déchets TFA. Par exemple les usines de fabrication d'acide phosphorique, qui manipulent du phosphogypse contenant des traces d'éléments radioactifs (uranium, radium...) se trouvent en fin de carrière avec des tuyauteries couvertes (à l'intérieur) de concrétions diverses contenant des impuretés et une bonne partie des substances radioactives ! J. BONNEMAINS, président de l'association Robin des Bois, a déclaré à l'audition qu'il y a désormais des zones contrôlées au sens de la radioprotection dans certaines de ces installations. Une trentaine d'usines d'engrais phosphatés sont en cours de démantèlement en Europe, selon J. BONNEMAINS, qui voit là une source majeure d'inquiétude en matière de déchets TFA. Des pièces contaminées auraient été expédiées jusqu'en Ukraine, mettant ainsi à mal le principe de traçabilité cher à la DSIN...

On s'explique ainsi la multiplication au début de l'année 1995 des déclenchements de portiques placés à l'entrée de divers sites (décharges ou ferrailleurs) en application de consignes données en 1992 par le Ministère de l'Environnement. Comme me disait justement Y. KALUZNY, "on « crée » du déchet TFA là où il n'y en avait pas !". J'ai pu relever dans la presse de 1995 de nombreux articles concernant la découverte fortuite de déchets radioactifs ; je présente ici une synthèse sur quatre cas significatifs :

- le 10 février 1995 le portique flambant neuf installé par la société AFFIMET à l'entrée de son site de Compiègne se met à sonner ; le personnel ne réagit pas immédiatement car l'appareil peut être sensible à une carte magnétique mêlée aux déchets ; il fait appel à STMI 3 jours après ; on découvre que le corps à l'origine de la sonnerie est une bande de radium métallique de 2x0,5 cm 2 , de l'épaisseur d'une simple feuille de papier, dont le débit de dose au contact est d'environ 50 mGy/heure ; la bande est enlevée par STMI pour être entreposée à Saclay ; le parquet de Compiègne ouvre une information judiciaire ; les examens médicaux chez les salariés ne montrent rien d'anormal ;

- le 7 mars 1995 une benne de poids lourd hollandais déclenche le même portique ; l'engin est conduit à l'écart et balisé ; les contrôles de l'OPRI montrent que la radioactivité ne vient pas du contenu mais de la benne elle même, et notamment de certains tubes de renfort de la structure ; CET événement suscite l'intervention de notre collègue F.M. GONNOT, député de la 6 ème circonscription de l'Oise, qui saisit les Ministres de l'Industrie et de l'Environnement ;

- le 3 avril 1995 plusieurs tonnes d'acier inoxydable contaminées sont découvertes dans l'établissement de JEWO METAL à Bobigny ; il s'avère que ces tôles proviennent du démontage d'une unité de fabrication d'acide phosphorique de RHÔNE POULENC à Roussillon (Rhône) ; elles ont été envoyées à JEWO METAL Rouen pour être triées, puis dirigées vers JEWO METAL Bobigny pour être recyclées ; dans ce dernier établissement la présence de systèmes de détection de radioactivité très sensibles a permis de découvrir la contamination des tôles ; le journal Paris-Normandie signalait le 17 avril qu'un atelier du même type situé à Bobigny (mais sans lien avec la société JEWO METAL) aurait été démantelé en 1994 sans aucun contrôle de radioactivité ;

- enfin le 13 septembre 1995 la société AFFIMET, décidément très touchée, détecte à nouveau la contamination structurelle d'une benne hollandaise ; il semble que les demandes de contrôle que la société a adressé à ses fournisseurs n'aient pas été entendues ; pour le chauffeur, " il s'agit à coup sûr d'un cas isolé", mais il reconnaît que la société propriétaire de la benne ne dispose pas de matériel aussi sensible qu'AFFIMET ; il semble également que les affineurs de métaux hollandais ne disposent pas de détecteurs ; l'enquête judiciaire se poursuit.

R. MASSE soulignait le 16 novembre que les « alertes au portique » avaient disparu depuis quelque temps. Il s'inquiétait de la signification qu'il convient d'accorder à ce répit : a-t-on débranché les portiques ? Cela montre l'importance du phénomène et la nécessité de distinguer entre le nucléaire « peu diffus » et le nucléaire « très diffus ».

Dans la première catégorie on peut placer les fameuses unités de phophogypse, les établissements de santé, les gestionnaires reconnus de sources diverses. Dans la seconde on doit placer tout le reste, en particulier tout ce qui n'a pas de propriétaire ou qui est noyé dans la masse (comme la contamination de la benne hollandaise).

Dans le premier cas il serait possible, moyennant l'adjonction de nouvelles fiches à l'inventaire national de l'ANDRA, de recenser les lieux potentiels de production de déchets TFA. Il s'agirait ainsi de cerner la production avant une éventuelle dilution dans le domaine public. Dans le second cas, on doit se contenter de mettre en place des « balises » chargées de repérer à des endroits sensibles (affinage de métaux par exemple) les éventuelles contaminations diluées.

Comment gérer ces deux formes de nucléaire diffus ? La solution est à l'évidence plus simple dans la première catégorie puisque le qualificatif de diffus s'applique à la dispersion des producteurs potentiels sur le territoire mais que les déchets restent concentrés chez chaque producteur. Ceux-ci sont en général des installations classées (ICPE), donc soumis à un contrôle administratif et relevant des rubriques de la Nomenclature des Installations classées. Il ne devrait pas être trop compliqué, pour peu qu'une bonne collaboration s'instaure entre les administrations concernées, de mettre en place un dispositif de sensibilisation destiné aux exploitants de ces installations. Les liens renforcés entre la DSIN et la DPPR devraient permettre rapidement, grâce à l'inventaire national complété, d'adresser quelque impulsion significative aux DRIRE, qui les répercuteraient par là même aux établissements dont elles ont la charge.

N'oublions pas cependant qu'avant d'être TFA les déchets en question peuvent être instables chimiquement et que toute action visant à modifier le circuit de circulation de ces déchets devrait prendre en compte cette dimension du risque. Le risque radiologique ne doit pas aveugler le décideur.

Pour ce qui est des sources radioactives, J.Y. LE DEAUT signalait dans son rapport la mise en place d'un mécanisme de caution bancaire restituée après justification de la récupération de la source par le fournisseur et son renvoi au fabricant d'origine. Ce dispositif n'est bien sûr pas applicable aux anciens émanateurs de radon dont parlait Mme RIVASI le 16 novembre, pour lesquels le tarif d'élimination demandé par l'ANDRA est si dissuasif que les propriétaires de bonne volonté (car ils ont fait l'effort de s'informer sur la destination normale de leur déchet) se détournent de la solution normale

Ces comportements me gênent beaucoup : autant je peux comprendre les réticences de l'ANDRA à accorder un tarif de faveur aux particuliers (92 ( * )) , autant je peux comprendre aussi le poids financier que l'élimination au prix normal peut représenter pour certaines personnes, autant je reste sceptique sur le fait que l'ANDRA devrait, au nom de sa mission de service public, prendre en charge automatiquement ce genre de résidus. Cela reviendrait à dire que certaines personnes sont habilitées à utiliser des substances radioactives sans assumer totalement le coût destiné à la maîtrise des nuisances associées. Si je comprends bien, cela revient à dire que le principe pollueur-payeur est essentiellement dirigé vers « les autres » et que l'on refuse pour soi-même les contraintes que l'on est prêt à imposer aux autres (aux industries principalement) au nom de la sauvegarde de l'environnement et du droit des générations futures.

Je ne nie pas que des cas particuliers difficiles puissent se présenter. Je souhaite au contraire que l'on puisse trouver des solutions acceptables pour l'ensemble des parties prenantes -et là dessus il appartient aux autorités de tutelle de l'ANDRA de se prononcer et d'indiquer quelles orientations elles comptent imprimer à la politique poursuivie par l'Agence en ce domaine. Je dis simplement que si l'on souhaite internaliser dans le prix d'achat d'une source radioactive l'ensemble des coûts externes associés, il faut aller au bout de la logique et envisager l'arrêt de certains emplois pour ces sources radioactives car les utilisateurs n'auront pas envie de supporter l'intégralité de leur coût.

Mais cela ne doit pas nous inquiéter, car ce qui est logique ne peut pas être mauvais...

La seconde forme de nucléaire diffus, la plus diluée, est à l'évidence incompatible avec le dispositif proposé par la DSIN. Elle se rapproche en cela des problèmes posés par l'ouverture européenne et la libre circulation des déchets.

2.2.2 L'ouverture européenne complique la cohérence du dispositif prôné par la DSIN

Traçabilité, études déchets, zonage, contrôle réglementaire, assurance qualité... toutes ces démarches séduisantes ne peuvent s'appliquer que si le producteur du déchet est placé directement sous le regard soupçonneux de l'autorité de contrôle. C'est le cas des industriels français du secteur nucléaire, ça ne l'est plus des producteurs divers de déchets TFA disséminés un peu partout en Europe. L'ouverture des frontières peut ainsi créer un appel d'air pour des déchets TFA provenant de l'extérieur, validés par leurs autorités nationales dans le cadre des lois et règlements en vigueur dans le pays, sans que les autorités françaises puissent exercer un quelconque droit de regard.

La situation n'est pas si anodine. Les investigations conduites par EDF en matière de pratique de démantèlement à l'étranger (Allemagne, Belgique) montrent que nos voisins d'outre Rhin pratiquent la dilution de substances radioactives, même si cette dilution se fait dans le cadre d'autorisations spécifiques accordées au cas par cas. On retrouve d'ailleurs les interrogations actuelles sur la possibilité de remise dans le domaine public que j'évoquais dans les pages précédentes.

C'est une limite forte à la politique préconisée par la DSIN puisque en l'occurrence, dès lors que la matière radioactive est diluée dans le domaine public, le seul moyen de protection est l'établissement d'un seuil (seuil de détection des portiques...).

Je remarque cependant que ces seuils ne sont absolument pas des seuils de décontrôle. Au contraire ce sont des seuils qui font revenir dans le système de radioprotection (93 ( * )) des matières qui lui avaient échappé, légalement ou illégalement. loin de constituer la porte ouverte d'un exutoire facile et laxiste, ces seuils sont les fourches caudines sous lesquelles doivent passer les matières « présumées innocentes » qui souhaitent prétendre à un label définitif d'innocuité.

La question reste cependant posée de savoir ce qu'il convient de faire des matières radioactives ainsi révélées à la connaissance des autorités. Faut-il les laisser circuler selon leur itinéraire initialement prévu ? en vertu de quelle logique ? pour quel impact sanitaire ? Faut-il au contraire les retirer de la circulation et les stocker ? pour quel coût ? pour quel avenir ? dans quel pays ?

La directive européenne « Normes de base EURATOM », négociée depuis plusieurs années et en phase finale d'adoption, a cependant intégré dans la dernière version discutée par les experts de l'article 31 ces notions d'entrée et de sortie du système de radioprotection. C'est une belle victoire (provisoire) pour les positions françaises, qui ont réussi à protéger une conception rigoureuse de la protection radiologique des personnes et de l'environnement. Cette victoire montre que la France ne défend pas nécessairement les thèses les plus laxistes en matière de radioprotection, contrairement à ce que certaines voix laissent entendre de façon complaisante.

Mais l'incompréhension manifeste de nombreux partenaires (ou est-ce plutôt leur hypocrisie ?), qui d'après l'IPSN ne semblent pas avoir compris la logique de l'entrée et de la s ortie, a laissé ouverte la porte de la dilution puisque les pays membres sont, en l'état actuel du texte, laissés libres d'adopter des systèmes instaurant des seuils universels de décontrôle. Si de telles dispositions sont adoptées, la France ne pourra pas s'opposer à l'entrée sur son territoire de substances contaminées « légalement » ailleurs.

Le débat public sur les seuils d'exemption a-t-il été poussé chez nos partenaires aussi loin qu'en France ? Il serait regrettable que notre pays, apparemment plus sensible que les autres aux problèmes posés par la dissémination de substances radioactives, soit par là même le plus pénalisé tant au niveau de ses pratiques quotidiennes que de l'état de l'opinion. Il s'agit là d'une question politique d'importance, à laquelle je consacrerai la vigilance, le temps et l'énergie qui seront nécessaires pendant l'année 1996 et au delà s'il La politique des déchets TFA, sous l'impulsion décisive de la DSIN, a accompli ces deux dernières années des avancées tout à fait significatives. Il apparaît aujourd'hui que les langages se sont accordés (ce qui ne veut pas dire que les protagonistes sont d'accord sur tout...) et que les concepts sont pour la plupart clarifiés, sous les réserves que j'ai développées auparavant.

Il est aujourd'hui essentiel de progresser rapidement sur des objectifs plus concrets : structure et contenu des études d'impact, sens et portée de la mesure, résolution de difficultés ponctuelles en matières de déchets diffus, renforcement de la présence auprès des producteurs « non nucléaires », maîtrise des dérives européennes potentielles, etc. Les difficultés sont sérieuses mais pas insurmontables. Le rythme ne doit pas faiblir, et l'histoire récente nous montre que la lenteur est une pente facile : n'a t-on vraiment pas progressé d'un pouce depuis une réunion que la SFRP consacrait en 1991 aux déchets TFA, avec les mêmes questions (ouverture européenne, déchets diffus...) ?

Il est également essentiel de franchir une étape dans le développement des relations entre les représentants associatifs et le système traditionnel. L'industrie nucléaire se veut être un champion de l'innovation... D'accord mais pas seulement dans le domaine scientifique et technique. Dans les strictes limites de mes fonctions, je suis prêt à accompagner cette démarche conforme à l'intérêt de la nation.

* 92 Puisque l'Agence doit équilibrer son budget, elle reporterait le coût non assumé par les petits producteurs de déchets sur les « grands » Mais pourquoi ces grands producteurs devraient-ils combler la différence, pour une nuisance dont ils ne sont pas directement responsables ?

* 93 Ou tout au moins qui mettent en évidence des substances intéressant la nidioprotection.

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