D. ÉTENDRE LE DROIT DE DÉROGATION À DES DISPOSITIONS RÉGLEMENTAIRES DE FOND
Les effets recherchés du droit de dérogation sont explicitement prévus par l'article 2 du décret du 8 avril 2020 : alléger les démarches administratives, réduire les délais de procédure ou favoriser l'accès aux aides publiques.
Comment comprendre la portée de ces trois objectifs ?
La décision du Conseil d'État de 2019 ainsi que la circulaire précitée de 2020 considèrent que le décret de 2020 limite le droit de dérogation aux seules règles de forme, de délais et de procédure, excluant ainsi des dérogations au fond du droit41(*). Cette restriction constitue, en quelque sorte, un « plafond de verre » qui explique, dans une large mesure, le faible recours à ce pouvoir de dérogation.
Or, comme le souligne justement un rapport de l'Inspection générale de l'administration (IGA) publié en juin 202242(*), distinguer les règles de « procédure » des règles de « fond » est souvent malaisé, lorsque la procédure n'est que la conséquence mécanique de la norme de fond.
Lors de son audition devant notre délégation, en juillet 2022, M. Jean-Gabriel Delacroy, alors sous-directeur de l'administration territoriale à la DMATES, avait lui-aussi appelé à « réfléchir à la pertinence de séparer les sujets de procédure et de forme et les sujets de fond. (...). Il est vrai que la préfecture et ses services peuvent éprouver des difficultés à interpréter certaines normes, notamment dans des domaines où la frontière entre règle de forme et règle de fond est parfois ténue. Les préfectures s'interrogent souvent sur des sujets de régime d'autorisation ou de régime de déclaration dans le domaine environnemental » 43(*).
En effet, environ un tiers des arrêtés de dérogation pris dans le domaine de l'environnement déroge aux seuils réglementaires pour soumettre à simple déclaration des projets d'installations ou d'ouvrage relevant, selon ces textes, du régime de l'autorisation préalable. Basculer d'un régime d'autorisation à celui de simple déclaration consiste, stricto sensu, à déroger à une règle de procédure, dans le but d'« alléger les démarches administratives » et de « réduire les délais de procédure ». Les préfets peuvent donc légitimement considérer que leurs arrêtés de dérogation répondent au critère du décret de 2020.
Toutefois, en matière environnementale comme dans d'autres domaines de l'action publique locale, les procédures ne font que traduire un niveau de protection des populations. Ainsi, un régime d'autorisation préalable concerne souvent des installations susceptibles de présenter des dangers pour la santé et la sécurité publiques (art L. 512-1 du code de l'environnement), tandis que les installations moins dangereuses sont soumises à simple déclaration (art L. 512-8 du même code).
Dès lors, peut-on considérer qu'un arrêté dispensant, à titre dérogatoire, un projet d'installation d'une autorisation ne fait qu'écarter une simple règle de procédure en matière environnementale ?
Il est difficile de répondre par l'affirmative à cette question. C'est pourquoi vos rapporteurs partagent, sur ce point, les préventions de l'IGA dans son rapport précité : « c'est donc bien une dérogation à des règles de fond (l'évaluation des risques) qui est faite lorsque le préfet substitue une procédure déclarative à une procédure d'autorisation ». La porosité entre fond et procédure paraît ainsi évidente en matière environnementale comme elle l'est dans le champ du droit de l'urbanisme.
Pour l'ensemble de ces raisons, vos rapporteurs recommandent de prévoir explicitement la possibilité pour les préfets de déroger à des règles de fond. Les objectifs actuels, trop limités à des questions de forme, pourraient être utilement remplacés par des dispositions plus ambitieuses, en fonction des bénéficiaires du droit de dérogation :
Objectifs actuels assignés |
Objectifs souhaités par la mission |
- alléger les démarches administratives ; - réduire les délais de procédure ; - ou favoriser l'accès aux aides publiques |
- pour les collectivités territoriales : contribuer au développement des territoires et à alléger le poids des normes sur les finances locales ; - pour les particuliers et entreprises : alléger et accélérer les démarches administratives |
Interrogée sur cette évolution par vos rapporteurs, la DMATES a exprimé certaines réserves : « En permettant de déroger à des règles de fond, il nous semble que l'on n'assigne pas de limites aux effets recherchés et que l'on perd la maîtrise de l'objectif poursuivi. »
Vos rapporteurs ne partagent pas cette conception et soulignent que les préfets devront être guidés par un principe essentiel, qui figure déjà dans le décret de 2020 : « ne pas porter une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé ». Il appartiendra ainsi au représentant de l'État d'effectuer un bilan coûts/avantages du recours au droit de dérogation, en mettant en balance l'intérêt de la dérogation du point de vue de ses bénéficiaires et le respect des objectifs poursuivi par les normes réglementaires auxquelles l'arrêté déroge. Cette appréciation préfectorale sera naturellement exercée sous le contrôle du juge administratif.
Une telle rédaction permettrait peut-être d'unifier les différents régimes qui existent déjà pour déroger à des normes réglementaires, de fond ou de forme. En effet, il est admis, de longue date, que le préfet peut déroger à des règles de forme et de fond dans le cadre de régimes particuliers définis par le pouvoir réglementaire. La liste ci-dessous, non-exhaustive, illustre le fait que les règlements peuvent doter des représentants de l'État de la capacité de prendre des dispositions dérogatoires sur le fond (cf annexe) :
- article R. 2334-24 du CGCT : dans le cadre de la DETR44(*), le préfet peut notifier à la collectivité que le commencement d'exécution de l'opération avant la date de réception de la demande de subvention n'entraîne pas un rejet d'office de la demande de subvention, afin de faciliter la réalisation du projet ;
- article R. 2334-28 du CGCT : dans le cadre de la DETR, le préfet peut déroger, pour les opérations pouvant être réalisées à brève échéance, en fixant un délai inférieur, au délai de deux ans de commencement d'exécution de l'opération ayant reçu une subvention ;
- article R. 2334-29 du CGCT : dans le cadre de la DETR, le préfet peut, par décision motivée, prolonger le délai d'exécution d'une opération ayant bénéficié d'une subvention, de maximum deux ans, après avoir vérifié que le projet initial n'est pas dénaturé et que l'inachèvement de l'opération n'est pas imputable au bénéficiaire ;
- article R. 2334-30 du CGCT : dans le cadre de la DETR, le préfet peut de façon dérogatoire appliquer le taux de subvention au montant hors taxe de la dépense réelle non plafonné lorsque des sujétions imprévisibles par le bénéficiaire et tenant à la nature du sol ou résultant de calamités conduisent à une profonde remise en cause du devis ; ce complément de subvention fait l'objet d'un nouvel arrêté.
Recommandation n° 4 : Étendre le droit de dérogation à des dispositions réglementaires de fond. Envisager la suppression des régimes particuliers existants dans un souci de simplification.
* 41 À l'exception notable du champ des aides publiques. Toutefois, en pratique, les dérogations dans ce domaine portent très souvent aussi sur des règles de délais (de la présentation de la demande de subvention, de commencement ou d'achèvement des travaux).
* 42 Rapport sur l'évaluation de la mise en oeuvre du décret n°2020-412 du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet.
* 43 https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20220718/dct_bulletin_2022-07-18.html
* 44 Dotation d'équipement des territoires ruraux.