D. UN OUTIL AU BÉNÉFICE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES MAIS ENCORE PEU UTILISÉ
D'après la DMATES, interrogée par vos rapporteurs, les collectivités territoriales et leurs groupements sont les principaux bénéficiaires des dérogations, avec 90 % du total, au 1er décembre 202423(*). Les entreprises24(*) et les particuliers sont donc très peu concernés par ce pouvoir de dérogation.
Par ailleurs, l'outil est encore très peu utilisé. A la même date, la DMATES recense, depuis la création de ce pouvoir en 2020 :
- 628 arrêtés pris par les préfets de départements, soit en moyenne 1,5 arrêté par département et par an. Cette moyenne dissimule de fortes disparités : en effet, 12 départements n'ont pris aucun arrêté de dérogation, 12 départements n'ont pris qu'un seul arrêté et 6 départements en ont pris 20 ou plus ;
- 152 arrêtés pris par les préfets de région, soit en moyenne 3 arrêtés par région et par an.
Nombre
d'arrêtés de dérogation pris par les préfets
depuis le décret d'avril 2020
Source : Sénat, à partir des données fournies par la DMATES (nov. 2024)
Certes, selon la DMATES, les chiffres réels devraient probablement représenter le double des arrêtés mentionnés ci-dessus : en effet, certains préfets n'appliquent pas la procédure prévue de transmission des arrêtés à l'administration centrale25(*), notamment lorsque les arrêtés ne présentent pas de difficultés ou lorsqu'ils ont le même objet que de précédents textes, déjà validés par l'administration centrale.
Il n'en demeure pas moins que les chiffres, même sous-évalués, démontrent que les préfets ne se sont guère emparés de la faculté offerte par le décret du 8 avril 2020 généralisant le droit de dérogation. Vos rapporteurs constatent, au regard de leurs auditions et déplacements, que la situation n'a malheureusement pas évolué depuis le constat dressé par la mission de la délégation sur l'État territorial en 202226(*). Le questionnaire lancé par cette mission avait alors souligné que seuls 23 % des préfets étaient favorables au droit de dérogation. Cette « frilosité » est multifactorielle : elle sera exposée plus loin, au travers des recommandations qui proposent des solutions pour y répondre.
Si le bilan quantitatif du dispositif demeure modeste, il permet toutefois de dégager des tendances intéressantes.
En premier lieu, les deux tiers des arrêtés départementaux portent sur des questions de subventions. Ce pourcentage est de 97 % pour les arrêtés régionaux.
Arrêtés de dérogation pris par les
préfets de départements
depuis le
décret de 2020
Subventions |
Environnement |
Économie |
Construction |
Autres domaines |
Total nombre d'arrêtés pris |
423 |
163 |
15 |
23 |
4 |
628 |
Arrêtés de dérogation pris par les
préfets de région depuis le décret de
2020
Subventions |
Environnement |
Économie |
Construction |
Autres domaines |
Total nombre d'arrêtés pris |
147 |
3 |
1 |
1 |
0 |
152 |
Source : DMATES, décembre 2024
La prévalence des arrêtés de dérogation concernant les questions de subventions s'explique par le fait que c'est l'un des domaines où le pouvoir réglementaire est le moins encadré par le pouvoir législatif. Il est donc plus aisé de déroger aux normes réglementaires.
Symétriquement, la faiblesse du recours au pouvoir de dérogation dans le domaine de l'environnement résulte du caractère législatif des dispositions auxquelles il est souhaité déroger in fine, les dispositions réglementaires n'étant, après analyse, qu'une déclinaison de principes fixés par la loi. Cette dernière fait donc obstacle à l'usage du pouvoir de dérogation, étant rappelé que le préfet ne peut pas, en vertu du décret précité de 2020, déroger à des normes de nature législative. Or, si un arrêté préfectoral dérogeait à des normes réglementaires qui ont pour objet de garantir le respect de principes consacrés par la loi, il dérogerait alors nécessairement à des dispositions législatives, ce qui serait irrégulier.
Enfin, si les sept matières précitées, relativement étendues, pourraient laisser penser que le préfet peut aisément déroger aux normes réglementaires, le décret impose le respect de dix critères, rappelés dans la circulaire précitée de 2020 et présentées en annexe du présent rapport. Peu de situations remplissent intégralement ces critères, de sorte que le recours à cette dérogation est peu fréquent. Lors des auditions, certains intervenants ont évoqué un « parcours d'obstacles ».
De cette faible utilisation résulte - logiquement - un faible contentieux. Il semble qu'une seule décision soit intervenue et elle a concerné non pas la contestation d'un arrêté de dérogation mais, à l'inverse, le refus du préfet de faire usage de son pouvoir. Le tribunal administratif puis la Cour administrative d'appel ont jugé toutefois que le requérant (un hôtel) ne justifiait pas de l'existence d'un motif d'intérêt général et de circonstances locales27(*).
* 23 Ce pourcentage était de 75 % en juillet 2022. Sont pris en compte tous les arrêtés depuis le décret du 8 avril 2020 qui a généralisé le droit de dérogation.
* 24 Ce point est cependant à nuancer dans la mesure où une aide à l'investissement d'une collectivité pourra bénéficier in fine à un acteur économique.
* 25 À noter que cette procédure n'est plus obligatoire depuis la circulaire « Barnier » du 28 octobre 2024 (cf infra).
* 26 « À la recherche de l'État dans les territoires » : rapport d'information n° 909 (2021-2022) de Mme Agnès Canayer et Éric Kerrouche, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 29 septembre 2022.
* 27 Un hôtel demandait au tribunal administratif de Mayotte d'annuler la décision du 22 mai 2018 par laquelle le préfet de Mayotte avait refusé de lui attribuer une subvention d'un montant de 700 000 euros au titre du Fonds européen de développement régional (FEDER). Il soutenait notamment que le préfet aurait dû mettre en oeuvre le pouvoir de dérogation, alors reconnu au préfet de Mayotte à titre expérimental. Le tribunal administratif de Mayotte puis la Cour administrative d'appel de Bordeaux rejettent ce moyen : « En se bornant à se prévaloir du développement économique et touristique sur le territoire de Mayotte et à produire une étude de marché du 1er octobre 2016 élaborée par ses propres soins, la société Tsingoni Hôtel ne justifie pas de l'existence d'un motif d'intérêt général et de circonstances locales auxquels répondrait son projet de complexe hôtelier (...). Dès lors, eu égard aux motifs de refus qui ont été opposés à la société, le préfet de Mayotte n'a pas entaché sa décision d'erreur manifeste d'appréciation en s'abstenant de faire usage de son pouvoir de dérogation. » ( CAA Bordeaux, 4e ch., 10 mai 2022, n° 20BX00332).