C. UNE RATIONALISATION INDISPENSABLE DE L'USAGE DES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX EN MATIÈRE MIGRATOIRE
1. Face au « fouillis » des instruments internationaux, un nécessaire travail de clarification
a) Les instruments internationaux : de la constellation au fouillis ?
Du début à la fin de ses travaux, la mission d'information a rencontré d'importantes difficultés méthodologiques pour évaluer l'efficacité du recours aux instruments internationaux en matière migratoire. Si le nombre de ces instruments n'est pas problématique en soi, la sensation d'une absence de cohérence qui se dégage de l'ensemble est en revanche beaucoup plus préoccupante. Loin de former un tout cohérent, cet ensemble s'est plutôt construit par sédimentation et de manière relativement décousue.
Ce constat a été partagé par la très grande majorité des personnes auditionnées par la mission d'information. Du reste, les rapporteurs ont rapidement abandonné le terme flatteur de « constellation » pour qualifier cet assortiment excessivement déstructuré et difficilement lisible d'instruments internationaux ; c'est plutôt celui de « fouillis » qui s'est imposé au fil des échanges. Le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau a d'ailleurs immédiatement repris celui-ci à son compte lors de son audition devant la commission des lois le 27 novembre 2024 : « oui, il y a fouillis ; celui-ci est généré par la cohabitation d'accords de plusieurs générations ; cependant, le cadre des accords d'hier ne correspond plus aux exigences actuelles, ce qui provoque aussi cet effet de désordre ».
Cette sensation de « fouillis » ne résulte pas uniquement de la superposition d'un grand nombre d'instruments internationaux applicables en matière migratoire, loin de là. Un tel volume d'instruments internationaux pourrait tout à fait être admis si lesdits instruments étaient conclus en application d'une stratégie clairement définie, que leur contenu était juridiquement pertinent et que leur mise en oeuvre faisait l'objet d'un suivi bilatéral rigoureux ainsi que d'évaluations approfondies. Force est malheureusement de constater que ces éléments ne sont que très rarement réunis.
Aux termes de ses travaux, la mission d'information est contrainte de formuler la conclusion inverse : ce « fouillis » d'instruments internationaux est à l'image d'une politique conduite à vue et déterminée prioritairement par des logiques d'opportunité. Elle a ainsi été frappée de constater que la plupart des administrations auditionnées étaient interrogées pour la première fois sur ce sujet pourtant central. Les réponses souvent génériques, voire elliptiques, à des interrogations a priori basiques sur la stratégie d'ensemble des ministères concernés n'ont fait que renforcer les rapporteurs dans cette conclusion. Si la mission d'information ne remet pas en cause le travail souvent remarquable des agents publics impliqués, elle considère en revanche que la doctrine d'usage des instruments internationaux en matière migratoire est trop peu définie et que leur suivi est largement perfectible. En somme, les pouvoirs publics gagneraient à investir ce levier essentiel de la politique migratoire de manière plus ordonnée.
b) La clarification du cadre juridique d'ensemble, un point de départ incontournable
Dans ce contexte, la mission d'information estime indispensable de rehausser le volume d'information disponible sur les instruments internationaux en vigueur en matière migratoire. Le vecteur privilégié devrait être l'annexe 1 précitée du Ceseda, à laquelle les accords de gestion concertée de codéveloppement voire les accords relatifs aux exemptions de visas pertinents pourraient utilement être intégrés. Les accords applicables aux détenteurs de passeports diplomatiques ou de service seraient notamment concernés. S'agissant des accords de réadmission, la mission d'information admet l'argument selon lequel la mention au Ceseda d'accords qui ne créent pas de droits au bénéfice des particuliers pourrait susciter davantage de confusion qu'autre chose.
De manière générale, il est impératif de mettre à disposition du public une information claire et exhaustive sur l'ensemble des instruments internationaux aujourd'hui applicables, y compris lorsqu'il s'agit d'instruments européens ou ne créant pas de droits au bénéfice des particuliers. Pour ce faire, l'actualisation des pages internet dédiées du ministère de l'intérieur serait, a minima, un bon point de départ.
Proposition n° 1 : Consolider et centraliser l'information sur les instruments internationaux aujourd'hui applicables en matière migratoire. Pour ce faire :
- intégrer les accords de gestion concertée et de codéveloppement, voire les accords relatifs aux exemptions de visas pertinents à la liste figurant en annexe I du Ceseda ;
- mettre à disposition du public une information claire et exhaustive sur l'ensemble des instruments internationaux aujourd'hui applicables, y compris lorsqu'il s'agit d'instruments européens ou ne créant pas de droits au bénéfice des particuliers.
2. Une doctrine d'usage des instruments internationaux à formaliser dès que possible
a) Historiquement, une stratégie plus que fluctuante
La conclusion d'instruments internationaux ne semble que rarement s'appuyer sur des lignes directrices formalisées. Selon les éléments recueillis par la mission d'information au cours de ses travaux, une véritable stratégie n'a présidé à la mise en place de ces instruments que de manière sporadique.
Certes, les « vagues » d'instruments internationaux présentées précédemment présentaient une certaine homogénéité. Les instruments déployés dans ce cadre l'ont néanmoins essentiellement été de manière réactive ; il s'agissait bien davantage d'accompagner des évolutions politiques ou juridiques exogènes que de décliner une stratégie clairement établie. Il en va ainsi des conventions signées dans le cadre du processus de décolonisation ou des instruments conclus à la suite de la suppression des contrôles aux frontières intérieures dans l'espace Schengen. In fine, seuls les accords de gestion concertée et de codéveloppement semblent avoir été conclus en application d'une stratégie réellement politique, en l'espèce la politique « d'immigration choisie ».
Interrogé sur ce point, l'ancien ambassadeur chargé des migrations, Christophe Léonzi, a indiqué aux rapporteurs que les accords migratoires internationaux s'inscrivaient dans le cadre de coopération migratoire « globale et équilibrée rappelée lors du Sommet de la Valette en 2015 et à l'occasion de l'adoption du Pacte de Marrakech en 2018 ». Les cinq piliers de ce plan d'action conjoint ont été rappelés par Sophie Primas, alors ministre déléguée chargée du commerce extérieur et des Français de l'étranger, lors de son audition devant la commission le 3 décembre 2024. Il s'agit de la lutte contre les causes profondes des migrations, de la promotion des migrations légales, de la garantie de dispositifs de protection et d'asile, de la prévention et de la lutte contre l'immigration irrégulière ainsi que de l'organisation de retours dignes assortis de mécanisme de réinsertion. Si la mission d'information ne peut dans l'absolu que souscrire à ces objectifs, force est toutefois de constater que les instruments internationaux n'occupent qu'une place marginale dans cette approche supranationale, alors même que leur usage nécessiterait une stratégie dédiée établie au niveau national.
En conséquence, la mission d'information rejoint la conclusion du professeur Vincent Tchen quant à ce défaut de vision stratégique : « En occultant les pratiques sous la IIIe République et dans les années 1960 pour accompagner la décolonisation, les pouvoirs publics n'ont jamais développé une stratégie globale en matière d'accords bilatéraux ». In fine, la mise en place d'instruments internationaux semble le plus souvent dictée par des contraintes externes ou des logiques d'opportunité.
b) La mise en place des instruments internationaux : une compétence partagée, voire concurrentielle
Une autre difficulté réside dans le fait qu'en matière migratoire, la conclusion d'instruments internationaux se trouve à la jonction des compétences de deux ministères.
La DGEF, direction relevant du ministère de l'intérieur, est formellement responsable de l'élaboration des projets d'accords sur les flux migratoires, en application de l'article 8 du décret n°2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l'administration centrale du ministère de l'intérieur. Le ministère de l'intérieur est donc clairement désigné comme le premier responsable du pilotage de cette politique publique. Dans ce cadre, la DGEF négocie et applique les différents instruments internationaux, en collaboration avec les différents acteurs étatiques concernés. Il peut concrètement s'agir des services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), de la police aux frontières ou de tout autre service ministériel dont l'implication dans le processus serait dictée par le contenu d'un instrument international.
Parmi ceux-ci, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères occupe évidemment une place à part. Il comprend en son sein d'importantes ressources dédiées à la question migratoire. L'ambassadeur chargé des migrations occupe un rôle pivot au sein de ce dispositif, en particulier depuis l'extension de ses compétences en 2022. Comme il l'a indiqué aux rapporteurs au cours de son audition, il pilote et coordonne l'action du ministère pour la mise en oeuvre des priorités gouvernementales en matière migratoire. Il s'appuie pour cela sur une « task force » ministérielle composée de « correspondants migrations » déployés au sein des directions centrales et de référents migration désignés dans les quinze pays actuellement prioritaires sur le sujet. Ces derniers ont pour rôle de « mobiliser l'ensemble des services concernés localement, de faciliter les coopérations migratoires et de mettre un oeuvre un dialogue et un partenariat migratoires avec le pays de résidence ».
Cette répartition des compétences n'est pas sans défaut. La mission d'information a relevé au cours de ses travaux que la coordination entre les ministères de l'intérieur et de l'Europe et des affaires étrangers n'était en pratique pas optimale.
Les frictions proviennent, d'une part, de priorités divergentes entre les deux structures ministérielles. Schématiquement, le ministère de l'intérieur semble légitimement accorder un primat à la lutte contre l'immigration irrégulière tandis que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères entend de manière tout aussi compréhensible garantir un équilibre avec les enjeux d'attractivité. Par ailleurs, l'action du Quai d'Orsay s'inscrit dans une relation bilatérale qui ne se limite pas aux enjeux migratoires ; elle doit donc prendre en compte d'autres déterminants et composer avec les réalités locales.
Le professeur Vincent Tchen a dressé un constat sans appel sur le sujet au cours de son audition : « une diplomatie migratoire est, dans ce contexte, douteuse. Elle suppose une unité de parole et de compétence qui fait défaut et de repenser le rôle du ministre de l'intérieur car, si cette diplomatie migratoire se résume à des enjeux d'ordre public (réadmission, délivrance de laissez-passer consulaire, contrôles renforcés des points de migration), quel État tiers souhaitera être associé ? »
Les tensions rencontrées s'expliquent, d'autre part, par des rivalités persistantes entre les administrations concernées. Certaines personnes auditionnées par la mission d'information ont ainsi évoqué la propension de certaines d'entre elles à « cacher leur copie » aux autres services impliqués, nuisant indéniablement à la coordination d'ensemble.
c) Le comité stratégique des migrations : une première tentative de structuration à renforcer
Ces difficultés semblent relativement bien identifiées par l'exécutif. L'intensification récente du recours aux instruments internationaux en matière migratoire s'est en effet accompagnée d'une tentative de structuration de cette politique. Celle-ci s'est traduite par la création d'un « comité stratégique des migrations », lors du Conseil de défense et de sécurité nationale du 14 octobre 2022. Co-présidée par les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères, cette instance a vocation, d'une part, à définir les priorités gouvernementales en la matière et, d'autre part, à assurer la bonne coordination entre les actions conduites par les deux ministères. Son secrétariat est assuré par l'ambassadeur chargé des migrations. Celui-ci a indiqué que le comité avait été réuni pour la première fois au niveau ministériel en janvier 2023, puis à plusieurs reprises au niveau administratif26(*).
Compte tenu du caractère nécessairement partagé de l'action extérieure de l'État en matière migratoire, la mission d'information estime que la création d'une instance de coordination va dans le bon sens. Elle regrette toutefois de ne pas avoir été en mesure de lever le voile de mystère qui entoure ce comité. Sur la forme, sa composition comme ses missions demeurent notamment énigmatiques. La mission d'information estime nécessaire de garantir davantage de transparence sur ce point. Elle relève par ailleurs que la mise en place de ce comité il y a désormais deux ans n'a en tout état de cause pas encore permis de surmonter l'ensemble des difficultés de coordination entre les ministères de l'intérieur ainsi que de l'Europe et des affaires étrangères. Sans remettre en cause l'attribution au ministère de l'intérieur du pilotage de cette politique publique au quotidien, elle considère néanmoins qu'un surcroît d'efficacité pourrait être atteint en confiant formellement au Premier ministre le soin de présider les débats stratégiques tenus dans le cadre du comité précité.
Proposition n° 2 : Formaliser la composition et les missions du comité stratégique sur les migrations et confier sa présidence au Premier ministre.
S'agissant des orientations décidées par cette instance, les rapporteurs ont dû, en dépit de demandes répétées, se contenter des maigres informations livrées par la DGEF au cours de son audition. Selon celles-ci, le comité stratégique aurait retenu les cinq axes de travail suivants au cours de sa réunion inaugurale :
- « une sélection assumée de partenaires dont la couverture par des instruments migratoires est à privilégier, à raison de l'importance des enjeux migratoires, ou pour des considérations stratégiques ou politiques ;
- « la nécessité de coupler à des instruments migratoires un dialogue régulier, et des mécanismes opérationnels efficaces ;
- « une préférence pour des instruments souples, par rapport à des accords intergouvernementaux, à partir du bilan de la mise en oeuvre et de l'impact des accords intergouvernementaux conclus ;
- « la nécessité de veiller à une cohérence et à un objectif d'intelligibilité du droit, les dispositions spéciales et dérogatoires en matière de circulation des personnes et de séjour induisant un risque de fragmentation et de complexité indissociable du caractère particulier de ces stipulations ;
- « l'enjeu d'une inter-ministérialisation accrue des approches, en particulier avec les ministères chargés du travail, de l'enseignement supérieur et de la recherche, de la santé, ou de l'agriculture ».
Si ces orientations demeurent générales, la mission d'information a néanmoins choisi de voir le verre à moitié plein. Les axes retranscrits ci-dessus recoupent en effet pour l'essentiel les enjeux qu'elle a identifiés au cours de ses travaux.
Deux points sont par ailleurs particulièrement notables. Le premier a trait aux pays prioritaires identifiés par le comité stratégique sur les migrations. Ils sont désormais au nombre de quinze : l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Côte d'Ivoire, la Guinée, le Mali, le Sénégal, le Bangladesh, les Comores, l'Égypte, l'Inde, l'Indonésie, le Nigéria, le Vietnam et le Sri Lanka.
Le second concerne la nature des instruments aujourd'hui privilégiés dans les négociations avec les États tiers. Cette inflexion a été résumée en ces termes par le ministre de l'intérieur Bruno Retailleau lors de son audition devant la commission des lois le 27 novembre 2024 : « Avec les accords de première génération, signés dans les années 2000, nous avons multiplié de grands accords mixtes. Il s'agissait d'accords de gestion, qui étaient élargis à l'ensemble du flux migratoire, légal et irrégulier [...] Nous n'abandonnons pas ces accords, mais avons aujourd'hui un besoin plus opérationnel. Plus l'accord est large, moins la réadmission risque d'être effective parce que le pays concerné peut se glisser dans un angle mort ». Les limites inhérentes aux accords mixtes ont en effet été régulièrement mises en avant lors des auditions conduites par la mission d'information. La rigidité de ce cadre est peu compatible avec le caractère essentiellement technique de la coopération en matière de retours et avec les évolutions rapides du marché du travail s'agissant des migrations légales.
La mission d'information soutient sans réserve ces deux nouvelles orientations. La concentration des négociations avec les pays présentant le plus d'enjeux migratoires semble cohérente, étant entendu qu'une telle priorisation doit avoir pour corollaire un suivi effectif de l'application des instruments. De la même manière, les instruments de coopération techniques paraissent effectivement présenter un potentiel plus intéressant que les accords intergouvernementaux en bonne et due forme.
La mission d'information a par ailleurs pris bonne note de la volonté du ministère de l'intérieur de réunir prochainement le comité stratégique des migrations, en vue d'une potentielle évolution des orientations stratégiques définies en 2023. Dans cette perspective, elle appelle à formaliser une doctrine d'emploi des instruments internationaux en matière migratoire plus détaillée que les orientations actuelles, encore trop rudimentaires. Si la mission d'information admet que la sensibilité du sujet exclut, le cas échéant, une mise à disposition du public du contenu d'une telle doctrine, elle estime néanmoins indispensable de garantir l'information du Parlement sur le sujet.
Proposition n° 3 : Dans la lignée des dernières orientations du Comité stratégique sur les migrations, accentuer le dialogue avec un nombre restreint d'États tiers prioritaires et développer les instruments souples de coopération.
Proposition n° 4 : Dans le cadre du comité stratégique sur les migrations, formaliser une doctrine d'utilisation des instruments internationaux en matière migratoire et garantir l'information du Parlement sur son contenu.
3. Des instruments migratoires internationaux dont le contenu doit être régulièrement réinterrogé
a) Des instruments parfois obsolètes, voire contreproductifs
Le contenu de certains des instruments internationaux étudiés a pu laisser la mission d'information songeuse. Leur plus-value est parfois peu évidente, soit que la normativité des stipulations y figurant soit contestable, soit que les dérogations initialement accordées soient devenues moins favorables que le droit commun au gré des évolutions de la législation.
À titre d'exemple, les cinq conventions d'établissement conclues avec des États africains relèvent davantage de marques d'attention diplomatiques que d'instruments internationaux réellement dérogatoires au droit commun. Parmi les quelques stipulations réellement normatives des conventions relatives aux conditions de circulation, de séjour ou d'emploi, la plupart ont par ailleurs été neutralisées par les évolutions du droit commun. La majorité d'entre elles aménagent par exemple des régime d'accès à des cartes de séjour « compétences et talents » qui ont depuis disparus. Un autre cas emblématique est celui des trois conventions de circulation conclues en 1983 avec les États du Maghreb. Bien que celles-ci figurent à l'annexe 1 du Ceseda, leur suspension partielle en 1986 conjuguée aux modifications intervenues depuis lors font qu'il est particulièrement difficile d'identifier celles de leurs stipulations qui pourraient être encore en vigueur aujourd'hui27(*).
La mission d'information a par ailleurs été frappée de constater que certains accords étaient complètement tombés en désuétude. À sa grande surprise, il lui a même été indiqué des cas où l'administration elle-même avait « oublié » l'existence d'instruments pourtant formellement toujours en vigueur.
Ces éléments pourraient rester du domaine de l'anecdote si ces stipulations aujourd'hui dépassées n'étaient pas théoriquement toujours applicables et que le droit des étrangers ne pâtissait pas fortement de cette accumulation de régimes dérogatoires plus ou moins obsolètes. La conclusion formulée par le professeur Vincent Tchen au cours de son audition est à cet égard sans appel : « Il en résulte aujourd'hui un état du droit désordonné sans aucune cohérence d'objet et, surtout, de valeur juridique. Un nombre conséquent d'accords sont en effet dépourvus de valeur normative, se bornant à afficher une volonté diplomatique et marquer des engagements diplomatiques ».
Cette confusion juridique complexifie de surcroît l'exercice de leurs missions par les administrations chargées des étrangers en France. Si les procédures définies par les accords de réadmission sont globalement intégrées par la police aux frontières, les services des étrangers en préfecture doivent eux composer avec des dérogations internationales au droit au séjour aussi nombreuses que méconnues. La DGEF a ainsi indiqué que « les mesures dérogatoires contenues dans les différents accords ont abouti à complexifier l'instruction des titres de séjour, au détriment de la performance du service et, partant, de la qualité du service public de la délivrance de titres aux étrangers en France ».
b) Un « toilettage » de rigueur des instruments internationaux
Dans ce contexte, la mission d'information estime que le contenu de certains instruments internationaux gagnerait à être régulièrement réinterrogé. La première étape devrait être d'identifier l'ensemble des instruments aujourd'hui obsolètes. Le cas échéant, des discussions pourraient alors être engagées avec les États partenaires quant aux suites à donner auxdits instruments. S'il s'agit là d'un travail de longue haleine, celui-ci aurait le mérite, d'une part, de clarifier le cadre juridique applicable et, d'autre part, d'offrir un cadre d'échanges supplémentaire avec des États tiers pouvant présenter un intérêt en matière migratoire.
Si certaines personnes auditionnées ont même évoqué la possibilité de dénoncer unilatéralement les instruments internationaux objectivement obsolètes, une telle méthode aurait toutefois probablement plus d'inconvénients que d'avantages. La dénonciation unilatérale d'un accord emporte en effet systématiquement des conséquences diplomatiques dont l'ampleur est difficilement anticipable. La simple clarification du cadre juridique ne justifie pas un tel pari. Ce processus devrait donc nécessairement être conduit en liaison étroite avec les États partenaires.
La mission d'information a enfin souhaité reprendre à son compte une proposition formulée par Patrick Stefanini, devenu représentant spécial du ministre de l'intérieur pour les accords internationaux, au cours de son audition. Il s'agit de privilégier, dès que cela apparaît pertinent, une obligation périodique de renégociation des instruments internationaux plutôt qu'un renouvellement par tacite reconduction. De telles clauses de renégociation obligatoire auraient le mérite d'imposer des discussions régulières pour vérifier que les conditions politiques ayant présidé à la conclusion de l'instrument sont toujours réunies, de faire un bilan de son exécution et, le cas échéant, d'en actualiser les stipulations.
Proposition n° 5 : Engager un travail d'identification des instruments internationaux aujourd'hui obsolètes et de réflexion sur les suites à leur donner.
Proposition n° 6 : Privilégier, dès que cela apparaît pertinent, une obligation périodique de renégociation des instruments internationaux plutôt qu'un renouvellement par tacite reconduction.
4. Un suivi inégal de l'application des instruments internationaux
Le suivi de l'application des instruments internationaux pourrait quant à lui être significativement amélioré. La mission d'information a ainsi eu les plus grandes difficultés à obtenir des informations sur la réalité des réunions des comités de suivi traditionnellement prévues par ces accords. Les seules données précises mises à sa disposition concernent le suivi de l'exécution des accords de gestion concertée et de codéveloppement. Elles laissent d'ailleurs entrevoir un bilan peu satisfaisant : seuls les accords conclus avec la Tunisie et le Sénégal sont encore actifs. A contrario, aucune des instances de suivi prévues par les sept autres accords de cette nature n'a été réunie depuis 2020.
Une analyse plus qualitative montre en outre un dynamisme inégal du suivi selon les catégories d'instruments internationaux. Certains font l'objet d'échanges réguliers, à l'instar des programmes « Vacances-Travail » pour lesquels des demandes d'augmentation des plafonds ont par exemple été récemment formulées par certains États partenaires. D'autres ne semblent en revanche faire l'objet que d'un suivi minimaliste par les États signataires. Outre les accords de gestion concertée et de codéveloppement précités, c'est le cas de certains accords de réadmission ou des accords relatifs aux conditions de séjour et d'emploi conclus avec des États d'Afrique de l'Ouest. Cet abandon du suivi bilatéral est compréhensible pour ceux des instruments dont le contenu est obsolète de longue date ; il l'est moins s'agissant d'accords de réadmission dont certains pourraient encore tout à fait trouver à s'appliquer.
Si ce suivi à géométrie variable de l'exécution des instruments ne saurait être satisfaisant, il serait toutefois imprudent d'en tirer des conclusions définitives. La réunion des comités de suivi ne constitue pas à elle seule un indicateur suffisant pour apprécier la qualité de l'exécution d'un accord international. En outre, l'application des accords les plus sectoriels peut ne réclamer qu'un suivi allégé. C'est par exemple le cas s'agissant des accords sommaires d'exemption de visa pour les titulaires de passeport diplomatique, dont l'exécution comme le suivi ne suscitent pas de difficultés particulières.
Surtout, la bonne exécution des accords internationaux n'a rien de mécanique. L'analyse qui voudrait systématiquement assimiler le défaut de suivi de l'exécution d'un instrument international à un dysfonctionnement administratif serait fondamentalement erronée. Comme évoqué précédemment, la bonne exécution d'un accord bilatéral est intimement liée à la qualité de la relation diplomatique entre les États signataires.
Pour l'ensemble de ces raisons, la mission d'information a privilégié une évaluation au cas par cas de l'effectivité du suivi des instruments internationaux ici étudiés.
5. In fine, des résultats extrêmement variables et encore trop difficiles à évaluer
Le dernier élément de ce bilan a trait à l'évaluation des instruments internationaux en matière migratoire. Des marges d'amélioration existent manifestement dans ce domaine, sur le plan tant quantitatif que qualitatif.
La mission d'information ne peut tout d'abord que regretter l'insuffisance criante de données statistiques dans ce domaine. L'application de certains accords sectoriels est certes relativement bien documentée. C'est notamment le cas pour les accords « jeunes professionnels » ou pour les programmes « Vacances-Travail ». Des données ont également été transmises en matière de réadmission, bien que celles-ci soient parcellaires et que les enseignements qui puissent en être tirés soit limités. Il en va ainsi de l'indicateur selon lequel 90 % des réadmissions sont effectuées vers des États tiers couverts par un accord28(*).
La conclusion est cependant toute autre s'agissant des accords relatifs au séjour. Les données présentées à la mission d'information pour évaluer leur application étaient tout aussi modestes en volume qu'impressionnistes dans leur contenu. L'administration a ainsi systématiquement argué de « l'inexistence de statistiques spécifiques permettant de différencier les conditions d'obtention d'un titre de séjour ». Si la mission d'information ne remet pas en cause les difficultés techniques qui peuvent exister sur ce point, il semble à tout le moins préoccupant qu'aucun outil spécifique n'ait été développé pour suivre l'application de dérogations au droit au séjour existant parfois depuis plus de trente-cinq ans.
Sur un plan qualitatif, les évaluations d'instruments internationaux usités en matière migratoire se comptent sur les doigts d'une main. On ne peut que s'étonner qu'un volet aussi central de la politique migratoire reste ainsi sous les radars. Au-delà de la poignée de travaux universitaires et associatifs existant sur le sujet, la mission d'information n'a eu connaissance que de deux rapports institutionnels d'évaluation. Le premier a été produit par la Cour des comptes européenne et est relatif aux accords européens de réadmission. Le second est un rapport conjoint des inspections générales de l'administration et des affaires étrangères sur le bilan des accords de gestion concertée et de codéveloppement. Celui-ci n'a pas été communiqué à la mission d'information, en dépit de ses demandes répétées. De manière générale, la mission d'information a trop souvent dû travailler à partir d'analyses aussi lapidaires que généralistes et vraisemblablement élaborées pour l'occasion.
Pour assurer un suivi plus efficace des instruments internationaux conclus en matière migratoire, la mission d'information recommande donc non seulement de veiller à la convocation régulière des instances de suivi qu'ils prévoient et de se doter des outils statistiques nécessaires pour évaluer leur exécution.
Proposition n° 7 : Veiller à la convocation régulière des instances de suivi des instruments internationaux et se doter des outils statistiques nécessaires pour évaluer leur exécution.
Au-delà de ces éléments généraux, l'évaluation au cas par cas des différentes catégories d'accords laisse entrevoir des résultats extrêmement variables.
* 26 En juin 2023 et septembre 2023, au niveau des directeurs de cabinet, ainsi qu'en avril 2023, au niveau administratif.
* 27 Voir les développements figurant au II E de la présente partie pour davantage d'informations.
* 28 Cet indicateur est moins révélateur de la qualité intrinsèque de ces accords que du fait que les États présentant le plus d'enjeux en matière d'immigration irrégulière sont effectivement couverts. Voir les développements figurant au II B de la présente partie pour davantage de précisions.