C. LA DIFFICULTÉ D'AVANCER SUR LES QUESTIONS « MÉMORIELLES » TOUT EN MAINTENANT DE FRAGILES ÉQUILIBRES DIPLOMATIQUES
Depuis 2017, le président de la République a pris des initiatives mémorielles en lien avec la colonisation de l'Afrique et les guerres de décolonisation.
· Le dossier mémoriel le plus sensible concerne la colonisation de l'Algérie et la guerre d'indépendance (1954-1962). Le président de la République a pris une position inédite en février 2017, lors de sa campagne électorale, en qualifiant publiquement la colonisation de « crime contre l'humanité »9(*). Par la suite, en septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l'État français dans la torture et la mort de Maurice Audin, militant communiste favorable à l'indépendance algérienne, qui avait été enlevé et torturé par des militaires français en 1957. En décembre 2021, il a encore annoncé la réouverture anticipée (de quinze ans) des archives relatives à la guerre d'Algérie, notamment celles concernant les enquêtes judiciaires et les affaires policières, un pas important, notamment pour les historiens et les familles cherchant la vérité sur les disparitions ayant eu lieu pendant cette période.
L'initiative la plus substantielle a cependant été le travail confié à l'historien Benjamin Stora en juillet 2020. Son rapport, remis le 20 janvier 2021, proposait notamment la création d'une commission « Mémoires et vérité » qui serait « chargée d'impulser des initiatives communes entre la France et l'Algérie sur les questions de mémoires » ainsi que des pistes en ce sens : la poursuite de commémorations, comme celle des accords d'Évian du 19 mars 1962, par celle de la participation des Européens d'Algérie à la Seconde guerre mondiale10(*) ; le recueil de la parole de témoins ; ou bien encore l'inclusion d'un paragraphe visant les habitants des territoires autrefois français dans le décret du 26 septembre 2003 instituant une journée nationale d'hommage aux morts pour la France pendant la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie.
Créée en août 2022, la commission s'est réunie pour la première fois physiquement le 22 novembre 2023 à Constantine. Composée de cinq historiens français et autant d'algériens, coprésidée par Benjamin Stora et Mohamed Lahcen Zighidi, la commission a tenu à ce jour cinq réunions. Son travail, suivis d'assez près par l'Élysée11(*), a permis à ce stade d'évoquer la restitution d'archives de l'Algérie à l'époque ottomane, l'établissement d'une liste de biens symboliques aux mêmes fins de restitution12(*), la mise en place d'infrastructures de recherche communes à l'attention des universitaires des deux rives, ou encore l'identification des tombes, cimetières et autres lieux de mémoire et les conditions de leur entretien.
Ces mesures ont toutefois suscité des réactions contrastées en Algérie. Si certains gestes ont été salués comme des pas en avant, d'autres ont été jugés insuffisants par certaines associations ou par le Président algérien, qui réclame des excuses officielles pour la colonisation. Le rapport Stora a ainsi été perçu comme incomplet par certains responsables algériens, car n'allant pas jusqu'à la reconnaissance pleine et entière de crimes de guerre ou à de la nécessité de réparations13(*). Malgré ces difficultés, ces actions ont néanmoins ouvert des dialogues autour de la mémoire et ont ainsi permis des avancées.
· Le Président Macron a également abordé plusieurs épisodes de l'histoire coloniale française en dehors de l'Algérie, notamment en Afrique subsaharienne. Il a ainsi promu une meilleure reconnaissance des tirailleurs africains. Lors de la commémoration du 80e anniversaire du débarquement de Provence à l'été 2024, il leur a rendu un hommage long et circonstancié. Ces progrès ne vont toutefois pas sans heurts. À l'été 2024, la reconnaissance à titre posthume, par l'Office national français des combattants et des victimes de guerre (ONaCVG) puis par le secrétariat d'État chargé des Anciens combattants et de la Mémoire, de six tirailleurs originaires du Sénégal, de Côte d'Ivoire et du Burkina Faso comme « morts pour la France » à Thiaroye, en décembre 1944, a suscité une réaction très négative des autorités sénégalaise. Son Premier ministre Ousmane Sonko a en effet estimé que « Ce n'est pas à elle [la France] de fixer unilatéralement le nombre d'Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu'ils méritent ».
Une telle reconnaissance apparaît en effet très en-deçà des attentes nourries par les responsables africains dans la qualification des crimes de la période coloniale. Lors du massacre de Thiaroye du 1er décembre 1944, des dizaines de tirailleurs sénégalais, anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, avaient été tués par l'armée française après avoir réclamé des arriérés de soldes. Si le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a salué le « courage moral » du président Macron qui, dans un courrier à son homologue, a qualifié les faits de « massacre », le Sénégal continue cependant de réclamer à la France l'accès à toutes ses archives pour que la lumière soit faite sur les circonstances de la tuerie. Un projet de résolution demandant la création d'une commission d'enquête a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 28 novembre 2024.
L'un des dossiers les plus épineux à cet égard a été celui des responsabilités de la France dans la commission du génocide des Tutsis. Créée à la demande de l'Elysée en avril 2019, la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, présidée par l'historien Vincent Duclert, a remis son rapport en mars 202114(*). Celui-ci écarte la complicité de génocide, faute de « volonté de s'associer à l'entreprise génocidaire », mais retient un « ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » : « la France s'est [...] longtemps investie au côté d'un régime qui encourageait des massacres racistes », est restée « aveugle face à la préparation d'un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime », elle a adopté un « schéma binaire » opposant hutus et « ougando-tutsis », elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire auteur du génocide et a « continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations », elle a enfin « réagi tardivement avec l'opération Turquoise, qui a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du Rwanda »15(*).
Qualifié par le président Paul Kagame de « grand pas en avant »16(*), le rapport Duclert a ainsi permis au président Macron, en visite à Kigali en mai 2021, de reconnaître qu'« en ignorant les alertes des plus lucides observateurs, la France endossait une responsabilité accablante dans un engrenage qui a abouti au pire, alors même qu'elle cherchait précisément à l'éviter »17(*). Notre ambassade sur place, rouverte en 2021 et dirigée par Antoine Anfré, dont le rapport Duclert a salué la clairvoyance lorsqu'il était simple rédacteur en administration centrale, joue en outre un rôle actif dans l'apaisement des mémoires, son attaché de sécurité intérieure jouant en quelque sorte un rôle de magistrat de liaison avec l'office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine du parquet de Paris pour rechercher les responsables du génocide. Ces initiatives en ont depuis déclenché beaucoup d'autres : réouverture d'un bureau de l'AFD, ouverture d'un centre culturel, d'une mission de défense, relations entre services de renseignement, etc.
* 9 Dans une interview à la chaîne algérienne Echorouk News, diffusée mardi 14 février 2017.
* 10 A la date du 25 septembre, jour d'hommage aux harkis et autres membres de formations supplétives dans la guerre d'Algérie, ou bien du 17 octobre 1961, à propos de la répression des travailleurs algériens en France.
* 11 Les membres français de la commission ont ainsi été reçus par le président de la République le 19 septembre 2024.
* 12 Tels l'épée, le burnous, le Coran, la tente et les canons de l'émir, la tente d'Ahmed Bey, la clé et les étendards de Laghouat, les canons, etc.
* 13 Voir notamment la réaction du porte-parole du gouvernement algérien, Ammar Belhimer, au journal algérien TSA le 8 février 2021, ou celle de l'Organisation des moudjahidine dans une vidéo publiée sur Youtube le 30 janvier 2021.
* 14 « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsis (1990-1994), rapport remis au Président de la République par la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, le 26 mars 2021.
* 15 Rapport précité, pp. 971-972.
* 16 Entretien à France 24 et RFI, le 17 mai 2021.
* 17 Discours du Président Emmanuel Macron depuis le Mémorial du génocide perpétré contre les Tutsis en 1994, le 27 mai 2021, sur le site de l'Elysée.