COMPTES RENDUS DES TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION
· Mardi 12 décembre 2023 Audition des auteurs de l'étude annuelle 2023 du Conseil d'État sur le « dernier kilomètre » de l'action publique 263
· Jeudi 18 janvier 2024 Audition d'Olivier Jacob, directeur général des outre-mer 279
· Jeudi 25 janvier 2024 Audition du Général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer (CGOM) 287
· Mercredi 7 février 2024 Audition de Brigitte Girardin, ancienne ministre de l'outre-mer 305
· Jeudi 8 février 2024 Audition de Maître Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien vice-président et président de la délégation outre-mer de 323
· Jeudi 8 février 2024 Audition du Général Claude Peloux, commandant du service militaire adapté auprès de la direction générale des outre-mer 339
· Jeudi 14 mars 2024 Audition de Christian Nussbaum, chef de la mission outre-mer de la direction générale de la police nationale (DGPN) 357
· Jeudi 11 avril 2024 Audition de Julien Retailleau, sous-directeur de la justice pénale spécialisée de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice 371
· Jeudi 11 avril 2024 Audition Paul Huber, directeur des services judiciaires, et Fabien Neyrat, délégué outre-mer auprès du secrétariat général du ministère de la Justice 385
· Mardi 14 mai 2024 Table ronde consacrée à la situation en Guyane Organisation préfectorale, pouvoirs du préfet et sécurité Audition d'Antoine Poussier, préfet de Guyane et de Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne 397
· Mardi 14 mai 2024 Table ronde consacrée à la situation en Guyane Adaptation des administrations et attractivité des emplois outre-mer Audition de Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne et de Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane 411
· Mercredi 29 mai 2024 Audition du contre-amiral Nicolas Lambropoulos, commandant supérieur des forces armées aux Antilles (Comsup FAA) 421
Mardi 12 décembre 2023
Audition des auteurs de
l'étude annuelle 2023 du Conseil d'État sur le
« dernier kilomètre » de l'action publique
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, nous lançons aujourd'hui l'étude de la délégation sénatoriale aux outre-mer sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer.
Philippe Bas, sénateur de la Manche, et Victorin Lurel, sénateur de la Guadeloupe, ont bien voulu en être les rapporteurs et je les en remercie vivement.
Pour notre première audition, nous avons convié les auteurs de la dernière étude annuelle du Conseil d'État, au titre explicite : « L'usager du premier au dernier kilomètre de l'action publique : un enjeu d'efficacité et une exigence démocratique ».
Ces auteurs, qui ont bien voulu répondre à notre invitation, sont :
- Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études ;
- Fabien Raynaud, président adjoint et rapporteur général de cette section ;
- et Mélanie Villiers, rapporteure générale adjointe.
Je vous laisse la parole, madame la présidente, pour votre propos introductif.
Nous poursuivrons par l'intervention des rapporteurs et les questions dans la salle.
Madame la présidente, Monsieur, Madame, nous vous remercions vivement pour votre présence.
Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État. - Madame la présidente, Messieurs les rapporteurs, Mesdames et Messieurs les membres de la délégation, je voudrais tout d'abord en notre nom à tous les trois vous remercier de nous avoir invités à intervenir aujourd'hui dans le cadre de l'étude sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer.
Je vous remercie aussi de l'intérêt que vous portez à l'étude annuelle du Conseil d'État de 2023. Nous accordons en effet beaucoup d'importance aux relations entretenues avec le Sénat. Les rencontres entre les parlementaires et les membres du Conseil d'État sont, à nos yeux, essentielles pour assurer la compréhension et, plus largement, la confiance entre nos institutions.
Vous nous avez envoyé au préalable un questionnaire. Je voudrais d'emblée préciser que nous exprimerons ici la position du Conseil d'État dans le cadre de l'étude sur le « dernier kilomètre ». Nous ne pourrons pas répondre à des questions qu'il n'a pas abordées ni vous faire part de nos opinions personnelles. Nous ne sommes devant vous que les porte-paroles du Conseil d'État et de sa collégialité.
Mon propos consistera à répondre aux quatre premières questions, dont l'ampleur nous semble répondre tant à l'état d'esprit qu'à la méthode de notre travail. Je les aborderai donc successivement.
Tout d'abord, comment décliner outre-mer le renouvellement des modes de conception, de mise en oeuvre et de fonctionnement de l'État que l'étude appelle de ses voeux ?
Le champ de notre étude est très vaste, car nous avons décidé d'adopter une vision transversale concernant les politiques publiques, les services publics et l'action publique en général sur l'ensemble du territoire français.
Nous nous sommes ainsi intéressés aux outre-mer. Nous avons réalisé de nombreuses auditions et entendu des acteurs du « dernier kilomètre » outre-mer : des élus ultramarins, comme Stéphane Artano, sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon ou Moetai Brotherson, député de la Polynésie française ; le préfet et la sous-préfète chargée de la cohésion sociale et de la jeunesse à La Réunion ; plusieurs directeurs d'administration, comme le directeur de l'Agence régionale de santé (ARS) de Mayotte, le directeur de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) et la secrétaire générale pour les affaires régionales de La Réunion.
Nous avons également adressé un questionnaire à tous les tribunaux administratifs, dont ceux des outre-mer, pour essayer de mesurer l'efficacité du « dernier kilomètre » de la juridiction administrative. À cet égard, nous avons auditionné les présidents des tribunaux administratifs de La Réunion et de Mayotte.
En central, nous avons entendu le secrétaire général du ministère de l'Intérieur et des Outre-mer, ainsi que la directrice et plusieurs collaborateurs de la direction générale des outre-mer (DGOM).
Cependant, je me dois d'insister sur un point. Le constat d'un fossé entre l'action publique et les usagers s'applique à l'ensemble du territoire. Il en va de même pour nos propositions. Elles concernent l'État - administrations centrales et déconcentrées - mais également les autres acteurs du « dernier kilomètre », comme les collectivités territoriales.
Pour répondre très précisément à la première question, l'étude n'émet pas de recommandations spécifiques aux outre-mer. Elle préconise un changement de méthode qui, pour nous, vaut sur l'ensemble du territoire.
Pour combler le fossé constaté entre les usagers et l'action publique, le Conseil d'État formule ainsi douze propositions, toutes tirées de bonnes pratiques recueillies lors des auditions et observées sur le terrain.
À partir de ces bonnes pratiques, l'enjeu consiste donc à « changer de braquet ». Ces douze propositions assument une ambition modeste : aucune n'est complètement originale, mais leur mise en oeuvre conjointe requerra un effort de tous les acteurs et des usagers eux-mêmes. Elles visent à renouer avec une culture du service en rendant chacun acteur du changement. Elles s'articulent autour de trois axes essentiels : un impératif de proximité, un besoin de pragmatisme et un maître-mot, la confiance.
De notre étude, il ressort qu'il faut penser à « l'atterrissage » de l'action publique, dès le départ et dans tous les endroits où elle se déploiera. Une question concrète doit se poser : comment atteindre l'usager ? Elle vaut particulièrement pour les outre-mer. En effet, les parlementaires ultramarins rencontrés nous ont indiqué qu'il leur arrivait souvent d'appeler l'attention du ou des gouvernement(s) sur la nécessité d'intégrer les outre-mer dans le processus d'élaboration des politiques publiques. Il faut donc penser le « dernier kilomètre » des usagers des outre-mer dès le « premier kilomètre » de la conception d'une politique publique, d'un dispositif ou d'un formulaire.
En nous intéressant à la crise Covid, nous avons également constaté l'existence d'une chaîne courte entre le ministère des Outre-mer et les acteurs ultramarins. Elle a sans doute constitué un atout pour la mise en oeuvre du « dernier kilomètre » de l'action publique, en générant davantage de fluidité et des allers-retours plus fréquents.
Deux exemples tirés de nos auditions illustrent bien certains aspects de nos propositions.
Le premier se rapporte à nos propositions 5 à 8, selon lesquelles il importe de concevoir les politiques publiques avec les usagers et les acteurs publics : nous avons mentionné le dispositif interactif mis en place par l'équipe pédagogique de l'école Louis Andréa de Baie-Mahault en Guadeloupe. Ce dispositif a été reconnu par les services académiques sous le nom d'« Ideas » : identifier, diagnostiquer, s'engager, accompagner et être accompagné, suivre des jalons.
De la même façon, certaines pratiques relevées dans les mairies polynésiennes illustrent notre proposition n° 11, relative à la coopération, qui préconise la logique des guichets uniques ou intégrés. En effet, la mairie constitue un lieu de vie pour les Polynésiens. Elle regroupe ainsi de nombreux services dans une logique de guichet intégré de proximité.
La situation montre aussi l'importance du rôle des élus locaux que nous soulignons de façon répétée depuis nos études de 2018 sur la citoyenneté ou de 2021 sur les états d'urgence.
En réponse à votre deuxième question, l'étude n'identifie pas, en tant que telles, de spécificités de l'action de l'État dans les outre-mer. Ce n'était pas notre objectif. Notre étude s'attache à analyser si telle action publique atteint les destinataires qu'elle a elle-même déterminés et pour quelles raisons.
Nous avons donc travaillé sans considération a priori du territoire de l'action publique concernée, même si nous sommes allés sur le terrain dans l'Hexagone.
Nous avons également pris en compte les spécificités, et parfois les fragilités, de certains territoires comme dans les zones rurales, les quartiers urbains sensibles, et nous nous sommes intéressés aux territoires ultramarins. À cet égard, nous avons relevé les initiatives de l'État pour lutter contre le sentiment de relégation de certains territoires. Concernant les outre-mer, je pense particulièrement à la loi de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer de février 2017 dite loi EROM.
Pour mémoire, son objectif était de réduire les écarts de niveau de vie et de situation avec l'Hexagone, en matière de richesse par habitant, de prix, de taux de décrochage scolaire, de chômage et de pauvreté. La Guyane et Mayotte sont les plus durement touchées. De même, les conditions d'accès à certains services essentiels sont souvent insuffisantes.
Les plans de convergence établis en application de la loi EROM se fixent pour objectif de réduire ces écarts de développement à l'horizon de vingt ou trente ans tout en tenant compte des spécificités des territoires ultramarins.
Par ailleurs, l'État a développé une logique que nous proposons de généraliser : le « aller vers », voire le « aller chez », dans certains territoires des outre-mer. Nous citons par exemple les audiences foraines de justice en Polynésie française ou la pirogue du droit en Guyane.
Votre troisième question était la suivante : parmi les politiques publiques étudiées dans votre rapport, lesquelles ont été les moins bien déployées dans l'Hexagone et dans les outre-mer ? Quelles en sont les principales raisons ?
De façon générale, nous constatons - sans fard ni complaisance - que, malgré des progrès certains, l'action publique ne parvient pas, dans un certain nombre de cas, à atteindre effectivement le « dernier kilomètre » jusqu'au public visé, à savoir les « usagers » au sens générique du terme.
Nous nous sommes efforcés d'en identifier les causes, directes et indirectes, notamment dans les conditions de mise en oeuvre de l'action publique. Celle-ci demeure encore trop souvent caractérisée par sa verticalité, par le poids des normes, mais également par la complexité qui pèse sur les usagers. À cet égard, les 26 encarts de l'étude font pleinement saisir le degré d'efficacité d'une action publique quant à l'atteinte des usagers.
Nous avons ainsi pointé des réussites et des échecs à partir d'exemples communiqués lors de nos auditions et de nos déplacements sur le terrain.
Certains échecs se retrouvent partout : le chèque énergie auquel un cinquième des ayants droit ne recourt pas ; Parcoursup, ressenti comme une « boîte noire » pour les usagers ; la difficulté à remplir certains formulaires, parfois aggravée par la dématérialisation...
D'autres exemples concernent plus spécifiquement les outre-mer : la carte Vitale pour les étudiants venant de Polynésie française, qui doivent toujours cocher une case « étrangers de passage » sur le formulaire d'obtention de la carte, en dépit des multiples interventions des élus du territoire ; les limites de la rationalisation des administrations territoriales, illustrées par les effets collatéraux, sur les coutumes notamment, de la fermeture des maternités dans les atolls polynésiens ; enfin, le niveau d'appropriation très inégal du dispositif du pass Culture, malgré son succès global : 4 % des jeunes mahorais l'utilisent, contre 84 % des jeunes parisiens.
Des succès sont également manifestes sur l'ensemble du territoire, comme le prélèvement à la source.
Concernant les outre-mer, certains succès ont inspiré nos propositions. Tout d'abord, les maisons France services ont atteint leur objectif de 2 500 labellisations, dont 112 dans les départements et régions des outre-mer, ainsi qu'à Saint-Martin. 99 % des Français se trouvent ainsi à moins de trente minutes d'une maison France services et 90 % à moins de vingt minutes.
Je ne reviendrai pas sur les succès de « l'aller vers » déjà mentionnés. Sans remettre en cause la disposition constitutionnelle selon laquelle le français est la langue de la République, je citerai une initiative locale a priori étonnante : la communication en créole du préfet de La Réunion sur les réseaux sociaux pendant la crise sanitaire. Il s'agissait pour lui d'atteindre les habitants et de s'assurer que tous l'entendent. Cet exemple traduit une volonté d'adapter l'action et la communication publiques dans des circonstances exceptionnelles.
Votre quatrième question était : une nouvelle organisation déconcentrée de l'État est-elle une des clefs de la réussite du « dernier kilomètre » ? Quelle réforme serait prioritaire outre-mer ?
Nous avons raisonné à organisation et à moyens constants. En effet, nous avons considéré que nous n'étions pas légitimes pour préconiser une organisation territoriale de la France ou pour porter un jugement sur l'organisation actuelle.
Nous nous bornons à constater que les réformes de l'État et la rationalisation territoriale à partir de 2010 ont profondément changé le visage de l'État sur le terrain. Les préfectures et les sous-préfectures ne sont plus le lieu de contact de l'Administration avec les citoyens, la direction générale des finances publiques a profondément restructuré son réseau, etc.
Pour autant, il ne nous appartient pas de proposer une réforme de l'organisation déconcentrée de l'État ni de porter un jugement sur telle politique publique ou telle réforme de l'État, passée ou à venir.
En revanche, nous disons qu'il est important de penser, dès l'amont d'une réforme, aux moyens qui seront nécessaires pour la mener à bien. Il convient de penser à « l'atterrissage » d'une politique publique, d'un dispositif ou d'un formulaire. Dès le début, il faut intégrer dans la réflexion les moyens humains et budgétaires, comme les difficultés. Cela relève du bon sens, mais il nous semble qu'une logique de plus grande coopération et de subsidiarité produirait d'importantes améliorations. À notre sens, cette amélioration du « dernier kilomètre » de l'action publique renforce son efficacité et la confiance de nos concitoyens.
Pour conclure, nos propositions constituent un tout, applicable à l'ensemble des territoires, y compris ultramarins. Toutefois, si la méthode doit rester la même, les réponses concrètes peuvent être différentes.
Comme nous avons coutume de le dire, nous tenons une sorte de discours de la méthode. Cependant, nous considérons que la mise en oeuvre réelle de nos propositions induirait un changement profond. Elle permettrait de redonner la parole aux acteurs publics de terrain, mais également aux usagers. Cela repose sur la confiance.
Je ne peux donc indiquer quelle réforme serait prioritaire dans les outre-mer. Nous proposons plutôt de mettre en oeuvre ensemble les propositions formulées et, surtout, de penser le « dernier kilomètre » dans les outre-mer dès le « premier kilomètre » de la conception d'une politique publique, de la réflexion sur un dispositif ou même de l'élaboration d'un formulaire.
Je vous remercie.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Madame la Présidente, pour ce propos liminaire très riche.
Je laisse la parole à nos deux rapporteurs, Philippe Bas puis Victorin Lurel.
M. Philippe Bas. - Merci pour cet exposé très éclairant.
Il serait intéressant que le Conseil d'État se penche un jour explicitement sur le champ des adaptations possibles de la législation aux exigences de l'action de l'État outre-mer.
Le Conseil d'État nous a bien aidés ces dernières années, notamment lors de son examen de la proposition de loi déposée par notre collègue Thani Mohamed Soilihi pour adapter le Code de la nationalité aux spécificités de la situation de Mayotte. Alors que nous doutions de sa compatibilité avec l'article 73 de la Constitution, vous aviez trouvé une solution avec ses auteurs. Ainsi, la collaboration entre le Parlement et le Conseil d'État sur les propositions de loi peut s'avérer très féconde.
De fait, il nous arrive de sous-estimer l'ampleur des possibilités d'adaptation que la Constitution nous permet d'explorer. Il est vrai que notre action est aussi encadrée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais l'efficacité de l'action de l'État se heurte à beaucoup d'obstacles juridiques.
Sans être spécialiste de ceux-ci, je me souviens de plusieurs situations révélées à l'occasion d'un déplacement de la commission des Lois en Guyane. Je citerai la situation d'une institutrice de la forêt amazonienne, sanctionnée pour avoir préparé - avec succès - un élève au baccalauréat sans disposer des qualifications requises. De même, les dispositions nationales sont inadaptées à la lutte contre les orpailleurs ou contre les reconnaissances frauduleuses de paternité. De tels exemples seraient nombreux.
Pour autant, nous demeurons très prudents quant au traitement législatif de ce type de situations. Par conséquent, seriez-vous prêts à ouvrir le moment venu une réflexion d'ensemble pour nous aider ? À défaut, vous seriez certainement ouverts à un travail avec nous préalablement au dépôt d'une proposition de loi couvrant de nombreux domaines : procédure pénale, éducation nationale, droit civil... Nous devrions rester dans le champ de l'article 73. Nous réfléchissons par ailleurs à des évolutions constitutionnelles, mais nous savons combien il est difficile de les faire aboutir.
M. Victorin Lurel. - J'ai bien compris le sens de vos propositions et de l'engagement pris par le Conseil d'État, notamment sur les études d'impact et les évaluations dites préalables.
Vous avez placé vos propositions sous un triptyque - proximité, pragmatisme et confiance - mais comment être proche quand on est éloigné de plusieurs milliers de kilomètres ? Comment décliner aujourd'hui de manière décentralisée, déconcentrée, voire différenciée, une politique publique unique et qui se voudrait uniforme, sans pour autant mettre en cause l'unité de la norme ?
Or, les outre-mer sont oubliés dès la conception. Souvent, ils ne figurent pas dans les études d'impact, dont le contenu est parfois même un peu léger. Lorsque l'État s'aperçoit que le projet n'a pas pris en compte les outre-mer, il indique procéder par ordonnance, quand il n'opère pas de distinctions parfois spécieuses entre législatif et réglementaire.
Dans ces conditions, le « premier et le dernier kilomètres » sont définis par les administrations centrales, tandis que l'exécution est déléguée aux préfets et aux services déconcentrés de l'État.
J'ai cru comprendre que le sujet du « premier et du dernier kilomètres » était inspiré du management des organisations privées. Dès lors, comment l'envisager dans la sphère publique ? Comment s'assurer de la présence de toutes les parties prenantes pour que l'État remplisse sa mission en restant le plus proche possible de l'usager ? Comment envisager une déclinaison pour les outre-mer, quand la réflexion est menée ici et qu'interviennent des acteurs intermédiaires, si bien qu'il est difficile de voir l'utilisateur final ? Comment donc envisager à cadre constant une meilleure prise en compte des outre-mer, sans pour autant remettre en cause l'unicité de la norme ?
Mme Martine de Boisdeffre. - Pour vous répondre, je resterai extrêmement prudente. En effet, le choix des thèmes d'étude ne relève pas de ma compétence. Dans le cadre de l'étude annuelle, les trois personnes ici présentes proposent d'abord une dizaine de sujets à la section du rapport et des études. La section en sélectionne quatre ou cinq, et parfois les hiérarchise. Sur la base de ces propositions, le Bureau du Conseil d'État choisit le thème. Les autres études nous sont commandées par le Premier ministre. Je ne peux donc m'engager.
Cela étant, vous avez ouvert une autre voie. Je me souviens très bien du travail que nous avions mené ensemble sur la nationalité à Mayotte. Cette formule de présentation d'une proposition de loi au Conseil d'État, autorisée par la Constitution depuis 2008, me paraît très utile.
Je me bornerai à cette réponse, espérant que vous excuserez cette prudence.
Le sénateur Victorin Lurel a évoqué avec raison l'éloignement géographique.
Nous avons constaté qu'un fossé s'était creusé entre les usagers et les acteurs publics. Les usagers ont le sentiment que l'action publique n'est plus aussi efficace et n'arrive pas jusqu'à eux.
À l'éloignement géographique s'ajoute en effet une distance de la compréhension, car le discours comme les formulaires sont trop complexes. Les normes sont également trop nombreuses. Depuis trente ans, nous travaillons d'ailleurs sur ce sujet, en lien avec d'autres délégations sénatoriales. Une distance de considération, d'ordre psychologique, est également ressentie, car les décisions semblent parfois déjà prises au moment des concertations.
Afin de remédier à cette distance, nous formulons des propositions sur la proximité et sur le pragmatisme. Il faut penser ce « dernier kilomètre » dès le premier. La direction générale des outre-mer a mis en place des outils, dont un guichet qui doit être un réflexe pour les autres administrations centrales. Pourtant, ce réflexe se révèle parfois tardif. Par conséquent, il faut penser « atterrissage » dès le début, en outre-mer comme partout.
Comment faire ?
J'émettrai quelques nuances par rapport à une inspiration tirée du secteur privé. L'expression « dernier kilomètre » provient certes de la logistique, donc du secteur privé. Pour autant, nous avons expliqué qu'elle s'est développée dans la logistique urbaine ou l'aide au développement. Ici, nous l'appliquons à l'action publique. Nous mettons en avant du bon sens.
Nous disons simplement qu'un service destiné à nos concitoyens doit se penser avec les acteurs de terrain : les préfets, les associations, les corps intermédiaires et les usagers eux-mêmes lorsque cela est possible. À mon avis, la méthode vaut pour les outre-mer comme pour l'Hexagone. Elle doit s'appuyer sur les mêmes « relais privilégiés ».
Enfin, concernant la norme, plusieurs lois, dont une loi organique, ont suivi notre étude sur les expérimentations. Elles vont assez loin dans la différenciation. Nous considérons qu'un équilibre doit être tenu entre le principe d'égalité et les nécessités de la différenciation. Leur articulation fait d'ailleurs l'objet d'une analyse de notre centre de recherche et de diffusion juridique qui est intégrée dans l'étude.
Des possibilités existent donc, cela d'autant plus que tout ne sera pas écrit dans les normes, que des marges de manoeuvre seront laissées et que des adaptations sur le terrain seront permises, y compris dans les outre-mer.
Je laisse le soin à Fabien Raynaud et à Mélanie Villiers de compléter mes propos.
M. Fabien Raynaud, président adjoint et rapporteur général de la section du rapport et des études du Conseil d'État. - Je soulignerai deux points.
Concernant tout d'abord l'« atterrissage », il nous semble important de développer un volet de faisabilité pratique dans les études d'impact. Il conviendrait ainsi de préciser quelle administration serait en charge. Cela permettrait de mesurer dès le « premier kilomètre » comment fonctionnera effectivement le dispositif mis en place et d'identifier les situations dans lesquelles les outre-mer n'ont pas été pris en compte, ou l'ont été insuffisamment tôt.
En second lieu, nous avons été frappés de constater que les pouvoirs de dérogation donnés aux préfets par le décret de 2020 sont utilisés avec beaucoup de prudence, voire avec une certaine réticence. Les raisons en sont compréhensibles : crainte du contentieux, peur de ne pas être suivi par l'administration centrale, difficulté politique liée à l'articulation entre différenciation et principe d'égalité... Cette prudence s'applique peut-être aussi à la problématique de l'article 73 de la Constitution. À cadre constitutionnel constant, il peut exister plus de marge que nous le pensons. À cet égard, les outre-mer peuvent se situer en pointe, compte tenu des possibilités constitutionnelles de différenciation et des besoins des territoires concernés.
Mme Martine de Boisdeffre. - J'ajouterai que la présence d'indicateurs et d'éléments concrets dans les études d'impact permet l'évaluation. Il est fondamental d'évaluer les politiques publiques, au-delà des expérimentations, afin de pouvoir les ajuster, les poursuivre ou les arrêter.
Mme Mélanie Villiers, rapporteure générale adjointe de la section du rapport et des études du Conseil d'État. - Je mentionnerai un dernier élément de notre constat : la prise en compte du temps, tout particulièrement dans les territoires ultramarins. Il est nécessaire de prendre le temps de l'écoute, du contact avec les acteurs de terrain, des allers-retours... Or, ce temps-là est souvent concentré. Nous nous en rendons compte quand les textes sont présentés en section consultative du Conseil d'État. La concentration du temps a quelque peu gâché la capacité de préparation. Par conséquent, notre étude conclut à la nécessité de prendre le temps de construire l'action publique.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci. Je laisse la parole à nos collègues.
M. Saïd Omar Oili. - Je formulerai quelques remarques sur ce rapport très intéressant.
Le rapport de la Chambre régionale des comptes de juin 2022 présente une analyse complète de la situation à Mayotte. Je voudrais souligner qu'il n'y a pas un seul outre-mer, mais des outre-mer. Une politique ultramarine unique n'est pas possible.
Par ailleurs, les réseaux sociaux impactent les politiques publiques. Aujourd'hui, nous savons immédiatement ce qui se passe dans l'Hexagone et nous comparons les situations. Par exemple, les écoles mahoraises surchargées ne donnent cours que par demi-journée, avec une rotation des élèves, ce qui pose la question de l'égalité des chances. À Mayotte, le « premier kilomètre » n'est même pas engagé. Le niveau des violences y est aujourd'hui intolérable, mais le maintien de l'ordre ne s'exerce pas dans les mêmes conditions que dans l'Hexagone. Ainsi, les grenades lacrymogènes destinées à disperser les jeunes affectent toute la population, compte tenu du mode d'habitat.
Par conséquent, chaque territoire des outre-mer doit être vu différemment, car les réalités n'y sont pas les mêmes.
Ainsi, la population de Mayotte continue d'augmenter de 4 % chaque année, alors que la diminution de la population constituait l'objectif de la loi sur la nationalité évoquée précédemment. Je demande donc une évaluation des politiques publiques. Les plans se succèdent à Mayotte, mais les difficultés semblent s'aggraver. Il m'apparaîtrait utile de faire une pause pour établir un bilan des actions et inventorier les échecs. Il en va ainsi des dispositifs de lutte contre l'immigration clandestine.
M. Jean-Gérard Paumier. - J'ai beaucoup appris de votre exposé. J'ai particulièrement apprécié le triptyque proximité, pragmatisme et confiance.
Je crois cependant que l'usager du « premier au dernier kilomètre » n'est pas une spécificité des outre-mer. Dans l'Hexagone, l'accueil en préfecture ou en sous-préfecture a disparu. Les préfets et les sous-préfets sont très affaiblis. Ainsi, le traitement de la crise sanitaire dépendait des Agences régionales de Santé (ARS), les problèmes scolaires relèvent du rectorat et les questions culturelles de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC)... Personnellement, je plaide pour une déconcentration accrue, car j'y vois un bon équilibre local avec les collectivités.
Vous avez souligné le succès des maisons France services. Les collectivités y ont une part majeure.
Enfin, sans connaître précisément la situation des outre-mer, je pense que l'État est ressenti comme trop vertical. À titre d'illustration, j'évoquerai la Zéro artificialisation nette (ZAN), la loi Gemapi concernant les milieux aquatiques et la prévention des inondations, la gestion des déchets... L'État est perçu comme censeur plutôt que facilitateur. Je pense que la plupart des collègues des territoires attendent que l'État leur dise, non ce qu'il ne faut pas faire, mais comment le faire.
Mme Viviane Artigalas. - Merci beaucoup pour votre exposé et votre présence.
Les questions de différenciation et de territorialisation sont prégnantes, tout particulièrement dans les outre-mer. Elles nécessitent des politiques ascendantes, adaptées aux besoins des territoires et ensuite évaluées. Le Sénat est particulièrement attaché à cette notion d'évaluation, qui s'avère de moins en moins réalisée.
Dans ces conditions, je souhaite vous demander ce que vous pensez des appels à projets. Ils relèvent à mon sens d'une politique descendante. En effet, ils concernent des projets dont les territoires n'ont pas nécessairement besoin. Ceux-ci y répondent, souvent avec retard, pour bénéficier de financements.
Il apparaît ainsi que les politiques publiques intègrent de plus en plus des appels à projets et ne répondent pas aux besoins des territoires. Ces pratiques vont à l'encontre de la co-construction des politiques dont ont besoin les territoires, particulièrement outre-mer.
M. Akli Mellouli. - J'abonderai dans le même sens. Le « premier kilomètre » n'est pas préparé. De plus, des schémas descendants, parfois condescendants, sont mis en oeuvre. Or, nous vivons une nouvelle phase de décentralisation, dans laquelle les territoires des outre-mer pourraient constituer un espace d'expérimentation et nous permettre d'évoluer dans l'Hexagone.
Mme Solanges Nadille. - Merci pour votre exposé.
Lorsqu'elle évoque le « dernier kilomètre », votre étude intègre-t-elle les autres îles de notre archipel comme Marie-Galante, La Désirade et les Saintes ? En effet, ce qui est possible à Pointe-à-Pitre ou aux Abymes ne l'est pas nécessairement dans ces îles.
Par ailleurs, des propositions ont été faites à cadre constitutionnel constant. Ainsi le Comité interministériel des outre-mer (CIOM) a été créé à la suite de l'Appel de Fort-de-France et ses propositions donnent lieu à discussion avec le Gouvernement.
Enfin, je soulignerai une difficulté liée aux services déconcentrés de l'État, comme l'ARS, qui agissent comme un État dans l'État. Il est impossible de discuter avec leurs agents, qui viennent souvent de Paris, ne connaissent pas le territoire et refusent toute discussion. Des propositions sont faites, mais il n'en est pas tenu compte. La volonté est descendante. Personnellement, je cesse de l'accepter.
M. Teva Rohfritsch. - Merci d'avoir beaucoup cité la Polynésie française, je sais que beaucoup de contributions ont été apportées.
Sans revenir sur tout ce qui a été dit, je m'interroge sur la notion d'adaptation des modes d'action de l'État dans les collectivités visées par l'article 74 de la Constitution. Grâce à mon expérience au sein du Gouvernement de la Polynésie française, je peux témoigner de la méconnaissance de l'État lui-même, à quelques exceptions près, quant à la manière d'aborder nos collectivités largement autonomes.
Lorsque l'on discute avec le Gouvernement de la République ou avec le Haut-Commissaire de compétences aujourd'hui confiées à la Polynésie française, plusieurs réponses sont possibles. Elles peuvent relever du refus d'intervenir - « vous êtes compétents, débrouillez-vous » - ou au contraire de décisions contraires à l'autonomie, comme pendant la crise Covid. Certaines décisions du Haut-Commissaire, prises alors au nom de la liberté de circulation, ont ainsi empiété sur la compétence « santé » de la collectivité en méconnaissant totalement les institutions locales.
Il ne s'agit pas de faire le procès de la période Covid qui a été particulièrement éprouvante pour tous, mais de reconnaître des frottements qui n'ont pas été identifiés et sont difficiles à écrire dans des textes organiques. Ils peuvent conduire à une nouvelle réflexion sur la manière dont l'État peut accompagner cette autonomie sans se situer en opposition.
Même si les représentants de l'État font oeuvre de pragmatisme et de bienveillance sans condescendance, il demeure un vide significatif quant à sa pratique de ces statuts autonomes. Celle-ci demeure dépendante de la manière dont les hauts fonctionnaires appréhendent l'autonomie. Il me semble que la réflexion sur l'action de l'État doit prendre en compte cette dimension.
À titre d'exemple, la célébration de l'autonomie polynésienne, le 29 juin, est parfois vécue à Paris comme une agression ou une volonté de distinction de la République, alors que la Polynésie française fête la République en fêtant l'autonomie. Cela nous distingue des indépendantistes.
Dès lors, comment améliorer un dialogue qui, selon les interlocuteurs, n'a pas lieu ou provoque des frictions ? Un exemple concret en témoigne. Les décisions sanitaires prises à Paris lors de la crise Covid (le confinement, la campagne de vaccination...) devaient être financées par la collectivité en vertu de sa compétence en matière de santé.
Pour citer un autre exemple, la protection des zones de pêche ou le développement de la pêche relèvent de la compétence polynésienne. Cependant, certains sujets comme la formation maritime ou les diplômes relèvent de l'État. La situation conduit aujourd'hui à un manque de capitaines polynésiens pour les bateaux de pêche.
Puisque nous partageons tous, y compris les autonomistes polynésiens, le même idéal républicain, il convient de se mettre d'accord sur l'essentiel. L'autonomie ne doit pas constituer un frein à la conception et la mise en oeuvre des politiques publiques.
Mme Micheline Jacques, président. - Vous avez parlé fort justement de distance de compréhension et de considération. Peut-on cependant affirmer l'inexistence d'une culture ultramarine dans les administrations ?
En outre, comment repenser la relation entre l'État et ces territoires ? L'évolution institutionnelle et la révision constitutionnelle ont été évoquées. Des statuts sur mesure pourraient-ils constituer une solution à ces problématiques d'efficience des politiques publiques ?
M. Victorin Lurel. - Je rappelle qu'il est bien question des outre-mer, non de l'outre-mer. Par ailleurs, l'article 73 de la Constitution ne mentionne pas d'intérêts propres... au sein de la République, à la différence de l'article 74.
Pour mémoire, lorsque j'étais ministre, j'avais fait nommer des conseillers dans tous les ministères. Cela permettait de connaître en amont des décisions l'impact sur les outre-mer. La question du maintien d'un ministère dédié s'est posée depuis plusieurs années et ses moyens se sont réduits : il n'existe plus qu'une direction générale, contre deux auparavant, et les effectifs sont passés d'environ 300 personnes à moins de 130 aujourd'hui. Il y a manifestement un problème de ressources humaines.
À titre d'exemple, dans le cadre de la récente réforme des retraites, l'État a insuffisamment pensé la situation des agriculteurs ultramarins. Il a été demandé au Parlement de déléguer ce pouvoir au Gouvernement pour qu'il procède par ordonnances. Le sujet est certes complexe et les délais nécessaires auraient conduit à reporter une réforme structurelle. Toutefois, ce cas révèle l'absence d'études préalables outre-mer (Insee, INED...). Les parlementaires ne disposent pas des armes de politique économique, des éléments de décision...
Mme Martine de Boisdeffre. - Certaines des questions sont d'ordre politique et sortent du champ de l'étude. Je m'abstiendrai donc de réagir sur ces points.
Notre étude parle bien des outre-mer, au pluriel. De fait, nous avons bien conscience des différences entre les situations.
Vous avez évoqué aussi les différences de situation dans l'Hexagone. À cet égard, nous avons écouté des élus venant de territoires très divers, urbains, périurbains, ruraux et ultramarins. Nous avons constaté des inégalités selon les endroits. Nous sommes également conscients du rôle des collectivités dans les maisons France services. En tout état de cause, nous considérons que ce dispositif est positif dans le contexte actuel, non seulement dans les territoires ruraux et ultramarins, mais également en territoire urbain.
Plusieurs remarques portaient sur la co-construction en évoquant un État censeur, des schémas descendants, voire condescendants... Je ne peux qu'adhérer. Nous avons beaucoup insisté sur la nécessité de ne pas agir solitairement. Les administrations centrales doivent écouter leurs représentants sur le terrain, les élus, les associations et, quand elles le peuvent, les usagers, y compris sur les îles plus éloignées, comme les îles des Saintes en Guadeloupe.
Cette démarche prend du temps et appelle également une certaine culture. Notre triptyque - proximité, pragmatisme et confiance -- semble de bon sens. Il doit cependant se généraliser. De bonnes pratiques existent, mais elles doivent « changer de braquet ». Une autre culture doit se mettre en place, en formant partout les acteurs de l'État, notamment aux problématiques des outre-mer. Auparavant, des référents outre-mer étaient présents dans toutes les administrations et, dans le processus interministériel d'élaboration de projets de loi ou de dispositifs, le ministère porteur d'un texte avait déjà intégré lui-même la question ultramarine. Outre la formation, cette culture passe par la connaissance du terrain. Une culture territoriale fait défaut, dont celle des outre-mer.
Enfin, je rejoins complètement les propos de plusieurs d'entre vous quant à la nécessité de l'évaluation. La démarche peut prendre du temps, mais elle permet d'agir en connaissance de cause et d'expliquer les choix. Nous insistons sur cette redevabilité de l'action publique depuis une étude de 2018 sur la citoyenneté.
M. Fabien Raynaud. - Je réagis aux observations relatives à l'article 74. Nous avons réfléchi à cadre constitutionnel constant. Toutefois, les marges sont plus importantes dans le cadre de l'article 74 que de l'article 73.
En tout état de cause, il me semble que la difficulté que vous soulignez concerne la mise en pratique, le pragmatisme et la confiance. De ce fait, il apparaît nécessaire d'élaborer ensemble des politiques co-construites, prévisibles et durables. La clef nous semble se trouver davantage de ce côté que de l'obstacle juridique lié aux articles 73 et 74.
Mme Évelyne Perrot. - Je ne sais si vous avez rencontré des élus et des habitants de parcs naturels régionaux, mais j'y retrouve la même logique. J'ai l'impression que ces parcs, aussi bien dans l'Hexagone que dans les outre-mer, constituent des laboratoires d'idées. Les habitants gèrent leur territoire en s'impliquant et montrent une grande confiance dans ce qui est réalisé.
Mme Mélanie Villiers. - Je ne me souviens pas que nous ayons rencontré d'acteurs des parcs naturels, mais la méthode a été illustrée dans de nombreuses auditions. En matière de confiance, l'une de nos principales propositions consiste à associer à l'élaboration d'une politique publique ceux qui la mettront en oeuvre.
Cela est particulièrement vrai dans le champ des compétences décentralisées, où les acteurs locaux demeurent souvent sollicités sur des réformes presque arbitrées. Dans un univers qui assume la décentralisation, nous estimons qu'il importe de commencer par construire des agendas communs avec les acteurs locaux. Nous l'illustrons avec deux politiques publiques qui nous semblent majeures dans les années à venir : la transition écologique et le vieillissement. Une telle démarche représente une petite révolution.
Mme Martine de Boisdeffre. - Je n'ai pas répondu sur les appels à projets. Nous nous retrouvons dans vos propos. Les appels à projets sont souvent élaborés au niveau national, sans tenir compte des spécificités locales. De plus, ils mettent les acteurs en concurrence, au lieu de les réunir. Il serait préférable d'utiliser d'autres voies, comme l'appel à manifestation d'intérêt. Les appels à projets partaient d'une intention louable de rationalisation des pratiques, mais la plupart des auditionnés se sont montrés sceptiques.
M. Victorin Lurel. - J'aimerais revenir sur les propos de Teva Rohfritsch. Il me semble comprendre que la conception de l'autonomie est différente ici et en Polynésie française. L'autonomie est moindre dans la conception française que dans la conception anglaise, les dotations sont également moindres. En cas d'urgence, l'État se substitue, comme il l'a fait pendant la crise sanitaire. Il empiète, sans toujours financer.
Par conséquent, comment réfléchir sur le « premier et le dernier kilomètres » si la conception du périmètre de l'autonomie n'est pas la même ? Il s'agit d'ailleurs d'un frein pour l'évolution statutaire ou institutionnelle chez nous.
Mme Martine de Boisdeffre. - Je ne m'engagerai pas sur un terrain potentiellement politique. Il me semble qu'il convient d'abord de partager des constats, de porter des diagnostics communs et d'unifier le langage. Sur la base de diagnostics partagés, il faut ensuite se donner le temps de l'écoute réciproque et de la confiance à tous les niveaux.
Mme Micheline Jacques, président. - Nous clôturons l'audition sur ces propos. Je pense que nous partageons le sentiment d'avoir été enfin entendus et compris. Cela est de bon augure pour la suite de ce travail. Je vous remercie tous pour ces échanges.
Mme Martine de Boisdeffre. - Madame la Présidente, vous ne pouviez pas nous faire un meilleur compliment. À mon tour de vous remercier pour votre attention et vos questions.
Jeudi 18 janvier 2024
Audition d'Olivier Jacob,
directeur général des outre-mer
Mme Micheline Jacques, président. - Sans transition, nous allons enchaîner la seconde partie de notre audition consacrée à l'adaptation des moyens d'action de l'État dans les outre-mer. Madame la directrice adjointe, je vous laisse la parole pour un propos liminaire en vous fondant sur la trame de questionnaire qui vous a été adressée.
Mme Karine Delamarche. - Nous partageons le constat établi. Le réflexe outre-mer est encore perfectible. Nous y travaillons. Il s'agit véritablement de l'ADN de la direction générale des outre-mer.
Toutefois, la DGOM compte 140 personnels. Elle ne peut pas embrasser l'ensemble de la politique des outre-mer. Chacun des ministères doit se préoccuper de ce sujet. Cette absence de réflexe outre-mer a fait l'objet d'actions de notre part. Le Comité interministériel des outre-mer (CIOM) a réaffirmé l'importance de la participation des outre-mer à la conception des politiques publiques. L'objectif est que nous puissions concevoir et mettre en oeuvre des politiques publiques correctes du point de vue de la sécurité juridique.
En outre, nous rappelons systématiquement au moment de la nomination du ministre chargé des outre-mer qu'il est important pour ce dernier de ne pas avoir simplement la DGOM dans son portefeuille, mais aussi de pouvoir s'appuyer sur l'ensemble des autres administrations qui élaborent les politiques publiques.
Nous sommes également très attachés à la nomination de référents outre-mer dans chacune des grandes administrations et à l'animation de ce réseau des référents. En effet, il faut parfois des adaptations au droit commun. Celles-ci doivent être effectuées en temps et en heure.
Pour aider nos collègues d'autres administrations, nous avons réalisé un travail pédagogique car le droit des outre-mer peut être complexe, fiche par fiche, politique publique par politique publique. L'objectif est d'expliquer ce qui relève de la compétence de l'État et des différentes collectivités.
Je souhaite partager deux informations d'actualité portant sur la structuration de l'État. En 2022, une sous-préfecture a été créée à Saint-Georges en Guyane, ce qui est relativement rare. Cette année, une préfecture de plein exercice sera créée à Saint-Martin.
Notre capacité collective doit rendre notre réflexion outre-mer plus concrète. Tout d'abord, les modalités de construction des politiques publiques, à travers les 72 mesures du CIOM, peuvent y contribuer. Elles sont issues des propositions que les territoires ont adressées au Gouvernement à travers les préfets. Toutes n'ont pas été reprises. Certaines doivent être travaillées. Nous continuerons à en adopter pour les prochaines sessions du CIOM.
Vous nous avez interrogés sur l'effectivité des consultations des collectivités d'outre-mer. En effet, nous sommes d'accord, la démarche est perfectible. Nous travaillons à de nouvelles approches, dont l'une qui consisterait à ne plus proposer une consultation en amont de la création de la loi. Les collectivités pourraient donner leur avis une fois que la loi est votée. Il s'agirait d'obtenir une habilitation pour travailler à des adaptations auprès des collectivités. Cette option n'est pas parfaite en raison du décrochage temporel qu'elle implique, mais donne l'espace nécessaire à une véritable consultation. Il faudrait pour cela réviser la Constitution pour étendre le champ d'habilitation de l'article 74-1 et penser une forme d'habilitation ad hoc. En outre, nous travaillons également à la possibilité de saisir le Conseil d'État.
Jusqu'où pourrions-nous confier aux préfets la possibilité de déroger aux normes nationales ? Nous devons mesurer jusqu'où ces adaptations peuvent se réaliser en discussion avec le Conseil d'État.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Concernant l'évolution et l'organisation des moyens de votre direction, nos parlementaires ont toujours relevé une insuffisance de moyens. Il faut renforcer cette direction. Je tiens à préciser qu'elle n'était au début qu'une simple délégation.
En outre, le ministère des Outre-mer a changé de statut. Il n'est plus un ministère de plein exercice, mais seulement délégué. Quels sont vos rapports en matière de tutelle avec le ministère de l'Intérieur, notamment en termes d'effectifs et d'instruction des dossiers ? Comment cela s'organise-t-il d'une manière générale ? Quelle coordination est mise en oeuvre avec les territoires ultramarins et comment s'articulent les différents programmes gouvernementaux ? Nous avons parfois des difficultés à appréhender cette structuration. Des plans de relance avaient été définis avec des déclinations territoriales. Aujourd'hui, qu'en est-il pour les 72 mesures du CIOM ?
Quels sont les bilans dressés ? Comment s'est articulée la transition entre les contrats de plan État-Région (CPER) et les contrats de convergence et de transformation (CCT) ?
Mme Karine Delamarche. - Merci Monsieur le sénateur.
S'agissant des relations avec le ministre de l'Intérieur, vous le savez, la DGOM est une administration de mission avec quelques opérations en gestion.
En revanche, pour toutes les fonctions support, la DGOM dépend du ministère de l'Intérieur. Nous ne gérons pas les personnels au quotidien. Pour le numérique, nous sommes en lien avec la direction du numérique du ministère de l'Intérieur. Nous profitons de la force de cette grande administration centrale.
Reproduire ces services à notre échelle, plus modeste, ne serait pas pertinent.
S'agissant de la relation entre le ministère de l'Intérieur et le ministre délégué aux outre-mer, ce dernier agit par délégation de son administration centrale. L'ensemble des dossiers, tels que la défiscalisation, relève bel et bien du portefeuille du ministre délégué aux outre-mer.
Notre travail au quotidien consiste à trouver pour l'ensemble des politiques menées une déclinaison outre-mer.
Le dernier CIOM, sous la présidence de la Première ministre, a permis d'aller bien au-delà des seules attributions de la DGOM, avec des ministres en charge des outre-mer.
L'actuel CCT a été prolongé d'une année pour arriver à échéance. Les nouveaux sont en cours de négociation avec les territoires.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Concernant la nouvelle organisation décentralisée de l'État, je souhaitais obtenir davantage de précisions sur l'évolution des rapports et sur l'action de l'État depuis les modifications et les simplifications organisationnelles en Guyane et en Martinique. Cela s'est-il simplifié ou cela a-t-il été modifié ? Les interlocuteurs sont-ils désormais uniques ? Est-ce plus fluide que dans les régions monodépartementales ? Comment la présence de l'État s'organise-t-elle dans les territoires étendus comme la Guyane ou multi-insulaires comme la Guadeloupe et la Polynésie française ?
Quel est le bilan du déploiement de l'activité des espaces Bus France Services dans les outre-mer ?
Comment l'État répond-il aux inégalités d'accès aux services publics ou aux appels à projet liés au phénomène croissant de dématérialisation administrative sur des territoires marqués par l'illectronisme ?
Mme Karine Delamarche. - Certaines questions devront être traitées plus tard puisqu'elles ne figurent pas dans le périmètre de la DGOM, notamment France Services.
Concernant la présence de l'État en Guyane, une nouvelle sous-préfecture a été créée. Les services de l'État en Guyane sont organisés de manière spécifique, en 5 directions. Cette organisation semble donner satisfaction. S'agissant de la création des collectivités de Martinique, l'État a à présent un interlocuteur unique au niveau de la collectivité départementale.
Nous vous répondrons dans un second temps au sujet des services publics.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Les collectivités partagent le sentiment que les consultations tardent à se mettre en place. En outre, elles déplorent le caractère artificiel de ces consultations. Sur les projets d'adaptation des lois, des règlements, ou des normes, qui est consulté et dans quel délai ? Quel est le rôle du Conseil d'État sur ces types de consultation ?
En tant que président, j'ai fait adopter 29 délibérations relevant du domaine de la loi publiées au Journal officiel. J'ai établi autant de délibérations relevant du domaine réglementaire. Cela représente un coût élevé. Comment pouvons-nous améliorer les habilitations délivrées en vertu de la Constitution modifiée en 2003 ?
Comment remplacer, par exemple, les appels à projets qui irritent les élus ?
Mme Karine Delamarche. - Le Secrétariat général du Gouvernement propose des consultations pour les textes de niveau législatif, et avec la DGOM pour les textes de niveau réglementaire.
Nous partageons votre constat. Les consultations outre-mer sont parfois vécues par certaines administrations comme une contrainte calendaire alors que le ministre souhaite que les réformes se réalisent rapidement. Or, consulter en laissant un délai d'un mois aux collectivités d'outre-mer paraît contre-productif. Nous avons réfléchi sur la manière d'améliorer ce fonctionnement.
Nous avons par exemple pensé à créer une section du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) qui serait dédiée aux textes outre-mer. Toutefois, le CNEN connaît les mêmes difficultés que les collectivités d'outre-mer sur les textes de valeur législative.
Le Conseil d'État est le garant des consultations des outre-mer. Il ne se prononce pas tant que les délais de consultation ne sont pas écoulées.
M. Olivier Benoist, sous-directeur des affaires juridiques et institutionnelles. - La procédure du Conseil d'État est garante de l'effectivité de cette consultation. Nous envisageons une extension du délai de consultation, qui est actuellement de 30 jours. En situation d'urgence, il peut être réduit à 15 jours. Une première piste de réflexion pourrait être de l'étendre jusqu'à 2 mois.
Pour autant, la façon dont sont produites les réformes et sont préparées les normes nous conduit à penser que tout cela est relativement irréaliste. Une intervention en amont n'est pas toujours possible. Aussi, il conviendrait d'engager une réflexion plus poussée avec la collectivité permettant, une fois la loi votée et mieux appréhendée dans sa finalité, de décliner finement cette dernière en tenant compte des enjeux de la collectivité.
Nous pourrions également imaginer des mécanismes impliquant que celles-ci ne deviennent pas caduques à partir du moment où les projets de loi auront été déposés au Parlement.
Mme Karine Delamarche. - S'agissant des habilitations, nous dépassons la question des outre-mer. Légiférer à partir des propositions d'habilitation demande une certaine expertise. Des associations d'élus se mobilisent pour partager leur expertise auprès des collectivités.
Sous des mécanismes juridiques distincts, la finalité est effectivement très proche.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Autant les habilitations accordées aux collectivités ont pu donner quelques résultats depuis 2009 - la Martinique et la Guadeloupe les ont en tout cas utilisées -, autant nous ne connaissons pas les actions réalisées par les préfets pour adapter les normes. Comment expliquer cette prudence dans l'action de l'État ?
Le dernier rapport du Conseil d'État propose de passer à la logique de « compliance » pour l'efficacité des politiques publiques et de travailler le dernier kilomètre. Qu'en pensez-vous ?
M. Olivier Benoist. - S'agissant du pouvoir de dérogation des préfets, nous sommes aujourd'hui, non sur un pouvoir d'adaptation des normes, mais sur une dynamique relativement binaire permettant aux préfets d'écarter l'application d'une norme.
Pourquoi n'est-il pas plus utilisé ? Dans son esprit et dans sa finalité, il n'a pas vocation à l'être énormément puisque les normes établies ont une finalité. En effet, le préfet ne peut exercer son pouvoir de dérogation que dans des cas extrêmement particuliers. Selon les recensements du ministère de l'Intérieur, seulement une trentaine d'applications de ce pouvoir a été constatée depuis qu'il a été généralisé.
La notion de pouvoir d'adaptation est intéressante dans le champ réglementaire. Je note un précédent à ce sujet dans le cadre de la crise sanitaire. En effet, les préfets ont véritablement pu adapter les règles nationales aux spécificités de leur territoire. Nous pourrions envisager cela dans la perspective d'un travail avec le Conseil d'État afin d'obtenir une marge de manoeuvre plus conséquente.
Mme Karine Delamarche. - Cette réflexion sur le pouvoir de dérogation du préfet en outre-mer s'applique à l'ensemble des collectivités. S'agissant des pouvoirs actuels de dérogation du préfet, je vous renvoie aux travaux de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat qui, sous la présidence de Mme Françoise Gatel et M. Mathieu Darnaud, a réalisé un bilan sur ce sujet l'année dernière. Le bilan formel est en deçà de la réalité puisque certaines demandes de dérogation ne sont pas connues de l'administration centrale.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Les appels à projets ne sont pas appréciés en outre-mer. Avec les réformes entreprises, nous avons eu le sentiment d'une tentative ou d'une action de recentralisation, alors que ces sujets étaient auparavant gérés par les entreprises, les ménages ou les collectivités.
Cette mesure devait être centralisée au sein de l'action 4 du programme 138. Aujourd'hui, est-il possible d'obtenir un bilan de cette recentralisation ? Quelles ont été les conséquences les années suivantes, notamment des 100 millions de la TVA non perçue récupérable (NPR) ? Quel est le montant de la politique de réduction de l'abattement fiscal sur le revenu ?
Comment mieux informer les parlementaires sur l'action de l'État, sur les actions prises et sur la gestion postérieure à ces décisions ?
Comment ont été gérées ces sommes depuis 2017 ?
Pourriez-vous nous envoyer un bilan chiffré sur la gestion de l'ensemble de ces dispositifs ?
Mme Karine Delamarche. - Bien entendu, un bilan vous sera envoyé. Une partie des bilans des dispositifs fiscaux se trouvent au sein des documents d'information autour du projet de loi de finances (PLF). Je vous rejoins sur le fait que le document de politique transversale (DPT) mériterait d'être retravaillé et refondu pour être plus lisible.
Mme Audrey Bélim. - Avec la proposition dissonante, j'ai failli entendre la nécessité d'une révision de la Constitution. L'article 73 alinéa 5 posera nécessairement problème à La Réunion concernant l'adaptation.
Actuellement, un millier de Réunionnais sont bloqués à Maurice, en zone de transit ou à l'aéroport. Je voulais vous informer de cette situation.
M. Saïd Omar Oili. - Nos territoires sont différents. Comment mettre en place une politique publique à Mayotte lorsque nous ne maîtrisons pas la démographie ? Nous avons un taux de croissance inédit, mais nous ne maîtrisons pas les données exactes dans les différentes collectivités. Ainsi, nous sommes dans l'improvisation. La Chambre régionale des comptes nous accuse d'être de mauvais gestionnaires, alors que nous n'avons pas les dotations nous permettant de mettre en oeuvre les politiques publiques.
12 000 naissances par an ont lieu à Mayotte.
Comment pouvons-nous mettre en place ces politiques publiques puis les évaluer face cette situation inédite ?
Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Je rejoins les propos de mon collègue au sujet de Mayotte.
Le rôle de l'État dans les outre-mer doit également s'envisager par bassin. Les problématiques à Mayotte ne sont pas les mêmes que celles constatées à La Réunion. Grâce aux moyens de l'État, nous pourrions organiser et trouver des réponses localement pour chaque territoire ultramarin et par bassin. Cela est le cas par exemple pour l'emploi et le dynamisme économique. Il faut imaginer une politique ultramarine au-delà du territoire, et par territoire. Les outre-mer peuvent porter des solutions et se compléter, ce qui développerait la visibilité de la France en outre-mer.
L'autre sujet porte sur la formation et sur les liens avec les territoires voisins. Quand la question des outre-mer rejoint-elle la question diplomatique ? Il s'agit d'un véritable sujet. Par ailleurs, comment en mesurer l'impact ?
En outre, il serait intéressant de savoir comment se positionner par rapport à l'article 73 alinéa 5 puisque chaque territoire est effectivement différent au regard de la loi.
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie. Je vais clore ces questions dont l'une concerne les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution.
Comment expliquer les délais d'approbation des actes des collectivités d'outre-mer, pris en vertu de leur participation aux compétences de l'État ?
Pour Saint-Barthélemy, le délai de deux mois n'a jamais été tenu s'agissant des sanctions pénales.
Pourquoi ces avis ne sont-ils jamais pris en compte ?
Selon moi, décliner revient à considérer que l'adaptation suppose des délais d'entrée en vigueur dans les outre-mer. Quelle raison empêche l'administration de se rapprocher des collectivités en dehors de toute obligation institutionnelle ? Quel facteur freine la souplesse des relations relevant pourtant du bon sens ?
L'histoire de Saint-Barthélemy montre que les élus avaient par le passé plus de contact avec les administrations. Nous constatons de plus en plus que ceux-ci se réduisent.
Mme Karine Delamarche. - S'agissant de Mayotte, l'État a répondu présent ces derniers mois au travers de la crise de l'eau, mais également au travers du soutien qu'il a pu donner au conseil départemental. Le sujet du recensement est un sujet bien identifié au sein du ministère des Outre-mer.
Une partie de ces questions pourront trouver une traduction dans le prochain projet de loi Mayotte dont la Première ministre a annoncé le principe en janvier et pour lequel la DGOM soumettra des propositions aux ministres.
S'agissant des besoins de l'État par bassin, ce dernier est présent au quotidien à travers les services locaux. En effet, la DGOM est en contact étroit avec les services déconcentrés et de proximité.
Concernant la proposition disruptive de supprimer les consultations outre-mer, il ne s'agit pas d'une suppression sèche, mais simplement de la suppression d'une modalité au profit d'une autre. Le constat demeure que ces consultations ne sont pas aussi effectives qu'elles devraient l'être. Nous pourrions prévoir un délai après la promulgation d'une loi. L'objectif serait de permettre aux collectivités ultramarines de soumettre au Gouvernement des adaptations leur apparaissant nécessaires. Il faudrait par exemple aménager l'article 74-1 afin de permettre cette habilitation ad hoc aux collectivités qui ne sont pas régies par l'article 74. Cela suppose une révision de la Constitution.
Madame la Présidente, je vous invite à nous transmettre les difficultés relevées ou à les communiquer au préfet délégué.
Mme Isabelle Richard. - Je voulais citer quelques exemples de solutions territorialisées et mutualisées.
Au sujet de la gestion des crédits européens, les régions sont autorités de gestion. La DGOM se place en position de facilitatrice de l'action des régions. Elle concourt également à un apport en ingénierie et à la mutualisation des bonnes pratiques. Cela a été réalisé il y a un an à La Réunion avec un séminaire qui a réuni toutes les autorités de gestion. Avec ces autorités, le partage de bonnes pratiques a également été favorisé, tel que le guichet unique pour les entreprises concernées. Les autorités de gestion y ont activement participé.
Le logement social est un autre exemple de partage fort de bonnes pratiques avec l'ensemble des acteurs, à savoir les collectivités locales, le BTP, les acteurs du logement social, notamment les constructeurs. Ces actions seront renforcées, en particulier à travers le dialogue local. Des réunions périodiques incluant l'ensemble des régions d'outre-mer permettront de mutualiser les bonnes pratiques et d'échanger sur les solutions possibles.
Mme Micheline Jacques, président. - Je tiens à vous remercier pour la qualité de ces échanges. Avant de clore cette audition, je vous informe que la prochaine audition aura lieu le 25 janvier à 10 heures en présence du Général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie outre-mer.
Jeudi 25 janvier 2024
Audition du
Général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer
(CGOM)
Mme Micheline Jacques, présidente. - Dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons, ce matin, le général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer (CGOM).
Général, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation.
Après un parcours prestigieux, vous avez été nommé il y a un an à la tête du commandement de la gendarmerie d'outre-mer, qui administre les personnels en outre-mer.
À la lumière de vos responsabilités, de votre expérience et de vos contacts avec le terrain, vous pourrez nous éclairer sur vos moyens et sur vos modalités d'action dans les territoires ultramarins.
Les normes que vous appliquez dans le cadre de vos missions de gendarmerie vous paraissent-elles adaptées aux caractéristiques des outre-mer ? Les trouvez-vous perfectibles ? Comment les différents services de sécurité se coordonnent-ils avec la police nationale, les polices locales et la douane ?
Nous n'ignorons pas les immenses défis que vous devez relever, que ce soit en Guyane ou à Mayotte, mais aussi, après le passage de l'ouragan Belal, à La Réunion.
Général, je vais vous laisser la parole pour un propos liminaire, puis je la céderai à nos rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel, ainsi qu'à mes collègues ici présents qui souhaiteraient vous interroger sur des sujets plus spécifiques qui se posent dans leur territoire.
Général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer (CGOM). - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis très honoré d'être devant vous aujourd'hui. C'est avec grand plaisir que je reviens au Sénat pour pouvoir vous délivrer mon appréciation de la situation de la gendarmerie dans les territoires ultramarins et pour pouvoir échanger avec vous, à bâtons rompus. Le but est que nous coconstruisions ensemble l'évolution nécessaire, notre État devant continuellement s'adapter à nos territoires, en particulier à nos territoires ultramarins.
Je vous propose de commencer par un état des lieux de la gendarmerie d'outre-mer et la manière dont nous concevons notre action et la faisons évoluer, compte tenu de nos particularités. Je répondrai ensuite volontiers aux questions, de manière totalement transparente.
Je suis accompagné du lieutenant-colonel Ludovic Provost, réserviste opérationnel spécialiste, que j'ai recruté comme conseiller territorial. Nous avons été auditeurs de la même session de l'Institut des hautes études de défense nationale (Ihedn) voilà dix ans. Au-delà des gendarmes d'active, je m'entoure aussi de gendarmes de coeur, qui nous donnent d'autres éclairages, ce qui est très intéressant.
Tout d'abord, je souhaite aborder quelques données-clés et quelques paramètres importants à mes yeux de la gendarmerie dans les outre-mer.
La gendarmerie dans les outre-mer, c'est 7 200 militaires et civils, répartis sur les trois océans et sur l'Amérique du Sud, avec la Guyane. Parmi ces derniers, on compte 3 900 officiers et sous-officiers affectés dans les territoires ultramarins, 1 500 réservistes, tous originaires - c'est une dimension importante -, 1 500 gendarmes mobiles en renfort - donc non affectés - et 300 membres du groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), puisqu'il y a des antennes du GIGN outre-mer. Les civils sont là en soutien, parce qu'il y a bien évidemment une forme d'autonomie des commandements dans les territoires.
Ces 7 200 militaires sont répartis en dix commandements de la gendarmerie, que l'on appelle communément « Comgend ». Le dixième a été créé très récemment pour Saint-Barthélemy et Saint-Martin, illustrant l'évolution de l'État, de son ancrage territorial et de sa proximité avec les territoires ultramarins. D'autres évolutions restent possibles : pour l'instant, Saint-Martin et Saint-Barthélemy sont encore administrées par un préfet délégué de la Guadeloupe. La nomination d'un préfet de plein exercice devrait intervenir, je pense, dans les toutes prochaines semaines, mais nous avons anticipé et nous nous sommes mis en ordre de bataille pour créer un commandement propre, lequel est viable depuis le 2 janvier de cette année.
En Hexagone, la gendarmerie couvre 95 % du territoire national et 50 % de la population. Outre-mer, c'est 99 % en responsabilité de tranquillité publique, et, surtout, c'est 70 % de la population ! La gendarmerie a donc des devoirs importants à l'égard de nos concitoyens outre-mer.
Les 7 200 gendarmes présents dans les outre-mer représentent environ 5,5 % des 135 000 effectifs de la gendarmerie nationale - chiffre dans lequel j'inclus nos 35 000 réservistes.
La gendarmerie outre-mer se caractérise par un éloignement de l'Hexagone, avec jusqu'à 20 000 kilomètres de distance et des liaisons parfois très dépendantes des impératifs naturels ou géopolitiques.
Cet éloignement impose et favorise la notion d'« équipe France » - le préfet, le procureur, les autorités judiciaires, les chefs de service... Je le vois quand je me déplace dans les territoires : on a vraiment l'impression que lorsqu'on est loin, on est plus soudés. C'est une nécessité, car les personnels sont seuls, loin de l'Hexagone, et leur autonomie est réelle, même s'il peut y avoir des renforts. Ces « équipes France » fonctionnent très bien.
Un autre paramètre très important est le décalage horaire. Les dix Comgend couvrent 7 créneaux horaires, avec une amplitude de 21 heures en hiver et de 23 heures en été. On a coutume de dire que le soleil ne se couche jamais sur le commandement que j'exerce ! Il faut s'adapter à cette contrainte. Je ne peux pas avoir tous mes commandements rassemblés. Je les convoque à Paris, j'organise des séminaires... Mais comme j'ai besoin de maintenir une dynamique, je fais des réunions en visioconférence le matin pour l'océan Indien, la Nouvelle-Calédonie, Walliset-Futuna et le soir pour la Polynésie française, la Guyane et l'océan Atlantique.
L'isolement caractérise les territoires ultramarins. Celui-ci est plus accru sur certains territoires. Je pense notamment à Saint-Pierre-et-Miquelon ou à Wallis-et-Futuna. Je me suis rendu dans tous les territoires ultramarins, sauf à Saint-Pierre-et-Miquelon, où je vais dans dix jours. À Futuna on est au bout du monde ! On est aux confins de la République. Pour s'y rendre, on est obligé de passer par Wallis ; il n'y a pas de liaison avec les îles Fidji. C'est une très grosse contrainte.
Dans les outre-mer, les moyens de l'État sont très clairement comptés. On fait en sorte d'être autonomes. Mais, si certains Comgend sont armés avec beaucoup de personnels, d'autres le sont moins. À Saint-Pierre-et-Miquelon et à Wallis-et-Futuna, il y a moins de 30 militaires, qui sont de fait polyvalents.
Les territoires ultramarins sont également des milieux atypiques, parce que la géographie y est très particulière. Je pense notamment à la forêt équatoriale en Guyane, aux littoraux et zones humides, aux terres australes.
Pour nos territoires ultramarins, le contact avec nos voisins, avec l'international, est fondamental. En effet, les problématiques auxquelles nous sommes confrontés sont interdépendantes de notre voisinage immédiat. Je rappelle que les territoires outre-mer ont 35 pays dans leur proximité ! La notion de coopération internationale de proximité est donc essentielle. Quand on est au sud de la Martinique, on voit Sainte-Lucie. Quand on est à Marie-Galante, on voit la Dominique. Il y a bien évidemment une interdépendance des phénomènes délictuels et criminels.
Les territoires ultramarins, c'est également le grand écart entre les différents statuts juridiques, les cultures et les identités. Le gendarme doit s'y adapter. C'est fondamental. On n'exerce pas le métier de gendarme outre-mer comme on le fait dans l'Hexagone.
Les territoires ultramarins, ce sont également des phénomènes de délinquance importants. Je veux vous citer quelques ratios que j'estime très éclairants, rapportés à l'ensemble de la gendarmerie nationale. Dans les territoires ultramarins, on constate : 15 % des atteintes aux biens constatés par la gendarmerie nationale sur l'ensemble du territoire français ; 25 % des atteintes aux personnes ; 10 % des violences intrafamiliales, qui gangrènent ces territoires ; 30 % des homicides et tentatives d'homicide ; plus de 50 % des vols à main armée - et je ne parle là que de ce qui est constaté par la gendarmerie nationale. En 2023, un tiers des vols à main armée par arme à feu constatés par celle-ci ont été perpétrés en Guyane, et un tiers des vols commis par arme blanche l'ont été à Mayotte. La gendarmerie des outre-mer, c'est également un quart de la grande criminalité ; 50 % des règlements de compte constatés par la gendarmerie nationale le sont en Guyane.
Autrement dit, nos gendarmes sont soumis, dans les territoires ultramarins, à une violence plus importante que dans l'Hexagone.
Je terminerai par deux indicateurs structurants : en 2023, 50 % des agressions de gendarmes départementaux et de gendarmes mobiles ont été commises dans les territoires ultramarins, et ces agressions ont représenté 25 % des blessés de la gendarmerie. Un quart des blessés de la gendarmerie l'ont donc été outre-mer !
Il ne faut pas dresser un tableau trop sombre des outre-mer. Il ne s'agit pas d'une situation de guerre, mais ces chiffres montrent la réalité de ce que nous vivons dans les territoires ultramarins.
La gendarmerie outre-mer s'adapte en permanence à toutes ces singularités, essaie d'être en constante évolution et de se remettre en question.
Elle s'adapte à la fois au niveau local et au niveau central. Elle ne travaille bien évidemment pas seule. Elle travaille en coordination, en interservices, sous l'autorité du préfet, avec les magistrats pour ce qui relève de l'activité judiciaire.
Elle doit également travailler sur le plan central : ce qui est produit dans les territoires ultramarins est produit localement, mais l'est aussi à Paris. Mes fonctions m'obligent à une oscillation permanente entre le terrain et Paris, à une forme de trait d'union. Je délivre des appréciations de situations à mon directeur général, au cabinet du ministre, à tout l'écosystème parisien des outre-mer, qui tiennent compte de cette granularité, de ce discernement nécessaire entre chaque territoire. De fait, il n'est pas possible de traiter les territoires de manière globale.
Ce sont parfois des solutions au cas par cas, adaptées aux territoires. C'est fondamental, et c'est l'un de mes défis en tant que commandant de la gendarmerie d'outre-mer.
L'adaptation, c'est aussi les nouvelles brigades. Nous avions perdu un certain nombre de brigades durant vingt ans. Nous allons recréer, d'ici à 2027, 239 brigades, dont 22 outre-mer - 14 brigades mobiles et 8 brigades fixes. En 2024, 8 seront créées dans les territoires. Les brigades mobiles ont vocation à travailler sur une thématique particulière. Il y a, par exemple, notamment à La Réunion, des brigades mobiles centrées sur les violences intrafamiliales, qui gangrènent notre plan de charge.
La gendarmerie dans les outre-mer, c'est également un dispositif opérationnel souple et résilient. C'est important. Compte tenu de l'éloignement, les Comgend sont dotés de moyens et d'unités d'appui que l'on retrouve habituellement, dans l'Hexagone, au niveau régional, voire zonal - et non départemental.
Nous disposons de moyens pour gérer, en autonomie, des situations d'urgence ou de crise, en attendant les renforts, qui mettent parfois du temps à arriver. On l'a très bien vu récemment, s'agissant de la crise climatique à La Réunion. Concrètement, nous avons, sur place, des hélicoptères, des unités spécialisées de recherche en investigation judiciaire, des antennes du GIGN, des moyens nautiques, des moyens de montagne, comme à La Réunion.
Ont également été mises en place des structures dédiées à la gestion de phénomènes criminels. Ainsi, des task forces sont destinées à appuyer les Comgend, en lien avec les autorités judiciaires, sur des phénomènes particuliers, pour des enquêtes en cours - cela a été le cas en Guyane, c'est actuellement le cas à Mayotte, ce sera, me semble-t-il, prochainement le cas aux Antilles. L'idée est d'assurer une supervision, un contrôle, et d'anticiper, dès que des difficultés ne peuvent être résolues avec les moyens locaux, en envoyant des task forces. Concrètement, on envoie des spécialistes pour un temps, un espace et un phénomène donnés, qui reviennent ensuite à Paris. Le but est d'être souple et réactif. Je veux citer l'exemple des task forces sur les sujets économiques et financiers ou sur les factions armées brésiliennes en Guyane.
Il y a aussi, outre-mer, des unités spécialisées et adaptées aux territoires. Par exemple, on a créé un groupe « jungle » à la section de recherches - le plus haut niveau en matière d'investigation judiciaire - de Cayenne.
Nous essayons de rechercher en permanence des moyens techniques et humains innovants, dont nous faisons également bénéficier nos camarades de la police nationale. Cela a très bien fonctionné récemment, dans le cas du triple meurtre de commerçants chinois commis à Cayenne il y a quelques jours. L'ADN prélevé par la police nous a permis de faire avancer l'enquête et d'interpeller les personnes en Chine. Ces capacités d'innovation sont très intéressantes.
Autre exemple, nous avons mis en place, depuis deux ans, les « officiers de policiers judiciaires de l'avant », formés pour être intégrés dans les unités de maintien de l'ordre. Il ne vous aura pas échappé qu'il y a beaucoup de troubles à l'ordre public à Mayotte. Nous avons besoin de matérialiser les infractions, de manière à ce que les personnes interpellées puissent comparaître devant la justice. Nous avons donc mis en place un système d'officiers de police judiciaire intégrés au dispositif de manière à constater les exactions, interpeller leurs auteurs, puis les déférer et les faire condamner.
La gendarmerie s'adapte également dans le cadre de dispositifs prévus, planifiés. Je pense à l'opération Harpie en Guyane, au troisième référendum, organisé en décembre 2021, en Nouvelle-Calédonie, ou encore à l'opération menée à Mayotte entre avril et août dernier.
Dans le cadre du cap que je donne à mes unités, nous essayons de ne pas « rester les deux pieds dans le même sabot », et, au contraire, de faire évoluer les choses, à la fois localement et avec un appui national. Celui-ci est nécessaire, car on ne peut se permettre d'ajouter toujours des moyens supplémentaires. Le diagnostic doit pouvoir aboutir à des renforcements ponctuels moyens qui viennent du niveau central.
La gendarmerie d'outre-mer a bien évidemment un modèle spécifique de gestion des ressources humaines. Je pourrai revenir sur le recrutement, sur les temps d'affectation, sur le nécessaire équilibre entre originaires et non-originaires - dans les territoires ultramarins, le lien avec la population est essentiel et se fait également grâce aux originaires.
Outre-mer, la logistique est tournée vers le soutien opérationnel et contribue très clairement à l'économie locale. Nous favorisons pleinement les achats locaux. À cet égard, je tiens à mentionner la problématique, qui peut paraître paradoxale, de l'octroi de mer, compte tenu de la double taxation avec la TVA. C'est un vrai sujet.
Un autre vrai sujet, essentiel pour la gendarmerie, est l'immobilier. Je précise que l'on a 196 casernes outre-mer, dont 155 domaniales et 41 locatives. Les trois quarts des casernes sont donc domaniales. Or elles sont parfois dans un état qui mérite une attention particulière.
Au reste, on ne peut pas dire que tout va bien en matière immobilière ! Nous sommes fragiles. En Guadeloupe, où je me suis rendu la semaine dernière, il y a beaucoup de domanial, en mauvais état. Nous sommes obligés de faire des choix.
S'agissant des modes d'action de l'État et, donc, pour ce qui me concerne, de la gendarmerie, dans les territoires ultramarins, j'ai fixé un cap qui se décline en trois axes.
Le premier axe est la densification de l'empreinte territoriale, afin d'intensifier la proximité avec la population et les élus. Nous pouvons en effet progresser s'agissant des populations les plus vulnérables : c'est un point d'attention très important. Je pense au « plan 200 brigades » que j'ai évoqué, à la présence d'originaires parmi les gendarmes, aux classes de cadets, au service national universel (SNU), aux gendarmes adjoints volontaires, aux classes préparatoires intégrées.
Le deuxième axe est la recherche de modes d'action innovants. J'ai ainsi lancé une expérimentation sur l'ensemble des territoires ultramarins, pour décloisonner le renseignement d'ordre public et le renseignement judiciaire, dans le respect, bien entendu, du besoin d'en connaître. Chaque Comgend disposait jusqu'alors d'un officier adjoint chargé de la police judiciaire et d'un officier adjoint chargé du renseignement. Désormais, il n'existe plus qu'une seule chaîne, avec un chef et un adjoint. Il s'agit de mieux gérer l'ensemble des informations provenant du terrain afin d'établir une meilleure cartographie des phénomènes auxquels nous sommes confrontés. En comprenant mieux ce qui ronge nos territoires, nous pourrons mieux cibler notre action. En effet, dans certains territoires, il est difficile de répondre à la question « de quoi s'agit-il ? ».
Ce point est essentiel : en décloisonnant le renseignement, nous pourrons mieux mener notre travail opérationnel de gendarmes, et le travail de l'État s'en trouvera facilité. En effet, il ne vous aura pas échappé que les sujets judiciaires sont en lien avec les sujets d'ordre public. Nous ne pouvons pas tout faire, et il convient donc de mieux cibler notre action. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, il existe une problématique liée à la production locale de stupéfiants, qui constitue une vraie priorité à nos yeux.
Le troisième axe est le renforcement de la coopération internationale de proximité. Par exemple, à Saint-Martin, on est dans une interdépendance avec la partie néerlandaise. En Guyane, environ 8 000 garimpeiros venant du Brésil et disposant de mercure en provenance du Suriname, font passer l'or par le Suriname, avant de l'envoyer sur le marché parallèle de l'or à Dubaï. Ce sont de grands flux ! Nous devons donc nous coordonner avec nos partenaires brésiliens, qui disposent de programmes de traçabilité de l'or et de surveillance satellitaire des sites d'orpaillage illégaux. Pour le moment, nous ne pouvons pas faire de patrouilles armées avec nos camarades brésiliens de part et d'autre de la frontière, l'arrangement intergouvernemental ne le prévoyant pas.
Les outre-mer requièrent de ma part, mais aussi de l'ensemble de mes équipes, une grande attention. Si j'en parle avec passion et un peu longuement, c'est parce que je suis dans le même bateau que vous, pour faire en sorte que les choses se passent mieux pour nos concitoyens d'outre-mer.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Général, nous avons bien ressenti votre passion sur ce sujet, que nous partageons.
En Guyane, j'ai vu à l'oeuvre des gendarmes, notamment à Maripasoula, Saint-Laurent-du-Maroni et Camopi, et j'ai pu observer la particularité des risques auxquels ils sont confrontés et la difficulté de leur tâche.
Concernant la criminalité et la délinquance, vous avez cité des chiffres frappants qui justifient notre application à vous aider.
Face à cet état des lieux, les causes sont endogènes, mais aussi exogènes. Le contexte international, sur lequel vous êtes revenu plusieurs fois, compte pour beaucoup. Les méthodes de travail et les règles de procédure pénale ne sont pas les mêmes partout ! Parfois, les régimes des pays voisins peuvent avoir des liens avec certaines organisations criminelles !
Vous évoquez un décloisonnement du renseignement. Il existe parfois aussi des problèmes de coopération et de coordination avec d'autres armes exerçant un contrôle aux frontières ou surveillant les activités illicites dans la forêt vierge. Existe-t-il des améliorations à apporter en la matière, afin de rendre les poursuites plus efficaces ? Un militaire d'une autre arme que la gendarmerie ne peut pas avoir de mission d'officier de police judiciaire, bien qu'il puisse constater l'existence de délits.
De votre point de vue, conviendrait-il d'adapter le code de procédure pénale, par le biais du législateur, bien sûr, afin de rendre plus efficace votre action outre-mer ?
Mon propos comporte aussi bien des observations que des questions. Telle est l'orientation de notre travail, en accord avec Mme la présidente et mon collègue Victorin Lurel. Nous recherchons les moyens, y compris juridiques et législatifs, de rendre plus efficace l'action de l'État outre-mer, notamment pour ce qui concerne la lutte contre la délinquance et l'immigration illicite.
Général Lionel Lavergne. - En matière de coordination et de pouvoir donné aux armées, la seule zone où nous travaillons de manière totalement interopérable sur le plan opérationnel est la Guyane. Dans tous les autres territoires, nous sommes sur des notions de moyens d'appui ou de soutien logistique.
La notion d'« équipe France », avec le préfet, le procureur, le procureur général, les chefs interservices, les commandants supérieurs des forces armées (Comsup), est essentielle. Je n'ai qu'à me louer de l'appui et du soutien, en particulier sur le plan logistique, des armées.
Je le rappelle, les armées prêtent leur concours, en matière d'appui et de soutien, selon la règle « des 4 i », c'est-à-dire si les moyens sont indisponibles, inadaptés, insuffisants ou inexistants. Cette règle est d'ailleurs particulièrement souple dans les territoires ultramarins.
La partie opérationnelle concerne la Guyane et Mayotte, où la gendarmerie est en opération permanente, ce qui signifie qu'il n'y a pas de temps faible. En Guyane, l'opération interministérielle Harpie vise, depuis 2008, à lutter contre l'orpaillage illégal. Elle se décline en quatre volets : la sécurité, le volet social, le volet diplomatique et le volet économique.
Au moment où je vous parle sont engagés, dans la jungle, 250 militaires des forces armées et 150 gendarmes mobiles. En effet, 21 escadrons sont affectés en outre-mer, dont 6 en Guyane. Deux sont consacrés en permanence à la lutte contre l'orpaillage illégal, ce qui donne un effectif d'environ 150 gendarmes. Ils ont une fonction d'officier de police judiciaire (OPJ) et assurent la déclinaison de l'activité judiciaire au plus profond de la jungle. Et cela fonctionne bien ! Ainsi, à chaque interpellation d'orpailleurs illégaux, une procédure est ouverte, dans le cadre de laquelle on saisit le matériel, notamment les téléphones portables. Ces derniers sont envoyés à Cayenne, où ils sont débloqués et analysés, dans le cadre de bases de données judiciaires sérielles. On obtient ainsi des visages ou des numéros de téléphone, ce qui nous permet de mettre en lumière des relations entre personnes. Certaines de ces données sont également utilisées à des fins opérationnelles. Les armées et la gendarmerie disposent en effet d'une cellule de renseignement conjointe, ce qui est une première. Les notes hebdomadaires sur les ciblages sont de qualité remarquable. Il s'agit d'un cercle vertueux récemment mis en place, dont nous commençons à percevoir les effets.
Je le rappelle, la Guyane possède une superficie équivalente à celle du Portugal.
Quelles adaptations seraient-elles nécessaires ? Le code de procédure pénale ne peut pas s'appliquer de la même manière partout. Dans les prochains mois, la présence d'un avocat au cours des gardes à vue deviendra obligatoire. Selon moi, il est nécessaire d'introduire une exemption pour les territoires isolés. Cela concerne la Guyane, mais aussi d'autres territoires. En effet, si l'avocat ne peut être là, il n'y aura pas de garde à vue, pas de mise en cause ! Le procès pénal ne sera pas efficace. Une véritable réflexion doit être menée sur ce point.
En Guyane, il est possible de reporter de vingt heures le début de la garde à vue, pour ce qui concerne l'orpaillage illégal, eu égard aux dispositions du code minier. Pour les autres infractions, il n'existe pas de report de garde à vue, ce qui est un vrai sujet. Car il faut sortir les gens de la jungle ! Je pense notamment au traitement des étrangers en situation irrégulière en forêt. Le contrôle de nos frontières présente donc des vulnérabilités ; pour le dire de façon plus positive, il convient d'introduire des aménagements en la matière.
De la même manière, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie possèdent leur propre code de la route. Or l'insécurité routière constitue un mal endémique dans ces territoires.
La Polynésie évoque un beau territoire, accueillant comme le sont tous les outre-mer. Mais, en matière de sécurité, on pense aux violences intrafamiliales, à l'insécurité routière et au trafic de stupéfiants.
Mme Lana Tetuanui. - Je suis d'accord. C'est une réalité !
Général Lionel Lavergne. - La question de la sécurité routière est fondamentale, alors même que le réseau routier n'est pas dense. À Tahiti, où se déroulera l'épreuve de surf des jeux Olympiques au mois d'août prochain, il n'y a que la route du littoral !
La Nouvelle-Calédonie est confrontée, elle aussi, aux mêmes problèmes.
L'adaptation doit également être territoriale. Lors de mon intervention dans un séminaire réunissant les procureurs généraux des territoires ultramarins, j'ai mis en avant l'importance de synchroniser l'intervention de l'État avec celle de la justice.
À Saint-Barthélemy et Saint-Martin, une préfecture et un commandement de gendarmerie de plein exercice vont être créés. Mais il n'y a que deux vice-procureurs, et ils dépendent de Basse-Terre : nous ne disposons ni de tribunal judiciaire ni de maison d'arrêt. Au bout de la chaîne pénale, qui va de l'interpellation à la mesure privative de liberté, se pose la problématique de la surpopulation carcérale.
Il est essentiel de prévoir des adaptations en matière de garde à vue. Si l'on interpelle une personne dans la jungle, il n'est pas possible d'assurer la présence d'un avocat immédiatement. Le report de la garde à vue est nécessaire, le temps d'extraire la personne et de la conduire dans des bureaux.
Mme Annick Petrus. - Le 13 janvier dernier a été créé le commandement autonome de la gendarmerie de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Juste avant, nous avions été informés qu'une brigade mobile de proximité allait être installée dans un des quartiers de Saint-Martin, à Sandy Ground. Nous avons accueilli ces dotations avec une grande satisfaction, car elles répondent à deux besoins : d'une part, la sécurisation du territoire et la nécessité de faire baisser les chiffres de la délinquance et, d'autre part, le besoin d'autonomie lié à notre statut de collectivité à part entière, qui nous conduit à prendre nos responsabilités dans ce domaine.
Cependant, nous ne pouvons ignorer nos voisins, et la collectivité de Saint-Martin est particulièrement concernée puisque nous partageons un même territoire avec Sint Maarten. Un début de collaboration avec le côté hollandais de l'île commence à porter ses fruits. Une accentuation de la coopération régionale est-elle prévue pour lutter contre la délinquance sur l'île ?
Général Lionel Lavergne. -En matière de renseignement, la section de recherches de Saint-Martin fait partie d'un cercle de services étrangers partenaires - incluant jusqu'au Federal Bureau of Investigation (FBI) américain - , au sein duquel les échanges sont très bons.
Nous avons évoqué avec le préfet l'idée de créer un centre de coopération policière et douanière avec Sint Maarten. Les policiers de la partie hollandaise de l'île ont une approche très particulière des choses, alors même qu'ils sont encadrés par la maréchaussée royale néerlandaise. Les relations avec eux sont bonnes, mais nous allons chercher à renforcer la coopération.
M. Georges Naturel. - Merci pour cette présentation complète de l'organisation de la gendarmerie outre-mer. Nos territoires du Pacifique ont une particularité : leurs compétences ne sont pas les mêmes que celles des départements.
Vous évoquiez la sécurité routière. Le partenariat entre la gendarmerie et les autres collectivités, et les communes en particulier, est essentiel pour lutter contre la délinquance. Je ne m'étendrai pas sur les moyens en personnel ou en équipement - nous voulons toujours les augmenter, et un de mes collègues sera satisfait puisqu'une gendarmerie devrait ouvrir à Moindou, comme l'a annoncé le Président de la République.
La rénovation des casernes est également un sujet important. Il a fallu presque une dizaine d'années pour construire une caserne dans laquelle la partie logement, gérée par un opérateur social, a été séparée de la partie « technique », financée en partenariat avec l'État et la commune. Ce modèle devrait servir pour d'autres gendarmeries.
Nous ne pouvons que nous satisfaire du partenariat avec la gendarmerie en Nouvelle-Calédonie, puisque la police nationale n'est présente qu'à Nouméa.
Ma question, qui traduit une inquiétude, porte sur les importants effectifs de sécurité nécessaires pour les jeux Olympiques. Des moyens actuellement déployés dans les outre-mer devront être rapatriés, notamment à Paris. L'année 2024 est particulière pour la Nouvelle-Calédonie, avec les questions sur son avenir institutionnel et les crises dans la filière du nickel. Des événements climatiques, comme à La Réunion, qui nécessitent la présence de la gendarmerie peuvent aussi survenir. Comment équilibrer les équipes, entre les effectifs rapatriés à Paris et ceux qui doivent pouvoir être projetés dans nos territoires d'outre-mer ?
M. Saïd Omar Oili. - En tant que sénateur de Mayotte, je veux d'abord saluer le travail formidable réalisé par la gendarmerie dans un environnement difficile et un contexte sécuritaire très dégradé. Vos rapports avec la population et les élus sont bons. Vous avez évoqué la capacité d'adaptation de la gendarmerie : il faudrait que l'ensemble des services de l'État fassent de même !
Dans la mesure où 50 % de la population de Mayotte est étrangère, comment parvenez-vous à mener à bien votre tâche ?
Les mineurs que vous interpellez, parce que ce sont eux qui sèment souvent la terreur, n'ont ni référent, ni parents, ni adresse. La prison de Majicavo, qui compte 278 places, accueille aujourd'hui 650 détenus ? Je l'ai visitée récemment ; il y a quatre détenus dans chaque petite cellule. Par ailleurs, pour rendre la justice à Mayotte, il faut un traducteur diplômé ; en leur absence, il arrive parfois que des procès n'aient pas lieu. Autre particularité : le manque d'avocats. La gendarmerie fait son travail et interpelle les délinquants, mais le lendemain ils sont tous dehors... Les gens se demandent s'il ne serait pas préférable de se faire justice soi-même. Comment faites-vous pour ne pas renoncer ?
Enfin, quels enseignements tirez-vous de l'opération Wuambushu - vous n'avez pas voulu citer son nom ! - en matière de maintien de l'ordre pour le volet judiciaire ?
Général Lionel Lavergne. - Madame la sénatrice Petrus, à la faveur de la création du nouveau commandement de gendarmerie de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, nous avons obtenu, en plus de la brigade à Sandy Ground, cinq postes : un officier adjoint de police judiciaire et de renseignement et quatre militaires. Ces effectifs ne feront que de l'appui judiciaire et du renseignement, des compétences qui n'existaient pas jusqu'à présent dans ces territoires. L'officier adjoint sera chargé, dans le cadre du Comgend, de la coopération internationale de proximité : il aura des moyens dédiés en matière de police judiciaire et de renseignement et sera le référent de nos homologues néerlandais. Cela permettra de doper la coopération.
La brigade mobile de Sandy Ground - un quartier sensible de Saint-Martin - s'insère dans un ensemble d'actions menées également par l'État et la collectivité : il s'agit de permettre aux concitoyens et aux concitoyennes de ce quartier de vivre normalement. Je pense par exemple aux actions menées pour améliorer l'éclairage public, refaire les trottoirs ou ouvrir une Maison des jeunes et de la culture (MJC). La gendarmerie, l'État et les collectivités organisent, en quelque sorte, une planification de leurs actions. C'est vraiment l'équipe France en coconstruction ! La brigade de gendarmerie partagera avec la police territoriale un poste dans lequel travailleront 10 policiers territoriaux et 6 gendarmes. Nous avons une approche mixte et conjointe de la problématique de sécurité de ce quartier. Il s'agit d'un dispositif innovant d'appropriation territoriale par l'État, et par la gendarmerie en particulier.
J'en viens à la question relative aux jeux Olympiques. Oui, Paris captera beaucoup de capacités. Actuellement, 21 escadrons de gendarmerie sont déployés outre-mer : il y en aura moins cet été puisque des ponctions d'effectifs seront faites - décidées par le ministre de l'Intérieur, elles seront limitées au strict minimum, et juste le temps nécessaire. Cela représente, par exemple, un escadron en moins en Nouvelle-Calédonie.
Nous compenserons ces ponctions de deux manières.
La première, en diminuant le taux de permissionnaires, comme l'a décidé le ministre de l'Intérieur. L'effort sera collectif : il n'est pas seulement hexagonal, il doit venir de l'ensemble du pays. Au lieu d'avoir 33 % de permissionnaires, le taux sera au maximum de 20 %.
La seconde, en augmentant le nombre de réservistes. Pour les territoires ultramarins, j'ai d'ores et déjà le budget nécessaire pour engager des réservistes pour l'ensemble des territoires, et en particulier pour ceux qui feront l'objet de ponctions de gendarmes mobiles.
Le cumul de ces deux mesures - taux réduit de permissionnaires et apport important de réservistes - nous permet de rester quasiment à l'étale. La capacité ne sera pas la même en termes d'ordre public, mais elle sera équivalente en matière de présence sur le terrain. Par exemple, en Polynésie française, alors qu'une épreuve des jeux Olympiques y est organisée, il n'y aura pas de gendarmes mobiles supplémentaires. Nous avons anticipé cela depuis plus d'un an en doublant notre capacité de réservistes, dont le nombre est passé de 100 à 200. Car c'est non pas d'ordre public dont on a besoin, mais de sécurité du quotidien.
L'approche est la suivante, et je pense qu'elle est la bonne : la sécurité des jeux Olympiques en Polynésie sera assurée surtout par des réservistes polynésiens, ce qui devrait aussi améliorer l'acceptabilité. Des réservistes viendront aussi de Nouvelle-Calédonie - en intra-Pacifique. Je ne suis donc pas très inquiet. Nous évoquons les jeux Olympiques, mais il ne faut pas oublier les jeux Paralympiques, période durant laquelle les menaces et le besoin de sécurité sont tout aussi réels.
Monsieur le sénateur Saïd Omar Oili, Mayotte est un sujet d'importance. Quand j'ai pris mon poste, on m'a donné deux priorités territoriales : Mayotte et la Guyane. Comme je l'explique aux élus et aux gendarmes lors de mes déplacements, cela ne signifie pas que nous délaissons les autres territoires. Je suis responsable des ressources humaines : les mutations des 3 900 officiers et sous-officiers se font à mon niveau. En 2023, tous les postes budgétaires étaient pourvus - il y a 7 postes en moins, mais ce ne sont pas des postes de terrain. Cela montre qu'aucun territoire n'est délaissé.
Vous le savez, je ne peux pas répondre à toutes vos questions. Je peux difficilement me prononcer sur le sujet de la surpopulation carcérale : c'est une réalité, mais la solution n'est pas dans les mains de la gendarmerie.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Notre collègue Saïd Omar Oili l'a aussi dit !
Général Lionel Lavergne. - Le taux d'occupation de la prison de Majicavo est de 240 %. Ne stigmatisons pas Mayotte, car ce n'est pas le seul territoire ultramarin concerné !
M. Philippe Bas, rapporteur. - Nous avons bien perçu l'importance de cette question. Lors de nos déplacements outre-mer, nous nous rendrons dans les prisons pour prendre la mesure exacte du phénomène et des moyens à mobiliser pour y remédier.
Général Lionel Lavergne. - Le sujet est important car, quand on mène des opérations, c'est le résultat que l'on voit ! Des faits graves sont commis, on interpelle, on défère, on condamne, on prive de liberté. Alors quand on fait tout ce travail et que l'on constate que certains ne vont pas en prison...
C'est la raison pour laquelle j'évoquais, lors du séminaire avec les procureurs généraux, l'importance de bien nous synchroniser avec la justice afin d'atteindre l'effet recherché.
Vous connaissez mieux que moi, monsieur le sénateur, la structure de la population : la moyenne d'âge à Mayotte est inférieure à 20 ans. Nous avons évoqué avec le ministère de la justice une piste, celle de prévoir des dispositifs adaptés aux mineurs. Je pense par exemple aux centres éducatifs ou à une présence accrue de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). La justice y a déjà réfléchi, car il est important de s'adapter la typologie de la délinquance. Je ne stigmatise pas non plus tous les mineurs, mais nous savons très bien que les mineurs non accompagnés sont un sujet de préoccupation.
À ce stade, je n'ai pas eu échos des problématiques liées aux traducteurs.
M. Saïd Omar Oili. - J'ai été à Mayotte il y a deux semaines, le procureur m'a dit que l'on ne pouvait parfois pas rendre la justice faute de traducteurs.
Général Lionel Lavergne. - Il s'agit du tribunal. Dans l'exercice de notre mission de police judiciaire, au niveau des gardes à vue, je n'ai pas de problèmes de traducteurs. Nous comptons des Mahorais dans nos rangs, d'où l'intérêt de parvenir à trouver un équilibre entre les originaires et les non-originaires dans nos effectifs sur les différents territoires. L'aspect linguistique, culturel et cultuel n'est pas à négliger. Quoi qu'il en soit, la gendarmerie ne rencontre pas les mêmes difficultés que la justice.
Mme Lana Tetuanui. - Je vous remercie de ce long constat que vous venez de dresser sur nos territoires. Je salue notamment la mise en place d'une nouvelle brigade à Moorea. Le nombre de personnes sur l'île est multiplié par quatre ou cinq, surtout le week-end. C'était donc une nécessité. Je n'ai pas vraiment de réserves sur l'exercice de la fonction au niveau de la gendarmerie sur notre territoire. Ce n'était pas le cas il y a vingt ans, mais aujourd'hui beaucoup de choses ont changé : les gens se parlent à présent et travaillent ensemble. Nous sommes tous sur un même territoire et nous devons rendre service aux mêmes citoyens. Bien évidemment, il y a le problème de la complexité de nos statuts. Vous avez évoqué les routes : c'est une compétence du territoire, mais si l'État pouvait nous donner davantage de moyens pour améliorer l'état de nos routes, chacun s'en porterait mieux. Je suis élue en Polynésie depuis 2001, comment construire de vraies infrastructures routières pour répondre aux besoins de nos populations ? Il est plus simple parfois de prendre l'avion que de se déplacer en voiture !
Au niveau de la justice, le code pénal doit être appliqué de la même manière à Paris, à Fakarava, à Tikehau, à Saint-Denis ou à Mayotte. En revanche, je vous rejoins, mon général, sur les formes d'adaptation. Par exemple, pour un territoire comme le mien, aussi vaste que l'Europe, comment aller chercher un individu à Hereheretue, qui compte moins de 200 âmes et où la seule personne qui porte un uniforme est le policier municipal ?
Il faut donc prendre en compte les contraintes de l'éloignement et le manque de moyens de la gendarmerie. Je salue d'ailleurs les conventions signées entre la gendarmerie et les brigades de police municipale, qui sont davantage des acteurs de terrain.
Ma bataille depuis que je suis au Sénat sont les ressources humaines : je plaiderai jusqu'au bout de mon mandat pour le retour, à compétences égales, de nos enfants dans nos territoires. J'ai déposé une proposition de loi visant à supprimer toutes les indemnités données aux fonctionnaires d'État envoyés dans les outre-mer, excepté dans la gendarmerie militaire. La frustration est de plus en plus grande : c'est la croix et la bannière pour les Polynésiens qui veulent retourner sur leur territoire après quinze ans ou plus de service en métropole. Au-delà de l'uniforme, il y a aussi l'aspect humain. Ce préalable doit être pris en compte si l'on veut réussir sur nos territoires. C'est un cri du coeur que je pousse ce matin, pour ne pas dire un appel de détresse.
M. Robert Wienie Xowie. - Je salue le difficile travail fourni par vos militaires en outre-mer. La France est le pays d'Europe qui a le plus de frontières avec d'autres cultures et d'autres manières de vivre. Le troisième référendum en Nouvelle-Calédonie a été un moment sensible. Grâce au travail commun entre les exécutifs communaux et la gendarmerie, tout s'est bien passé.
J'abonde dans le sens de ma collègue Lana Tetuanui sur les possibilités de retour des Ultramarins. Je salue également la sagesse de la loi de 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique (Erom). Les dispositions qui n'étaient clairement posées dans la loi ont été précisées dans les circulaires. Pour autant, un état des lieux a-t-il été réalisé ? La circulaire prévoyait la possibilité intéressante de prolonger les séjours en raison de compétences techniques et linguistiques rares. Cela répond aux remarques formulées par mon collègue sénateur de Mayotte sur les traducteurs.
Pour autant, aux termes de la circulaire, les militaires doivent néanmoins retourner en métropole au bout de six ou sept ans. Certains se sont engagés financièrement, ils ont construit leur vie, le retour en métropole est souvent accompagné d'une désindexation. Plutôt que de déménager avec toute leur famille, beaucoup d'entre eux préfèrent démissionner. Ne pourrait-on pas procéder autrement et prévoir des possibilités pour que les militaires qui le souhaitent puissent continuer à servir jusqu'à la fin de leur carrière dans nos régions, surtout s'il s'agit de leur territoire d'origine ?
Général Lionel Lavergne. - Je vais continuer à parler vrai : pour la gendarmerie, la question des originaires dans les outre-mer est essentielle à plusieurs titres, aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif.
Tous statuts confondus, 26 % des gendarmes sont issus des territoires ultramarins, mais il existe d'importantes diversités. Nous rencontrons notamment une difficulté notable dans les Antilles et à la Guyane. Le taux d'originaires dans le Pacifique est important. Idem dans l'océan Indien, y compris à Mayotte, même si le travail y est difficile en raison des tensions et de l'insécurité.
Il existe par exemple à La Réunion des quartiers historiques mahorais. En 2024, nous allons créer une brigade mobile dans le quartier de Bras-Fusil à Saint-Benoît, mais elle sera composée de Mahorais pour coller aux besoins de la population. En revanche, je peux envoyer des Hexagonaux à Saint-Louis. Il importe donc de prioriser la mise en place des effectifs de gendarmerie en fonction des besoins opérationnels.
Je rencontre une vraie difficulté dans les Antilles, car très peu de Martiniquais et de Guadeloupéens veulent servir sur leur territoire : moins de 10 %, soit deux fois moins qu'ailleurs... En Martinique et en Guadeloupe, il n'y a que 8 % de sous-officiers originaires alors même que je favorise les doubles séjours ! Quant à la Guyane, je n'ai que sept originaires !
Il existe donc de grandes disparités dans les territoires ultramarins. Les Polynésiens gendarmes veulent tous revenir en Polynésie, mais les Guyanais, les Guadeloupéens et les Martiniquais hésitent et préfèrent revenir chez eux plutôt en fin de carrière. Pourquoi ? Parce qu'ils sont soumis à une pression locale qui les empêcherait d'exercer leur métier, c'est du moins ainsi qu'ils le perçoivent.
En tout état de cause, je ferai en sorte de favoriser les originaires via un certain nombre de commissions de type centre des intérêts matériels et moraux (CIMM) - même si je n'ai pas employé cette référence trop interministérielle. Quoi qu'il en soit, nous examinerons bien tous les dossiers et nous ferons un effort de souplesse pour les Martiniquais, les Guadeloupéens et les Guyanais. On peut aussi envisager de favoriser leur intégration en école, mais c'est une mesure qui ne sera efficace qu'à plus long terme.
Il faut aussi mettre l'accent sur l'aspect qualitatif. En tant que CGOM, je souhaite aussi que les originaires prennent des responsabilités. Je suis à la recherche de profils pour commander des unités : cela a valeur d'exemple. Pourquoi les originaires ne seraient-ils que chefs ou adjudants ? Pourquoi ne seraient-ils pas adjudants-chefs majors et ne commanderaient-ils pas des brigades ? Le but est d'infléchir progressivement la courbe pour trouver un bon équilibre. Sur ce point du qualitatif, j'avoue que nous ne sommes pas mauvais du tout en ce qui concerne la Polynésie !
Mme Lana Tetuanui. - Oui, je le reconnais.
Général Lionel Lavergne. - La Polynésie comptera cet été un nouveau commandant de compagnie. L'une des deux compagnies de gendarmerie sera en effet commandée par un Polynésien. Je m'en réjouis, car cet aspect qualitatif est essentiel. De même, en Nouvelle-Calédonie, le commandant de brigade de Boulouparis est un originaire. La cérémonie de sa prise de commandement a été très belle, à la fois républicaine et coutumière -la gendarmerie s'adaptant en effet aux coutumes locales.
En Polynésie, tous statuts confondus - officiers, sous-officiers, gendarmes adjoints -, on recense 52 % d'originaires, le taux devant être compris entre 25 % et 30 % pour les sous-officiers. On peut toujours faire mieux, mais faut-il faire plus ? En Nouvelle-Calédonie, la part d'originaires dans les effectifs est comprise entre 20 % et 25 %. Mais plus ils restent sur le territoire, plus ils veulent aller à Nouméa. Personne ne se bat pour aller dans la brousse ! Le territoire compte 300 000 habitants, dont les deux tiers vivent à Nouméa et dans sa banlieue. La brousse a pourtant son importance, mais les Calédoniens ne veulent pas y travailler.
Mme Lana Tetuanui. - Ce n'est pas le cas en Polynésie.
Général Lionel Lavergne. - Certes, mais les Polynésiens ne veulent pas aller à Bora-Bora, car ils disent qu'ils n'y sont pas bien accueillis s'ils ne sont pas de là-bas !
Nous essayons donc de faire mieux, mais il est impossible de viser un « tout originaires ». Il faut trouver un juste milieu. Les temps de présence varient selon que l'on est originaire ou non. Pour les originaires, le premier temps de présence est de six ans, puis une prolongation de trois ans peut être accordée, suivie d'une prolongation exceptionnelle, jusqu'à onze ans. Pour les non-originaires, le premier temps de présence est de trois ans, puis des prolongations d'un an successives peuvent être accordées, jusqu'à sept ans. Par ailleurs, un originaire qui se trouve à moins de cinq ans de la limite d'âge reste sur le territoire. En calculant bien, un originaire peut donc, s'il revient sur son territoire à moins de quatorze ans de sa limite d'âge, y terminer sa carrière. Les choses étaient cependant claires pour eux dès le départ : le contrat auquel ils se sont engagés n'était pas biaisé.
Mme Lana Tetuanui. - Des événements imprévus peuvent survenir.
Général Lionel Lavergne. - Certes, un père ou une soeur peut avoir un problème de santé. En tant que CGOM, j'essaie d'accorder mon attention à chaque cas, je fais du sur-mesure, mais on ne peut pas donner gain de cause à tout le monde. Un très bon gendarme a été sanctionné en Nouvelle-Calédonie, il ne pouvait pas rester dans son unité. Pour éviter de l'envoyer dans l'Hexagone et de le séparer de sa famille - sa femme est enceinte d'un troisième enfant -, je l'ai muté sur une île en Nouvelle-Calédonie. Sa femme reste certes à Nouméa, mais il peut rentrer régulièrement. Voilà ce que j'appelle le sur-mesure. La question des originaires est donc un vrai sujet, mais surtout pour les Antilles et la Guyane.
M. Saïd Omar Oili. - Comment préparez-vous vos responsables avant la prise de poste dans un territoire d'outre-mer ? Par ailleurs, en matière de coopération internationale, comment travaillez-vous avec les Comores sur l'immigration ?
Général Lionel Lavergne. - Un attaché de sécurité intérieure se trouve aux Comores, avec lequel nous sommes en liaison constante, et qui est lui-même en relation avec l'ensemble des services comoriens, notamment la gendarmerie. Nous échangeons régulièrement avec les gendarmes comoriens. Si nous pouvons toujours gagner en efficacité, il faut distinguer l'action visible, de terrain, de l'échange de renseignements en vue d'investigations judiciaires, qui s'effectue sur le temps long.
Avant une prise de poste dans un territoire d'outre-mer, un appel à volontaires est lancé. Les personnes sélectionnées sont donc volontaires pour servir outre-mer. Elles sont informées, avec leurs familles - ce déplacement étant pour elles une aventure à la fois personnelle, professionnelle et familiale. Des stages préparatoires sont ensuite organisés dans l'Hexagone avant affectation. Les seuls stages qui se font durant affectation sont destinés aux originaires. Une fois arrivés sur le territoire, les nouveaux arrivants reçoivent des clés de compréhension importantes sur le mode de fonctionnement des populations ultramarines.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Les policiers territoriaux de Saint-Barthélemy et Saint-Martin pourraient-ils bénéficier du statut d'officiers de police judiciaire adjoints dont disposent les policiers municipaux polynésiens ? Une collaboration accrue pourrait-elle alors se nouer avec les services de gendarmerie en poste dans ces territoires ?
La gendarmerie pourrait-elle travailler en lien avec le régiment du service militaire adapté (RSMA) pour inciter les jeunes ultramarins à s'engager ?
Général Lionel Lavergne. - Le point statutaire que vous soulevez est à étudier. Un travail est en cours avec les différents régiments du service militaire adapté pour mettre en place des classes dédiées aux métiers de la sécurité, servant d'antichambres, en quelque sorte, au recrutement en gendarmerie.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Je vous remercie de votre investissement dans les territoires. J'ai retenu trois grands axes de votre travail : privilégier le cas par cas pour apporter des réponses adaptées aux territoires ; mettre en oeuvre des projets innovants pour répondre à des problèmes ciblés ; et renforcer la coopération régionale. Or cela rejoint les deux études que la délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé de lancer : l'une portant sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les territoires ultramarins, l'autre, triennale, ayant trait à la coopération régionale, par bassins océaniques. Votre intervention souligne l'importance de ces travaux pour nos territoires ultramarins.
Nous restons à votre disposition. Vos contributions écrites seront les bienvenues.
Mercredi 7 février
2024
Audition de Brigitte Girardin, ancienne ministre de l'outre-mer
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous avons l'honneur et le plaisir de recevoir madame Brigitte Girardin, ancienne ministre de l'outre-mer, et ancienne ministre déléguée à la coopération, au développement et à la francophonie.
Nous vous remercions, madame la ministre, d'avoir accepté notre invitation et de venir répondre aux questions de nos rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel, ainsi qu'à celles de nos collègues de la délégation sénatoriale aux outre-mer.
Votre action au ministère des outre-mer de 2002 à 2005 - une longévité assez rare pour être soulignée - a profondément marqué les ultramarins. Vous aviez notamment déclaré à l'époque : « Aucun gouvernement n'a mené une action aussi forte pour l'outre-mer, avec notamment une loi de programme sur quinze ans » !
Nous n'oublions pas aussi qu'une loi importante porte votre nom. Supposée prendre fin le 31 décembre 2017, la « loi Girardin » a été prorogée jusqu'au 31 décembre 2025 pour les collectivités d'outre-mer, les COM, (Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna) et récemment pour les départements d'outre-mer, les DOM (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et La Réunion) !
Nous sommes donc très intéressés par votre expérience ministérielle, le regard que vous portez sur l'action publique en outre-mer et naturellement sur les limites et les obstacles que vous avez pu rencontrer.
Il nous a paru opportun de recueillir votre témoignage, sur la méthode et les modalités d'intervention que vous avez souhaité promouvoir, les résultats que vous avez obtenus et les leçons que vous en tirez.
Nous sommes curieux en particulier d'entendre vos observations en particulier sur l'organisation déconcentrée actuelle de l'État, l'adéquation normative aux réalités des territoires, les moyens du ministère des outre-mer ou encore la diffusion d'une véritable culture des outre-mer dans les ministères.
Les sujets ne manquent donc pas et vos réponses viendront nourrir les recommandations de nos rapporteurs.
Sans plus tarder, je vous cède la parole pour votre exposé liminaire qui sera suivi comme à l'accoutumée par les questions de nos rapporteurs puis de nos collègues.
Madame la ministre, vous avez la parole.
Mme Brigitte Girardin, ancienne ministre des outre-mer. - Merci madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais tout d'abord vous remercier de me donner cette occasion de vous faire part de quelques-unes de mes réflexions dans le cadre de l'étude très importante au sein de la délégation que vous menez sur l'adaptation des modes d'action de l'État outre-mer.
Le mot « adaptation » me paraît un peu faible : j'ai la conviction que l'État doit aujourd'hui profondément refonder son action outre-mer après des années de gestion au fil de l'eau, sans véritable vision à long terme. La crise du Covid a été à mes yeux un révélateur du malaise identitaire qui couve outre-mer depuis de longues années et doit nous amener aujourd'hui à nous poser les bonnes questions. Pendant toutes les années de ma vie professionnelle que j'ai consacrées à l'outre-mer, durant une période assez longue, je n'avais jamais entendu, dans un CHU des Antilles ou d'une autre collectivité ultramarine, « la France, dégage ! ». Je partirai du principe selon lequel, comme le disait souvent Jacques Chirac, « l'outre-mer est une part essentielle de la France, car sans ses collectivités d'outre-mer, la France serait un pays étriqué ». Nous ne serions pas en effet la deuxième puissance maritime, du monde. Nous ne serions pas présents sur tous les continents. Mais que fait l'État aujourd'hui pour mettre en valeur et consolider ces atouts ?
Ses modes d'action permettent-ils à l'ensemble de la population française de prendre conscience du fait que nos collectivités d'outre-mer sont une chance et un atout extraordinaire pour notre pays ? Il est permis d'en douter, tant les clichés persistent sur le poids de la charge budgétaire ou la niche fiscale supposée. Vous me demandez quels sont les handicaps de l'action de l'État outre-mer que j'ai pu identifier et dans quels domaines. Je vous répondrai que le plus difficile à faire comprendre est que chacune de ces douze collectivités a des problématiques différentes et qu'il faut sans cesse faire du sur-mesure, dans une approche pleine d'humilité.
À partir du constat sévère que je fais sur l'action de l'État outre-mer depuis une quinzaine d'années, je vous présenterai deux axes sur lesquels cette action devrait être non seulement adaptée mais profondément transformée.
Tout d'abord, il me semble que l'État doit se réorganiser pour se concentrer sur ses missions régaliennes, qu'il doit remplir plus efficacement. « L'outre-mer, c'est compliqué », disait aussi Jacques Chirac. Il faut donc une organisation efficace de l'État, avec des fonctionnaires qui soient des spécialistes de ces collectivités, lesquelles ne peuvent être gérées comme celles de métropole. Je ne vous surprendrai pas en disant qu'un ministère de plein exercice, à Paris, est une nécessité absolue, car l'émiettement des dossiers ultramarins dans les différents ministères ne peut qu'aboutir à la négation des spécificités de l'outre-mer, qu'il faudra toujours prendre en compte. Ces collectivités connaissent en effet des handicaps structurels, liés notamment à l'éloignement de la métropole, à l'insularité, aux aléas climatiques, à l'étroitesse des marchés, à la concurrence de l'environnement régional, pour n'en citer que quelques-uns.
Quand je mentionne un ministère de plein exercice, c'est à la fois un ministre et une administration qui lui est rattachée. Victorin Lurel et moi-même avons à cet égard connu deux situations très différentes. J'ai connu un ministère composé de deux grandes directions, avec des fonctionnaires de grande qualité qui avaient une connaissance très fine des spécificités de l'outre-mer. Victorin Lurel est arrivé après ce qu'il faut bien appeler l'entreprise de démolition du ministère menée en 2007, où subsistait une vague délégation à l'outre-mer qu'il a réussi à transformer en direction générale. Mais il faut bien reconnaître aujourd'hui que ce qu'il reste d'administration spécialisée sur l'outre-mer n'attire plus nos jeunes fonctionnaires et qu'en réalité, rares sont ceux qui connaissent encore ces collectivités.
La principale conséquence, c'est que les spécificités ultramarines ne sont pas réellement prises en compte dans la phase de conception de l'action publique. J'ai même l'impression qu'on fait les choses à l'envers : on écrit un texte de loi puis l'on prend des ordonnances pour le rendre applicable outre-mer.
Il en est de même pour l'organisation déconcentrée de l'État. Par méconnaissance des difficultés du service outre-mer, on affecte ainsi aujourd'hui, dans nos collectivités, des préfets dont c'est le premier poste et qui non seulement n'ont pas l'expérience de la fonction, mais ignorent que servir outre-mer requiert une présence sur tous les fronts et des qualités d'écoute et de dialogue avec la population tout à fait exceptionnelles.
« Entre méconnaissance et désintérêt », soulignait fort justement un article du journal Le Monde la semaine dernière pour qualifier la politique menée outre-mer. Comment, dans ces conditions, retrouver une action de l'État efficace outre-mer, en particulier dans le domaine régalien ?
Je ne suis pas naïve. Lorsqu'une administration est supprimée, il n'est pas possible de la recréer. En revanche, il serait peut-être temps de considérer que l'action de l'État outre-mer, c'est aussi l'action de l'État en mer. Allons-nous continuer de tourner le dos à 97 % de notre zone économique exclusive ? J'ai eu l'occasion, dans le cadre d'un contrôle de la Cour des Comptes, de pointer les carences de l'organisation de l'État en mer dans nos collectivités d'outre-mer. Alors que nous disposons d'une organisation efficace pour les 3 % de notre zone maritime autour de la métropole, avec trois grandes préfectures maritimes à Cherbourg, à Brest et à Toulon, nous n'avons aucun préfet maritime outre-mer et nous avons outre-mer une organisation de l'action de l'État en mer, sur ces 97 % de zone économique exclusive, totalement illisible et inefficace. Ce rapport de la Cour des Comptes de 2019 recommandait de transformer les trois postes de Comsup, à la Martinique, La Réunion et en Polynésie française, en trois postes de préfets maritimes sur ces trois bassins, Atlantique, océan Indien et Pacifique. Lors de la phase contradictoire (qui a lieu dans tout contrôle de la Cour des Comptes), ni le ministère de l'Intérieur ni celui de la Défense n'avaient émis la moindre objection à cette recommandation.
Une telle réforme permettrait non seulement de mieux contrôler notre immense domaine maritime (je pense au trafic de drogue au large des Antilles ou à l'immigration illégale à Mayotte notamment) mais de le mettre en valeur, en développant par exemple des activités de pêche, dans le respect de la biodiversité exceptionnelle de la plupart de ces zones, ou d'autres activités économiques, liées par exemple aux énergies renouvelables.
En poursuivant dans cette logique, on pourrait créer un grand ministère de l'outre-mer et de la mer, qui s'appuierait sur les différentes administrations existantes et aurait sans doute une attractivité nouvelle pour notre fonction publique. Celle-ci pourrait ainsi acquérir une véritable spécialisation. Le coeur des missions de ce ministère concernerait essentiellement les domaines régaliens. Je ne vois bien sûr que des avantages, pour répondre à une proposition qui vous a été faite, à mieux coordonner, sur terre comme sur mer, les actions de notre police, de nos armées, de notre justice mais aussi de nos douanes, dans le cadre d'une concertation permanente entre les préfets et les préfets maritimes, comme cela se fait en métropole.
Faut-il par ailleurs renforcer le nombre d'originaires dans les administrations de l'État outre-mer, en particulier dans les forces de sécurité et la justice ? Je vous avoue que cette question me met un peu mal à l'aise. Nos compatriotes ultramarins fonctionnaires ont vocation, comme tous les fonctionnaires de l'État français, à servir sur l'ensemble du territoire français. Je ne suis pas sûre qu'affecter prioritairement les policiers et magistrats dans leur territoire d'origine (ce qui vise aussi la métropole) soit nécessairement une bonne chose. Il faut en effet éviter de les mettre dans des situations délicates, par exemple de conflit d'intérêts, qui sont très dommageables pour tous. Il faut aussi veiller à ne pas freiner leur promotion, laquelle passe aussi par des affectations en métropole. Celles-ci présentent en outre l'avantage de montrer la diversité culturelle de notre pays. Enfin, compte tenu de l'importance géostratégique de ces collectivités pour notre pays, il serait logique que l'outre-mer relève du domaine réservé du Président de la République. Telle était la conception qu'en avait Jacques Chirac.
Il serait également souhaitable que le ministère des Affaires étrangères s'appuie plus fortement sur ces territoires et leurs représentants pour y développer une vraie politique d'influence et une coopération régionale plus dynamique. Je ne sais pas ce que signifie, pour répondre à l'une de vos questions, une « diplomatie des outre-mer ». À mes yeux, la diplomatie de la France doit utiliser ses collectivités ultramarines comme relais de son action internationale dans les différentes régions du monde. Par ailleurs, il s'agit de favoriser leur intégration dans leur environnement géographique, ce qui n'est guère aisé compte tenu des différences de niveau de développement entre nos collectivités et les pays de la région.
Je voudrais maintenant insister sur un deuxième axe. Je considère que l'État doit doter les collectivités d'outre-mer de moyens et de dispositifs efficaces pour leur assurer un développement économique et social autonome. J'évoquais tout à l'heure le malaise identitaire révélé par la crise Covid. Nous avons déjà connu, dans les années 2000, une profonde crise identitaire lorsque le débat statutaire faisait rage, aux Antilles et en Guyane notamment, ce qui inquiétait souvent les populations. L'État était alors accusé de maintenir ces collectivités dans un assistanat. Nous avions répondu en 2003, par une importante révision du titre XII de notre Constitution, qui permet à chaque collectivité, si sa population l'approuve, et dans le respect des principes de la République, d'avoir un statut différencié. Il s'agissait d'accorder plus de responsabilités locales, plus de respiration démocratique, pour administrer ces collectivités de façon plus adaptée aux particularités locales. Nous avions également fait voter, comme vous l'avez rappelé, la loi de programme de développement économique d'une durée de quinze ans, comportant notamment un nouveau dispositif de défiscalisation et d'exonération de charges sociales.
J'ai la conviction aujourd'hui qu'une nouvelle étape doit être franchie. L'État doit être plus fort et plus présent sur ses missions régaliennes. Il doit en revanche pouvoir largement déléguer aux acteurs locaux ses autres missions en affectant dans chaque collectivité des dotations financières, par exemple en matière de santé et d'éducation, dont la liberté d'utilisation ne serait limitée que par le contrôle de légalité effectué localement par la Cour des Comptes.
L'autonomie n'est pas un gros mot et ne signifie en aucun cas un désengagement financier de l'État ou l'absence de contrôle de l'utilisation des fonds publics. L'exemple polynésien en est l'illustration. Cette collectivité, qui est autonome en matière de santé, a bénéficié de vaccins contre le Covid entièrement financés par l'État. L'État doit accompagner financièrement, répondre aux demandes d'envoi de personnels métropolitains dans les hôpitaux et les écoles mais ne doit plus imposer sa politique dans les matières non régaliennes. C'est, je crois, la condition pour reconstruire une relation de confiance et de respect entre l'État et ses collectivités d'outre-mer. C'est aussi la condition pour offrir à la jeunesse ultramarine la possibilité de participer à la gestion et à la gouvernance de ce territoire. Cette évolution nécessiterait sans doute une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, en préservant bien sûr la consultation de la population préalable à toute évolution vers une autonomie, qui pourrait, là encore, être différenciée selon les collectivités.
Lorsqu'on évoque l'insuffisante adaptation normative aux réalités de chaque territoire, les exemples de normes inadaptées sont nombreux, par exemple dans le domaine de la construction. Il semble évident que les possibilités d'adaptation contenues dans l'article 73 sont non seulement insuffisantes mais difficiles à mettre en oeuvre en raison d'une procédure longue et contraignante. Il est temps de laisser aux acteurs locaux le soin de définir eux-mêmes les réglementations les mieux adaptées à leur territoire.
Pour assurer ce développement économique et social autonome, outre les dotations financières globales par secteur, il me semble que l'État devrait mettre en place un nouveau dispositif de défiscalisation et d'exonération de charges sociales, car on ne peut plus continuer à prolonger chaque année la loi de 2003, qui était prévue pour quinze ans, c'est-à-dire jusque fin 2017. Malgré les sérieux coups de rabot portés à cette loi à partir de 2007, son prolongement est la démonstration que pour compenser les handicaps structurels des économies ultramarines (qui renchérissent le coût du capital et celui du travail), les outils les plus efficaces restent une défiscalisation très contrôlée par l'État, avec une procédure d'agrément dès le premier euro et des exonérations de charges sociales bien ciblées. Mais il faut là aussi innover en faisant du sur-mesure, c'est-à-dire ne plus mettre en place des mesures uniformes de fiscalisation et d'exonération de charges sociales, sans tenir compte des secteurs concernés ni des priorités de développement, lesquelles diffèrent selon les territoires.
Au-delà d'un socle commun à tous les outre-mer, qui concernerait par exemple les projets d'investissement utilisant des énergies renouvelables, qui devraient bénéficier de taux très avantageux de défiscalisation, chaque collectivité devrait pouvoir bénéficier de mesures différenciées selon sa propre stratégie de développement. Le tourisme doit par exemple être plus soutenu dans des collectivités qui n'ont pas d'autre choix d'activité économique, comme les Antilles ou la Polynésie française que dans celles qui disposent de ressources minières, comme la Nouvelle-Calédonie ou la Guyane. Il conviendrait également de rendre éligibles à ces dispositifs certaines activités, comme la rénovation hôtelière, indispensable pour lutter contre la concurrence des États voisins ou certaines opérations de démolition de friches et de reconstruction aux normes antisismiques. En résumé, pour être plus efficace, l'État doit éviter le saupoudrage, cibler les secteurs les plus porteurs et moduler les mesures selon les priorités de développement définies dans chaque collectivité.
Je rappelle que l'objectif est avant tout de faciliter la création d'emplois dans le secteur marchand. Je terminerai en évoquant la nécessité pour l'État de mieux accompagner nos collectivités d'outre-mer dans l'utilisation des fonds européens, qu'il s'agisse des fonds structurels ou du Fonds européen de développement. Compte tenu de la complexité et de la grande technicité que requiert le montage de projets éligibles, il serait souhaitable que dans chaque collectivité, une structure ad hoc soit mise en place auprès du préfet, en partenariat avec les autorités locales, pour faciliter la mise en oeuvre de ces financements, dont le montant n'est pas négligeable mais n'est malheureusement pas toujours utilisé.
Telles sont les premières réflexions que je souhaitais partager avec vous. Étant personnellement toujours très attachée à l'outre-mer, je ne vous cache pas que l'inadaptation actuelle de l'action de l'État dans ces collectivités me paraît très préoccupante.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci madame la ministre. Je donne la parole à notre rapporteur Philippe Bas, puis à Victorin Lurel.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Madame la Présidente, je vous remercie. C'est avec beaucoup de plaisir et d'intérêt que je retrouve ce soir Brigitte Girardin, avec laquelle je suis lié par une histoire commune auprès du Président Jacques Chirac, qui a toujours été, comme elle l'a rappelé, un grand ami de l'outre-mer et de nos compatriotes ultramarins. Ceux-ci étaient toujours très présents dans son coeur.
Nous abordons un travail qui ne repose pas principalement sur l'idée d'une augmentation (même si nous ne l'excluons pas) des pouvoirs conférés aux collectivités et aux élus d'outre-mer : il porte spécifiquement sur la manière dont l'État remplit sa propre fonction. Or cette fonction restera, qu'il s'agisse de sa fonction économique ou de sa fonction régulatrice. Nous n'en sommes qu'au début de notre réflexion mais nous partageons déjà l'idée que vous avez énoncée, selon laquelle il se pose un problème général d'adaptation des lois et décrets aux réalités d'outre-mer. Si ces textes ne sont pas conçus en tenant compte de ces réalités, on ne peut s'étonner qu'il existe ensuite un décalage.
Nous recherchons le moyen, non par des transferts de compétences régulatrices aux élus (même s'ils sont toujours possibles) mais par le transfert de possibilités d'adaptation des normes par l'État lui-même, d'améliorer, dans le domaine de la sécurité, dans le domaine pénal, en matière de répression ou de lutte contre les fraudes, l'efficacité de son action. Ma question, d'ordre très général, est la suivante : avez-vous pu développer une réflexion dans ce domaine, concernant le pouvoir de dérogation des autorités de l'État, les pouvoirs spécifiques des procureurs ou l'évolution du Code de procédure pénale, qui pourrait nous éclairer dans le travail que nous amorçons ?
Mme Brigitte Girardin. - Merci, cher Philippe Bas. Je crois qu'il faut distinguer le rôle de l'État dans les matières régaliennes et dans les autres matières. Dans les matières régaliennes, les difficultés que nous rencontrons depuis quelques années sont liées à la perte, par l'administration, de nombreuses compétences quant aux réalités ultramarines. Si l'on ne s'attaque pas au problème à sa source, en se dotant d'une administration qui soit composée de spécialistes de l'outre-mer, nous n'y arriverons pas.
Comme je l'ai rappelé au début de mon propos, j'ai eu la chance de connaître un ministère de plein exercice, avec deux grandes directions composées de fonctionnaires qui connaissaient l'outre-mer, avaient une expérience en la matière et étaient capables d'alerter les pouvoirs publics si telle ou telle loi n'était pas applicable en l'état en outre-mer. Cela n'existe plus. La question ne vise pas à savoir si l'on nomme un ministre de plein exercice, un ministre délégué ou un secrétaire d'État : un ministre sans administration ne sert à rien. Aujourd'hui, nous n'avons plus d'administration.
Victorin Lurel et moi-même avons connu. Lorsque Victorin Lurel est arrivé à la tête du ministère de l'outre-mer, il avait une vague délégation, qu'il a essayé de transformer en direction générale, ayant pris conscience de la nécessité de pouvoir s'appuyer sur des services compétents. Aujourd'hui, nos fonctionnaires ne sont plus du tout attirés par ces dossiers. Le problème vient de là. On ne peut s'occuper de ces collectivités avec un ministre rattaché à un autre ministère. Nous voyons d'ailleurs l'efficacité du rattachement au ministère de l'Intérieur. Mayotte est bien placée pour le savoir. On aurait pu penser qu'enfin les problèmes de sécurité seraient mieux réglés. Nous voyons bien que ce n'est pas le cas. Il faut une administration solide, avec à sa tête un ministre qui ait du poids. Pour avoir du poids (j'en ai fait l'expérience moi-même), il faut le soutien du président de la République, faute de quoi on ne fait rien. Nous savons ce que sont les arbitrages avec Bercy.
Soit l'on a une vision gaulliste de la grandeur de la France, soit l'on considère, comme le disait Jacques Chirac, que la France, sans ses collectivités, serait un pays étriqué. Dès lors que nous sommes tous d'accord pour considérer que la France a un rôle à jouer dans le monde et que sa voix doit porter sur tous les continents, il faut tenir compte du relais indispensable que nous avons avec nos douze collectivités d'outre-mer.
Si nous voulons que ces collectivités soient gérées correctement et jouent ce rôle d'influence dans le monde au nom de la France, il faut une administration efficace. Cela suppose des fonctionnaires compétents, qui ont envie de s'intéresser à ces sujets. Qui a aujourd'hui le désir de servir la DGOM ? Chaque fonctionnaire veut aussi avoir une carrière et évoluer.
Il faut, dans un premier temps, se concentrer sur le régalien (sécurité, justice, police, douanes), car, avec une zone économique exclusive immense, dont 97 % se trouvent outre-mer, ces missions doivent être renforcées et remplies correctement. Comme je l'ai rappelé, j'ai eu l'occasion de travailler, à la Cour des Comptes, sur l'organisation de l'État en mer. Celle-ci, dans nos collectivités d'outre-mer, est catastrophique. Nous n'avons pas de préfet maritime alors qu'il existe trois préfets maritimes couvrant 3 % de notre zone économique en métropole. Souvenons-nous du cyclone Irma. Lorsque je me suis rendue sur place, dans le cadre du contrôle de la Cour des Comptes, le préfet de Martinique m'a expliqué qu'il était théoriquement chargé de l'organisation de l'État en mer et devait prendre des arrêtés pour interdire la mer territoriale au large de la Guadeloupe, au cours de telle période, afin de permettre l'acheminement des secours à Saint-Martin. Le préfet de la Guadeloupe, lui, n'avait aucune compétence en la matière. Tout cela n'a aucun sens. Les préfets, outre-mer, sont suffisamment occupés avec tous les problèmes à résoudre sur terre pour s'occuper de ce qu'il se passe en mer, où ils n'ont pas de compétence particulière, alors que les préfets maritimes sont des amiraux qui ont la compétence requise.
En outre, cette réforme ne coûte rien. Elle est simple à mettre en oeuvre. Il suffit de transformer les trois Comsup en trois préfets maritimes. Concrètement, cela veut dire remplacer le général Comsup qui se trouve à La Réunion par un amiral. À Papeete et à Fort-de-France, nous avons déjà deux amiraux. Commençons par nous doter d'une administration efficace, avec des fonctionnaires spécialisés. Nous pourrons alors anticiper tous les problèmes d'adaptation. Pour l'heure, nous faisons tout à l'envers : on adopte des lois puis l'on se rend compte qu'elles ne sont pas adaptables à l'outre-mer. On tente alors de rédiger des ordonnances. On fait du bricolage.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Je vous présente à tous mes excuses, en particulier à Brigitte Girardin, que je retrouve avec grand plaisir. Je n'ai pas tout entendu mais je partage entièrement les propos de la ministre Brigitte Girardin. Chacun sait à quel point je me suis opposé à elle en 2003. Néanmoins, c'est grâce à Brigitte Girardin qu'on a pu réformer la Constitution, du moins pour son volet concernant l'outre-mer. Chacun en a vu l'utilité et certains, dont je fais partie, demandent aujourd'hui qu'on aille un peu plus loin.
Notre délégation a délimité le périmètre de notre travail en le centrant sur l'action de l'État et les domaines régaliens. Fort de mon expérience, je partage totalement l'avis de Brigitte Girardin. Je suis arrivé à la conclusion qu'il fallait probablement donner plus de moyens et peut-être davantage de libertés aux élus, avec les contrôles appropriés et les contre-pouvoirs qui s'imposent. Effectivement, lorsque je suis arrivé, après l'application de la RGPP (revue générale des politiques publiques), on a purement et simplement démantelé le ministère : il ne restait que 130 personnes environ, regroupées dans une délégation. J'ai dû ferrailler pour que celle-ci soit transformée en une direction. Nous avons eu du mal à faire venir de grands directeurs et des fonctionnaires détenant une expertise reconnue, car ils n'y voyaient pas de grandes perspectives de carrières. Le ministère était peu attractif et cette situation perdure malheureusement.
En réalité, le ministère de l'Intérieur de l'époque a fait sa RGPP sur le dos du ministère des outre-mer et près d'une centaine de départs n'ont jamais été remplacés. Au-delà de la question posée sur l'action de l'État, faut-il encore un ministère des outre-mer ? J'avoue avoir cédé un moment à la lubie consistant à considérer qu'il fallait, dans un souci d'égalité, supprimer ce ministère. Je l'ai écrit en 2007 avec François Hollande. C'était une bêtise et j'en suis revenu. D'ailleurs, cela n'avait pas fortement ému les états-majors de partis. Brigitte Girardin a raison : il faut, pour ce ministère, des moyens et du personnel extrêmement compétent. J'ai dû plaider pour avoir deux directions et de réels moyens. Cela n'a pas prospéré. Quelques années plus tard, on a fait la bêtise de supprimer le ministère de la Coopération, qui avait de vraies connaissances sur l'Afrique et l'hémisphère sud. J'ai même écrit un livre pour le dénoncer et rencontré des présidents de la République en demandant de ne pas le faire. C'est un savoir qui disparaît ! Ce sont des amitiés, des connivences, des cultures qui disparaissent. L'outre-mer connaît, depuis de longues années, le même sort, avec des fonctionnaires qui font leur travail mais n'y connaissent pas grand-chose et n'y voient pas leur avenir. Il faut donc un ministère de plein exercice. Je partage également l'idée selon laquelle, pour une action efficace de l'État, le ministre doit être un bon politique et doit avoir l'oreille du président de la République. Je rappelle que j'ai dû présenter ma démission à deux reprises lorsque Bercy a voulu m'imposer 180 millions d'euros d'économies et la suppression de deux lycées en Nouvelle-Calédonie. J'avais fait le programme de François Hollande et j'ai dû de nouveau mettre ma démission dans la balance lorsqu'il a refusé de contrôler Total sur ses marges et qui investissait chaque année 32 millions de dollars aux Bahamas et dans les Bermudes. Aujourd'hui, j'entends que l'on va réformer l'application du décret sur les marges et sur la fixation des prix administrés des carburants, en s'appuyant sur trois arrêtés dits de méthode. Peut-être est-ce une bonne chose. À l'époque, il fallait un poids politique. J'avais dit au président de la République que j'acceptais d'être ministre des outre-mer, à condition que ce pluriel soit retenu pour désigner la fonction. J'ai également demandé à pouvoir choisir mon directeur de cabinet, alors qu'on voulait m'imposer quelqu'un.
Je souhaitais enfin disposer de référents dans tous les ministères, ce qui m'a été accordé, même si certains ministres n'étaient pas très contents. Chaque trimestre, je réunissais tous les référents pour savoir ce qu'il se préparait. Un ministère sans moyens et un ministre qui n'a pas l'oreille du Premier ministre ni surtout du président de la République est voué à connaître de grandes difficultés.
J'avoue qu'après avoir fortement critiqué Brigitte Girardin en tant que député, j'ai demandé que soit maintenue la stabilité fiscale qu'elle avait instaurée à travers cette loi de programme d'une durée de quinze ans. Chaque année, lors de l'examen des lois de finances, quelle que soit la couleur du Gouvernement, l'instabilité régnait, de même que l'incompréhension des enjeux des outre-mer par toutes les majorités parlementaires, quelles qu'elles fussent. Force est de constater que nous n'avons jamais pu retrouver cette stabilité.
Cette action pluriannuelle, à travers les lois de programme ou d'orientations, permettait de déployer une vision sur vingt ans (que j'ai reprise dans la loi « égalité réelle »), avec des contrats de convergence sur cinq ans. On appelle maintenant ces dispositifs des contrats de convergence et de transformation (modification introduite par Annick Girardin). Cela n'a pas eu d'effets, car on a refusé d'appliquer les principes qui y figuraient, ce que je regrette. Une vision complète exige de s'inscrire dans le long terme.
J'ai également suivi les conseils de Brigitte Girardin quant à l'action de l'État en mer lorsqu'elle m'assurait qu'il fallait des préfectures maritimes. J'ai repris cette proposition à mon compte. Cela n'a pas fait bouger les ministères ni les gouvernements, alors qu'il s'agissait d'une proposition de bon sens. En outre, Brigitte Girardin vient de souligner à juste titre que cela ne coûterait pas plus cher. Il est vrai que compte tenu de l'immensité des océans, il faut se battre dans la loi de programmation militaire. On m'avait objecté, à l'époque, que nous n'avons pas assez de bâtiments pour couvrir de telles étendues et que nous assurerions cette couverture au moyen de satellites. Je ne sais pas en quoi les satellites interviennent pour lutter contre tous les pillages auxquels se livrent d'autres puissances, s'agissant des ressources ichtyologiques, maritimes et de toute autre nature. L'État est défaillant. C'est une évidence. Peut-être l'étendue des zones à couvrir est-elle tout simplement trop grande. Peut-être n'a-t-on pas encore pris conscience des changements géopolitiques. Après ce qu'il s'est passé en Australie avec les sous-marins, ce qui se trame aujourd'hui entre la Chine et les États-Unis ou encore ce qui se joue du point de vue des intérêts que pourraient susciter certains territoires tels que la Nouvelle-Calédonie, sans doute une réorientation de l'action de l'État outre-mer est-elle à opérer.
Je suis convaincu qu'il ne faut pas que nous nous enfermions totalement dans l'existant et dans le périmètre que nous connaissons aujourd'hui. À dimension, organisation et Constitution constantes, les choses ne bougent pas. Les élus locaux seraient-ils des incapables ? Manquent-ils de moyens ? Je ne le crois pas. Peut-être n'ont-ils pas utilisé la totalité des moyens qui leur sont délégués. Peut-être devrons-nous approfondir, au sein de la délégation, cette question. Je suis en tout cas convaincu qu'une petite dose de libertés supplémentaires, en subsidiarité (c'est-à-dire en laissant agir celui qui est le mieux placé pour le faire), serait de nature à améliorer l'action de l'État et des collectivités.
Les pouvoirs des préfets ont été accrus en matière d'immigration, et sont aujourd'hui bien plus importants que ceux d'un préfet de l'Hexagone. Un préfet peut faire exécuter une obligation de quitter le territoire français (OQTF) en outre-mer, avant même la saisie du tribunal administratif. Il est vrai que des drames se sont produits chez moi en Guadeloupe. On a expulsé une vingtaine d'Haïtiens et l'avion s'est abîmé en mer. Les avocats et tous ceux qui s'occupent de la défense des droits de l'homme critiquent cette affaire. Admettons que nous sommes tous assez discrets, en outre-mer, lorsqu'il est question d'immigration. Lorsque l'État traite de ces domaines, les élus ne sont pas là. Il en est de même en matière de justice. Lorsqu'il est question de matières régaliennes, les élus ne sont pas informés, si ce n'est de manière fort subsidiaire. L'État reste dans un huis clos, dans un entre-soi étatique. Il faut déployer de grands efforts pour savoir ce qu'il se passe concernant ces affaires. Prenons l'exemple des conventions de réadmission. Lorsque Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, était candidat à l'élection présidentielle, est venu dans tous les outre-mer. Je l'avais reçu en Guadeloupe en lui disant « vous êtes en République et libre de venir ici, au-delà de vos prises de position quant aux bienfaits de la colonisation ». Il discutait avec le Premier ministre de la Dominique anglophone, monsieur Roosevelt Skerrit. Nous n'en savions rien, alors que nous parlions de réadmissions : il était question que chaque Haïtien ou chaque étranger en situation irrégulière arrêté sur le sol de la Martinique, de la Guadeloupe, peut-être de Saint-Barthélemy ou Saint-Martin, puisse être renvoyé à la Dominique ou à Sainte-Lucie, auquel cas l'État devait payer ces réadmissions. Je crois qu'il en est de même à Mayotte. J'ai dû attendre deux ans pour qu'on accepte de me communiquer le contenu de la convention de réadmission et, depuis lors, personne n'a fait le bilan de tout ceci. Une réévaluation de l'action de l'État, dans son périmètre actuel et peut-être dans un éventuel élargissement, est indispensable, en instaurant davantage de contre-pouvoirs. J'ai voté contre le principe d'une collectivité unique, car il n'y avait pas de contre-pouvoirs. Je vois ce qui se pratique en Martinique et en Guyane, ce qui n'est en rien une critique des élus qui ont accepté ce principe. Je n'en veux pas en Guadeloupe, car je souhaite qu'il existe des contre-pouvoirs, et par exemple un statut de l'opposition, un temps programmé ou encore la reconnaissance des groupes d'opposition. Cela reste une faculté aujourd'hui. C'est la démocratie elle-même qui est mal représentée et insuffisamment efficace.
Bref, il y a beaucoup à dire et je partage totalement les propos de Brigitte Girardin, sous réserve de vérification, au cours de nos travaux, de la manière dont nous pourrons intégrer ces propositions et peut-être demander, avec prudence, l'élargissement. J'ai fait des propositions en ce sens à notre présidente de délégation, au président Gérard Larcher et à François-Noël Buffet afin que le travail de révision et de différenciation comporte un volet outre-mer.
Mme Micheline Jacques, président. - Je laisse la parole sans plus tarder à Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Merci madame la présidente, et merci, madame la ministre, pour vos propositions très claires et très précises, auxquelles j'adhère à 100 %. J'ai hâte de les voir inscrites dans notre rapport et de déterminer dans quelle mesure nous pourrions les faire avancer afin qu'elles soient, in fine, adoptées.
Que pensez-vous de la situation actuelle, dans laquelle le ministère, quelle que soit son statut (ministère de plein exercice, secrétariat d'État, ministère délégué) ne gère que 10 % des crédits outre-mer, les 90 % restants étant régis par les autres ministères régaliens ? Y a-t-il une pertinence à ce que cette situation perdure ? Le problème ne réside-t-il pas également dans cette répartition ? Je m'interroge, dans le prolongement de cette question, quant à l'utilité de la persistance d'un ministère des outre-mer. Je crois comme vous qu'il faudrait des spécialistes de ces sujets, s'agissant des préfets mais aussi s'agissant des administrations. Ne serait-il pas plus pertinent d'affirmer que, dans notre République, tous les types de territoires sont égaux, quelles que soient leurs spécificités ? En matière de spécificités, nous pourrions reparler de la Corse ou de l'Alsace-Moselle. On ne réserve pas un ministère à des territoires au motif qu'ils sont éloignés et présentent des spécificités. La reconnaissance de celles-ci pourrait passer par l'affectation de personnes spécialisées au sein des administrations centrales des ministères, en nommant parallèlement des préfets qui connaissent bien les particularités des outre-mer.
J'entends vos réserves, sur la question des originaires, en vertu du principe d'égalité de traitement de tous les Français. Force est néanmoins de constater que les ultramarins, après avoir passé des examens et concours, sont immobilisés pour une longue période dans l'Hexagone, sans avoir la possibilité de retourner dans leurs territoires, alors même que ceux-ci peuvent manquer de candidats, pour des raisons d'attractivité, notamment au sein des forces de l'ordre et des forces de sécurité. C'est une difficulté en termes de fluidité et de mobilité des fonctionnaires. Je suis d'accord avec vous pour considérer que les fonctionnaires de l'Hexagone doivent être mobiles partout, qu'il s'agisse de la métropole ou des outre-mer mais, pour l'heure, une forme d'injustice est ressentie. C'est la raison pour laquelle ces revendications, pour que les mutations des originaires soient facilitées, se font jour. Je pense qu'une solution médiane doit pouvoir être trouvée, tenant compte du principe d'égalité de traitement de tous les fonctionnaires et de ce besoin de mobilité afin de permettre à ces fonctionnaires de retourner dans leur territoire d'origine. Dans l'Hexagone, la mobilité d'une région à une autre peut avoir lieu d'un instant à l'autre. Se rendre en outre-mer n'est pas aussi aisé.
Je voudrais également évoquer l'utilisation des fonds européens, sujet extrêmement sensible. La solution que vous préconisez est celle qui est aujourd'hui en vigueur à Mayotte : confier à une structure ad hoc (un GIP) la gestion des fonds européens. À Mayotte, cela ne va pas mieux. Comment faire pour améliorer l'ingénierie ? Le mot fâche, dans certains territoires. Il existe pourtant bel et bien une insuffisance d'ingénierie ou du moins une inégale répartition des ingénieries entre les territoires ou au sein d'un même territoire. Tout en adhérant à la préconisation de mise en place d'une structure ad hoc pour la gestion des fonds européens, comment faire pour qu'au sein de cette structure, nous ayons les meilleurs ? Nous avons besoin, en outre-mer, des meilleurs, car la situation est plus compliquée qu'ailleurs. Souvent, la situation est inverse parce que ces territoires ne sont pas attractifs. Comment sortir de ce cercle vicieux tout en allant dans le sens de vos propositions, madame la ministre ?
M. Georges Naturel. - Comme mes collègues, madame la ministre, j'adhère totalement à votre vision, consolidée par votre expérience en outre-mer. Que veut la France pour ses outre-mer ? Dès l'instant où l'on a une vision politique et où l'on est convaincu de l'intérêt de nos outre-mer pour la France, on peut décliner une politique et une organisation administrative, telles que vous les avez décrites.
Comme vous l'avez souligné à propos des préfets maritimes, il y a trois bassins distincts et sans doute faudra-t-il prévoir un traitement particulier pour chacun d'eux. Le bassin Pacifique présente par exemple des spécificités et certains de ses territoires (la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française) jouissent déjà d'une certaine autonomie. L'État y a conservé des compétences régaliennes et mobilise des moyens pour celles-ci, tout en reconnaissant une autonomie de décision aux élus locaux. J'attendrai avec grand intérêt le rapport qui servira de base à la suite de nos travaux.
M. Saïd Omar Oili. - Nous avons eu l'occasion, madame la ministre, de travailler ensemble, ce que j'ai grandement apprécié, lorsque j'étais à la tête du département. Je voudrais vous remercier pour ce que vous avez fait pour Mayotte, en particulier à travers le contrat de plan État-Mayotte 2000-2006, que vous avez mis en place. Depuis lors, rien n'a été fait. Le chemin était pourtant bien balisé. Nous avons l'impression, depuis lors, de régresser.
Aujourd'hui, 60 % de la population de Mayotte a moins de vingt ans. On a construit beaucoup de collèges et de lycées mais aujourd'hui, des audiences ne peuvent se tenir au tribunal, à Mayotte, faute d'interprètes. Est-ce l'éducation qui a failli ?
Après vingt-deux ans de mandat local, j'ai vu les choses évoluer. Nous n'avons jamais connu le niveau de violence qui existe actuellement. Malgré l'augmentation significative des effectifs de police et de gendarmerie, l'impression demeure que plus on augmente ces effectifs, plus la violence augmente. Je souscris, madame, à l'ensemble de vos propos. Quel regard portez-vous sur ce qu'il se passe à Mayotte aujourd'hui ? Pour la première fois de l'histoire de ce territoire, le départ du représentant de l'État sur place a été demandé publiquement, notamment par une parlementaire. Comme vous le savez, Mayotte est fortement attachée à la France. Depuis 1841, on a toujours demandé plus d'État et plus de France. Aujourd'hui, une parlementaire demande le départ du préfet, ce qui crée évidemment un malaise.
Mme Brigitte Girardin. - Merci beaucoup pour vos questions. Je commencerai par répondre à la question que vous posez, monsieur le sénateur, quant à la nécessité de la présence, dans chaque ministère, de spécialistes de l'outre-mer, par comparaison avec un ministère de plein exercice.
J'ai vécu une expérience qui permettait d'être efficace sur tous les sujets. Je vais en donner quelques exemples précis. À l'époque que j'ai connue, tout le budget consacré à l'outre-mer n'était pas contenu dans le budget du ministère de l'outre-mer, même si celui-ci englobait de nombreux aspects, dont le logement et les dépenses sociales. Lorsque le ministère de l'Intérieur de l'époque présentait des lois de sécurité intérieure, les fameuses lois d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Lopsi), un chapitre était toujours consacré, à la fin du texte, à l'outre-mer. Les administrations de mon ministère se concertaient avec celles du ministère de l'Intérieur et rédigeaient un chapitre spécifique sur l'outre-mer, avec des moyens en policiers et en gendarmes. Que se passait-il au Parlement ? Le ministère de l'Intérieur défendait son projet et lorsque le chapitre sur l'outre-mer venait en débat, c'est moi qui défendais cette partie de la loi, à l'Assemblée nationale comme au Sénat.
Lorsqu'on a révisé la Constitution en 2003 et réécrit les articles 73 et 74, le Garde des Sceaux (qui est compétent en matière de révision constitutionnelle) a fait une présentation générale de la révision constitutionnelle. En tant que ministère de l'outre-mer, j'ai défendu cette révision au Parlement sur le titre XII. C'est ainsi que les choses peuvent fonctionner efficacement. Je crois que nous pouvons en faire le bilan aujourd'hui. Des fonctionnaires souhaitent-ils s'occuper de dossiers spécifiques à l'outre-mer dans un ministère qui lui serait dédié ? Quelle attractivité aurait un tel dispositif, s'il n'existe pas une administration suffisamment puissante ? Je ne suis pas naïve : dès lors que ces administrations ont été supprimées, on ne va pas les recréer. Il faut néanmoins déterminer comment regrouper l'outre-mer et la mer. Je rappelle que 97 % de notre domaine maritime se trouvent outre-mer. Il existe de grandes directions (pêches, transports maritimes...). Si l'on reconstitue une entité qui a une cohérence, nous parviendrons, à mon avis, à retrouver des fonctionnaires attirés par ce type de mission. Il sera alors possible d'injecter des chapitres sur l'outre-mer dans les différentes lois susceptibles d'être discutées. Nous ferons alors l'exercice en amont et non en aval : ce n'est pas après l'adoption de la loi qu'il faut constater la possibilité ou non de l'appliquer en outre-mer. Aujourd'hui, on rédige un article pour déterminer dans quelle mesure les dispositions prises s'appliquent à la Polynésie française et aux collectivités relevant de l'article 74. Ce n'est pas ainsi que l'on peut travailler. Nicolas Sarkozy, alors ministère de l'Intérieur, m'a laissée défendre, dans les lois de sécurité intérieure, le chapitre sur l'outre-mer qui avait fait l'objet d'une sorte de co-écriture par les services de l'Intérieur et de l'outre-mer afin d'aboutir à un dispositif adapté à nos collectivités.
La question de l'affectation des originaires dans leur territoire d'origine relève à mon avis d'une gestion intelligente. Il ne sert à rien d'écrire des textes et règlements en la matière. Par principe, tous les fonctionnaires ont vocation à servir partout. Ensuite, il n'est pas interdit d'essayer d'être intelligent en affectant « les bonnes personnes aux bons endroits », tout en gardant à l'esprit la nécessité de veiller aux éventuels conflits d'intérêts et à ne pas faire de la ségrégation. Il suffit d'un « dosage » intelligent pour donner la possibilité de servir, au cours d'une carrière, en outre-mer comme en métropole, sans être cantonné en outre-mer ni sur le territoire métropolitain. Une gestion fluide et raisonnée peut offrir une réponse adéquate en tenant compte de toutes les particularités régionales - ce qui vaut aussi pour la Bretagne et la Corse.
Il existe effectivement trois bassins importants. Je propose (tel était le sens du rapport de la Cour des Comptes) de créer trois préfets maritimes dans ces trois bassins. À Mayotte, si un préfet maritime était chargé de l'océan Indien, il aurait beaucoup de travail et aurait la faculté de contrôler une zone qui ne me paraît pas si immense que cela. Il ne serait pas totalement irréaliste de faire naviguer quelques navires de la Marine nationale entre Anjouan et Mayotte et je pense que cela permettrait de résoudre un grand nombre de problèmes.
J'ai commencé mon intervention en soulignant combien j'étais choquée d'entendre ce que j'ai entendu durant la crise du Covid. J'ai travaillé de longues années en outre-mer et je n'y avais jamais entendu « la France, dégage ! ». Cette adresse révèle la profondeur du malaise. Je trouve cela très grave. Si l'on continue ainsi, je serai très pessimiste pour l'avenir : il n'y aura même pas à attendre que des indépendantistes demandent l'indépendance. Celle-ci arrivera tout naturellement, car plus personne ne défendra l'affectation de crédits à ces collectivités. Tout dépend de la vision politique qu'on en a. Si l'on considère qu'il y va de la dimension internationale de la France, il faut en tirer toutes les conséquences et renforcer tout ce qui relève des missions régaliennes.
Quant aux domaines extérieurs au régalien, ce qui s'est passé sur le Covid me paraît symptomatique. On a voulu imposer, en matière de santé et de vaccination, des dispositions à des populations qui n'étaient pas prêtes à entendre ce discours. Donnons les moyens financiers pour gérer une politique de santé localement. L'autonomie n'a rien d'extraordinaire : c'est la prise en compte de particularités locales. Laissons ceux qui connaissent le mieux le terrain définir eux-mêmes la politique à mettre en place. Cela ne veut pas dire que l'on s'en désintéresse. Il faut accompagner les collectivités financièrement. En Polynésie française, qui est autonome en matière de santé, l'État a pris les vaccins à sa charge et vous n'avez pas entendu, en Polynésie française, de problèmes lors de la crise du Covid. Ce que vous me dites à propos de Mayotte est effectivement très préoccupant et un sursaut est urgent. Si nous allons jusqu'à fermer une préfecture, c'est grave.
Mme Micheline Jacques, président. - Je voudrais revenir sur la question des compétences des fonctionnaires au sein des ministères. Je me suis rendue à Strasbourg, à l'Institut national des Études territoriales (INET), et j'ai été frappée de voir que seuls cinq ultramarins faisaient partie de la promotion en cours, dont quatre ingénieurs. Peut-être que les ingénieurs ultramarins intégrés dans les administrations ne sont pas suffisamment nombreux.
Ma collaboratrice Murielle Jalton avait relevé, lors de son parcours à Sciences Po, que le cursus dédié à l'outre-mer était considérablement limité. Elle a travaillé à un projet de chaire outre-mer qui a été portée par Michel Magras dans la loi de 2017. Cette chaire a été inaugurée le 8 juillet 2021. Le but de cette chaire était notamment de permettre aux fonctionnaires des différents ministères de suivre une formation approfondie afin de mieux appréhender les réalités et spécificités des territoires d'outre-mer. Malheureusement, cette chaire n'a pas évolué comme prévu et a été un peu dévoyée. Considérez-vous qu'il faille rendre obligatoire une telle formation afin que tous les étudiants puissent suivre un cursus comportant une partie obligatoire sur l'outre-mer, avec peut-être un stage à effectuer dans ces territoires, afin de mieux appréhender leurs réalités et leurs spécificités ?
Mme Brigitte Girardin. - Je ne peux être que favorable à ce type d'initiative, pourvu qu'il existe des débouchés. Il faut que cela conduise à des fonctions valorisantes. Tel est bien le problème. Je suis tout à fait favorable à ce que l'on instaure ce type de cursus obligatoire. Lorsque mes enfants étaient à l'école primaire et qu'un cours de géographie portait sur la France ultramarine, j'étais effondrée en constatant que la moitié des collectivités était passée sous silence. Il y a aussi cet effort à produire, en métropole, pour faire connaître ces territoires. Ceux-ci sont, dans une large mesure, passés sous silence dans notre enseignement. C'est une politique globale à conduire. Si l'on veut que ces collectivités soient bien traitées, on doit avoir la conviction qu'elles sont utiles à la France et que, sans elles, la France ne serait pas la France.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Ce dernier point me paraît important. Combien de fois, sur les réseaux sociaux, lorsque des crises surviennent, n'entend-on pas des propos selon lesquels ces territoires n'ont qu'à prendre leur indépendance et leurs habitants ne sont pas des Français ? Cela fait mal, lorsque l'on sait avec quel acharnement les Mahorais, avant Nice et la Savoie, se sont, pour des raisons de liberté, attachés à la France. Ce type de réflexion témoigne aussi d'une grande méconnaissance de ce que sont les outre-mer. Comment défendre ces outre-mer si on ne les fait pas mieux connaître ? Je vais donc pleinement dans votre sens.
Mme Brigitte Girardin. - Tout le monde doit faire des efforts, y compris les médias. Lors du récent cyclone à La Réunion, j'ai entendu des commentaires considérant que tout cela résultait du réchauffement climatique, comme les inondations dans le Pas-de-Calais. Cela traduit la méconnaissance totale du fait que des cyclones ont toujours frappé l'outre-mer. Cela fait partie des handicaps structurels de ces collectivités, avec ou sans réchauffement climatique. J'ai aussi entendu ce type de rapprochement lors de conférences de presse.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je crois qu'il est très important que nos compatriotes d'outre-mer, qui ne sont ni plus ni moins Français que ceux de l'Hexagone, entendent que l'attachement de la France aux outre-mer n'est pas principalement dicté par des considérations stratégiques mais par le fait irréfutable que nous sommes tous Français. Cela me paraît essentiel. Si l'outre-mer français repose sur un intérêt stratégique de la métropole, cela veut dire que, si cet intérêt n'existait plus, nous n'aurions aucun mal à répondre à ces slogans en considérant que le jour serait peut-être venu de nous en séparer. Le meilleur moyen d'écarter radicalement cette perspective est de rappeler que nous sommes tous Français.
Mme Micheline Jacques, président. - Madame la ministre, je conclurai cette audition en soulignant que vous avez mis notamment en exergue deux axes que vous jugez importants pour mieux appréhender les problématiques de l'outre-mer. Le premier passe par l'existence d'un ministère de plein exercice doté de deux grandes directions. Ce ministère serait une administration solide, dotée de fonctionnaires compétents, directement rattachée au président de la République.
Le deuxième axe, plus institutionnel, vise à donner davantage de souplesse aux collectivités pour favoriser leur développement en tenant compte des caractéristiques et contraintes de leur propre territoire. J'adhère pleinement à cette proposition. C'était aussi le cheval de bataille de mon prédécesseur Michel Magras. Je vous remercie vivement pour les éclairages que vous nous avez apportés à la lueur de votre expérience, en vous appuyant sur des exemples concrets. Il entre aussi dans le rôle de la délégation de mieux faire connaître, à travers ses travaux, les réalités des territoires ultramarins. Je signale que tous nos collègues ultramarins seront invités prochainement à présenter leur territoire à tous les sénateurs, dans le cadre d'une réunion d'information que la délégation organisera prochainement.
Jeudi 8 février 2024
Audition de Maître
Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien
vice-président et président de la délégation
outre-mer de
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous allons nous pencher ce matin sur le volet justice dans les outre-mer en auditionnant Maître Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien vice-président et président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France.
Nous vous remercions maître d'avoir accepté de répondre à nos questions en présentiel, à l'occasion de votre passage à Paris.
Nos rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel ont en effet beaucoup d'interrogations sur le fonctionnement de « l'équipe France » dans nos territoires, pour reprendre une expression du général Lionel Lavergne, commandant de la gendarmerie d'outre-mer que nous avons entendu le 25 janvier dernier. Ce fut de l'avis de tous une audition très riche et qui a amené à creuser davantage ce volet essentiel des fonctions de l'État.
Vous n'avez pas hésité en 2023 à affirmer que si la justice est en grande difficulté dans l'Hexagone, « elle est parfois dans un état de coma avancé outre-mer », en pointant une profonde crise de confiance sociétale envers celle-ci. Selon vous, les services judiciaires sont, en raison de leur mission régalienne, particulièrement exposés aux tensions sociales et à l'insécurité chronique qui traversent certains territoires ultramarins.
Dans une série d'articles que nous avons mis sur Demeter pour les membres de la délégation, vous affirmez aussi que la problématique carcérale ultramarine ne résulte pas tant dans son taux de suroccupation que « dans les conditions de détention qui sont particulièrement indignes et inhumaines ».
Vous y abordez aussi la question de l'attractivité des postes dans certains départements d'outre-mer. Si les avantages financiers octroyés aux magistrats et fonctionnaires peuvent parfois y participer, ils ne sont pas suffisants. Les difficultés de logement notamment rencontrées par les nouveaux arrivants sont identifiées comme un frein aux candidatures.
Par ailleurs, comment fonctionne l'articulation police-justice qui nous paraît essentielle, et surtout comment l'améliorer ?
Voici quelques sujets sur lesquels nous souhaiterions vous entendre.
Après votre exposé liminaire, nos rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel vous interrogeront sur des aspects plus précis puis nos autres collègues poseront leurs questions à leur tour s'ils le souhaitent.
Vous avez la parole, cher Maître.
M. Patrick Lingibé, membre du Conseil national des barreaux, ancien vice-président et président de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France. - Merci, Madame la Présidente. Il est vrai que les questions de justice ne me sont pas étrangères. Je pense que l'outre-mer représente un défi pour la République, parce qu'il appelle une réponse plurielle. L'outre-mer est composé de 12 territoires, avec 12 statuts différents, 12 problématiques différentes, qui renvoient à des interrogations et des réponses différentes. Je suis avant tout un pragmatique. Ma boussole reste le bénéficiaire final de toute réflexion et de toute réponse apportée, le citoyen de chacun de ces territoires. Le citoyen ne se préoccupe pas de qui fait quoi, il attend une réponse à sa problématique.
Il ne faut pas faire preuve de langue de bois sur l'outre-mer. Trop souvent, on n'a pas voulu mettre les mots sur les problématiques pour éviter de froisser. L'outre-mer est d'abord caractérisé par une très large pauvreté et ce marqueur joue sur la perception des collectivités territoriales et de l'État pour chaque population ultramarine. Le 26 septembre 2017, une étude menée par la Commission nationale consultative des droits de l'homme évoquait un taux de pauvreté de 13,20 % pour l'Hexagone et de 84,5 % pour Mayotte. Ce n'est qu'en 2020 que l'Insee a établi un taux de pauvreté en référence avec le taux hexagonal.
Auparavant, il était recontextualisé. Ainsi, le taux de pauvreté de Mayotte de 84,5 % était recontextualisé à 32,4 %, celui de Guyane passait de 61,2 % à 30,2 %, celui de La Réunion passait de 51,2 % à 16 %, celui de Guadeloupe passait de 49,1 % à 20,10 % et celui de Martinique, à 48,6 %, était recontextualisé à 20,6 %. Avant 2020, vous aviez un miroir indicatif déformé. Le taux de pauvreté recontextualisé était artificiel. Le taux de 32,4 % ne reflète absolument pas la pauvreté mahoraise.
À cette pauvreté s'ajoute un autre marqueur, le coût de la vie. En outre-mer, on est plus pauvre et la vie est plus chère. La dernière étude de l'Insee fait apparaître, en outre-mer, des atteintes aux droits fondamentaux, notamment les droits primaires : les habitants éprouvent des difficultés pour se nourrir. La préoccupation première des populations concerne leurs besoins primaires : comment peut-on bien vivre alors que la vie est plus chère et que les gens sont plus pauvres ?
Avec cette pauvreté et ce coût de la vie plus cher en arrière-plan, la justice fait face à une défiance. Du 12 au 28 mai 2021, le cabinet Odoxa a été mandaté par le Conseil national des barreaux pour réaliser une évaluation de la conception de la justice par les justiciables. Ce paramètre qui était jusqu'à présent limité à l'Hexagone a été mesuré en outre-mer. Nous disposons ainsi d'une image de la population ultramarine, territoire par territoire, et de sa conception de la justice. Il ressort de cette étude que 70 % des Français ont le sentiment que la liberté et les droits fondamentaux ont tendance à reculer. Ce sentiment est encore plus accentué en outre-mer où il atteint 84 %. Plus d'un Français sur trois affirme que là où il habite il est difficile d'accéder aux tribunaux (35 %), et il est difficile de faire valoir ses droits (37 %). 58 % des ultramarins affirment qu'il est difficile de faire valoir leurs droits.
Devant votre délégation, le 21 novembre 2019, l'ancien Défenseur des droits Jacques Toubon déclarait : « on a le sentiment qu'à beaucoup d'égards les habitants des départements et territoires d'outre-mer n'ont pas le même accès au droit ; ils ont un accès au droit inférieur à celui qui existe en métropole ». Cette constatation a été appuyée par les travaux que j'ai menés, montrant un accès difficile aux droits.
Il existe un Conseil national de l'aide juridique qui conseille le gouvernement sur la politique d'accès au droit. Il est notamment consulté sur les projets de loi et de décret sur l'aide juridictionnelle. Pour la première fois, ce Conseil national a nommé un membre ultramarin en ma personne. Conscient de ces problèmes, j'ai obtenu à l'unanimité la création d'un groupe de l'accès au droit en outre-mer pour régler les problématiques, territoire par territoire, que je préside et qui auditionnera chacun des acteurs.
À l'instar de Mayotte, l'outre-mer connaît des crises sociétales cycliques majeures qui mettent en exergue des défaillances dans l'exercice des compétences régaliennes (immigration, police, justice). L'institution judiciaire est par essence régalienne. Si elle échouait dans les territoires d'outre-mer, je pense que la République tomberait.
Un rapport sur les États généraux de la justice a été établi par un comité présidé par Jean-Marc Sauvé. Sur ses 250 pages, 2 pages et demie sont réservées à l'outre-mer, sans solution. Les diagnostics sont particulièrement inquiétants. Si la justice est mal en point dans l'Hexagone, elle est sous l'eau en outre-mer. J'avais conscience que l'outre-mer ne serait pas traité dans les débats. Lors du lancement des États généraux à Poitiers, je n'ai pas manqué d'interpeller le Président de la République. Il m'a écrit, affirmant qu'il donnerait des instructions au Garde des Sceaux. Cette interpellation n'a pas eu de suite. Le rapport se limite donc aux questionnements alors que l'outre-mer a besoin de signaux importants incarnant la République.
La confiance ne se décrète pas ; elle s'acquiert. Nous voyons très bien que les populations n'ont pas confiance dans la justice, considérant que cette justice est partiale. Selon moi, le droit n'a de pertinence et de performance que s'il répond effectivement aux problématiques sociétales et s'il inspire confiance au corps sociétal. À défaut, la République échoue collectivement. Je suis un partisan farouche de la défense du droit. Le droit est un système ordonné qui doit inspirer confiance. Or il existe aujourd'hui une tension entre un outil juridique et la réponse qu'il amène, qui n'est pas appropriée.
L'illisibilité de l'outre-mer à laquelle nous avons abouti au sein du concert gouvernemental est également inquiétante. Lors de mes déplacements, j'ai l'occasion d'échanger avec de nombreuses personnes. Il existe un ministère des Outre-mer dont l'une des fonctions consiste à coordonner l'action gouvernementale en outre-mer en assurant sa cohérence et sa lisibilité. Or force est de constater que cette lisibilité a disparu. Le ministère des Outre-mer n'est plus un ministère de plein exercice. Il est placé sous la tutelle d'un autre ministère. Surtout, le ministère de l'Intérieur est caractérisé par l'ordre public. Placer l'outre-mer sous le prisme de l'ordre public n'est pas la réponse appropriée. Nous ne pouvons pas limiter l'outre-mer à cet aspect. Ainsi, un mauvais message est tacitement renvoyé aux populations d'outre-mer.
J'ai beaucoup commenté les décisions rendues par les juridictions administratives, en particulier le Conseil d'État, pendant la crise sanitaire. La crise du Covid a généré au sein des populations ultramarines des interrogations sur leur place au sein de la République.
Dans tous les territoires ultramarins, toutes les personnes qui se déplaçaient étaient soumises à des motifs impérieux. Dans le même temps, le Conseil d'État rendait un arrêt en référé suspendant l'obligation pour les Français à l'étranger de démontrer un motif impérieux, au motif qu'un Français ne pouvait se voir imposer un justificatif pour revenir dans son pays. Cette situation a créé une confusion, avec l'idée que les ultramarins n'étaient pas traités de la même façon que les Français de l'Hexagone.
Dans l'article que j'ai publié à la suite du rapport Sauvé, j'avais formulé 18 propositions. L'une d'elles portait sur l'affectation des magistrats et des greffiers. Certains territoires sont plus difficiles que d'autres, en particulier Mayotte et la Guyane. Je pense qu'il existe une problématique de fond. La Chancellerie ne comprend pas de direction de l'outre-mer. L'approche de l'outre-mer devrait se singulariser compte tenu des problématiques auxquelles elle renvoie. Or l'affectation est traitée de la même manière en outre-mer ou dans une province. Un stage de sensibilisation est bien prévu à l'École nationale de la magistrature. Cependant, le magistrat qui arrive en outre-mer est confronté à une culture différente, à des problématiques différentes. Même si l'accompagnement s'est amélioré, aucune réflexion n'est portée sur chaque territoire.
Mayotte a changé de statut. Ce changement s'est accompagné de la suppression des juridictions d'appel. Le justiciable mahorais doit donc se rendre à Saint-Denis-de-La-Réunion pour un contentieux. Nous avons réduit les droits des justiciables mahorais dans une optique de réorganisation administrative. De même, la Guyane est confrontée à un problème de trafic de stupéfiants. Or le traitement des problèmes de stupéfiants est traité à 1 800 kilomètres, en Martinique, où est implantée la juridiction interrégionale spécialisée. Quand vous rencontrez des problèmes amazoniens, sud-américains, vous ne pouvez pas adopter un prisme déconnecté de la réalité. J'avais proposé d'adapter le droit aux réalités.
Il faut s'intéresser au bénéficiaire final, le citoyen. Nous devons apporter des solutions simples à des problèmes quotidiens qui génèrent de la défiance. Je proposais donc de créer des juridictions calibrées. Je pense que sur l'outre-mer, le principe d'égalité est souvent confondu avec le principe d'uniformité. Vous ne pouvez pas appliquer un principe d'égalité sur des territoires qui ne sont pas uniformes. Si vous le faites, vous courez à l'échec. La règle de droit est une réponse au corps sociétal auquel elle s'applique.
J'ai eu l'occasion d'être auditionné à l'Assemblée nationale sur la question statutaire et j'ai écrit sur le sujet. Il existe aujourd'hui une dichotomie du principe d'identité législative et de spécialité législative. Pour moi, cette dichotomie relève plus de l'artifice juridique. Chaque bassin des départements et régions d'outre-mer est radicalement différent de l'Hexagone. Notre norme est sans cesse confrontée à une réalité impulsée par un environnement qui n'a pas les mêmes référents juridiques. Je suis favorable à une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution avec la consécration d'un principe de droit différencié et des lois organiques pour chaque territoire.
Je pense en effet qu'il est plus sûr juridiquement de mettre en place des outils dérogatoires en matière régalienne par des lois organiques. Je prends l'exemple de la Guyane. Aujourd'hui, quels sont les instruments qui permettent d'assurer la souveraineté ? En Guyane, les enjeux dépassent ceux d'un département, mettant l'État au défi. Il faut donc des outils pour s'y adapter. Or, dans le droit commun, il est très difficile de faire des dérogations très poussées, que ce soit en matière d'immigration, de nationalité, de trafic de stupéfiants, etc. Il faut sortir des schémas traditionnels pour répondre aux problématiques du justiciable.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Maître. Je vais laisser la parole à nos rapporteurs.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Merci de votre exposé. Nous en sommes au début de nos réflexions. Celles-ci s'inscrivent dans une perspective qui est encore un peu intuitive pour l'instant. Il est un fait que nous rencontrons, dans une partie au moins de nos collectivités ultramarines, des problèmes de sécurité pour leurs habitants, qui dépassent en proportion tout ce que nous pouvons connaître dans l'Hexagone. Face à cela, il existe sans doute la tentation de mettre en oeuvre un dispositif répressif que l'avocat que vous êtes ne peut que voir venir avec une part de méfiance.
En ce début de réflexion, nous nous demandons si l'application pure et simple de notre code de procédure pénale en outre-mer, même si vous relevez qu'il existe déjà des adaptations, répond à l'attente des sociétés ultramarines. Vous êtes à Cayenne. Vous connaissez donc particulièrement bien la situation de la Guyane. Il est certain qu'il règne une vive inquiétude parmi les habitants de Guyane sur la dégradation très forte de la situation sécuritaire.
Nous souhaiterions que vous puissiez nous expliquer, à la lumière de votre expérience, en quoi l'application du code de procédure pénale, même avec un certain nombre d'aménagements existants, ne remplit pas le contrat de sécurité que nous voudrions avoir avec nos compatriotes ultramarins. Que faudrait-il faire concrètement pour améliorer la lutte contre l'orpaillage, l'insécurité liée à une immigration venant d'Haïti, du Suriname ou du Brésil et rassurer nos compatriotes ? Je vous interroge sur la Guyane, mais nous savons que vous avez étendu votre champ de réflexion à tout l'outre-mer et nous serions intéressés par votre analyse d'ensemble.
M. Patrick Lingibé. - Votre question renvoie à mon sens à une autre. La Guyane, comme Mayotte, pose un problème de fond qui dépasse le cadre judiciaire. Il s'agit d'un problème de souveraineté. L'orpaillage illégal est souvent le fait d'un groupe d'individus. Judiciairement, nous sommes aujourd'hui incapables d'apporter une réponse. Il faudrait juger des personnes au-delà de nos capacités judiciaires et les mettre en détention dans nos établissements qui n'y suffiraient pas. Nous aurons beau modifier le code de procédure pénale, nous serons toujours limités matériellement. La juridiction ne pourra pas juger autant de personnes et la réponse pénale sera inadaptée, car jamais aucun établissement pénitentiaire ne pourra absorber autant de condamnations.
Selon moi, la réponse ne peut être que de l'ordre de la coopération interrégionale, avec une position française ferme, que ce soit à Mayotte ou dans l'environnement sud-américain. La Guyane est entourée de deux pays, dont l'un est considéré comme un pays narcotrafiquant. Cette problématique géostratégique dépasse la seule réponse judiciaire. Elle exige une réponse politique internationale.
Je pense qu'il faut effectivement adapter le code de procédure pénale pour doter les acteurs de l'État (procureur de la République, préfet) de moyens supplémentaires et d'outils juridiques. Cependant, ces réponses ne seront que marginales. Nous devons traiter le problème à la dimension sud-américaine. Il en est de même à Mayotte. Nous n'avons pas de réponse en droit interne. Nous pouvons durcir le code de procédure pénale, mais il serait faux de penser que cette évolution résoudra tout. Au contraire, nous enverrons un message au citoyen sans lui apporter de réelle réponse.
M. Philippe Bas, rapporteur. - J'apprécie la franchise et le réalisme de votre réponse qui n'est pas totalement fermée sur le sujet des moyens juridiques de la répression ou de l'adaptation de l'appareil carcéral, mais qui souligne à quel point le sujet constitue un sujet de souveraineté. Pourriez-vous traduire ce que signifierait pour vous une action de souveraineté qui permettrait d'agir face à un État narcotrafiquant, dont les moyens d'action sont assez différents des nôtres ? Envisagez-vous une action diplomatique, militaire ? S'agirait-il de rendre étanches les frontières que constituent le Maroni et l'Oyapock ? Est-ce réaliste ? Je suis prêt à entendre qu'il n'est pas réaliste de vouloir apporter une réponse par des moyens juridiques, mais est-il vraiment réaliste d'espérer une réponse de souveraineté ?
M. Patrick Lingibé. - Je parlais de souveraineté, car lorsque votre système juridique est mis en échec, ce qui est clairement le cas aujourd'hui, vous êtes confrontés à un problème de souveraineté. Dans une telle situation, nous pouvons effectivement nous demander si la France est réellement souveraine dans ses territoires. Je considère que la priorité réside dans l'action diplomatique. La souveraineté est une question de rapport d'État à État, y compris sur le plan de la surveillance des frontières. Pour rendre ces frontières étanches, il faudrait sortir du droit ordinaire pour faire appel à des moyens de souveraineté, c'est-à-dire l'armée.
Néanmoins, il faut rester réaliste. Cette solution pourra être valable un temps. Pour autant, vous ne pourrez pas maintenir l'étanchéité des frontières toute l'année. L'environnement applique des normes différentes et poursuit des objectifs différents de la France. Je mise plutôt sur l'action diplomatique. Elle peut s'accompagner de signaux de souveraineté, notamment la présence française aux frontières, mais celle-ci ne peut durer éternellement. Nous vivons dans un monde ouvert. Il faudrait aussi que les pays environnants jouent le jeu. Or, le Suriname soulève quelques problématiques.
Nous avons prouvé que nous pouvions être efficaces avec des réponses diplomatiques, mais encore faut-il en avoir la volonté. Se fonder uniquement sur des réformes juridiques ne suffira pas. Ces réponses auront des répercussions limitées, car nous faisons face à des problématiques qui dépassent celles d'un département, elles affectent un pays, voire un continent. Le Suriname et le Brésil sont des pays de transit. Nous voyons aujourd'hui que le trafic de stupéfiants se déporte vers les Antilles pour atteindre l'Europe. Nous devons traiter cette problématique géopolitique et diplomatique.
M. Philippe Bas, rapporteur. - En somme, lorsque nous sommes plus efficaces en Guyane, nous exposons davantage les Antilles.
M. Patrick Lingibé. - Nous observons effectivement un phénomène de vases communicants. En Guyane, un dispositif de 100 % de contrôles a été mis en place pour lutter contre le trafic de stupéfiants.
À mon sens, nous glissons vers un dispositif juridiquement problématique. Les personnes sont contrôlées à l'aéroport et peuvent se voir refuser l'embarquement. Cette mesure se concrétise par un arrêté qui pose une interdiction pour 5 ou 10 jours. Dans notre droit, il existe un principe de légalité des délits et des peines. En droit pénal, aucune peine ne peut être appliquée si elle n'est pas prévue expressément par la loi. Le Conseil d'État a indiqué que ce principe s'applique aux mesures administratives. Or en Guyane, ce dispositif ne repose sur aucune disposition textuelle. Le législateur n'a jamais prévu des peines de 5 à 10 jours lors de l'embarquement. Aucune autorité administrative, quelle qu'elle soit, ne peut créer des sanctions. J'ai indiqué dans un article qu'il fallait doter le préfet de moyens permettant de lutter efficacement. Il fallait asseoir cette mesure sur des bases juridiques incontestables. Or ce n'est pas le cas aujourd'hui. Je ne suis pas sûr que, si le Conseil d'État avait à se prononcer, il considérerait que nous n'avons pas affaire à des sanctions administratives.
En outre-mer, nous observons en permanence une tension entre la règle de droit et son application sur le terrain. Nous nous rendons compte qu'il faut des réponses et nous passons donc à des systèmes adaptés. En Guyane, nous avons transféré à la police administrative une mission relevant plutôt du judiciaire, car le juge judiciaire n'a pas la capacité. Le procureur de la République actuel avait pris la décision de ne pas poursuivre en deçà de 1,5 kilogramme de drogue. Cette décision a été critiquée. Il s'agissait d'une question de priorité. S'il consacrait tous les moyens à la lutte contre les stupéfiants, il ne pourrait pas traiter tous les autres problèmes. In fine, la police administrative, qui est une police de prévention, quand la police judiciaire vise à sanctionner, s'est vu transférer un problème qui devait relever du juge judiciaire, et ce « système D » est incompréhensible, car il ne repose sur aucune disposition expresse.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Je suis perplexe en vous écoutant. Il n'y a pas grand-chose à espérer de réformes paramétriques. Nous le faisons déjà, parfois un peu à la limite du respect des libertés publiques. Quelques pouvoirs supplémentaires sont donnés au préfet qui, sur la base de l'article 78-1 du code de procédure pénale, peut arrêter et même expulser sans même avoir saisi le tribunal administratif. Nous avons vu des drames en Guadeloupe, avec des crashs d'avion transportant des personnes en situation irrégulière. Le préfet peut placer des personnes en détention, expulser, prononcer des obligations de quitter le territoire français (OQTF) avec plus de facilités. Or vous indiquez que ces pouvoirs ne vont pas régler le problème.
Au Parlement, nous restons assez discrets sur ces pouvoirs exorbitants octroyés aux préfets. Sur le droit du sol, nous avons compris, compte tenu de la pression migratoire. Nous avons donné des pouvoirs supplémentaires de contrôle permanent à la police et la gendarmerie, même si nous les avons limités à quelques routes nationales, du moins en Guadeloupe. Ces pouvoirs sont nécessaires.
Vous avez raison, pour nous adapter, nous avons créé ces exceptions. Vous citez les citoyens défenseurs à Wallis-et-Futuna. En l'absence d'avocat sur place, toute personne agréée peut exercer en tant qu'avocat, même en matière de crime. En Guyane, nous avons également donné des pouvoirs aux agents de police judiciaire pour détruire les instruments saisis sans jugement préalable. Néanmoins, toutes ces mesures restent paramétriques et ne font pas avancer les causes d'une justice plus efficace, dotée de meilleurs moyens.
Vous formulez 18 propositions. Dans l'une d'elles, vous proposez d'intégrer dans la réforme constitutionnelle à venir pour la Nouvelle-Calédonie « la création de dispositifs protégeant l'originalité de chaque territoire et la pluralité identitaire qui en résulte au sein de la République ». Comment voyez-vous cette pluralité identitaire ? Intégrez-vous les langues, la culture ? Vous évoquez également « des mesures juridiques d'adaptation fortes pour répondre aux réalités et problématiques sociétales liées aux bassins de vie ». Que proposeriez-vous concrètement dans ces deux propositions ?
M. Patrick Lingibé. - Ces modifications ne seraient pas portées dans la Constitution, mais dans la loi organique propre à chaque territoire. L'identité d'un territoire vient d'abord de sa culture. L'article 72-3 alinéa 1er de la Constitution indique que « la République reconnaît au sein du peuple français les populations d'outre-mer dans un idéal commun de liberté, égalité et fraternité ». Nous avons bien conscience que les populations d'outre-mer présentent des particularités linguistiques, culturelles.
Il faut quitter le prisme général de l'outre-mer au profit d'un prisme sérié par territoire. Cette démarche constitue un défi avec 12 territoires différents qui possèdent chacun des particularités. Wallis-et-Futuna et la Polynésie française sont radicalement différents. Il faut tenir compte de la perception de chaque population, y compris vis-à-vis du droit. Le droit n'a de résonnance que s'il inspire la confiance. Les réponses juridiques doivent s'adapter aux attentes des citoyens, tout en restant dans nos principes.
J'ai soulevé la problématique des citoyens défenseurs. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il existe des agréés. Sur certains territoires de la République, il n'existe pas d'avocat. À Wallis-et-Futuna, la Chancellerie n'a pas prévu une dotation de frais de transport pour les avocats de Nouméa, alors que l'île dépend de la Cour d'appel de Nouméa. Les citoyens défenseurs ne sont pas agréés pour leurs compétences. Ils ne sont pas des juristes. Or ils peuvent être amenés à intervenir dans des affaires correctionnelles lourdes, voire criminelles, avec des conséquences parfois dramatiques. Je m'étais entretenu avec le bâtonnier de Nouméa pour voir dans quelle mesure nous pouvions résoudre ce problème. Le fait que des personnes ne soient pas défendues par des professionnels formés m'interpelle, surtout en matière pénale. La Chancellerie n'avait pas prévu de dispositif d'accompagnement des avocats. Le déplacement restait donc à la charge du barreau. Le seul territoire où les frais sont prévus est la Polynésie française. Aucun autre territoire ne reçoit de dotation pour les frais de transport des avocats.
J'ai créé, au sein du Conseil national de l'aide juridique, le groupe d'accès au droit justement pour apporter des réponses territoire par territoire après l'audition de chacun des acteurs de terrain. Jusqu'à présent, nous avons défini une politique d'accès au droit en partant du haut. Or, une politique d'accès au droit fiable et convaincante ne peut qu'émaner des acteurs de terrain, car la réponse ne peut être la même à Wallis-et-Futuna, en Nouvelle-Calédonie, en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
Poussons le raisonnement plus loin. Vous savez que le réseau bancaire pour tout l'outre-mer est considéré comme un réseau étranger. Ainsi, une banque implantée sur le territoire hexagonal n'a pas, pour sa représentation ultramarine, les mêmes taux ni les mêmes modes de gestion qui relèvent de l'international. De même, lorsque vous arrivez dans l'Hexagone, vous rencontrez souvent un problème de téléphone. Tous ces petits signes renvoient l'idée que l'ultramarin est différent.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Vous avez indiqué qu'en Polynésie, le transport de l'avocat est financé. Ce dispositif a-t-il été mis en place par le gouvernement de Polynésie ?
M. Patrick Lingibé. - Non, il a été mis en place par la Chancellerie.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Pourquoi ce « deux poids deux mesures » ?
M. Victorin Lurel, rapporteur. - La Polynésie compte 118 îles.
M. Patrick Lingibé. - Personne n'a pu me l'expliquer. Je suppose qu'elle est liée aussi aux rapports entre Président de la Polynésie et le Président de la République de l'époque.
M. Philippe Bas, rapporteur. - La problématique géographique se pose dans les mêmes termes en Nouvelle-Calédonie.
M. Patrick Lingibé. - Tout à fait. J'ai proposé d'étendre le dispositif en vigueur en Polynésie. En Polynésie et Nouvelle-Calédonie, il existe une particularité pour l'aide juridictionnelle : tout ce qui est pénal relève de l'État alors que tout ce qui est civil relève des gouvernements locaux.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - En matière bancaire, ces particularités peuvent aussi relever de stratégies de gestion interne. Ces mêmes différences existent en matière téléphonique ou postale. Nous n'avons jamais obtenu la continuité postale. En matière statistique ou douanière, nous sommes des territoires d'exportation. Il existe aussi des différences en matière de TVA. Ces modifications sont commandées par l'adaptation. Reste à déterminer leur efficacité.
J'aimerais vous interroger sur l'organisation du ministère de la Justice. Comment voyez-vous le déploiement des moyens du ministère dans nos territoires, l'organisation des directions, l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ? Les services sont souvent démunis. En tant que président de région, j'avais décidé de rénover la Cour d'appel. J'ai obtenu un accord du ministère et du service immobilier du ministère de la Justice. Cette rénovation ne s'est jamais réalisée. Les agents travaillaient dans des containers. Nous avons même construit des centres éducatifs fermés pour l'État. La justice relève du pouvoir régalien. Dans ce contexte, quel pourrait être l'apport des collectivités dans le respect des compétences ? Pouvons-nous trouver des coopérations respectant les périmètres et compétences de chacun ?
Mme Micheline Jacques, président. - Nous sommes un peu contraints par le temps. Je propose de passer la parole à nos collègues sénateurs avant de vous laisser répondre. Je vous invite également à nous envoyer une note avec des réponses techniques plus précises et plus complètes après notre audition.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Le bâtonnier Lingibé a émis des propositions pragmatiques qui appellent une réflexion approfondie pour trouver des réponses adaptées. J'apprécie vos propos sur les difficultés d'accès au droit. Certains de nos compatriotes ultramarins éprouvent des difficultés monumentales à accéder à un auxiliaire de justice (avocat, notaire, huissier, aide juridictionnelle, etc.). De nombreux territoires sont difficiles d'accès. Je partage aussi le fait que Mayotte n'a pas de cour d'appel de plein exercice malgré plusieurs demandes et un rapport de la Commission des lois du Sénat. Nous ne demandons pas cette instance pour le plaisir. Quand la politique pénale du gouvernement est déclinée au niveau de la cour d'appel et que les chefs de juridiction se trouvent à La Réunion et ne viennent que deux ou trois fois à Mayotte, comment voulez-vous qu'ils conduisent une politique pénale adaptée à la situation de Mayotte ? Je voulais faire miennes vos observations sur le sujet. Je rappelle aussi la vétusté de l'immobilier judiciaire, qui fait partie de vos chevaux de bataille. En outre-mer, les bâtiments vieillissent beaucoup plus vite qu'ailleurs. Nous souffrons tous de ce handicap.
J'aimerais soumettre un sujet à votre sagacité. Je rebondis sur la question de notre collègue Philippe Bas sur la procédure pénale. Vous avez répondu par des considérations de souveraineté et de coopération. J'étends ma réflexion à la problématique migratoire et la lutte contre l'immigration clandestine. À Mayotte, en plus de l'immigration habituelle, nous avons reçu des migrants venus de l'Afrique des Grands Lacs qui demandent l'asile politique, ce qui a mis le feu aux poudres. Seulement 5 % d'entre eux ont obtenu l'asile, soit 40 personnes sur 700. Dans un contexte où la moitié de la population est étrangère, 77 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, alors que nous n'avons même pas d'eau pour la population actuelle, nous retrouver avec ces migrants dans la nature, parmi lesquels nous avons retrouvé des criminels recherchés dans leur pays, était très difficile.
Mayotte qui vit déjà dans une situation de misère ne peut pas accueillir en plus toute la misère de l'océan Indien et d'une partie de l'Afrique. J'ai émis l'idée récemment de prendre pour modèle ce qui se met en place entre le Royaume-Uni et le Rwanda. En plus de ces particularités, nous avons un différend avec les Comores. Tous les migrants viennent directement des Comores ou y transitent, et les Comores ne jouent pas le jeu. Ils s'en servent comme « arme migratoire ». Il me semblerait intéressant de traiter avec un pays tiers du continent africain pour que les demandes d'asile pour rejoindre Mayotte s'effectuent à partir de ce pays. Je ne vois pas d'autre solution viable à long terme. Que pensez-vous de ce dispositif qui pourrait être mis en place à Mayotte pour soulager l'île de sa problématique migratoire inouïe et insensée que nous n'arrivons pas à résorber depuis une trentaine d'années ?
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Maître Lingibé, vous êtes un témoin privilégié des travaux passés sur l'évolution statutaire. Avez-vous l'impression que cette nouvelle organisation a facilité les échanges avec l'État ? Pouvez-vous nous dire sur quels points les nouveaux travaux menés actuellement par les élus guyanais doivent s'accentuer pour fluidifier et simplifier ces échanges ?
Mme Annick Petrus. - L'accès au droit est plus que problématique et crée des injustices en outre-mer. Nous le savons tous. J'aimerais évoquer la surpopulation carcérale qui s'élève à 123 % en moyenne dans l'ensemble des territoires ultramarins. La Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour l'indignité de ses prisons, en particulier à cause de trois établissements situés en outre-mer, le centre pénitentiaire de Baie-Mahault en Guadeloupe, celui de Ducos en Martinique et la prison de Faaa-Nuutania en Polynésie française.
À Saint-Martin, lors du débat sur l'état de la justice dans les outre-mer au Sénat en avril 2023, j'avais interrogé le ministre délégué aux outre-mer de l'époque, Jean-François Carenco, sur la situation du tribunal de proximité de Saint-Martin et j'avais plaidé pour l'autonomie de Saint-Martin par rapport à Basse-Terre, en apportant des arguments. Vous conviendrez avec moi qu'il revient à l'État d'assumer la continuité territoriale et l'égalité devant la justice. Il n'est donc pas normal que les Saint-Martinois et les citoyens de tous les autres territoires ultramarins ne bénéficient pas, comme les Français de l'Hexagone, d'un accès effectif à la justice de leur pays.
Puisque nous savons tous que ce problème existe, et que nous en parlons souvent, quelles mesures sont ou seront prises pour améliorer l'efficacité et l'accessibilité des services judiciaires dans les territoires d'outre-mer, notamment en termes de numérisation des procédures et de déploiement de personnel judiciaire qualifié ? Dans le cadre du Comité interministériel des outre-mer (CIOM), la collectivité territoriale de Saint-Martin avait formulé une demande pour une prison dont les coûts seraient réduits par des espaces mis à disposition avec la partie hollandaise. Avez-vous des informations sur cette demande ?
M. Saïd Omar Oili. - Je souscris à tous ces propos et je voudrais témoigner. Vous indiquez que l'évolution du code de procédure pénale ne va rien résoudre de nos difficultés en outre-mer. Lorsque j'étais président du département, je n'avais plus de majorité. Mon vice-président a démissionné. J'ai cherché par tout moyen à le faire revenir. J'ai appliqué ce qui se fait de mieux chez nous, la réconciliation. À Mayotte, nous sommes musulmans. Nos cadis réglaient beaucoup de difficultés et nous n'avions même pas besoin d'aller au tribunal. Pour devenir un département, nous avons dû supprimer les cadis. Tous les petits conflits que nous pouvions régler entre nous se sont ainsi reportés au tribunal qui se retrouve aujourd'hui noyé par les dossiers et dans l'impossibilité d'apporter des solutions. Quelle est votre perception aujourd'hui, notamment sur l'identité et la culture ? Que pouvons-nous faire ? Avant-hier, les grévistes ont pris la justice pour cible, car ils n'ont plus confiance dans la justice. D'après vous, que faut-il faire à Mayotte ?
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Êtes-vous informé des conditions diplomatiques, juridiques et financières de réadmission des personnes en situation irrégulière, notamment entre la France et les Comores, le Brésil ou la Dominique ?
Mme Micheline Jacques, président. - Dans vos propositions sur la pluralité identitaire au sein de la République, je pensais tout particulièrement au parallèle que nous pouvons faire entre le droit coutumier et le droit national.
M. Patrick Lingibé. - Je vais répondre à la première question du sénateur Lurel. Puisque le rapport des États généraux de la justice se limitait à 2 pages et demie et n'apportait pas de réponse concrète pour l'outre-mer, j'ai proposé des États généraux de la justice en outre-mer. La justice est rendue au nom du peuple français. Le débat ne doit donc pas interroger uniquement les juges. Pour moi, ces États généraux devaient associer tous les acteurs judiciaires, mais également les acteurs politiques, à commencer par les parlementaires, pour voir ce qu'il était possible d'améliorer, territoire par territoire. Ils n'ont pas fait appel à des experts spécialistes des territoires ultramarins malgré la lettre que m'avait envoyée le Président de la République indiquant qu'il demandait au Garde des Sceaux de se rapprocher de moi. Je proposais donc des états généraux en outre-mer pour réfléchir à ce sujet. Il n'existe pas une réponse unique. Il faut des réponses plurielles, adaptées à chaque territoire.
J'avais formulé des propositions sur l'immobilier. Aujourd'hui, il n'existe pas de stratégie ultramarine au niveau du ministère de la Justice. Il est problématique pour la Justice que le ministère des Outre-mer soit un ministère délégué sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Comme nous n'avons pas de prisme ultramarin, les standards appliqués dans l'immobilier sont strictement les mêmes que dans l'Hexagone alors que nous savons très bien que les bâtiments vieillissent plus vite en outre-mer. La notion de bassin de vie n'est pas intégrée. Seul le ministère des Outre-mer intègre cette problématique dans son raisonnement. Or il a très peu de poids sur ces sujets.
Pour moi, il n'existe pas de réponse uniforme en outre-mer. Il faut des réponses disruptives, qui sortent de l'ordinaire pour répondre aux problématiques sociétales, rassurer et dire aux populations ultramarines que la République s'incarne dans leurs territoires. Changer des textes ne suffit pas, il faut agir avec pertinence et redonner confiance aux populations. La République n'est pas simplement un concept ; elle a un contenu concret. Nos bassins de vie nous contextualisent dans un univers qui tend à mettre notre norme sous tension. Il faut trouver des scénarios qui sortent de l'ordinaire. Le problème sud-américain appelle des réponses avec une connotation sud-américaine.
J'ai toujours dit qu'une adaptation statutaire ne réglera qu'une partie des problèmes. Les crises sociales majeures qui sont survenues ont mis en cause les compétences régaliennes. Je suis un ardent partisan de l'autonomie. Néanmoins, celle-ci ne réglera pas les problèmes régaliens qui continueront de relever de l'État. Ces compétences ne pourront jamais être transférées pour des raisons que nous comprenons très bien de libertés publiques et de sécurité. Il serait très dangereux que la liberté puisse changer d'un territoire à l'autre en fonction de conjectures politiques. Je suis un défenseur farouche des libertés. Nous ne devons pas oublier non plus que la France est un État unitaire. Elle n'est ni un État fédéral ni un État régional. Je considère que la proposition du Sénat issue du rapport Magras constitue une proposition de bon sens.
Sur la population carcérale, vous parlez d'accès au droit. J'ai justement fait créer un groupe de travail sur l'accès au droit en outre-mer au sein du Conseil national de l'aide juridique. Je n'ai pas oublié Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Je reçois les retours de chaque bâtonnier d'outre-mer. Je connais la situation de Mayotte. Ce groupe a pour objectif d'apporter une politique d'accès au droit qui soit territorialisée. Pour l'instant, elle est laissée aux mains des conseils départementaux de l'aide juridique. Je considère que cela ne suffit pas. Il faut aller à la rencontre des acteurs. Le droit est un élément concret. Le justiciable attend une réalité. Or pour l'instant, cette réalité n'existe pas. L'accès au droit s'apparente à un parcours du combattant. Le Garde des Sceaux affirmait que nous réglerions le problème de la Justice avec le 100 % numérique. Nous sommes confrontés à une crise du numérique en outre-mer. Nous rencontrons déjà des difficultés à accéder à nos droits fondamentaux. Avec la numérisation, la situation deviendrait impossible.
Chaque collectivité doit amener une réponse adaptée. Je ne suis pas sûr que nous aurions pu faire autrement que le statut départemental à Mayotte. Il doit cependant être reconfiguré. Nous ne pouvons pas greffer un statut à un territoire, indépendamment de l'identité de la population qui l'anime. L'assimilation est une notion bien belle, mais vous ne pouvez pas assimiler les gens jusqu'à les ignorer. Une phrase d'Albert Camus résume toute ma réflexion : « avoir le courage d'être soi-même et d'accepter sa différence et ce que l'on est réellement et pas ce que les autres veulent que l'on soit ». Cette phrase reflète toute la réalité de l'outre-mer au sein de la République.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Maître. Nous avons entendu votre constat alarmant d'une pauvreté importante dans les territoires ultramarins, la vie chère, une difficulté d'accès au droit et une perte de confiance dans la justice, des crises sociales majeures qui mettent en exergue des défaillances dans l'exercice des compétences régaliennes de l'État et singulièrement l'absence de stratégie pour la justice en outre-mer. Vous proposez d'adapter le droit aux réalités en créant des juridictions calibrées qui répondront concrètement aux réalités des territoires. Nous relevons aussi que vous avez en ce sens créé un groupe d'accès au droit outre-mer au sein du Conseil national de l'aide juridique. Nous vous en remercions.
M. Patrick Lingibé. - Merci, Madame la Présidente. Le groupe d'accès au droit entendra également tous les parlementaires qui le souhaitent.
Jeudi 8 février 2024
Audition du
Général Claude Peloux, commandant du service militaire
adapté auprès de la direction générale des
outre-mer
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, toujours dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons à présent le Général Claude Peloux, commandant du service militaire adapté (SMA).
Je rappelle que le SMA, créé en 1961, est un dispositif militaire d'insertion socioprofessionnelle, rattaché à la Direction générale des outre-mer (DGOM), et qu'il s'adresse aux jeunes ultramarins, de 18 à 25 ans, éloignés de la qualification et du marché de l'emploi.
Ce dispositif apporte une réponse ciblée à l'exclusion, au chômage, à la désocialisation et à l'illettrisme qui sévissent particulièrement parmi les jeunes ultramarins. C'est aussi un exemple souvent cité d'adaptation réussie.
Nous sommes donc très heureux de vous accueillir, Général, et impatients de vous entendre sur les facteurs de ce succès.
Après votre exposé liminaire sur les spécificités de ce dispositif et ses excellents résultats, nos rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel vous interrogeront sur des aspects plus précis puis nos autres collègues poseront leurs questions à leur tour s'ils le souhaitent.
M. Claude Peloux, commandant du service militaire adapté auprès de la direction générale des outre-mer. - Merci, Madame la Présidente. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je commande le service militaire adapté depuis le 1er août 2021. Avant cette affectation, j'ai servi comme tous les officiers de l'armée de Terre à la fois en unité opérationnelle et en administration centrale, mon coeur de métier étant plutôt le suivi des programmes d'armement. J'ai exercé pendant une dizaine d'années à la section technique de l'armée de Terre et dans des unités particulières comme le commandement des opérations spéciales. J'ai été chef de corps du SMA de la Guadeloupe de 2009 et 2011, ce qui me vaut le plaisir d'être aujourd'hui le Général commandant ces formations dans les territoires et départements d'outre-mer.
À l'initiative de Michel Debré, alors Premier ministre, et sur proposition du Général Jean Némo, le service militaire adapté a été créé aux Antilles-Guyane en 1961. Il doit alors répondre à trois attentes particulières des politiques : intégrer des jeunes dans la Nation, accompagner le développement et la valorisation des territoires, et répondre aux enjeux démographiques pour un rééquilibrage entre les départements des Antilles où la population s'accroît et celui de la Guyane considéré à l'époque comme sous-peuplé. Le « Plan Némo » s'inscrit dans une logique d'incorporation des jeunes des territoires pour un appel de 24 mois. Il assure donc à ces jeunes appelés antillais et guyanais une formation professionnelle et générale. Le futur service doit également s'insérer dans les territoires par des travaux d'intérêt général tout en s'adaptant aux réalités locales, ce qui fait encore la force du service militaire adapté aujourd'hui.
Le Général Némo avait pour objectif de donner une occupation et une formation à une jeunesse désoeuvrée et prête à subir les influences les plus pernicieuses. Depuis sa création en 1961, le SMA n'a cessé de se développer malgré les réticences initiales. Il s'est déployé à La Réunion en 1965, en Nouvelle-Calédonie en 1986, à Mayotte en 1988, puis en Polynésie française en 1989. Un centre de formation du service militaire adapté a été créé à Périgueux pour accueillir sur le territoire hexagonal les jeunes ultramarins en complément de formation. Il s'agit de la seule formation en dehors des territoires et départements d'outre-mer. En 1996, lorsque le président de la République Jacques Chirac a décidé de suspendre le service national, à la demande des élus ultramarins, le service militaire adapté a été maintenu dans les territoires, compte tenu des enjeux particuliers pour la jeunesse et les communautés locales. Le volontariat a été retenu. La transition s'est opérée entre 1997 et 2000, date à laquelle nous n'avons plus accueilli que des volontaires.
Environ 3 000 volontaires étaient accueillis jusqu'en 2009. À cette date, le président de la République Nicolas Sarkozy a souhaité doubler les effectifs du service militaire adapté pour permettre à plus de jeunes de passer dans notre dispositif et s'insérer dans la vie économique des territoires. Cette cible a été atteinte en 2017. Depuis, les effectifs restent proches de 6 000, malgré la crise Covid. Aujourd'hui, nous déployons le plan « Ambition 2030 » qui regroupe les plans SMA 2025 et SMA 2025+ et prévoit notamment la lutte contre le décrochage scolaire et contre les violences faites aux femmes, le renforcement des compétences de base (savoir lire, écrire et pratiquer l'internet en sécurité), ainsi que la possibilité pour tous les volontaires d'être présentés au permis de conduire. Nous savons en effet combien le permis constitue un sésame pour accéder à l'emploi.
S'agissant de l'organisation générale du SMA, le service est placé sous la double tutelle du ministère de l'Intérieur et des outre-mer et du ministère des Armées selon l'arrêté du 21 janvier 2021 portant organisation du SMA. Le commandement du service militaire adapté est rattaché à la Direction générale des outre-mer (DGOM) par application des articles D.3222-191 et suivants du code de la défense. Le commandement du service militaire adapté est ainsi placé pour emploi sous les ordres du ministre chargé des outre-mer. Il est dirigé par un officier général dénommé commandant du service militaire adapté qui donne des directives techniques, fixe les objectifs à atteindre et veille à leur bonne exécution.
Composé de sept formations administratives et d'un centre de formation dans l'Hexagone, le SMA propose une réponse ciblée au chômage, à la désocialisation, à l'illettrisme, et répond au besoin de qualification des jeunes ultramarins de nationalité française, âgés de 18 à 25 ans. Composés de plus de 1 300 cadres des armées, soit 1 % des effectifs de l'armée de Terre, et de quelques personnels civils, d'active et de réserve, les régiments du service militaire adapté (RSMA) proposent trois types de statuts sur la base du volontariat.
Le statut de volontaire technicien est proposé à des jeunes diplômés qui souhaitent valoriser leur expérience professionnelle par une première expérience professionnelle en milieu militaire. Ce contrat d'un an peut être renouvelé jusqu'à 4 fois, ce qui permet d'étoffer le CV du jeune avant qu'il trouve un emploi sur le territoire ou dans l'Hexagone.
Les volontaires stagiaires, essence même du service militaire adapté, viennent suivre une formation professionnelle différenciée en fonction du niveau scolaire, de 6 à 12 mois. Certaines formations sont contrôlées par les préfectures ou un certificat de qualification professionnelle et nécessitent une durée plus longue que d'autres qui ne sont que des remises à niveau visant à ce que le jeune retrouve le geste technique avant de retourner à l'emploi.
Enfin, les volontaires jeunes cadets sont accueillis en étroite collaboration avec les rectorats. Ce statut s'adresse à des jeunes de 16 à 18 ans en décrochage scolaire pour les remettre sur les rails. L'an dernier, 231 jeunes sont passés au sein de ces formations pour suivre le module de retour à l'Éducation nationale. 90 % d'entre eux sont effectivement retournés à l'école et sont passés dans la classe supérieure.
Tous ces statuts participent à l'amélioration des compétences locales en réduisant les inégalités territoriales et en favorisant l'inclusion des jeunes femmes. Nous accueillons en effet environ 30 % de femmes, avec des disparités, entre Mayotte et le Pacifique par exemple, où nous atteignons 42 % de jeunes femmes. Chaque incorporé se voit orienté en fonction de son niveau d'illettrisme, puisqu'il passe, à son arrivée, le test EVA conçu en lien avec l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI), vers des filières courtes ou longues, de 6 à 12 mois.
À l'issue d'une 1re phase de formation militaire initiale de deux mois, le jeune est orienté vers une filière professionnelle. Il bénéficie aussi d'un accompagnement médico-psychosocial pour lever les freins à l'insertion. La formation est individualisée autant que possible. Elle comprend plusieurs phases, souvent imbriquées : une formation professionnelle, une formation civique et citoyenne, une remise à niveau scolaire en français et en mathématiques, des modules de lutte contre l'illettrisme et l'illectronisme, et la présentation au permis de conduire, le brevet militaire de conduite transformable en permis B. Enfin, tous les jeunes reçoivent la formation de sauveteur-secouriste au travail.
La formation repose sur trois piliers : le savoir-être qui évolue essentiellement grâce à la militarité tout au long de la formation, le savoir-faire qui recouvre à la fois le geste technique en formation professionnelle et la remise à niveau scolaire, grâce notamment au renfort de 40 professeurs de l'Éducation nationale (un par unité élémentaire), et le savoir-devenir qui permet de préparer le jeune à la vie civile et l'emploi grâce aux techniques de recherche d'emploi.
Pour ceux qui arriveraient dans nos rangs sans qualification aucune, les régiments font passer aux jeunes, après le module de remise à niveau, le certificat de formation générale, qui correspond au premier niveau scolaire. Les modules de technique de recherche d'emploi et d'appui à la construction d'un projet professionnel permettent donc aux jeunes volontaires de trouver un premier emploi ou une reprise de formation à la sortie du dispositif. Nous donnons un certain nombre de qualifications qui correspondent éventuellement à un premier module de BEP. Les jeunes peuvent donc poursuivre leur cursus dans les centres de formation pour adultes dans les territoires ou suivre une formation spécifique à Périgueux.
Chaque territoire est spécifique. Chaque filière professionnelle est donc adaptée au contexte socioéconomique du territoire. Grâce au conseil de perfectionnement présidé par le chef de corps et le préfet, les besoins des territoires sont étudiés pour modifier les formations professionnelles au profit du territoire. Il est bien évident que vous n'aurez pas les mêmes formations en Guyane et dans la Polynésie française. Nous avons des pilotes lagonaires à Tubuaï et Hiva Oa alors que nous avons plutôt des accompagnateurs en forêt pour le parc national guyanais.
La géographie impose aussi d'avoir des compagnies dites isolées ou éloignées. Deux compagnies isolées fonctionnent à 100 % et une 3e a été demandée par le Président de la République en juillet 2021 : Hiva Oa dans les Marquises, Tubuaï dans les Australes et désormais Hao dans les Tuamotu. Les jeunes bénéficient d'un statut particulier de « fixé ». Le développement économique de leur atoll ou de leur île étant différent de celui de Tahiti, les jeunes retournent dans leur île avec une formation leur permettant de s'y installer et d'y trouver un emploi ou de le développer. Nous avons fixé cet objectif à la nouvelle compagnie d'Hao où nous avons réfléchi à la préservation de l'environnement, l'autonomie alimentaire et l'autonomie énergétique. Nous donnons donc aux jeunes les modules nécessaires pour qu'ils puissent ensuite proposer leur formation dans les communes de leur île afin d'aider à améliorer le quotidien.
Le SMA dépend localement du préfet ou du Haut-commissaire qui préside le conseil de perfectionnement validé par le directeur général des outre-mer. Localement, le référent du chef de corps est le préfet. Il n'est mis à disposition que sur demande particulière de concours ou de réquisition du préfet ou du général commandant les forces armées localement, en particulier en cas de catastrophe naturelle. Nous entretenons des liens interministériels avec les Armées, l'Éducation nationale et le ministère du Travail, en particulier lorsqu'il a fallu aligner le traitement des volontaires sur le contrat emploi jeune (CEJ). Le montant versé dans le cadre de ce contrat était supérieur au traitement proposé aux jeunes volontaires. Bien naturellement, les jeunes s'orientaient donc plus vers le CEJ que les formations du service militaire adapté.
Nous avons deux instances particulières : le comité interministériel de coordination du service militaire adapté co-présidé par le général-chef de la division emploi de l'état-major des armées (EMA) et le directeur général des outre-mer pour les grandes orientations du SMA ; et un comité d'orientation stratégique qui se réunit annuellement pour fixer les orientations. Il regroupe l'ensemble des acteurs : la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO), l'état-major des armées, le Com-SMA, le DGOM et le chef de la division emploi de l'EMA. Nous avons conclu des conventions localement avec les collectivités territoriales et un certain nombre d'acteurs économiques dans le but de disposer du plus grand nombre d'appuis pour trouver, à l'issue d'une formation professionnelle dans nos formations administratives, un emploi pour chacun de nos jeunes.
Nous sommes souvent cités comme une réussite des politiques publiques outre-mer. Le SMA est effectivement porté par ses excellents résultats, fruit de plus de 60 ans d'investissement et de connaissance du dispositif dans les territoires et départements d'outre-mer. Bien souvent, les formations du service militaire adapté sont plus applaudies que les forces armées le jour du 14 juillet, ce qui prouve l'attachement de la population à ce dispositif. Il perdure aujourd'hui, car les élus ont souhaité sa pérennité.
Nous sommes suivis sur un certain nombre d'indicateurs stratégiques, en particulier l'insertion socioprofessionnelle. Les résultats 2023 sont quasiment similaires à ceux de 2022. L'an dernier, 83,6 % des jeunes passés par le SMA ont trouvé un emploi, dont deux tiers un emploi durable (CDI ou CDD de plus de six mois). Les autres ont poursuivi une formation à l'extérieur ou ont réalisé une sortie positive (contrat de moins de six mois). Nos chefs de corps ont un devoir de suivi des jeunes à six mois de leur sortie. Nous ne pouvons pas manipuler les chiffres. Dans les études conduites, cinq ans plus tard, 80 % des jeunes passés par le SMA qui avaient un emploi en sortant sont toujours en emploi.
La réussite du dispositif s'explique d'abord par des facteurs historiques. Nous faisons également partie intégrante des territoires et la plupart de nos volontaires ont de la famille qui est passée par le dispositif et qui, au regard de son expérience, les a orientés vers le SMA. Le caractère militaire apporte une plus-value certaine. Le contrat du jeune est un contrat militaire de volontaire qui permet de faire preuve d'une certaine autorité lors des formations professionnelles. Le jeune est conduit, épaulé, tutoré pour aller au bout de sa formation. Le cadre militaire formateur n'a pas vraiment d'heures à donner à ce jeune. Nous ne sommes pas contraints aux 1 600 heures de formation professionnelle pour obtenir le diplôme. S'il faut passer plus de temps, nous le faisons. La journée commence tôt et peut finir tard. L'objectif reste que le jeune, en sortant, trouve un emploi. Les chefs de section qui encadrent ces jeunes leur inculquent les cinq règles de base que nous appelons les « règles d'or » : vivre en collectivité, en internat, travailler pour réussir, savoir travailler en équipe et en sécurité, rendre compte. Le caractère militaire leur redonne aussi un peu le goût de l'effort, puisqu'ils ont parfois abandonné les activités physiques ou l'envie de se lever tôt pour aller travailler.
Dans chaque régiment, le parcours de formation est ainsi borné par la militarité. Nous travaillons sur le volontaire dans sa globalité. Nous lui apportons le savoir-faire professionnel de base. Les entrepreneurs connaissent le niveau de sortie des jeunes qu'ils reçoivent et appliquent le droit du travail avec la formation tout au long de la vie. Ils préfèrent recruter des jeunes bien éduqués qui respectent les règles de la vie en entreprise au lieu d'attendre à 10 heures du matin que le jeune vienne éventuellement travailler. Ces parcours de formation professionnelle, avec des militaires et des professeurs, ont prouvé leur efficacité aujourd'hui.
La finalité du SMA réside dans la capacité à faire, grâce à un apprentissage contextualisé, une pédagogie fondée sur la mise en situation. La qualité du parcours proposé est adaptée à la capacité du jeune. Nous pouvons bien entendu dupliquer ce dispositif. Le taux d'encadrement s'établit à 20 % (un pour cinq). La discipline fait notre force. Nous pouvons sanctionner, mais nous savons aussi récompenser. Il nous semble prioritaire que les jeunes soient pensionnaires pour qu'ils restent au quotidien sous l'autorité du personnel militaire, ce qui permet de garantir un certain cadre et un rythme de vie pour continuer de progresser.
En 1996, quand le président de la République Jacques Chirac a décidé de suspendre le service national, nous sommes passés au volontariat. Le volontariat représente la 2e force du SMA. Les jeunes ne viennent pas, parce qu'ils y sont contraints et forcés, mais parce qu'ils veulent s'en sortir. En fonction de la filière professionnelle suivie, le jeune peut entrer directement dans la vie active, parce qu'il est titulaire d'un titre professionnel ou d'une qualification professionnelle particulière, ou parce qu'il a réussi à convaincre, grâce à une période d'adaptation en entreprise, l'employeur qui lui fait passer les qualifications nécessaires. Il peut également poursuivre une formation sur le territoire ou dans l'Hexagone. Certaines formations n'étant pas dispensées sur les territoires ou à Périgueux, LADOM, l'Agence de l'outre-mer pour la mobilité, prend le relais pour que le jeune puisse suivre une formation professionnelle complémentaire dans l'Hexagone, dans un centre adapté.
Les politiques publiques doivent coordonner les actions des différents organismes de formation, ce qui n'est pas toujours forcément le cas. Il peut exister des compétitions entre organismes de formation, compte tenu des montants en jeu. Chacun cherche à faire en sorte d'accroître son chiffre d'affaires. Notre objectif ne consiste pas à améliorer notre chiffre d'affaires, mais à faire en sorte que notre taux de réussite et d'insertion soit le plus élevé possible.
Quant aux ressources humaines, nous appartenons pour beaucoup à l'armée de Terre. 1 000 cadres sur 1 300 en sont originaires. Les autres peuvent provenir du Service de santé des armées. Je suis propriétaire de mes propres soutiens (alimentation, restauration, santé). Je dispose également d'un service constructeur, ce qui n'est pas le cas des formations administratives de l'Hexagone. Ce personnel est mis à disposition par les directions des ressources humaines de l'armée de Terre et des directions et services. Il s'agit généralement de cadres matures, qui exercent des fonctions de chef de section ou chef de service. Nous ne devons pas descendre en dessous du volume qui est le nôtre, c'est-à-dire un ratio d'encadrement de 21 à 22 % malgré les tentations de multiplier le dispositif dans d'autres îles et atolls. Le chef d'état-major des armées dispose d'une enveloppe contrainte dans laquelle il puise pour le service militaire adapté. Par ailleurs, certains officiers ou sous-officiers des territoires sont affectés dans un territoire (qui n'est pas nécessairement leur territoire d'origine), en fonction des postes à pourvoir.
Aujourd'hui, nous arrivons à un plateau de recrutement de 6 000 bénéficiaires. Ce volume semble correspondre à ce que nous savons faire de mieux. Les problématiques générées par la crise Covid avec la vaccination obligatoire imposée par le schéma vaccinal des armées et l'alignement sur le contrat engagement jeune (CEJ) n'existent plus. Toutes ces restrictions ont été levées en août 2023. La tendance du recrutement nous laisse à penser que nous devrions atteindre de nouveau 6 000 bénéficiaires cette année, contre un peu plus de 5 800 en 2023, un volume non négligeable au regard des difficultés des huit premiers mois avec l'obligation vaccinale, l'alignement du CEJ et l'opération Wuambushu à Mayotte qui nous a privés d'un volume de recrutement, nos bâtiments ayant été dévolus à des escadrons de gendarmerie.
À l'horizon 2030, au vu de la démographie des territoires et départements, il ne s'agit pas d'aller chercher au-delà de 10 % d'une classe d'âge, comme nous le faisons aujourd'hui. Mayotte et la Guyane affichent un fort taux de natalité et une croissance démographique importante. Nous opérons donc des bascules d'effort entre les Antilles où deux facteurs vident les îles de Guadeloupe et de Martinique de leur jeunesse : un solde naturel négatif et un solde migratoire très important. Beaucoup de jeunes quittent leur île pour effectuer leurs études dans l'Hexagone ou au Canada. Le vivier des 18-25 ans dans lequel nous venons puiser à hauteur de 10 % diminue aux Antilles. Il reste stable à La Réunion et augmente fortement en Guyane et à Mayotte. Des bascules d'effort de cadres sont en cours pour réduire la voilure des régiments des deux départements américains et basculer vers la Guyane, Mayotte et marginalement vers la Polynésie française pour la création de la compagnie supplémentaire souhaitée par le président de la République.
Avec 1 300 cadres, notre organisation est optimisée. Il faut maintenant contenir son développement à ce qui existe. De nouvelles formations administratives coûtent de l'argent à la République. En outre, pour nous développer ailleurs, il nous faudrait prendre de la substance dans les formations administratives existantes. En dehors d'une décision qui ne relève pas de mon niveau, les effectifs de cadres n'augmenteront pas.
Dans le plan « Ambition 2030 », nous avons un objectif de former de jeunes chefs d'équipe via un stage long au sein de notre formation. Dès cette année, nous proposerons des stages de chef d'équipe aux entreprises pour améliorer les compétences de leadership et de management de ces jeunes et renforcer les entreprises désireuses de voir leurs jeunes progresser.
Dans chacune des sept formations administratives, nous avons une formation d'un an d'agent de prévention et de sécurité, avec une cohorte de 20 jeunes, voire 40 dans les formations administratives les plus importantes, à Mayotte et en Guyane. Cette formation longue, marquée par des examens contrôlés par les préfectures ou les hauts-commissariats, délivre le titre professionnel sans lequel vous ne pouvez pas exercer le métier d'agent de prévention et de sécurité. En moyenne, 50 à 80 jeunes par an obtiennent ce niveau III. Il nous avait été demandé si nous étions en mesure d'en déployer pour les Jeux olympiques. Nous ne pouvions en délivrer qu'une trentaine, puisqu'il faut être titulaire de la carte professionnelle pour pouvoir exercer.
Nous avons d'autres filières au profit d'administrations. La préparation aux métiers du service public et de l'administration (Pmspa) facilite l'accès aux concours de la fonction publique dans d'autres domaines. À Mayotte, nous avons par exemple un partenariat étroit avec la gendarmerie pour former des gendarmes adjoints volontaires ou des sous-officiers de gendarmerie. Nous assurons la formation militaire initiale. Ensuite, la formation est réalisée par les gendarmes, avec les cours nécessaires pour passer le concours. Nous venons d'en ouvrir une autre en Guyane.
Pour mieux répondre aux enjeux d'insertion et changer les systèmes d'information, nous avons le verrou du RGPD. Tant que ce texte est en place, nous pouvons difficilement échanger avec d'autres organismes. Je ne suis pas autorisé à croiser les données. Je ne dispose donc pas de chiffres d'insertion au-delà de six mois, puisqu'il faudrait croiser les données de Pôle emploi avec le numéro Insee.
Pour un certain nombre de territoires, au regard du décrochage des rémunérations par rapport au coût de la vie, un effort potentiel pourrait être réalisé, qui ne concerne pas que les militaires. Le sujet est en cours d'étude au ministère des Armées avec l'indemnité de résidence dans les outre-mer pour, à l'instar de l'indemnité de résidence à l'étranger, essayer de moduler en fonction de facteurs économiques des territoires un montant financier adapté au coût de la vie localement. Pour nos jeunes, j'éprouve une difficulté particulière liée à cette indexation dans les territoires. Les jeunes volontaires techniciens perçoivent une somme indexée sur celle du territoire et je ne suis pas compétitif pour proposer un 1er emploi en milieu militaire. Lorsque je cherche un peintre en bâtiment formateur, je vais le payer 1 100 euros en Guadeloupe alors qu'il lui sera proposé 2 000 ou 2 100 euros à l'extérieur. Même s'il faut prendre en compte d'autres facteurs comme le logement et l'alimentation qui sont compris dans le contrat, le jeune regarde avant tout le salaire.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci, Général, pour votre exposé très précis. Je vais laisser la parole à nos rapporteurs.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Général, je joins mes remerciements à ceux de notre présidente. Votre exposé a été complet, anticipant une grande partie de mes questions. Quelles pourraient être les perspectives d'extension du service que vous assumez ? J'ai bien compris qu'il ne serait pas réaliste d'imaginer augmenter le potentiel de 10 % d'une classe d'âge, ce qui représente déjà un très beau résultat.
Des évolutions vous paraîtraient-elles souhaitables si vous en aviez les moyens ? Vous souligniez, sur le plan statistique, que vous ne pouviez pas obtenir beaucoup d'informations au-delà du 1e semestre suivant la fin de la formation. Même s'ils ont un taux d'insertion professionnelle très élevé, ces jeunes pourraient être accompagnés dans des missions d'intérêt général. Vous en faites en quelque sorte des agents de développement économique et social dans la société ultramarine. Au-delà de la formation, pourrions-nous concevoir l'idée d'un accompagnement dans leur action d'agent de développement économique et social si nous pouvons les qualifier ainsi ?
Vous avez évoqué la formation à des missions de sécurité. Nous avons tendance à penser qu'un encadrement militaire conduit assez naturellement à une telle orientation. Or ce n'est le cas que marginalement, puisque vous avez cité 50 à 80 jeunes. Le développement de cette orientation constitue-t-il une priorité pour vous ? Préférez-vous au contraire, pour maintenir un flux de volontaires suffisamment ouvert sur d'autres centres d'intérêt, éviter que le SMA finisse par être assimilé à une organisation de recrutement pour former à des missions de sécurité ?
Plus généralement, le bilan que vous présentez est bon. Nos sociétés ultramarines adhèrent fortement à ce dispositif. De quoi rêveriez-vous pour l'avenir du SMA afin de franchir de nouvelles étapes ?
M. Claude Peloux. - Les chefs de section qui encadrent les jeunes fournissent tous les efforts nécessaires pour s'occuper des jeunes bien au-delà de leur passage en régiment. Nous sommes confrontés à un problème : les jeunes changent de téléphone et ne regardent pas forcément leurs mails. Nous perdons un peu le contact. Certains jeunes s'inscrivent directement dans une activité particulière et sont référencés. Dans les territoires où les risques naturels sont importants, les jeunes suivent un module particulier dispensé par la sécurité civile d'équipier sauvetage déblaiement. Ces jeunes sont formés, contrôlés, inscrits auprès de la Préfecture, et leur diplôme est valide trois ans. Ils peuvent intervenir, comme ils l'ont fait en janvier dernier en Guadeloupe, où des jeunes de Basse-Terre se sont rendus spontanément auprès des quelques personnels du SMA déployés pour aider la population à la suite de la tempête.
Le 6 juillet 2023, nous avons créé, sous l'égide de la fondation Agir contre l'exclusion, la Fondation du service militaire adapté qui a vocation à accompagner des jeunes pour lesquels il reste encore quelques leviers d'insertion afin de les aider soit financièrement soit par du tutorat et du mécénat de compétence et les emmener au plus loin dans leur projet professionnel. Lorsqu'il sort du SMA, le jeune éprouvera des difficultés pour se loger, car les revenus perçus dans l'année ne sont pas suffisants, qu'il n'a pas de bulletin de salaire à fournir et qu'il n'a pas forcément les moyens de payer une caution. Cette fondation a noué des partenariats avec des bailleurs sociaux et peut proposer la gratuité de la caution et des trois premiers mois, le temps que le jeune obtienne les documents nécessaires pour continuer à louer ce logement. La fondation peut également accompagner le jeune dans la création d'une entreprise. L'exercice est complexe. Au-delà des statuts juridiques, il faut élaborer un business plan pour obtenir un prêt, rendre des comptes à l'issue du premier exercice... Dans les partenaires de la fondation, des banquiers, des juristes ou des experts-comptables assurent un mécénat de compétence. Nous essayons d'aller plus loin.
Chef de corps en 2009, je m'étais inquiété du devenir des 18 % de jeunes guadeloupéens qui passaient par le régiment, mais n'allaient pas à l'emploi. En prenant la tête du SMA, j'ai demandé que nous examinions les maisons du SMA dans l'Hexagone pour aider les jeunes qui viennent suivre des formations complémentaires dans leurs démarches administratives. J'ai également initié la création de cette fondation. Il a fallu deux ans pour construire cette fondation. Elle ne dispose pas des équipes pour assurer toutes les fonctions d'une fondation et elle aurait dû attendre cinq ans pour bénéficier du statut de fondation reconnue d'utilité publique. Nous avons donc choisi qu'elle soit abritée par la Fondation Agir pour l'exclusion pour commencer. Nous avons pour objectif d'accompagner 210 jeunes par an sur les 4 800, soit 4 %. Nous voulons être encore plus performants. L'argent public qui nous est donné pour constituer le budget du SMA ne peut pas tout faire et l'argent privé donné à la fondation et le mécénat de compétence permettront d'aller encore plus loin pour accompagner ces jeunes.
Pour les métiers de la sécurité, il existe des restrictions à la mise en formation. Le jeune doit avoir un casier judiciaire vierge. De nombreux jeunes ont été sous-main de justice avant leur majorité. Leur casier est effacé à leur majorité. Néanmoins, certaines affaires lourdes restent inscrites. Ce document est requis pour la délivrance de la carte professionnelle. J'accepte des jeunes avec des casiers légers, mais je ne peux pas passer outre cette exigence pour l'agent de prévention et de sécurité. Nous avons 2 cohortes de 12 jeunes par an dans chaque régiment. Dans les régiments importants, nous avons plus de jeunes en formation, car le vivier est plus large. Là encore, la formation doit permettre d'insérer le jeune dans la vie économique. Or les sociétés de gardiennage privé ont un volume de personnel dans leur structure qui ne progresserait sans doute pas à la vitesse à laquelle nous pourrions former des agents de prévention et de sécurité. Nous restons donc sur un volume modeste. Dans ces sociétés, le turn-over des agents est très élevé. En général, un agent travaille dans deux ou trois sociétés avant de changer d'orientation au bout de trois ans, car le métier reste difficile avec une rémunération faible.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Général, je suis très heureux de vous voir. J'avais éprouvé une certaine propension en faveur de ce service à l'époque et je suis resté attentif à son évolution. Le SMA est bien vu depuis longtemps. Cependant, depuis quelques dizaines d'années, certains partis politiques estiment que la formation et l'insertion des jeunes ne peuvent se concevoir sous l'angle militaire. Il existe quelques vertus à la formation civique et citoyenne et le RSMA est bien placé pour cela. Cependant, en Guadeloupe, des syndicats et des partis politiques nationalistes considèrent que ce n'est plus concevable et qu'il faut, à côté du RSMA, un autre arsenal de moyens pour des formations d'une autre nature. Ces réflexions sur la nature, l'identité, l'utilité, la pertinence et l'efficacité du dispositif sont-elles parvenues jusqu'à vous ?
À l'époque, nous nous réjouissions tous du taux d'insertion. 75 à 80 % des jeunes formés au RSMA s'inséraient alors dans l'emploi. Une polémique s'est fait jour sur la qualité de l'indicateur. Était-il vraiment fiable ? Existe-t-il un suivi pour connaître le cheminement de celles et ceux qui ont été formés au RSMA ?
Aujourd'hui, quel est le déploiement logistique du RSMA dans les territoires ? À l'époque, il existait une controverse entre la Guadeloupe et Saint-Martin. Fallait-il réserver un quota pour les jeunes saint-martinois ou construire un centre à Saint-Martin ? Il me semble que la décision a été prise de réserver 75 à 100 places pour les jeunes de Saint-Martin en Guadeloupe. La même controverse s'était fait jour à Wallis-et-Futuna. Fallait-il construire un régiment ou une brigade ? Où en sommes-nous aujourd'hui ? À Mayotte, après de longues interrogations, un régiment a été installé. Quels sont vos besoins en la matière ?
Quel est le montant de votre budget ? En 2012, l'objectif du SMA était déjà d'accueillir 6 000 jeunes. Avec le volontariat, cet objectif n'est pas si simple à atteindre. Vous en êtes proches aujourd'hui. D'autres objectifs vous ont-ils été assignés ? Il me paraît compliqué d'aller plus loin.
Quelle est la journée type d'un jeune stagiaire ? Nous avions demandé, pour parfaire le dispositif du SMA, d'installer des établissements pour l'insertion dans l'emploi (EPIDE), des organismes interministériels sous la tutelle du ministère du Travail et du ministère des Armées. Cette demande nous a toujours été refusée. Existe-t-il une raison particulière expliquant l'absence d'EPIDE dans les outre-mer ?
Avez-vous des liens avec les sessions régionales de l'Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN) ? Le dispositif du SMA vous paraîtrait-il pertinent pour l'Hexagone ? En guise de réponse, le SNU a été mis en place. Quel est l'avenir du SMA ? Restera-t-il réservé aux outre-mer ou pourrait-il essaimer dans l'Hexagone ?
M. Claude Peloux. - Le petit frère du service militaire adapté existe dans l'Hexagone, le service militaire volontaire. Sa structure est un peu différente. Le volume de jeunes accueillis est moindre. Sur le territoire, il existe beaucoup plus de centres de formation aptes à dispenser des formations professionnelles au profil des jeunes. L'objectif du Général Benoît Brulon qui dirige le service militaire volontaire (SMV) est de 1 500 jeunes. Un centre a été ouvert à Marseille voilà deux jours. Le Secrétariat général pour l'administration est allé sur place avec le directeur du service national et de la jeunesse pour inaugurer ce nouveau centre voulu par le président de la République à l'occasion d'un déplacement à Marseille. Le service militaire volontaire est le prolongement du SMA dans l'Hexagone.
Nous essayons d'atteindre 10 % de la classe d'âge pour armer nos régiments. J'ai demandé à mon état-major de regarder le vivier à l'horizon 2030. La classe d'âge des 18 à 25 ans s'élèvait à 400 000 jeunes. À 10 %, nous arriverions à 4 500 jeunes. Nous pouvons aller au-delà, mais nous sommes limités par la contrainte du taux d'encadrement de 20 %. Dans le cadre du plan SMA 2025, nous avions demandé une augmentation significative des effectifs. Avant de nous accorder des fonds, Bercy nous a demandé d'atteindre les 6 000 jeunes en rythme de croisière.
Le budget du service militaire adapté s'élève aujourd'hui à environ 300 millions d'euros, dont les deux tiers correspondent aux traitements et salaires des volontaires et des cadres. Le reliquat est divisé en deux parties, l'une pour le fonctionnement courant (55 à 58 millions d'euros) et l'autre pour l'investissement. Le fonctionnement recouvre l'alimentation, le soutien et l'entretien des matériels et de l'immobilier. L'investissement couvre les acquisitions nécessaires aux plateaux pédagogiques pour la formation professionnelle, les véhicules à double commande pour permettre aux jeunes de passer le permis de conduire. 67 % de mon budget vient de la loi de finances initiale (LFI), 32 % vient du fonds social européen (FSE) et le reliquat vient pour une faible part des taxes d'apprentissage et pour 1,2 à 1,5 % des collectivités territoriales.
Mme Vivette Lopez. - Merci pour votre exposé très intéressant. Je voudrais évoquer le recrutement. Certes, vous êtes militaire, mais vous ne réalisez pas cette formation pour le recrutement militaire. Néanmoins, au bout de ces 6 ou 12 mois, ces formations ont-elles pu éveiller des vocations ? Certains jeunes ont-ils la volonté d'intégrer l'armée ? L'armée est-elle intéressée par ces jeunes ? D'autres veulent-ils au contraire partir au bout de quelques jours ? Enfin, rencontrez-vous des difficultés pour trouver des entreprises qui recrutent ces jeunes ?
Mme Annick Petrus. - Merci, Général, pour votre exposé fort riche. On ne présente plus le SMA. Nous en savons tous les bienfaits sur les territoires où il est implanté. Le SMA est capable d'accueillir chaque année plus de 6 000 bénéficiaires. Ce dispositif apparaît comme particulièrement performant, puisque le taux d'insertion en emploi ou en poursuite de formation des volontaires stagiaires atteint des niveaux très satisfaisants, entre 74 et 77 %, eu égard aux caractéristiques socioéconomiques des outre-mer et des jeunes sélectionnés. De plus, ces résultats montrent une tendance à l'augmentation de la qualité de l'insertion dans la quasi-totalité des territoires, par la part croissante des emplois durables. Ainsi, la part des volontaires stagiaires bénéficiant d'un emploi durable dans les 6 mois suivant la fin de leur formation au SMA dépasse les 50 %.
À Saint-Martin, quelque 4 000 jeunes de moins de 25 ans sont déscolarisés. Ils ne sont ni dans le monde du travail ni dans celui de la formation professionnelle. Ce douloureux constat met à mal la cohésion sociale de mon territoire. Le SMA représente une solution pour ces jeunes en leur proposant des formations professionnelles parmi un panel de 28 filières de métiers, mais aussi en leur redonnant un cadre structuré et des valeurs. Cependant, le coût de formation, l'éloignement, l'absence des familles représentent des freins au départ de ces jeunes saint-martinois qui sont aussi dans l'incapacité de se loger. L'implantation d'un RSMA à Saint-Martin a été récemment remise sur la table avec la mise en place d'une compagnie de formation professionnelle ou annexe du RSMA. Cette compagnie pourrait ainsi proposer 3 ou 4 filières de formation en relation avec les besoins territoriaux (BTP, tourisme, économie bleue ou verte). J'aimerais vous entendre sur ce sujet qui nous tient particulièrement à coeur à Saint-Martin.
Depuis 2014, nous avons conclu une convention « SMA 100 » qui est renouvelée chaque année avec la collectivité, et je m'en réjouis.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Général, j'ai beaucoup apprécié votre intervention. J'ai beaucoup de respect et d'admiration pour le travail réalisé par le RSMA en Guyane et je milite pour le retour du service militaire en outre-mer. Envisagez-vous d'ouvrir, au sein du RSMA de Guyane, des sections susceptibles d'accueillir des jeunes filles mères comme vous l'avez fait ailleurs ?
M. Claude Peloux. - L'objectif prioritaire de la formation professionnelle dans les régiments du service militaire adapté n'est pas l'intégration dans les forces armées. Nombre de jeunes découvrant l'environnement dans lequel ils évoluent au quotidien imaginent faire carrière. Nous avons l'opportunité de leur proposer des carrières dynamiques de militaires du rang, de sous-officiers, voire d'officiers pour les plus brillants. L'an dernier, 584 jeunes (10 %) ont rejoint les armées. Les armées ont besoin de jeunes qualifiés dans des métiers particuliers. Le taux varie selon les territoires. Les territoires du Pacifique attirent généralement beaucoup. L'année dernière, il a attiré un peu moins que les années précédentes. 114 jeunes du RSMA de Guadeloupe ont rejoint les forces armées et les directions et services, avec un avantage pour la Marine et l'Armée de l'Air qui ont encore des implantations localement, avec des formations administratives en mesure d'accueillir des jeunes sur leur territoire. S'agissant de l'armée de Terre, les jeunes viennent d'abord dans l'Hexagone.
Depuis 2012, la convention « SMA 100 » existe à Saint-Martin. Elle a été mise en oeuvre avec d'excellents résultats les trois premières années avant d'éprouver certaines difficultés. En mettant à part l'année Covid durant laquelle les effectifs du SMA ont baissé fortement, en six ans, on note que 330 jeunes ont rejoint la Guadeloupe pour suivre une formation. Une centaine est retournée dans le territoire. 75 sont allés à l'emploi. La difficulté réside dans le fait que le préfet ne sait pas où il pourrait installer un SMA. Les échanges actuels entre le ministère des Outre-mer et la collectivité s'attachent à trouver du foncier, identifier les formations professionnelles à dispenser et les débouchés locaux. Il faut en effet trouver des sociétés en mesure d'accueillir les jeunes. Sur les six ans, 17 jeunes seulement sont allés dans le BTP à Saint-Martin. J'entends le besoin de développer les formations, mais encore faut-il des entreprises en capacité d'accueillir ces jeunes. Aujourd'hui, la porte n'est pas fermée. Cependant, nous attendons de la collectivité et du préfet les éléments de réponse demandés lors d'un échange en novembre.
Le territoire de Guyane est dynamique. Nous devrions procéder à une bascule des forces entre Cayenne et le grand-Ouest au regard de l'accélération de la population. Le choix d'implanter le RSMA à Saint-Jean en 2009 était donc une bonne idée. Ce régiment fera l'objet d'une montée en puissance liée à notre capacité à construire pour accueillir les jeunes dans de bonnes conditions. Dans le plan « Horizon 2030 » figure un item pour les jeunes mères célibataires. Nous savons que cette population est importante et souvent peu diplômée. Nous cherchons les meilleurs moyens pour accueillir ces jeunes mères célibataires avec leurs enfants.
Un premier projet majeur de crèche est en construction en Guadeloupe avec des lits partagés entre le régiment et la commune de Baie-Mahault, permettant d'accueillir ces jeunes filles, de les loger sur place, avec des horaires adaptés au rythme de vie de la jeune femme. La Réunion a travaillé sur une crèche à vocation intergénérationnelle. Les jeunes filles sont logées dans un bâtiment avec des personnes plus âgées qui sont en mesure d'aller chercher les enfants, charge pour les jeunes filles de participer à la vie de la communauté. En Guyane, le sujet fera l'objet d'une démarche particulière. Nous conduisons une expérimentation et nous la généraliserons quand elle sera validée.
Aujourd'hui, tous les régiments du service militaire adapté peuvent proposer le permis pour tous les jeunes éligibles, qui sont dans les règles. Le jeune contrôlé positif durant son séjour au régime ne sera pas présenté à l'examen. Le permis de conduire n'est pas un permis de tuer. Nous essayons de faire décrocher le jeune de ses addictions. 88 % des jeunes sont présentés au permis de conduire, avec un taux de réussite de 81 %. Malgré le fort taux d'illettrisme de nos jeunes, l'implication du jeune et des formateurs leur permet d'obtenir ce sésame qui conditionne leur accès à l'emploi. À Mayotte, nous avons mis en place des simulateurs de conduite. 60 % des jeunes mahorais arrivant au régime sont illettrés au regard des critères de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (Anlci). Je duplique ce dispositif dans les autres formations administratives, parce qu'il fonctionne. Nous avons ainsi gagné près de 5 points cette année dans la réussite au permis de conduire.
M. Thani Mohamed Soilihi. - À mon tour, je tiens à saluer la qualité du SMA. Il est important de dire ce qui marche dans nos territoires, car ce n'est pas toujours fait. Je reviens à la charge. Nous avons bien entendu vos propos sur ce seuil critique que vous avez atteint ou que vous êtes en passe d'atteindre, et sur le fait que le SMA ne saurait en faire plus. L'adaptation constitue l'une de vos marques de fabrique et l'une des raisons de votre succès en outre-mer.
En tant qu'élu, je ne peux pas me résoudre à constater, dans mon territoire, à la fois l'excellence et le pire. Il faudrait que le SMA puisse contribuer à nous aider. La formation est d'abord l'apanage des collectivités. Pourrions-nous imaginer un dispositif intermédiaire pour aider à encadrer, structurer et donner une seconde chance aux jeunes de ces territoires (Guyane, Mayotte, Saint-Martin) où la jeunesse augmente ?
M. Claude Peloux. - Les territoires sur lesquels la population est en augmentation vont bénéficier de la bascule que j'évoquais tout à l'heure afin d'aller chercher plus de jeunes. À terme, la 2e plus grosse formation administrative du service militaire adapté après La Réunion qui accueille 1 400 jeunes par an sera située à Mayotte et la Guyane sera très proche derrière. Il faut d'abord pouvoir construire. Vous connaissez Mayotte. Nous sommes actuellement à la recherche d'un terrain sur lequel nous pourrons créer une nouvelle unité pour désengorger Combani et accueillir mieux et plus. À terme, nous devrions accueillir près de 1 000 jeunes à Mayotte, comme en Guyane.
Nous travaillons en lien avec les rectorats, mais nous ne pouvons pas multiplier les formations. Nous avons développé le parcours volontaire « jeune cadet » qui obtient d'excellents résultats. 90 % des jeunes reprennent l'école et passent au niveau supérieur. Pour des raisons juridiques, j'ai préféré transformer le statut de ces jeunes cadets en créant une préparation militaire du service militaire adapté qui donne un cadre juridique plus fort pour la formation administrative et permet au jeune de bénéficier d'une assurance particulière, ainsi qu'un suivi médical par les médecins militaires, ce qui n'était pas le cas précédemment. Cette préparation militaire dure un mois. Elle est perlée pour les jeunes de l'Éducation nationale. Pendant les deux mois d'été, nous pourrions envisager de mettre cette préparation militaire du SMA à profit pour accompagner d'autres jeunes que ceux qui sont en décrochage scolaire.
Je ne suis pas le seul acteur pour éduquer la jeunesse. Mon seul avantage réside dans le contrat. Je suis en mesure de sanctionner et de contraindre le jeune. Je peux aussi le récompenser, ce que d'autres dispositifs ne peuvent pas faire. Un jeune qui ne vient pas en formation professionnelle sera sanctionné et retournera dans la formation professionnelle. En lycée professionnel, le jeune n'a pas de contrainte au-delà de 16 ans. Cette contrainte fait aussi la force du dispositif. Nous l'utilisons bien sûr avec bienveillance.
Mme Vivette Lopez. - Existe-t-il des jeunes qui décrochent complètement ?
M. Claude Peloux. - Bien évidemment. Certains ne s'attendaient pas forcément au mode de vie que nous imposons. Plutôt que de se lever à midi pour se coucher à minuit, ils doivent se lever à 5 heures et se coucher à 21 heures. Beaucoup de jeunes sont reconnaissants, car nous avons réussi à les remettre dans un rythme qui n'était pas le leur. Nous avons un taux d'attrition de 10 %.
On constate aussi que parmi les engagés dans l'armée outre-mer, sur 600 jeunes ultramarins par an environ, le taux d'attrition s'élève à 4 % pour ceux déjà passés par le SMA, contre 20 % pour les autres.
M. Saïd Omar Oili. - Certes, vous n'avez pas à vous occuper de la jeunesse. Cependant, notre rôle d'élus consiste à relever ce qui ne va pas dans nos collectivités. Vous avez indiqué que 60 % des jeunes sont illettrés à Mayotte. Aujourd'hui, 50 % de la population est étrangère. J'étais professeur au lycée. J'avais de très bons élèves qui ne pouvaient malheureusement pas entrer dans des dispositifs de formation, parce qu'ils n'avaient pas de papiers. Or, il faut d'abord être Français pour entrer dans le dispositif de formation du SMA. J'interroge les élus que nous sommes. Que faisons-nous de ces jeunes de plus en plus nombreux ? On leur a menti en quelque sorte. Lorsque nous les avons mis à l'école, nous leur avons dit qu'ils allaient s'en sortir en suivant une formation. Certains ont leur bac. Certains ont une carte de séjour. Or, il n'existe aucun dispositif pour eux. Cette réflexion doit être menée sérieusement. À Mayotte, 75 % de la population des prisons sont des jeunes étrangers sans papiers. Quand ils sortent, nous voyons ce qui se passe dans nos villages.
Mme Micheline Jacques, président. - J'aimerais aussi exprimer mon soutien à l'initiative du SMA. Je milite pour le faire perdurer et peut-être le développer davantage. Vous avez évoqué certains jeunes avec un casier judiciaire et le volontariat. Je pensais aux relations que nous pourrions nouer avec la justice. Certains jeunes qui commencent à dévier, avec des peines mineures, pourraient se voir proposer de rejoindre le SMA, comme une 2e chance, au lieu d'aller en prison pour de petites peines dont nous connaissons l'effet dévastateur sur ces jeunes. Je suis disposée à défendre cette idée dans le cadre de mes fonctions de parlementaire.
M. Claude Peloux. - Le SMA est géré par le code de la défense. Pour accueillir des étrangers, il faudrait revoir ce code. La question m'est souvent posée en Guyane ou à Mayotte. Aujourd'hui, nous n'accueillons que des jeunes Français de 18 à 25 ans. Il existe d'autres organismes de formation professionnelle, comme les Apprentis d'Auteuil ou le groupe SOS. Je ne suis pas non plus le préfet de Mayotte qui a, dans sa main, quelques régularisations et naturalisations possibles.
Certains volontaires du service civique viennent appuyer dans la phase de remédiation sur la partie lire, écrire, compter, assistant les professeurs de l'Éducation nationale mis à la disposition de nos formations administratives. Les EPIDE constituent des dispositifs similaires au SMA pour des populations plus jeunes (16-18 ans). À ma connaissance, la population accueillie est encore plus « cabossée » par la vie que les jeunes que nous accueillons dans nos formations administratives. Vous évoquiez une continuité. Il faut assurer une certaine cohérence. Mes médecins, psychologues et assistantes sociales travaillent déjà au profit d'une population abîmée. La duplication de ce dispositif propre au SMA dans les EPIDE pourrait peut-être déjà aider les jeunes à être mieux armés lorsqu'ils en sortent à 18 ans. Le taux d'insertion est assez similaire à celui du SMA, mais le travail de fond est bien plus important, compte tenu de la population accueillie. J'ignore les raisons pour lesquels le dispositif des EPIDE n'a pas été dupliqué dans les territoires ultramarins.
S'agissant des jeunes délinquants, nous avons un partenariat avec le ministère de la Justice. Ce protocole a d'abord été décliné auprès du service militaire volontaire avant d'être signé par le ministre des Outre-mer avec la protection juridique de la jeunesse. Nous avons un partenariat de connaissance mutuelle, de présentation des filières professionnelles et de volontariat du jeune dès lors que son casier judiciaire a été blanchi en passant de la minorité à la majorité. Nous n'acceptons pas de crime de sang ni de trafiquants. Avec une population fragile et beaucoup de jeunes filles, nous ne tolérons pas non plus de jeunes accusés de harcèlement, violences faites aux femmes ou violences sexuelles non consenties. Aujourd'hui, 8 % de nos jeunes sont originaires de la PJJ et ne le disent pas pour ne pas être stigmatisés. Le dispositif n'a pas vocation à n'accueillir que des jeunes de la PJJ, car cette caractéristique démotiverait les parents à orienter leur jeune vers nos formations.
Nous essayons d'agir en lien avec la PJJ, sur certains cas particuliers, au fil de l'eau dans l'année pour éviter de constituer une cohorte. Le député Nicolas Metzdorf avait souhaité que nous puissions accueillir des jeunes dont les peines de prison pouvaient aller jusqu'à trois ans. Il paraît difficile de commuer une peine de prison en formation professionnelle. Ce n'est pas mon métier. Mes cadres ne sont pas des éducateurs spécialisés ni des responsables de centres pénitentiaires. Nous devons continuer d'agir en bonne intelligence, au regard du contenu du casier judiciaire. Certains jeunes avec des casiers judiciaires non effacés ont connu de très belles réussites. Nous ne fermons pas la porte, mais nous ne souhaitons pas que nos régiments deviennent une alternative à la peine de prison. Nous brouillerions le message et, par effet réputationnel, nous aurions moins de familles poussant leurs jeunes en difficulté vers nos régiments.
Mme Micheline Jacques, président. - Je l'entends parfaitement. Je pensais à de petits jeunes qui se voient infliger des peines d'intérêt général ou de premier avertissement, qui sont en train de glisser vers la délinquance et dont les familles sont démunies pour les sortir de cette dérive.
J'aimerais vous remercier encore. Le dispositif est salué. Le SMA a fait toutes ses preuves et pourrait servir d'exemple positif pour la France hexagonale. J'ai noté qu'il faudrait peut-être revoir le code de la défense. Nous auditionnerons très certainement les ministères concernés sur ces sujets très importants et essaierons de lever le verrou du règlement général sur la protection des données pour nous éclairer davantage sur l'évolution de ce dispositif très important pour nos territoires.
Je vous remercie infiniment. Les contributions écrites sont également les bienvenues.
Jeudi 14 mars 2024
Audition de Christian Nussbaum,
chef de la mission outre-mer de la direction générale de la
police nationale (DGPN)
Mme Micheline Jacques, président. - Chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons ce matin le contrôleur général Christian Nussbaum, chef de la mission outre-mer à la direction générale de la police nationale (DGPN), et Cécile Personeni, commandante adjointe à la mission outre-mer. Nous vous remercions de participer ce matin à cette audition.
Monsieur Christian Nussbaum, vous avez été nommé en 2020 auprès du directeur général de la police nationale pour suivre les questions outre-mer, ce qui vous donne le recul nécessaire pour juger des forces et faiblesses de l'action de l'État outre-mer dans votre domaine.
Votre nomination a coïncidé avec la création des directions territoriales de la police nationale outre-mer. En 2022, la création d'une mission outre-mer proprement dite auprès du DGPN a été formalisée.
Vous pourrez en dresser le bilan, ainsi qu'établir des points de comparaison avec l'organisation du commandement de la gendarmerie nationale outre-mer. Nous avons, en effet, auditionné, en janvier dernier, le général Lionel Lavergne. Ce dernier a vanté l'existence d'une équipe France dans les outre-mer sur le sujet régalien de la sécurité. Vous nous direz si vous partagez ce point de vue et comment aller plus loin le cas échéant.
La délégation aux outre-mer revient d'un déplacement à La Réunion où nos deux rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel, ont pu rencontrer la quasi-totalité des acteurs de la sécurité et de la justice sur l'île. Je les laisserai vous interroger après votre exposé liminaire, puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
Notre sentiment général a été que sur ce territoire ultramarin, le besoin d'adaptation des règles et des normes n'était pas significatif dans le cadre de vos missions de police, même si des ajustements sont toujours possibles. Vous nous direz si, sur d'autres territoires, votre constat est différent.
Nous n'ignorons pas évidemment les immenses défis à relever, comme en Guyane ou à Mayotte.
Monsieur Christian Nussbaum, vous avez la parole.
M. Christian Nussbaum, chef de la mission outre-mer de la Direction générale de la police nationale (DGPN). - Je vous remercie pour cette invitation, qui me permettra de vous expliquer le dispositif de la police nationale en outre-mer. Ce dispositif a été profondément modifié depuis 2020 puisqu'une mission outre-mer a été créée au sein de la direction générale de la police nationale. Je suis l'heureux premier titulaire à ce poste. Je me suis attelé à constituer une équipe, installée place Beauvau, qui pilote les territoires ultramarins au travers des 7 directions territoriales de la police nationale. Trois de ces directions (Guyane, Nouvelle-Calédonie et Mayotte) avaient été créées au 1er janvier 2020. À l'issue d'un bilan, le directeur général a proposé au ministre l'extension du dispositif à l'ensemble des territoires ultramarins sur lesquels la police avait un dispositif. Les directions territoriales de la police nationale (DTPN) de Guadeloupe, Martinique, La Réunion et Polynésie française ont été créées au 1er janvier 2022, si bien que l'ensemble du dispositif ultramarin est maintenant en place.
Ce projet n'a pas du tout été expérimental. Il n'avait pas vocation à être lié au projet qui s'est mis en place en métropole au 1er janvier 2024. Le sort de l'organisation ultramarine n'a jamais été lié à la mise en place ou non de la réforme en métropole. Il était important que nous le fassions savoir aux collègues ultramarins. Quoiqu'il advienne, l'organisation mise en place outre-mer avait vocation à perdurer.
Le dispositif de la police nationale en outre-mer comprend 6 500 fonctionnaires, soit un peu plus que la gendarmerie. Ce faisant, nous couvrons 1 % des outre-mer et 30 % de la population. Nous traitons 50 % de la délinquance sur les items « homicides volontaires », « tentatives d'homicides volontaires » et « vols avec violence ». Ce dispositif est donc important. La direction générale a toujours eu la volonté de consolider son dispositif ultramarin. Cela s'est concrétisé par des augmentations de moyens et d'effectifs. L'ensemble des territoires ultramarins ont 30 % d'effectifs en plus par rapport à 2016. À Mayotte et en Guyane, l'augmentation est de 50 %, ce qui est énorme dans le contexte actuel. Des efforts importants devaient être faits. Ils l'ont été. Cela concerne aussi la nouvelle organisation, qui donne entière satisfaction.
Les principaux objectifs de la réforme sont atteints. Il existe dorénavant un véritable chef de police sur chaque territoire ultramarin. Ce chef de police est l'unique interlocuteur des partenaires. L'ensemble des forces de police sont rassemblées sous une même autorité, ce qui permet au directeur territorial d'adapter son dispositif comme il l'entend.
Cette gouvernance locale complètement modifiée n'est pas pour autant devenue indépendante. La mission outre-mer doit veiller à ce que le dispositif soit bien utilisé dans chaque territoire, dans l'intérêt général. Cela donne beaucoup de facilité et de souplesse aux DTPN dans les gestions des ressources humaines et des budgets.
Nous avons obtenu des résultats. Ainsi, la police judiciaire, et notamment sa direction nationale, est désormais impliquée sur l'ensemble des territoires ultramarins. Avant la réforme, des unités de l'ancienne direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) n'étaient présentes qu'en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe. À présent, il existe aussi un service de police judiciaire à La Réunion, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et à Mayotte. La direction nationale de la police judiciaire s'occupe de l'intégralité des territoires ultramarins.
La délinquance outre-mer est un vrai sujet pour la police nationale. La criminalité est beaucoup plus élevée dans la plupart des territoires ultramarins que dans l'Hexagone, notamment sur les items « homicides volontaires », « tentatives d'homicides volontaires » et « vols avec violence ».
Le dispositif a été complètement réorganisé, il donne entière satisfaction mais nous pouvons encore trouver des voies d'amélioration. Voilà pourquoi il est très important de recueillir vos remarques. L'adaptation du dispositif passe par la discussion avec les élus et les personnes de terrain, de manière à améliorer la situation et notre prestation, dont le seul objectif consiste à mieux protéger la population.
Parmi ces pistes d'amélioration, je pense que nous devons mettre en oeuvre des solutions innovantes de coopération et de collaboration avec la gendarmerie. Je ne suis pas certain, eu égard à la configuration de la plupart des territoires ultramarins, que ce soit toujours la patrouille de police ou de gendarmerie la plus proche du lieu de l'appel qui intervient. Nous avons déjà évoqué des pistes avec nos collègues gendarmes. Nous ne cessons de réfléchir aux pistes d'amélioration à mettre en place.
Je pense avoir répondu à quelques-unes des questions que vous m'aviez transmises en amont. Je suis à l'écoute de vos autres questions. Je me ferai un plaisir d'y répondre.
Mme Micheline Jacques, président. - La parole est à notre rapporteur.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Nous essayons de mesurer les adaptations utiles à nos outre-mer dans les modes d'action de l'État. Nous avons choisi comme point concret d'observation les missions régaliennes de l'État : police, gendarmerie, justice, système pénitentiaire, voire contrôle des frontières. Nous en sommes au commencement de ce travail, que nous avons entrepris avec quelques intuitions fortes qui viennent de l'expérience de nos collègues ultramarins, et qui montrent une grande diversité de situations.
Certaines collectivités sont particulièrement exposées à des flux migratoires qui sont sources d'insécurité. C'est notamment le cas de Mayotte et de la Guyane, mais nous avons aussi pu constater l'émergence d'une pression croissante dans des territoires réputés calmes.
J'imagine que vous disposez de chiffres qui viennent corroborer la préoccupation que nous avons concernant la sécurité, l'ordre public, les violences urbaines et les violences intrafamiliales. La délinquance est parfois ultraviolente, notamment à Cayenne et à Saint-Laurent du Maroni. Elle est liée notamment à l'immigration haïtienne et surinamienne.
Une réflexion a-t-elle été engagée, ou le sera-t-elle, sur les limites auxquelles nous nous heurtons du fait de l'application sans distinction des mêmes règles, en matière de police judiciaire et d'interpellation, outre-mer et en métropole ? Si cette réflexion a lieu, vous pourrez nous éclairer afin que nous puissions faire des propositions adéquates pour améliorer votre efficacité.
M. Christian Nussbaum. - Une étude est en cours à Mayotte sur les dispositions qui pourraient être proposées. Il existe une urgence à traiter ce territoire. Plus généralement, il y a des bonnes choses réalisées dans les outre-mer qui mériteraient d'être étendues. Ainsi, il serait intéressant qu'une étude soit menée sur l'impact qu'ont eu, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, les restrictions sur la vente d'alcool. Outre-mer, les faits de violence aux personnes sont souvent commis sur fond de consommation excessive de produits stupéfiants et d'alcool. Nous essaierons de lancer une étude sur le sujet en vue de formuler des propositions pour d'autres territoires.
Il ne faut pas tomber dans des régimes trop différents concernant les pouvoirs régaliens de l'État. Il faut rester proche d'un fonctionnement équitable pour tout le monde, même si dans les faits, des fonctionnements sont déjà différents. Le dispositif peut être adapté. Je pense notamment aux interpellations de mules en Guyane. Il existe des différences de traitement qui ne sont pas le fait de la police, mais qui existent de par le fonctionnement de la justice et de la police.
D'autres éléments pourraient améliorer le dispositif. La porte a été ouverte avec la décision du ministère de l'Intérieur d'envoyer des compagnies républicaines de sécurité (CRS) lors de l'opération Wuambushu conduite à Mayotte en 2023. Aucun CRS n'était plus allé outre-mer depuis des dizaines d'années. La porte est ouverte. J'espère qu'elle pourra de nouveau être utilisée.
Outre-mer, il n'y a que des gendarmes mobiles. Ils sont normalement à la disposition du territoire, mais ce n'est pas toujours simple. Il est parfois difficile d'obtenir le concours des forces mobiles de gendarmerie qui sont déployées sur les territoires. Nous y arrivons, mais nous aimerions avoir de la souplesse sur l'envoi de forces lorsqu'elles sont disponibles et lorsque c'est nécessaire. Cela nous permettrait de sécuriser les territoires en cas de violences urbaines importantes.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Merci pour vos explications. J'en profite pour louer le travail qui est accompli sur le terrain. Ce n'est pas facile. Il y a beaucoup d'insatisfaction de la part des citoyens, mais nous savons que les hommes et les femmes à vos côtés sont extrêmement engagés.
Vous dîtes que l'objectif de la réorganisation de la DGPN a été atteint. Effectivement, c'est plutôt une satisfaction sur le plan organisationnel. Néanmoins, l'insécurité ne cesse de croître dans certains territoires.
Je sais que vous revenez de Mayotte. Vous connaissez parfaitement la situation de ce territoire. Nous sentons actuellement une amélioration. Nous avions préconisé un changement de doctrine, notamment en allant chercher les voyous dans leurs repères. C'est ce qui semble se produire sur le terrain. Comment faire pour que cette amélioration continue et qu'elle soit pérenne ? L'exaspération de la population provient aussi du fait que la violence reprend crescendo après chaque moment d'amélioration. Ces moments de reprise sont d'une extrême violence. Que faire pour que le calme revienne de façon durable à Mayotte ?
Il a été question, tout en respectant les règles d'équilibre de notre démocratie, de faire venir davantage d'originaires mahorais en renfort de vos hommes. Les originaires connaissent le terrain, les langues et les recoins. Où en sommes-nous de cette demande particulière ? J'ai cru comprendre qu'une campagne de recrutement supplémentaire a été lancée.
Votre travail engagé et formidable serait vain si le traitement judiciaire n'était pas à la hauteur. Des mineurs qui commettent des délits et des crimes à Mayotte sont envoyés, faute de structure sur place pour les encadrer, en centres éducatifs fermés à La Réunion. Ils sont relâchés dans la nature à l'issue de leur enfermement, si bien que nous assistons aujourd'hui à une recrudescence de la violence à La Réunion.
Même si d'aucuns pourraient être choqués, le lien entre immigration et insécurité n'est plus discuté dans nos territoires. Beaucoup d'auteurs d'infractions sont arrêtés et jugés, mais les conditions dans lesquelles ils sont incarcérés n'atteignent pas toute leur dimension punitive. Ces personnes proviennent d'endroits où la misère et la promiscuité sont telles que faire de la prison en Mayotte ou à Guyane peut poser souci. Qu'est-ce qui pourrait être fait, notamment en matière de coopération judiciaire, pour que les pays dont ces personnes sont originaires reprennent leurs ressortissants, alors que nos prisons sont pleines ?
M. Saïd Omar Oili. - Je m'associe complètement à ce qui vient d'être dit.
Tous les indicateurs de la délinquance sont en hausse dans l'archipel de Mayotte en 2023. En nombre d'homicides, nous sommes en 4e position derrière la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe. Les coups et blessures volontaires sur les personnes sont en progression de 12 % par rapport à 2022. Les vols d'accessoires sur les véhicules sont en hausse de 20 %. Je pourrais continuer comme cela longtemps.
La délinquance à Mayotte est spécifique, et pas uniquement au niveau de son intensité. Cela renvoie à l'adaptabilité dont doit faire preuve la police. Cette délinquance se développe dans un environnement géographique très différent de la métropole. Nos zones urbaines sont très différentes. Les délinquants connaissent parfaitement bien les petits chemins escarpés. Les parties urbaines mahoraises sont entourées de zones avec de la végétation souvent très dense et des pentes qui permettent aux délinquants de disparaître très rapidement. Nous l'avons vu avec l'opération Wuambushu.
Nos délinquants sont principalement des jeunes, voire des très jeunes de 12 à 15 ans. Le chef de bande peut avoir 19 ans. Ces jeunes agissent en bande. Le plus souvent, ils n'ont pas de référent adulte. Ils courent très vite, dans un environnement de brousse qu'ils connaissent parfaitement. Les policiers mahorais connaissent très bien ces endroits. Pensez donc à faire venir des jeunes mahorais qui connaissent les lieux en cas d'opération Wuambushu 2.
L'opération Wuambushu avait pour objectif de lutter contre cette forte et spécifique délinquance à Mayotte. D'ici quelques semaines, une opération Wuambushu 2 est programmée. Quels enseignements avez-vous tirés de la première opération ? Quel bilan en faites-vous ? Les élus n'avaient pas été informés de cette opération en amont. À présent qu'elle est passée, nous n'avons pas eu de retour. Je ne doute pas que la direction de la police nationale a effectué une évaluation de la première opération. À Mamoudzou, vos fonctionnaires se trouvent au centre du foyer le plus intense de la délinquance. Je voudrais saluer et remercier ces policiers, qui sont sur le pont tous les jours dans des conditions difficiles avec des moyens réduits. Quels enseignements tirez-vous de Wuambushu 1 ? Quelles propositions comptez-vous faire dans le cadre de Wuambushu 2 ?
M. Christian Nussbaum. - Je ne peux pas me permettre de juger des suites judiciaires qui sont données aux interpellations. Ce n'est pas mon rôle. Vous constatez comme moi que certaines améliorations ont été apportées. Nous devons faire perdurer ce petit signe positif. Cela suppose des décisions fortes. L'emploi du RAID est très efficace, à tel point que son antenne a été pérennisé à Mayotte. Son règlement d'emploi a aussi été assoupli. À ce propos, je souligne la compréhension et la bienveillance du chef du RAID, qui a accepté cette adaptation. Normalement, le RAID doit être appelé lorsque des collègues ou des citoyens sont en difficulté. Avec l'accord de son chef, nous prépositionnons le RAID en cas d'opération, si bien qu'il peut intervenir plus rapidement. Cela concourt à améliorer notre efficacité. Il faut vraiment que nous impactions les malfaiteurs.
Par ailleurs, nous avons décidé de la création à Mayotte d'une force intermédiaire. Entre le RAID et les collègues de la BAC, du GSP ou de la police secours, l'espace est trop grand. Lorsque les collègues de la BAC ou du GSP interviennent pour libérer un barrage, ils ne peuvent pas partir derrière les malfaiteurs, sinon la route n'est plus sécurisée et de nouveaux barrages sont érigés. Cette force intermédiaire doit permettre de maintenir le dispositif de police sur le barrage et de partir derrière les malfaiteurs. Le recrutement est en cours. Un appel ponctuel à candidature a été lancé au niveau national. 50 fonctionnaires seront recrutés. Ils seront équipés d'unités canines. Ces personnes seront sur place d'ici le 1e mai. Elles seront équipées et formées pour aller chercher les délinquants. Les malfaiteurs ne comprennent pas s'ils ne se font pas arrêter. Cette force nous permettra donc d'être plus offensif.
Les policiers d'origine mahoraise sont nécessaires. Nous en employons déjà beaucoup. À Mayotte, le taux d'originaires est supérieur à 50 %. L'appel à candidature a été lancé avec des conditions statutaires abaissées quant au temps de présence dans l'Hexagone. Nous pourrons donc recruter beaucoup de jeunes mahorais. L'objectif de cette unité spécialisée sera de procéder à des interpellations et de présenter les personnes interpelées à la justice. La DNPJ s'implique totalement dans le dispositif judiciaire. Un groupe d'une dizaine de fonctionnaires entièrement dédiés à la lutte contre les phénomènes de bandes est en cours de création au sein de la division d'investigation spécialisée. Nous essaierons d'augmenter nos capacités de renseignement.
Il y a donc des avancées en matière judiciaire. Dans le cadre de Wuambushu 1, rien n'a mieux fonctionné que l'interpellation des chefs de bande. Nous essayons de réitérer ce qui a été fait. L'opération Wuambushu 2 est en cours de préparation. Nous chercherons à être beaucoup plus efficaces, même si l'opération sera peut-être moins importante en termes de personnel. Nous aurons tiré les enseignements de la première opération. Nous bénéficierons de renforts temporaires pour le temps de l'opération. Il s'agira notamment d'enquêteurs spécialisés dans la lutte contre les réseaux d'immigration depuis la Tanzanie. Nous ferons aussi venir des enquêteurs judiciaires pour interpeler des chefs de bande. Nous préparons les dossiers qui nous permettront de cibler ces malfaiteurs et de les présenter à la justice. L'un des objectifs de Wuambushu 2 sera d'être encore plus performant sur le volet judiciaire.
Mme Audrey Bélim. - Je salue le courage et la sincérité des propos de mes collègues de Mayotte. À La Réunion, l'inquiétude grandit. J'ai pu constater, lors de mes échanges avec la préfecture et d'autres responsables de la sécurité, notamment des syndicats de police, une demande grandissante de renforts afin de lutter contre des phénomènes que nous n'avions jamais connus jusqu'alors, et qui viennent fragiliser la fraternité que nous avons avec Mayotte. Sans prise en charge sérieuse et sans véritables réponses pour pallier aux inquiétudes des Réunionnais, le « vivre ensemble » risque d'être fragilisé. Une réflexion a-t-elle été engagée sur l'apport de renforts supplémentaires pour faire face à ce qu'il se passe exceptionnellement sur le territoire ?
Par ailleurs, nous avons une problématique lourde autour des violences intrafamiliales. Nos services de police et de gendarmerie sont formés. Les choses sont faites très correctement. Néanmoins, la question de la judiciarisation se pose. Lorsqu'une personne est interpelée et mise en garde à vue une fois, deux fois, et que son procès n'est prévu qu'en fin d'année... comment pouvons-nous aider à faciliter la judiciarisation ?
Enfin, nous recevons beaucoup de demandes de mutation de policiers. La loi Égalité réelle a posé les critères d'intérêts matériels et moraux. En est-il systématiquement tenu compte dans les demandes de mutation ? Nous avons des situations de grande souffrance qui affectent des carrières professionnelles, en lien avec ce besoin de retour.
M. Christian Nussbaum. - Je vais vous tenir un discours de vérité. La mission outre-mer a vocation à assurer la gouvernance de l'ensemble des territoires ultramarins. J'assure cette gouvernance dans l'intérêt général du dispositif.
Nous avons beaucoup de jeunes réunionnais qui entrent dans la police nationale, qui passent le concours et qui, ensuite, se retrouvent bloqués en métropole sans pouvoir rentrer. Dès lors que les effectifs ont atteint le plafond fixé par le ministre sur un territoire, il est compliqué d'aller au-delà.
Si La Réunion est plus calme que d'autres territoires ultramarins, c'est peut-être parce qu'il y a beaucoup de policiers. Il faut maintenir le nombre de policiers qui sont en poste à La Réunion. C'est ce que nous essayons de faire, avec les limites que vous devez comprendre et les priorités qui sont les nôtres. Par comparaison, nous avons du mal à recruter à Mayotte et en Guyane, où les faits de violence et de délinquance sont beaucoup plus nombreux qu'à La Réunion. Il y aura toujours des mutations qui interviendront. Il est aussi important que des locaux s'investissent sur des postes d'encadrement. À La Réunion, nous devons encourager les jeunes policiers à passer les concours internes pour évoluer, ce qui leur permettra ensuite de venir en métropole sans forcément avoir envie de repartir car ils auront une carrière à faire.
Je connais une technicienne police technique et scientifique (PTS) de La Réunion qui a réussi le concours d'ingénieur. Elle sera immédiatement affectée à La Réunion à sa sortie d'école. Nous pouvons faire des efforts ponctuels de ce type.
Les effectifs de terrain gèrent la situation. Mon collègue de La Réunion le confirme. Les policiers réunionnais sont très motivés. Nous ne sommes pas en difficulté. Il faut que cela dure, tout en veillant à contenir les phénomènes de violences urbaines impliquant des jeunes originaires de Mayotte. Vis-à-vis de ces jeunes de Mayotte qui sont à La Réunion, il faut que nous soyons très présents et que nous procédions à des interpellations rapides. Nous avons le dispositif. Les personnels sur place sont performants. Ils ont procédé à 7 ou 8 interpellations lors des violences urbaines qui ont eu lieu en début de semaine. Nous ne sommes pas désarmés ou en difficulté. Nous y veillons.
Mme Céline Personeni, commandante fonctionnelle. - Les centres d'intérêt matériels et moraux ont été pris en compte. La réforme de la circulaire mutation pour le corps d'encadrement et d'application (CEA) les a placés en priorité légale d'affectation. Chaque fonctionnaire qui peut se prévaloir d'un centre des intérêts matériels et moraux (CIMM) le fait reconnaître dès son entrée dans l'administration. Il bénéficie ensuite de 25 points par mois au cours des mouvements que nous réalisons chaque année, contrairement à une personne de l'Hexagone qui souhaiterait partir dans les îles. Le capital points des « cimmiens » augmente donc très vite, si bien qu'ils sont prioritaires d'autorité pour repartir dans leur île. Ce système fait néanmoins que nous avons « embolisé » les postes que nous pouvions fournir. Chaque année, il y a de moins en moins de postes prévus pour La Réunion. C'est le revers de la médaille. C'est à peu près la même chose dans tous les territoires.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Nous revenons de La Réunion. Certains d'entre nous connaissaient peu, ou pas du tout, ce département. De prime abord, nous avons eu l'impression d'un département quasiment métropolitain, mais lorsque nous nous plongeons dans les réalités de La Réunion, nous constatons que ce n'est pas exactement le cas. Cette image d'un très bon niveau de développement et d'un mode de vie qui se rapproche de celui de nos départements métropolitains méditerranéens empêche parfois de prendre en compte des réalités locales qui ne sont pas si rassurantes que cela. Ainsi, le phénomène des violences familiales est largement lié à l'alcoolisme, qui se répand chez les femmes comme chez les hommes. Le phénomène des violences urbaines semble s'aggraver du fait de l'arrivée de mineurs mahorais que leurs familles envoient à La Réunion pour les mettre à l'abri de la situation à Mayotte, et qui sont livrés à eux-mêmes. Ce n'est pas un mouvement politisé ou théorisé. C'est juste l'envie d'exister en défiant l'autorité. L'autorité est complètement défaillante dans les familles qui recueillent ces jeunes. Ces familles n'ont pas la capacité de s'en occuper.
J'ai l'impression que La Réunion n'est pas considérée comme prioritaire du point de vue de la sécurité. Dans l'évaluation des besoins en effectifs de La Réunion, il n'est pas tenu compte de la nécessité de donner un coup d'arrêt à un phénomène de violences urbaines qui s'amplifie. Si vous rapportez le nombre de policiers à la population de Saint-Denis de La Réunion, vous considérez que tout va bien. Si vous regardez les délais d'intervention, vous constatez que l'étendue du territoire à contrôler est considérable. Il faut donc que des patrouilles soient constamment de sortie pour que l'une d'entre elles puisse se porter sur les lieux d'un incident le plus rapidement possible. Si vous ajoutez à cela les procédures administratives que les patrouilles doivent parfois remplir, vous constatez que la disponibilité pour intervenir en urgence est relativement réduite.
Je ne veux pas dramatiser. Je n'ai pas les moyens de comparer La Réunion avec toutes les collectivités d'outre-mer. Néanmoins, je suis revenu de La Réunion avec une intuition, à vérifier, qui est qu'à force de considérer que tout va bien, on finira par laisser se dégrader la situation. Il ne faudrait pas que s'installe l'idée que tout va bien à La Réunion et que nous ne devons pas nous préparer à l'aggravation du risque de sécurité.
M. Christian Nussbaum. - Je vous rejoins concernant les débuts de violences urbaines impliquant des jeunes mahorais et les violences intrafamiliales. Il y aura quelques renforts d'effectifs. Il faudra qu'ils soient ciblés, notamment en fonctionnaires spécialisés dans le traitement des violences intrafamiliales. Ces renforts ne sont pas très importants en nombre d'ETP.
Je comprends ce que vous dites concernant les violences urbaines. Néanmoins, on peut considérer que les effectifs actuels de la DTPN sont en mesure de faire face. Nous ne sommes pas en difficulté. Ce n'est pas pour autant qu'il faut penser que tout va bien et que rien ne peut arriver. Il faut donc à tout prix maintenir le bon niveau d'effectif que nous avons à La Réunion et veiller à ce qu'il ne baisse pas. Si La Réunion est un territoire à peu près contrôlable, c'est peut-être parce que les forces de sécurité y sont en nombre suffisant. Nous devons donc avoir pour objectif de maintenir ce niveau d'effectif, en espérant qu'il n'y ait pas de nouveaux problèmes. J'ai fait le point avec le directeur territorial sur les violences urbaines qui commencent à s'y dérouler : nous arrivons à contrôler la situation.
M. Jean-Gérard Paumier. - Vous avez dit que les taux de criminalité étaient plus élevés dans les outre-mer qu'en métropole. Quelles en sont les raisons ?
Le dispositif de sécurité vous paraît-il suffisamment agile et efficace pour faire face à une délinquance de plus en plus jeune ? Les rapprochements police-gendarmerie sont une chose, mais nous savons bien que les mots cachent parfois des réalités différentes.
Les ratios d'affectation des forces de sécurité tiennent-ils suffisamment compte de la spécificité des territoires ?
Enfin, il est important d'avoir des représentants locaux qui connaissent bien les territoires. À Saint-Pierre-des-Corps en Indre-et-Loire, j'ai pu constater que le renforcement de la médiation et de la prévention avait contribué à faire baisser la tension et à aider singulièrement les forces de l'ordre.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Il a été question du lien entre immigration, violence et délinquance dans certains territoires. Hélas, c'est un peu partout comme cela, y compris dans l'Hexagone.
En revanche, il a très peu été question du narcotrafic, qui est un vrai sujet, en particulier dans les Caraïbes. J'ai le sentiment que la consommation de drogues de synthèse peu chères est un vrai sujet dans certains territoires des Caraïbes. Disposez-vous de statistiques ? Le crack fait des ravages en métropole et à Paris. En est-il de même aux Antilles ? Comment gérez-vous le narcotrafic qui vient d'Amérique du sud ? Les mules qui arrivent de Guyane sont un vrai sujet. Des opérations « place nette » sont parfois menées dans l'Hexagone. Existent-elles également dans les territoires ultramarins ?
Enfin, avez-vous pour politique d'appliquer l'amende forfaitaire délictuelle pour les consommateurs des autres drogues ?
Mme Lana Tetuanui. - Je souscris à tout ce qu'ont dit mes collègues de Mayotte et de La Réunion.
Dans nos collectivités ultramarines, les services de l'État pourraient être plus efficaces s'ils travaillaient en commun. Prenons l'exemple de la restriction de vente d'alcool réfrigéré sur l'ensemble du territoire de la Polynésie française. Cette décision a avant tout été prise par les maires. La collectivité a ensuite pris un arrêté. L'objectif était d'éviter les attroupements de jeunes, surtout en fin de semaine, devant les épiceries. C'est une très bonne chose, et un très bon exemple de travail en commun entre les forces de l'ordre et les élus locaux.
Les ressources humaines sont mon cheval de bataille depuis mon arrivée au Sénat en 2015. Il y a une certaine hypocrisie dans les services de l'État. Nous avons voté des textes. Nous réclamons que des élus des collectivités concernées participent aux commissions d'attribution des CIMM. Les décisions sont prises à Paris. La priorité doit aller aux natifs des collectivités.
L'attrait de nos territoires est aussi une affaire pécuniaire. De nombreux avantages sont octroyés aux expatriés qui se rendent sur nos territoires. Cela n'existe pas en sens inverse pour les habitants de nos territoires qui se rendent dans l'Hexagone. D'une certaine manière, il existe une petite « mafia » dans les services déconcentrés de l'État.
Je suis fière de ce qu'il se passe en Polynésie. Il ne faut pas oublier nos policiers municipaux, qui travaillent beaucoup, au plus près des habitants. La Polynésie française, c'est l'Europe. La police nationale est principalement installée dans la grande agglomération qu'est Papeete. Dans l'ensemble des îles, c'est plutôt la gendarmerie qui est présente. Les violences urbaines ont surtout lieu en centre-ville en fin de semaine. Nos hommes en uniforme sont actifs. La Polynésie est pénalisée par sa proximité géographique avec les États-Unis. La drogue dure qui s'appelle « ice » tue la jeunesse polynésienne à « petit feu ». Les services judiciaires doivent lancer une étude sur la dangerosité de cette drogue et le nombre de jeunes qui ont succombé à ce fléau.
Enfin, j'aimerais faire une proposition. Je ne porte pas de jugement, mais je fais un constat : lorsqu'un élu passe au tribunal, la presse polynésienne tourne en boucle sur le sujet. En revanche, lorsqu'il est question de mules ou de Polynésiens qui ont été interpelés à leur descente d'avion avec de l'« ice », nous n'entendons aucun nom. Il serait peut-être intéressant que tout le monde sache qui fait quoi.
M. Christian Nussbaum. - Concernant les raisons du taux de criminalité élevé sur les territoires ultramarins, nous avons déjà évoqué la consommation excessive d'alcool et de produits stupéfiants, notamment aux Antilles et en Guyane, qui sont les départements les plus violents. Il y a aussi le rapport à la violence des jeunes, qui est différent dans l'Hexagone. Les jeunes ne se rendent pas compte du degré de violence de leurs actes.
La consommation de stupéfiants, notamment le crack, est en augmentation. Nous avons un dispositif important avec les antennes de l'OFAST (Office anti-stupéfiants) en Guyane, en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Martin. Ce dispositif obtient des résultats. Nous l'avons réorganisé. Il existe deux types de trafic dans les Antilles : le trafic inter-îles et le trafic transatlantique à destination de l'Europe. Nous avons organisé nos antennes OFAST en conséquence avec des groupes d'enquêteurs dédiés au trafic inter-îles et d'autres au trafic transatlantique. Cela donne des résultats. Par ailleurs, l'action de l'État en mer est sur la pente ascendante en Martinique. Des arraisonnements récents ont abouti à des saisies importantes.
Concernant le phénomène des mules en Guyane, le dispositif « 100 % contrôle » que nous avons mis en place à l'aéroport de Cayenne a porté ses fruits. Les saisies à l'arrivée en métropole ont nettement diminué. Ces derniers temps, les mules étaient souvent des Nigérians ou des individus originaires des pays baltes. Le dispositif d'arrêté de refus d'embarquement a fait que ces individus ont fini par ne plus pouvoir repartir. 9 mois plus tard, il n'y a plus du tout de Nigérians ou d'individus des pays baltes qui arrivent en Guyane pour faire les mules. Le trafic par mules redevient ce qu'il était avant, avec des jeunes de Saint-Laurent du Maroni. Il faut donc que nous continuions à appliquer ce dispositif « 100 % contrôle » avec des arrêtés de refus d'embarquer. Ces arrêtés sont parfois contestés par les élus, qui trouvent que le dispositif est trop discriminatoire par rapport aux profils des individus qui se présentent. Il faut bien comprendre que ce dispositif est mis en place avant l'enregistrement des bagages. Les personnes qui veulent prendre l'avion font l'objet d'un entretien informel avec des « cibleurs ».
Apparemment, les Nigérians et les Baltes arrivent maintenant en Guadeloupe et en Martinique. En raison du trafic beaucoup plus dense, nous ne pourrons pas mettre en place le dispositif que nous avons mis en place à l'aéroport de Cayenne. Nous sommes très attentifs au sujet. Nous essaierons de mettre en place des contrôles pour éviter que le trafic par l'intermédiaire de mules ne se déporte pas de la Guyane aux Antilles. Il faudrait que nous parvenions à empêcher les Nigérians et les individus des pays baltes d'embarquer de Paris vers les Antilles. Cela permettrait de couper la source. La raison du refus d'embarquer pourrait être un viatique insatisfaisant.
Nous réalisons des opérations « place nette » en outre-mer, pas plus tard que la semaine dernière en Guyane. Beaucoup d'autres opérations sont en préparation. Nous avons aussi des groupes de partenariat opérationnel (GPO) dans toutes les DTPN. Nous faisons actuellement un nouveau GPO à Mayotte avec l'Éducation nationale et la commune afin de nous attaquer aux violences à la sortie des établissements scolaires. Nous aimerions responsabiliser davantage les parents. Beaucoup ne savent pas que leurs enfants commettent des bêtises sur le chemin de l'école. S'ils étaient au courant, cela pourrait changer la donne.
Concernant les relations police-gendarmerie, les citoyens ont surtout besoin qu'en cas de problème, ce soit la patrouille la plus proche qui intervienne, peu importe qu'elle soit de la police ou de la gendarmerie. Si cela suppose de passer des accords avec les gendarmes, j'y suis favorable. Je suis certain que mon collègue de la gendarmerie y est également favorable. Outre-mer, la police et la gendarmerie sont extrêmement solidaires. En Nouvelle-Calédonie, nous avons mis en place une brigade des transports scolaires à la DTPN qui assure la sécurité des bus du début du parcours, en zone gendarmerie, à la fin, en zone police. C'est ce genre de process qui nous fera progresser.
Mme Micheline Jacques, président. - Avant de conclure, j'aimerais rebondir sur le lien entre la police municipale et la police nationale. La police municipale est au contact des citoyens. En Polynésie française, les policiers municipaux ont un statut particulier dans certains domaines. Pensez-vous que nous pourrions reproduire ce statut à titre expérimental dans les autres territoires ultramarins et mieux coordonner les relations entre la police nationale et la police municipale ?
Mme Lana Tetuanui. - En fait, il existe une fonction publique communale spécifique à la Polynésie française. Ce sont des agents municipaux qui reçoivent l'assermentation donnée par le procureur de la République. Ce sont des agents de police judiciaire adjoints (APJA).
M. Christian Nussbaum. - Je ne connais pas bien ce statut. Je ne peux donc pas vous répondre. En revanche, je peux vous assurer que la coopération avec la police municipale existe, notamment en Polynésie française. Nous devons davantage la développer à Mayotte, particulièrement à la sortie des établissements scolaires, afin que la police nationale puisse être plus active dans l'interpellation des fauteurs de trouble. Nous nous sommes mis d'accord avec la police municipale. Cette coopération est d'autant plus une solution que les policiers municipaux connaissent leur territoire et leur population. Ils peuvent donc être très utiles.
Mme Micheline Jacques, président. - En conclusion, nous avons retenu tous les efforts déployés par la police nationale sur les territoires ultramarins pour faire face au développement de la criminalité qui est variable selon les territoires. Il ne faut pas considérer que les territoires plus calmes sont à l'abri.
De nombreuses pistes ont été abordées ce matin.
Il faut des moyens humains et techniques, et prendre en compte les CIMM. À Mayotte, plus de 50 % des effectifs sont originaires du territoire. À La Réunion, l'effectif de policiers originaires du territoire est également conséquent.
L'emploi du RAID a été adapté à Mayotte. Différents dispositifs ont été mis en place tels que les refus d'embarquement, qui apportent des solutions. Pourquoi ne pas regarder de plus près ce qui a été fait en matière d'interdiction de vente d'alcool réfrigéré en Polynésie française ? À La Réunion, beaucoup de violences intrafamiliales sont liées à la consommation d'alcool et de produits stupéfiants.
Monsieur Christian Nussbaum et Madame Céline Personeni, nous vous remercions pour vos éclairages.
M. Christian Nussbaum. - Nous vous ferons parvenir une contribution sur la base des nouvelles questions que vous nous avez posées aujourd'hui.
Jeudi 11 avril 2024
Audition de Julien Retailleau,
sous-directeur de la justice pénale spécialisée de la
direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de
la justice
Mme Annick Petrus, présidente. - Chers collègues, je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence de notre présidente qui a dû rentrer à Saint-Barthélemy et qui m'a demandé de la remplacer pour cette réunion en qualité de vice-présidente. Elle est connectée en visioconférence et elle interviendra si elle le souhaite.
Dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons ce matin M. Julien Retailleau, sous-directeur de la justice pénale spécialisée auprès de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice.
Nous vous remercions de participer ce matin à cette audition en remplacement de M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces.
La question de la justice outre-mer entre naturellement dans le périmètre de notre mission d'information. Nous avons auditionné Me Patrick Lingibé qui a dressé un tableau critique de la situation.
Par ailleurs, la délégation aux outre-mer s'est rendue à La Réunion où nos deux rapporteurs Philippe Bas et Victorin Lurel ont pu rencontrer la quasi-totalité des acteurs de la sécurité et de la justice sur l'île. La délégation sera par ailleurs aux Antilles la semaine prochaine et à Mayotte fin mai.
Nous avons également suivi avec attention la première journée consacrée à la justice outre-mer et organisée par votre ministère le 26 mars dernier.
Un questionnaire indicatif vous a été transmis. Nos interrogations portent notamment sur l'adaptation de la politique pénale outre-mer compte tenu des spécificités marquées de la délinquance et de la criminalité, ainsi que de leur intensité. Des adaptations existent déjà, mais faut-il aller plus loin pour faire face aux enjeux ? La dimension régionale, voire internationale de ces phénomènes est aussi très forte, à tel point qu'elle interroge la capacité souveraine de la France dans ces territoires.
Je laisserai les rapporteurs vous interroger après votre exposé liminaire d'une quinzaine de minutes puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
M. Julien Retailleau, sous-directeur de la justice pénale spécialisée, direction des affaires criminelles et des grâces, ministère de la Justice. - Je vous remercie de nous offrir l'opportunité de contribuer à votre étude sur l'adaptation des moyens de l'action de l'État dans les outre-mer qui s'inscrit dans la trajectoire que nous nous sommes fixée au sein de la direction des affaires criminelles et des grâces depuis maintenant un peu plus de 3 ans. Les territoires ultramarins font l'objet d'une attention toute particulière qui se traduit par un certain nombre d'initiatives.
Notre direction est en charge de la norme en matière pénale. C'est elle qui participe au travail législatif aux fins de refonte du Code pénal et du Code de procédure pénale et qui traduit la politique pénale du garde des Sceaux par la diffusion d'un certain nombre d'instructions, de circulaires nationales ou territoriales. Ces circulaires permettent de décliner les priorités de l'action publique sur le territoire national mais aussi au niveau local, en fonction des spécificités des territoires. À ce titre, la direction et ma sous-direction se projettent régulièrement dans les territoires pour prendre la mesure de l'état des phénomènes ou des menaces, afin de poser des diagnostics et de déterminer les voies d'adaptation constantes des moyens, des outils procéduraux, des outils techniques et des outils infractionnels qui sont à la disposition des acteurs judiciaires.
L'objectif de cet exercice de déclinaison de la politique pénale nationale est de trouver le juste équilibre entre la nécessité d'assurer une unité dans la mise en oeuvre de l'action judiciaire sur le territoire national au titre des grandes priorités d'action publique qui n'ont pas vocation à être distinctes en fonction des territoires comme la lutte contre les violences faites aux femmes, les violences intrafamiliales, les trafics de stupéfiants, les circuits de blanchiment, le terrorisme et toutes les menaces, y compris cyber, qui sont susceptibles de déstabiliser nos institutions, et la prise en compte des spécificités, ici ultramarines, en territorialisant la politique pénale.
Cela s'est traduit notamment par un très gros investissement sur le diagnostic et le soutien à l'action judiciaire locale. Le directeur des affaires criminelles et des grâces, accompagné d'une délégation, s'est rendu à plusieurs reprises dans les territoires ultramarins, par exemple en Guyane, en novembre 2021 et fin septembre 2022 pour accompagner le ministre de la Justice, le ministre de l'Intérieur et le ministre du Budget. En novembre 2022, nous nous sommes déplacés à Papeete à l'occasion d'un séminaire consacré à la lutte contre le trafic de stupéfiants dans le Pacifique. Tahiti est malheureusement sous la menace de la consommation et de l'importation de la drogue « ice ». Nous sommes également allés à Nouméa en novembre 2023, à Saint-Denis de La Réunion et à Mayotte en janvier 2024. En juillet 2022 j'ai participé à La Réunion à une réunion interjuridictionnelle avec le procureur général de la Cour des comptes et en décembre 2022 j'étais à Cayenne et au Suriname.
Ces déplacements ont pour objectif de rencontrer les acteurs au plus près des réalités du terrain et des difficultés qu'ils sont susceptibles de rencontrer à l'occasion du traitement de certains contentieux. À Cayenne, il s'agissait du traitement du contentieux des mules qui a fait l'objet d'une forte action partenariale de l'ensemble des services de l'État pour tenter de juguler ou au moins d'entraver ce phénomène et identifier les moyens d'adaptation de la procédure pénale et les priorités d'allocations de moyens pour traiter l'ensemble de ces phénomènes.
Ces déplacements précèdent ou accompagnent la plupart du temps la diffusion de circulaires de politique pénale territoriale. Une circulaire a été diffusée à Mayotte en septembre 2022, une autre en Guyane en septembre 2022, actualisant les menaces auxquelles ces territoires font face depuis maintenant plusieurs années.
Enfin, toujours dans le cadre de notre très fort investissement dans les territoires ultramarins, nous avons réuni pour la première fois les 6 procureurs généraux des outre-mer le 11 janvier 2024 autour des spécificités de l'action judiciaire outre-mer.
Nos diagnostics se basent sur le constat d'une évolution assez inquiétante de certains phénomènes dans un grand nombre de territoires ultramarins. Les phénomènes en présence relèvent pour certains d'une forme de délinquance endogène ou de menaces liées à une sociologie et une démographie propres à chacun des territoires et de menaces exogènes, importées, qui exploitent les richesses, la position géographique et les infrastructures des territoires ultramarins.
Dans chaque territoire, nous disposons d'outils de suivi de l'évolution de la structure du contentieux qui nous permettent d'avoir une photographie de la délinquance qui est très liée aux équilibres sociaux et démographiques et au taux de chômage. Nous notons un recours accru à la violence sous différentes formes, avec l'utilisation dans certains territoires, je pense notamment aux Antilles, d'armes à feu. Dans l'océan Indien, ce sont plutôt des armes blanches qui sont utilisées. Dans d'autres territoires la délinquance est liée à de fortes consommations addictives d'alcool ou de stupéfiants.
À ces menaces endogènes s'ajoutent des menaces importées qui peuvent constituer une menace pour la souveraineté de l'État et la capacité de forces de sécurité intérieure à assurer la sécurité de nos concitoyens. Elles concernent pour l'essentiel le haut du spectre de la criminalité organisée. Elles font partie de nos points d'attention majeurs. Elles se traduisent à Mayotte par des formes de criminalité graves, induites par l'exploitation de l'immigration clandestine et de l'habitat indigne, et par des violences de milices identitaires à l'origine de décasage d'individus qui requièrent une forte coordination des forces de sécurité.
L'arc caribéen est très impacté par la menace liée aux organisations criminelles de trafic de stupéfiants, par le trafic de cocaïne, tant par la voie maritime que par la voie aérienne. Ces affaires constituent environ 60 % des dossiers dont la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Fort-de-France se saisit. Nous sommes également confrontés au développement de réseaux locaux de trafic de stupéfiants, associés à la banalisation de l'utilisation des armes à feu qui sont à l'origine d'un essor des règlements de comptes entre trafiquants, tant en Martinique qu'en Guadeloupe. En 2022 le parquet de Fort-de-France a recensé 78 homicides et tentatives d'homicide dans ce contexte.
La Polynésie française est marquée par le trafic de l'« ice » sous forme de méthamphétamines produites dans des laboratoires clandestins aux États-Unis et qui a des conséquences sanitaires absolument dramatiques pour la population. C'est la raison pour laquelle nous avons participé au séminaire international permettant de mettre en tension la coordination entre la Nouvelle-Zélande, l'Australie et les États-Unis.
L'océan Indien connaît également du narcotrafic en haute mer en raison de l'emplacement géographique de La Réunion, donc sur la route entre le Pakistan et l'Afrique du Sud, qui conduit régulièrement le parquet de Saint-Denis de La Réunion à connaître d'importantes saisies de stupéfiants.
Enfin, la criminalité guyanaise présente des spécificités liées au positionnement du territoire sur le continent, avec une grande densité de la forêt et des richesses naturelles qui génèrent depuis des années un trafic qui ne faiblit pas, lié à l'orpaillage illégal et à l'activité des réseaux criminels implantés au Brésil et au Suriname. Ces réseaux n'hésitent pas à investir ce territoire pour poursuivre leurs actions. Nous constatons la montée en puissance d'une délinquance ultra-violente dans l'utilisation des armes et le recours au règlement de comptes. La Guyane est également marquée par le phénomène dramatique des mules dans le trafic de stupéfiants, où des jeunes empruntent des avions chargés de cocaïne. C'est la raison pour laquelle Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, et Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et des outre-mer, se sont déplacés à Cayenne en septembre 2022 pour adapter les moyens mis en oeuvre.
Nos diagnostics nous permettent de décliner une action lisible, visible et surtout efficace en agissant sur les curseurs de l'action pénale. Le contentieux pénal est caractérisé par un volume massif de procédures à absorber, extrêmement consommatrices en moyens judiciaires. Les juridictions sont confrontées à la pression de la délinquance au quotidien qui est en hausse dans certains territoires, à laquelle s'ajoute la pression des menaces exogènes. Le risque est que ce flux et ces surcroîts d'activité obèrent la capacité des services d'enquête et des services judiciaires à faire face. C'est la raison pour laquelle le ministère de la Justice, en lien avec le ministère de l'Intérieur, a mené des actions fortes.
La première est d'armer une stratégie de coordination des différents échelons de traitement judiciaire qui s'agrègent autour du traitement du contentieux des territoires. Les territoires ne sont pas isolés, les tribunaux judiciaires n'ont pas la charge exclusive de l'ensemble du traitement de la criminalité spécifique. Notre organisation judiciaire arme des échelons spécialisés de traitement que sont les JIRS. Deux JIRS officient sur les territoires ultramarins, dont la JIRS de Fort-de-France pour l'axe caribéen et la Guyane. Elles ont la possibilité d'attraire des contentieux spécifiques très consommateurs en moyens d'enquête et nécessitant une spécificité dans la manière dont sont mises en oeuvre les techniques spéciales d'enquête et les moyens d'action pour juguler les trafics. Elle agit tant en matière de criminalité organisée qu'en matière économique et financière. Sur cette dernière thématique, nous disposons d'un autre échelon très actif, qui a beaucoup investi les territoires ultramarins, le parquet national financier. Il se positionne, en lien avec les services de police spécialisés comme l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) ou la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), sur les affaires les plus complexes en matière fiscale ou en matière d'atteinte à la probité. Nous disposons également de pôles régionaux environnementaux, des juridictions du littoral spécialisées (Julis) en matière de pollution maritime et des pôles accidents collectifs et de santé publique de Paris et de Marseille qui ont vocation à se saisir des affaires les plus complexes. Nous veillons à animer l'ensemble de ces échelons de traitement pour identifier celui qui apparaît le mieux à même de traiter un certain nombre de phénomènes complexes.
La deuxième porte sur l'adaptation des outils procéduraux permettant de soulager l'action judiciaire des contraintes inhérentes aux spécificités de ces territoires, notamment à l'éloignement géographique et à l'absence d'un certain nombre d'acteurs indispensables à la conduite des investigations et des procès, je pense notamment aux avocats, aux interprètes ou aux médecins.
La troisième concerne le développement d'appuis opérationnels du ministère de la Justice qui a parfaitement pris la mesure de ces surcroîts d'activité qui peuvent être temporaires mais qui nécessitent d'adapter la voilure. Nous avons développé les brigades de magistrats et de fonctionnaires. Elles ont été pérennisées à l'occasion de la loi d'orientation et de programmation pour la justice (LOPJ) et soutiennent les territoires.
Enfin, la quatrième, en lien direct avec le caractère exogène d'un certain nombre de menaces, porte sur la nécessité d'investir très fortement la coopération internationale. C'est un très grand marqueur de l'activité des juridictions ultramarines qui nous amène non seulement à revoir les conventions qui nous lient à ces États, tant sur le volet entraide que sur le volet extraditionnel, mais aussi à activer ou réactiver l'utilisation des instruments de reconnaissance mutuelle de l'Union européenne lorsqu'ils sont susceptibles d'être mis en oeuvre entre la France et les autres États. Nous déployons également des magistrats de liaison qui permettent de fluidifier l'action, en lien avec le démantèlement des trafics que nous poursuivons au titre d'une action proactive.
Les interlocuteurs que vous rencontrerez au cours de vos déplacements pourront vous confirmer la trajectoire que je viens de dépeindre. Vous avez prévu un déplacement aux Antilles la semaine prochaine. Je serai moi-même en Martinique mardi prochain pour l'installation par le procureur général d'une instance de coordination destinée à lutter contre les trafics de stupéfiants dans la zone. Celle-ci fait partie des instances que le ministère de la Justice promeut. L'une a été déployée à Marseille, une autre au Havre pour faire face à ces phénomènes.
Mme Annick Petrus, présidente. - Je vous remercie pour vos explications. J'invite notre rapporteur à vous interroger.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je vous remercie pour votre exposé très complet qui montre les points communs entre nos outre-mer et les singularités de chaque territoire, avec des problèmes parfois très aigus qui varient d'une collectivité à l'autre.
Je tiens également à saluer notre présidente qui nous écoute de loin et qui a vaillamment mis son réveil à 3 heures du matin pour suivre notre réunion.
Vous avez évoqué beaucoup de sujets. Je voudrais revenir sur l'adaptation des moyens. Vous avez ouvert la thématique mais vous n'êtes pas entré dans le détail. Je suis parfois surpris de voir à quel point nous sommes submergés dans certains de nos territoires par les problèmes d'insécurité. Vous les avez décrits et vous avez mis l'accent sur les menaces importées, qui sont très déstabilisatrices. Nos compatriotes ultramarins sont de plus en plus inquiets.
Les États voisins ont des systèmes judiciaires, je ne parle pas de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande, à la fois défaillants mais aussi, quand ils les mobilisent, redoutablement efficaces au point d'être expéditifs. Certains délinquants qui font l'objet de poursuites au Brésil ou au Suriname trouvent refuge en Guyane.
Sur l'adaptation des moyens, quand nous manquons d'effectifs d'officiers de police judiciaire pour constater des délits ou des crimes, nous pourrions davantage recourir à d'autres services de l'État, je pense à la douane ou même à l'armée. Il y a en Guyane des équipes composées de fonctionnaires relevant de services différents. C'est une démarche intéressante. Est-ce qu'elle fonctionne bien ? Est-ce que vous en êtes satisfaits ?
Vous n'avez pas parlé des violences urbaines. Or, elles se développent, y compris dans des collectivités réputées plus stables que d'autres, par exemple à La Réunion, avec des violences sporadiques, difficiles à maîtriser. Quelle est votre vision de ce phénomène ? Il y a aussi des violences intrafamiliales, souvent liées aux phénomènes d'addiction. Quelle place prennent ces deux types de violences dans la politique pénale des territoires ultramarins ?
Enfin, la coopération internationale est fondamentale. Est-ce qu'elle donne des résultats vis-à-vis de la Dominique, de Sainte-Lucie, du Suriname ? C'est une question à laquelle nous sommes confrontés depuis longtemps. Vous pouvez peut-être nous dire également comment vous voyez la coopération avec les Comores.
M. Julien Retailleau. - Vous m'interrogez sur la manière dont les forces de sécurité intérieure parviennent à faire face aux flux et à coordonner leurs actions pour juguler les trafics et avoir l'ascendant sur les groupes criminels.
La Guyane est fortement marquée par l'implantation des réseaux criminels brésiliens et surinamais. Les forces armées déploient depuis plusieurs années une action spécifique, à l'occasion de différentes opérations, notamment l'opération Harpie dans la forêt guyanaise. Elles se coordonnent étroitement avec les services de la gendarmerie nationale qui prennent le relais des enquêtes pour démanteler un certain nombre de réseaux. On connaît la tension extrême autour de cette action qui a malheureusement abouti au meurtre d'un gendarme du GIGN en mars 2023. La JIRS de Fort-de-France s'est saisie de ces investigations pour démanteler ce réseau. Le préfet et le procureur général s'entendent sur la nécessité d'une coordination très forte entre l'ensemble des services pour démultiplier leur capacité d'action et leur force de frappe. Le maintien des forces armées sur place est jugé absolument indispensable pour soutenir les services de gendarmerie et de police au moment des interpellations. Une fois interpellés, les individus sont remis bien sûr aux officiers de police judiciaire et la procédure pénale s'applique, avec des résultats positifs. Le maintien en détention des criminels brésiliens peut être amélioré. Depuis la prison, ils continuent leur action et maintiennent leur emprise sur des territoires. De même, à leur sortie de la maison d'arrêt ils ne retournent pas tous au Brésil. Nous discutons avec les autorités brésiliennes d'une convention de transfèrement des prisonniers ce qui nous donnera la capacité de mettre à l'écart ceux qui sont susceptibles de générer durablement de la criminalité sur notre territoire.
Il y a aussi un enjeu de préservation du territoire et des frontières. Le territoire est immense et le contrôle des frontières nécessite des moyens extrêmement importants. Ces moyens ont été renforcés, notamment sur l'orpaillage illégal, mais aussi à la faveur des opérations « 100 % contrôles » effectuées notamment à l'aéroport de Cayenne pour s'attaquer au trafic de stupéfiants, l'objectif étant d'assécher les routes d'acheminement de la drogue depuis ce territoire vers l'Hexagone et de perturber, de déstabiliser les stratégies de saturation mises en oeuvre par les organisations criminelles. Cette stratégie consiste à mettre en tension les moyens de traitement, les capacités de placement en garde à vue et les capacités de placement en chambre d'expulsion. Cette action s'est accompagnée en septembre 2022 de l'augmentation substantielle des moyens de l'antenne de l'Office anti-stupéfiants (OFAST) de Cayenne et des douanes. Le tribunal de Cayenne a également été renforcé à la suite de la circulaire de politique pénale territoriale par la constitution d'un pôle dédié à la criminalité organisée. Un magistrat référent a été identifié. Il est en contact permanent avec la JIRS de Fort-de-France pour lui permettre de se saisir de ces dossiers mais aussi pour permettre à Cayenne d'être autonome dans le traitement de cette forme de criminalité et ainsi éviter que le traitement de ces dossiers ne soit déporté en Martinique.
Je n'ai en effet abordé les violences urbaines que par l'usage inquiétant des armes à feu qui se généralise aux Antilles, avec un taux de tentatives d'homicide voire d'homicide qui est très préoccupant, sans commune mesure avec ce que l'on observe dans l'Hexagone, et par l'usage d'armes blanches, notamment à Mayotte et à La Réunion. En Guyane, les violences urbaines sont liées au trafic de stupéfiants, avec des assassinats sur fond de vengeance, et aux violences intrafamiliales. Elles font l'objet d'une appropriation très puissante des parquets à l'échelle nationale. Ils ont développé des modalités de traitement, de suivi et d'action qui sont décuplés au travers des instances de coordination. C'est une politique qui donne des résultats, notamment par la mise en oeuvre des bracelets anti-rapprochement ou d'un certain nombre de mesures d'éloignement, avec certaines limites sur les territoires très contraints.
Face au développement des violences aux abords des établissements scolaires, le parquet de Cayenne a mis en place des groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) qui associent l'ensemble des acteurs autour de la régulation des phénomènes et qui permettent d'avoir une action forte, ciblée de la part de l'autorité judiciaire.
La coopération internationale est un point clé. Nous avons affecté un magistrat au sein du parquet général de Fort-de-France qui est en charge de la dynamisation de la coopération régionale en rencontrant les autorités judiciaires locales, notamment à la Dominique et à Sainte-Lucie. La coopération c'est connaître et se connaître. Nous devons connaître les instruments qui nous permettent de mettre en oeuvre une coopération, une entraide efficace. Ces instruments peuvent être bilatéraux ou multilatéraux. Je me suis rendu au Suriname en décembre 2022 pour identifier les instruments multilatéraux sur lesquels nous pouvons nous adosser pour lutter contre le trafic de stupéfiants dans un cadre juridique de mise en oeuvre de la coopération judiciaire, tant en matière d'entraide qu'en matière d'extradition. Des commissions rogatoires internationales ont été adressées aux autorités surinamaises, qui ont également mis en place une coopération policière et douanière assez forte le long du fleuve Maroni pour identifier les trafics qui s'agrègent autour de l'orpaillage illégal et interpeller les individus avant leur traversée du fleuve.
Je vous transmettrai la liste des conventions qui nous lient aux différents États et celles qui sont en cours de négociation. Nous avons récemment signé une convention d'entraide pénale avec le Suriname et nous espérons qu'elle sera ratifiée au cours de l'année. C'est important car un certain nombre d'États comme le Suriname sont attachés à disposer d'un cadre juridique sécurisé dans la mise en oeuvre des opérations de coopération.
Le procureur général de Fort-de-France que vous rencontrerez la semaine prochaine vous décrira l'ensemble des initiatives qu'il a prises au cours des 6 derniers mois pour nouer des liens très forts avec les pays partenaires de la France.
Enfin, le garde des Sceaux a décidé de nommer un magistrat de liaison dans les Caraïbes. Il sera basé à Sainte-Lucie pour dynamiser l'action diplomatique et judiciaire avec l'ensemble de ces États. Les magistrats de liaison sont des facilitateurs de l'entraide et permettent de resserrer les liens. Un magistrat de liaison est en poste au Brésil. Il est également compétent pour le Suriname et pour la zone des États exportateurs de stupéfiants comme la Bolivie ou le Venezuela.
M. Thani Mohamed Soilihi. - J'aimerais revenir sur la coopération internationale, notamment sur les conventions de transfèrement. Vous les avez évoquées pour la zone Caraïbe mais pas pour l'océan Indien, notamment entre la France et les Comores. Les faits que vous avez décrits sont particulièrement aigus dans cette zone. J'ajoute que la peine devant être dissuasive, si elle ne l'est pas suffisamment, cela influe sur la récidive. Un enfermement reste un enfermement, c'est terrible pour un être humain, mais le caractère dissuasif de la peine mérite d'être souligné. Une convention de ce type est-elle prévue avec les Comores ?
Sur l'aspect immobilier, lorsque le garde des Sceaux est venu à Mayotte, celui-ci a fait des déclarations sur la nécessité d'une nouvelle cité judiciaire, d'une deuxième prison et d'un centre éducatif fermé. Où en sont ces projets ? Aujourd'hui, les jeunes poursuivis à Mayotte et qui sont du ressort d'un centre éducatif fermé, sont transférés à La Réunion. À l'issue de leur enfermement, ils sont relâchés dans la nature, avec les conséquences que nous avons vues. Il me paraît plus qu'urgent que le centre éducatif fermé que tous les élus réclament depuis des années soit enfin construit.
Enfin, je m'interroge sur les reconnaissances de complaisance d'enfants. Reconnaître un enfant qui n'est pas le sien ne constitue pas un délit mais une fausse reconnaissance peut faire l'objet d'une action civile du procureur. Elle se transforme en délit de faux et usage de faux si elle s'accompagne de la remise d'un titre de séjour ou du versement d'argent. Cette pratique est massivement développée à Mayotte et a pour conséquence de favoriser l'immigration clandestine. Au moment où on parle de supprimer le droit du sol, si une lutte farouche contre les reconnaissances de complaisance n'est pas menée, on passera du droit du sol au droit du sang. Quelle attention particulière portez-vous à cette situation qui dégrade encore plus la situation à Mayotte ? Les lois existantes sont-elles correctement appliquées ?
M. Julien Retailleau. - Dans l'océan Indien, la France est liée par une convention d'entraide judiciaire en matière pénale et par une convention d'extradition avec Maurice qui ont été signées le 10 novembre 2022. Elles ont été ratifiées par Maurice le 19 mai 2023 et par la France le 6 février 2024. Elles entreront en vigueur le 1er mai prochain.
Nous ne disposons pas de convention bilatérale avec les Comores mais nous nous appuyons sur des conventions multilatérales. En février 2014, une convention d'entraide judiciaire avait été signée avec Moroni mais si elle a été ratifiée par la France, les Comores n'ont pas mené les démarches permettant son entrée en vigueur. Cependant, les autorités administratives et diplomatiques se coordonnent, notamment pour empêcher des arrivées à Mayotte.
Le procureur de la République et le procureur général sont très investis sur le sujet de la fraude documentaire qui nécessite une action coordonnée avec l'ensemble des services amenés à constater des situations de fraude manifeste. C'est un point majeur et prioritaire, qui est abordé dans le cadre du comité opérationnel départemental anti-fraude (Codaf). Les reconnaissances de complaisance sont placées dans un circuit de traitement judiciaire.
Le garde des Sceaux a en effet fait des annonces sur les projets immobiliers. Je ne dispose pas d'éléments plus précis puisque ce sujet ne relève pas de ma direction. Cependant, je reconnais que l'absence de centre éducatif fermé peut constituer un frein à la réponse pénale à la délinquance des mineurs, même si ces sujets relèvent parfois des compétences législatives et réglementaires des autorités locales.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Mayotte est un département !
M. Julien Retailleau. - Je pensais à la Nouvelle-Calédonie.
M. Saïd Omar Oili. - Je vous ai écouté avec attention mais je sortirai de cette audition plus inquiet. Il est très compliqué de rendre la justice à Mayotte car il faut des interprètes parce que de nombreux Mahorais ne parlent pas français, même si Mayotte est française depuis 1841. Les interprètes doivent désormais disposer d'une licence pour exercer alors que pour parler mahorais nous n'avons pas besoin de ce niveau. Nous manquons également d'avocats, ce qui conduit le tribunal à renvoyer un grand nombre d'affaires. Nous n'avons plus de cour d'appel, les dossiers sont traités par celle de La Réunion.
Par ailleurs, nous ne pouvons pas incarcérer les mineurs puisque la prison n'offre que 278 places pour 600 détenus. Ils portent des bracelets électroniques mais ils habitent dans des quartiers où il n'y a pas de réseau. Quand j'étais maire, ils venaient souvent me demander de les aider à enlever leur bracelet alors qu'ils devaient être dans leur quartier situé à 1 ou 2 kilomètres. Ils se promènent librement et risquent de commettre de nouvelles actions violentes.
À Mayotte, la sanction pour les immigrés clandestins est l'expulsion. Or, ils reviennent souvent dès le lendemain de leur expulsion.
Vous avez parlé des violences urbaines. Combien de condamnés à Mayotte sont aujourd'hui incarcérés à La Réunion ? Par ailleurs, une fois leur peine purgée, restent-ils à La Réunion ?
M. Julien Retailleau. - La visite du directeur des affaires criminelles et des grâces à Mayotte le mois dernier a permis de poser un certain nombre de diagnostics avec les autorités judiciaires locales.
Le Code de procédure pénale, depuis novembre 2023, autorise le recours en urgence à un interprète par visioconférence ou tout autre moyen de communication. Je reconnais qu'il est difficile sur le territoire de Mayotte de trouver des interprètes mais aussi des avocats ou des médecins prêts à se déplacer en garde à vue. Ces éléments mettent en tension la capacité de traitement des affaires par la chaîne pénale mahoraise.
Je ne dispose pas des chiffres sur le nombre de détenus mahorais à La Réunion mais je m'efforcerai de les obtenir pour vous les transmettre, comme ceux portant sur les suites de l'incarcération. Nous devons mettre en place une politique dynamique d'aménagement des peines et de réinsertion, ce qui nécessite de doter l'ensemble du secteur de la probation de suffisamment de moyens. Les projets de réinsertion sont complexes à mettre en oeuvre en raison des difficultés de l'habitat, des difficultés pour trouver un travail ou pour s'inscrire à des formations sur des territoires où l'offre est limitée.
Mme Annick Petrus, présidente. - Je donne la parole à deux autres collègues mais je vous invite à leur répondre par écrit.
Mme Jocelyne Guidez. - Le trafic d'armes à la Martinique est en constante augmentation et rien n'indique une diminution. De même, les échanges de petits sachets de drogue se déroulent devant nos yeux, ce qui est nouveau, et les revendeurs font preuve d'une certaine agressivité avec les touristes. Les forces de l'ordre sont absentes des plages et ce phénomène est en augmentation.
M. Jean-Gérard Paumier. - Je reste sur ma faim car vous n'avez donné aucune statistique. J'attendais plus de détails, que j'espère obtenir par écrit, sur le type de délinquance dans les territoires ultramarins par rapport à l'Hexagone.
Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Il y a quelques jours le syndicat FO pénitentiaire de La Réunion a tiré la sonnette d'alarme sur la situation de surpopulation carcérale. Le centre pénitentiaire de Saint-Denis de La Réunion héberge 800 détenus pour 560 places. 86 détenus sont contraints de dormir à même le sol. Dans le même temps, le syndicat pointe une baisse d'effectifs, alors que la population carcérale n'a jamais été aussi importante. Nous ne comprenons pas cette politique. Il y a un entassement de petites peines et bon nombre de détenus ne sont même plus éligibles aux aménagements de peine. Cette surpopulation carcérale conjuguée à la baisse des moyens produit de l'insécurité dans nos prisons.
Dans quelle mesure le ministère de la Justice serait prêt à travailler avec ses services déconcentrés pour une amélioration concrète des conditions de travail des agents pénitentiaires et des conditions de vie des détenus ?
Le manque de personnel dans nos centres pénitentiaires n'est pas le résultat d'un manque de vocation. Les Réunionnais dans la pénitentiaire sont nombreux dans l'Hexagone et nombre d'entre eux attendent une mutation pour un retour dans leur département d'origine où les besoins sont importants. Comptez-vous abonder les effectifs de ces centres ? Une nouvelle politique de mutation pour le retour de nos agents au pays est-elle envisagée ?
Mme Solanges Nadille. - Je vous remercie pour votre présentation. Connaissez-vous la Guadeloupe ? Connaissez-vous la dimension archipélagique de la Guadeloupe ? Que faites-vous contre les menaces importées ?
Mme Micheline Jacques, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Je vous remercie de vos constats qui sont très préoccupants pour nos territoires. Saint-Martin et Saint-Barthélemy sont deux petites îles et je rejoins ce que disait notre collègue Solanges Nadille sur la dimension archipélagique. Nous dépendons du tribunal judiciaire de Basse-Terre. Saint-Martin et Saint-Barthélemy disposent d'un commandement de gendarmerie, d'une préfecture. Quand comptez-vous ouvrir un tribunal judiciaire sur ces territoires ?
M. Georges Naturel. - Il existe en Nouvelle-Calédonie, depuis 1982, des assesseurs coutumiers. Il serait intéressant que nous disposions d'un bilan de ce type de fonction pour ajuster le dispositif.
Nous réclamons tous des centres fermés mais les moyens budgétaires dont dispose le ministère rendent difficile leur construction. Avec mon collègue Robert Wienie Xowie, j'ai écrit au garde des Sceaux pour lui proposer de mettre en place une réinsertion, notamment des jeunes, via le travail agricole. Nous attendons sa réponse.
M. Philippe Bas, rapporteur. - La Présidente suggérait que vous répondiez par écrit car nous faisons attendre vos collègues de la Chancellerie depuis un quart d'heure.
M. Julien Retailleau. - Je dispose bien entendu de toutes les statistiques mais je ne voulais pas alourdir mon propos. Les violences représentent par exemple 18 % de la structure du contentieux au niveau national mais 30 % en outre-mer.
Nous nous déplaçons dans les ressorts des cours d'appel pour faire des diagnostics et voir comment les procureurs généraux et les procureurs de la République s'emparent des structures du contentieux pour développer les moyens de l'action judiciaire.
Enfin, le renforcement par les brigades a permis d'apurer les contentieux comme les violences urbaines ou le trafic de stupéfiants.
La Guadeloupe fait face à des menaces très importantes en lien avec le trafic de stupéfiants. La JIRS de Fort-de-France est très engagée sur ce sujet et l'instance de coordination qui sera mise en place par le procureur général de Fort-de-France a pour objectif de lutter contre ces trafics. Par ailleurs, une antenne de l'OFAST a été déployée en Martinique et des opérations « 100 % contrôle » sont menées sur ces territoires. Le procureur de la République est pleinement engagé dans ces opérations, d'autant plus que la délinquance qui gravite autour de ces trafics génère une forme de violence et d'insécurité qu'il est impératif de juguler.
Mme Annick Petrus, présidente. - Nous vous remercions pour vos réponses.
Jeudi 11 avril 2024
Audition Paul Huber, directeur
des services judiciaires, et
Fabien Neyrat, délégué
outre-mer auprès du secrétariat général du
ministère de la Justice
Mme Annick Petrus, présidente. - Dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous poursuivons nos auditions sur le thème de la justice outre-mer. Après l'audition de M. Julien Retailleau, qui a principalement porté sur la politique pénale outre-mer, nous recevons M. Paul Huber, directeur des services judiciaires, et M. Fabien Neyrat, délégué outre-mer auprès du secrétariat général du ministère de la Justice.
Je vous prie d'excuser l'absence de notre présidente qui a dû rentrer à Saint-Barthélemy mais qui nous suit à distance en visioconférence.
Comme je le rappelais tout à l'heure, la question de la justice outre-mer entre naturellement dans le périmètre de notre mission d'information.
La délégation aux outre-mer auprès du secrétariat général est une création de juillet 2023. Elle témoigne d'une prise de conscience assez récente du ministère de la Justice des spécificités et contraintes propres aux outre-mer. La première journée de la justice outre-mer organisée par votre ministère le 26 mars dernier en est une autre illustration.
Me Patrick Lingibé, que nous avons auditionné il y a deux mois, avait fait part de l'insuffisante prise en considération des outre-mer à l'occasion des États généraux de la Justice.
Messieurs, vous nous direz à vos différents niveaux de responsabilité ce qu'il en est désormais et quelles sont les évolutions profondes en cours ou à l'étude.
Un questionnaire indicatif vous a été transmis. Nos interrogations portent notamment sur l'attractivité des emplois outre-mer, l'adaptation des moyens, en particulier à Mayotte et en Guyane, mais aussi sur la carte judiciaire ou la manière d'exercer ses fonctions outre-mer. Le rôle, les moyens et les objectifs de cette nouvelle délégation outre-mer du ministère de la Justice sont également à préciser.
Je laisserai les rapporteurs vous interroger après votre exposé liminaire puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
Vous avez la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Paul Huber, directeur des services judiciaires du ministère de la Justice. - Merci beaucoup pour votre invitation. L'invitation que vous avez adressée au ministère de la Justice était plutôt pour notre délégué ministériel aux outre-mer mais au regard des questions que vous nous avez transmises, Mme la secrétaire générale a souhaité que je participe à cette audition. En effet, un grand nombre de questions concernent l'adaptation de l'organisation judiciaire et l'accompagnement des magistrats et des fonctionnaires.
Le ministère de la Justice est très investi sur les sujets outre-mer. Vous avez évoqué la journée du 26 mars qui était une première et je remercie les parlementaires qui y ont participé. Pour la première fois, nous avons réuni l'ensemble des acteurs de la justice outre-mer.
La direction des services judiciaires s'est énormément investie ces dernières années sur l'ensemble des sujets outre-mer, avec un certain nombre d'innovations qui intéressent le reste de la fonction publique et la direction générale des outre-mer, notamment sur l'accompagnement RH renforcé ou les dispositifs mis en place pour les cours d'appel qui font face à un certain nombre de difficultés d'attractivité.
Je me suis rendu dans toutes les cours d'appel outre-mer, il me reste à visiter la juridiction de Saint-Pierre-et-Miquelon. J'ai pu mesurer les très fortes attentes et cette impression d'isolement et d'éloignement vis-à-vis de l'administration centrale. J'ai également demandé à mes équipes d'être bien plus présentes sur certains territoires, notamment en Guyane et à Mayotte. Presque tous les 6 mois, mes sous-directeurs se rendent dans ces territoires pour rencontrer les agents et les chefs de cours et suivre l'ensemble des évolutions que nous essayons de mettre en place.
Le ministère de la Justice investi énormément sur les sujets immobiliers, tous les territoires ultramarins ont des projets immobiliers importants mais je tiens surtout à revenir sur l'accompagnement RH.
Nous avons constaté que les cours d'appel outre-mer n'avaient pas les mêmes problématiques. Certaines sont très attractives, d'autres pas du tout. Il faut donc que nous ajustions notre accompagnement et notre politique au regard des différentes situations. Ma priorité a été d'accompagner les cours d'appel de Cayenne et Saint-Denis de La Réunion et le tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mayotte au regard de leurs difficultés de recrutement. Nous avons mis en place un accompagnement RH renforcé avec des priorités d'affectation. Un agent qui accepte de partir dans ces ressorts pendant une durée minimum de 3 ans bénéficie d'une priorité d'affectation dans le ressort de son choix. C'est un dispositif innovant, qui a été mis en place pour les magistrats depuis presque 3 ans du fait de nos règles particulières. Nous commençons à avoir des résultats positifs même si la situation à Mamoudzou a pu complexifier l'arrivée de magistrats dans le cadre de cet accompagnement RH renforcé. Cependant, les auditeurs de justice sont en train de choisir leur premier poste et nous avons bon espoir que certains choisissent Mayotte grâce à notre dispositif d'accompagnement.
Nous l'avons combiné avec des nominations pour des durées courtes, de 6 mois pour la magistrature et de 3 mois pour les fonctionnaires (greffiers, directeurs des services de greffe) sur ces deux territoires qui rencontrent des difficultés d'attractivité. Elles ont été construites en lien avec le Conseil supérieur de la magistrature puisqu'elles nécessitent des décrets de nomination pour une durée de 6 mois et des retours sur le poste d'origine. Nous parlons de brigades de soutien de magistrats et de fonctionnaires. Nous les avons étendues aux juridictions de la cour d'appel de Bastia qui font face à des problématiques similaires d'attractivité.
Nous avons souhaité compléter ces mesures dans la loi organique du 20 novembre 2023 par un dispositif d'intervention immédiate en cas d'événements posant des difficultés de fonctionnement de l'institution judiciaire et de continuité du service public de la justice. Nous avons rencontré de tels événements en Martinique et en Guadeloupe il y a un ou deux ans. Si les magistrats ne peuvent pas se rendre au tribunal alors qu'il y a une vraie nécessité de continuité du service public de la justice pour faire face à des événements, il faut que nous puissions soutenir l'activité juridictionnelle. La loi organique nous permet d'envoyer des renforts depuis les cours d'appel de Paris et d'Aix-en-Provence pour soutenir rapidement les juridictions en difficulté.
Ces dispositifs très particuliers sont propres à la magistrature. Nous avons évoqué leur extension aux fonctionnaires qui dépendent de la direction générale des outre-mer et de la direction générale de la fonction publique. C'est une manière de répondre aux difficultés d'attractivité des cours d'appel et nous examinons la possibilité de l'étendre selon les situations aux différentes cours d'appel ultramarins.
Nous avons étendu le dispositif d'accompagnement RH renforcé à quelques juridictions de l'Hexagone qui n'avaient aucun candidat aux postes de premier grade. C'est une nouvelle stratégie pour répondre aux problématiques d'attractivité.
Pour d'autres cours d'appel, nous sommes confrontés à une difficulté inverse. Les magistrats restent beaucoup trop longtemps sans y avoir d'attaches matérielles ou familiales. Le Sénat avait proposé, dans le cadre du débat parlementaire sur le statut de la magistrature, une disposition qui limitait à 10 ans l'exercice dans toutes les juridictions. Cette disposition n'a pas été retenue dans le projet final mais il y a toujours un sujet de durée d'affectation dans certaines juridictions outre-mer que nous devons combiner avec la nécessité pour ceux qui sont originaires de ces territoires et qui y ont des intérêts matériels et moraux de pouvoir s'y installer.
Les enjeux ne sont pas les mêmes pour les fonctionnaires et pour les magistrats. Il n'y a plus de magistrats kanaks et seulement un magistrat polynésien. Nous cherchons pourtant à recruter des magistrats qui connaissent les enjeux de ces territoires. Nous avons un travail à mener avec les universités pour attirer et accompagner des candidats.
La magistrature n'a pas bénéficié des dispositifs qui existent pour les fonctionnaires de limitation de durée d'exercice dans certaines cours d'appel, comme en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française. Nous réfléchissons à aligner la magistrature sur ces règles car il n'y a aucune raison qu'un magistrat reste 15 ou 18 ans en Polynésie française, alors que les fonctionnaires doivent repartir plus rapidement.
Vous m'avez demandé d'être succinct, je suis à votre disposition pour répondre à vos questions mais je tenais à signaler l'engagement de la direction des services judiciaires sur les différentes cours d'appel et vous faire part des innovations que nous avons mises en place pour soutenir l'attractivité des juridictions.
M. Fabien Neyrat, délégué pour les outre-mer, secrétariat général du ministère de la Justice. - Je vous remercie de m'avoir invité. Le poste de délégué pour les outre-mer est une création récente, j'ai pris mes fonctions en avril 2023. Cette initiative souligne la volonté du ministère de se doter d'un appareil administratif en lien avec les outre-mer pour adapter les fonctions ministérielles aux spécificités et aux besoins de ces territoires. Avant mon arrivée, un certain nombre de coordinateurs territoriaux du secrétariat général avaient été déployés. Ils relaient localement les missions du secrétariat général. Nous disposons actuellement d'un coordinateur océan Indien qui couvre La Réunion et Mayotte, basé à La Réunion, d'une coordinatrice nommée en septembre 2023 pour les Antilles, basée en Guadeloupe et d'une coordinatrice en Guyane. Il y a également dans tous les territoires deux techniciens informatiques qui sont le relais de proximité du secrétariat général et un assistant des services sociaux.
En 2019, l'inspection générale de la Justice a été missionnée pour réfléchir à l'organisation du secrétariat général du ministère pour les outre-mer. En 2017, les directions interrégionales du secrétariat général ont été mises en place dans l'Hexagone. Elles regroupent, autour d'un délégué, entre 50 et 60 agents, et ont pour mission de reproduire en proximité les fonctions du secrétariat général. C'est dans ce cadre qu'une première réponse a été apportée avec la création d'une délégation qui préfigure le modèle organisationnel le plus optimal et le plus efficace pour répondre aux besoins ultramarins.
Ma première mission a été d'élaborer un plan d'actions ministériel outre-mer. J'ai travaillé avec les juridictions et l'ensemble des directions qui répondaient déjà aux besoins ultramarins. Ce plan a permis de faire un état des lieux des mesures de convergence, comme un accompagnement renforcé des magistrats. Nous nous interrogeons sur la transposabilité de ce modèle pour d'autres corps du ministère de la Justice, comme la direction générale des services, la direction de l'administration pénitentiaire et les éducateurs.
Il y a également une forte dynamique pour investir davantage le champ interministériel, notamment pour nouer un lien plus étroit avec la direction générale des outre-mer dans l'élaboration de la norme et pour rappeler les positions du ministère de la Justice. J'ai ainsi mis en place un certain nombre de réunions bilatérales annuelles entre la secrétaire générale du ministère de la Justice et le directeur général des outre-mer. Nous avons par exemple signé la charte interministérielle de la mobilité et nous en déclinerons la plupart des mesures au sein des directions et des services.
La secrétaire générale a souhaité se déplacer dans les territoires ultramarins. Elle s'est rendue en Guyane où le ministère pilote son projet immobilier le plus important dans les outre-mer avec la cité judiciaire à Saint-Laurent du Maroni. Elle est récemment allée à La Réunion et à Mayotte qui connaît actuellement une crise hydrique et sécuritaire.
Enfin, nous avons mis en place cette première journée du ministère de la Justice en outre-mer qui avait pour ambition de réunir tous les acteurs du ministère qui ne se connaissent pas forcément et ne connaissent pas les spécificités d'un territoire à un autre. C'était un moment important pour montrer l'ambition du ministère de la Justice en outre-mer. Les parlementaires et les professions du droit étaient invités le matin et l'après-midi a été consacrée aux mesures que nous mettons en place pour répondre aux besoins extrêmement divers.
Mme Annick Petrus, présidente. - Je vous remercie et passe la parole à notre rapporteur.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je vous remercie Monsieur le directeur et Monsieur le délégué pour cette introduction.
La situation est préoccupante. Nous avons vu avec M. Julien Retailleau que nous avons auditionnée avant vous qu'il y avait une augmentation du nombre d'affaires criminelles, de nombre de délits, de violences intrafamiliales, de violences urbaines et de trafics de stupéfiants. Face à cela, nous constatons une difficulté, que vous ne nous cachez pas, de recrutement pour des affectations dans un certain nombre de juridictions. Nous en avons la confirmation quand nous nous déplaçons en voyant que beaucoup de nos magistrats outre-mer sont débordés par la tâche.
Vous nous signalez à la fois que sur certains postes vous n'arrivez pas à trouver des candidats et que sur d'autres postes il y a une insuffisante mobilité, ce qui ne permet pas d'apporter du sang neuf.
Nous constatons que vous déployez de nouveaux outils, avec des affectations temporaires et les fameuses brigades de soutien. Il y a également de nouvelles dispositions législatives, avec le nouvel article 27-2 de l'ordonnance de 1958.
Ces moyens sont-ils vraiment à la mesure des difficultés que le service public de la justice rencontre, peut-être pas dans tous les outre-mer mais dans certains d'entre eux qui sont particulièrement exposés à une augmentation du nombre d'affaires à traiter ? Pouvez-vous détailler l'évolution des emplois ouverts et des vacances depuis peut-être 10 ou 15 ans ? Est-ce que l'action du ministère a porté ses fruits ? Faut-il passer à la vitesse supérieure et s'interroger sur un bouleversement des règles, sans abaisser le niveau requis des magistrats qui doit être partout le même sur le territoire national ?
Je souhaite que nous partions d'un constat chiffré, même si les chiffres n'épuisent pas la représentation de la réalité, pour voir si véritablement nous apportons des réponses à la mesure du problème, si au contraire, il s'aggrave ou s'il reste en l'état.
M. Paul Huber. - Nous sommes déjà passés à la vitesse supérieure, avec les dispositifs innovants que nous avons mis en place pour la magistrature pour faire face aux problématiques de certaines cours d'appel. Les cours d'appel et les juridictions outre-mer font l'objet d'une attention toute particulière sur leurs effectifs. Au début du mois d'avril il n'y avait quasiment aucun poste vacant dans les juridictions outre-mer, à l'exception de Basse-Terre. Toutes les autres juridictions ont des postes en surnombre. Nous avons, plus que dans l'Hexagone, la volonté de ne laisser aucun poste vacant. Par ailleurs, les effectifs ont augmenté au cours des dernières années beaucoup plus rapidement que dans l'Hexagone avec une hausse de 23 % sur 10 ans. Je pourrai vous communiquer les chiffres par ressort. À Cayenne, où nous avons pourtant un problème d'attractivité, le nombre de magistrats a augmenté de 53 %, de 15 % à Saint-Denis de La Réunion ou encore de 29 % à Fort-de-France.
Le garde des Sceaux a annoncé la semaine dernière une nouvelle augmentation des effectifs dans le cadre du plan quinquennal à la suite de l'adoption par le Parlement de la loi d'orientation et de programmation pour la justice. Ce plan prévoit une augmentation d'environ 15 % des effectifs de toutes les juridictions outre-mer.
En 2022, il avait annoncé un plan d'actions spécifique pour la Guyane et pour Mayotte, avec un accompagnement RH particulier, sur le logement, l'aide au déménagement, l'accompagnement du conjoint, la recherche d'établissements scolaires, etc. Nous avons mis en place un marché public pour aider les magistrats qui arrivent en outre-mer. D'abord réservé aux chefs de juridiction, le bénéfice de cet accompagnement a été étendu à tous les magistrats. Nous avons également déployé des dispositifs de rémunération et d'action sociale que je détaillerai dans ma réponse écrite.
La magistrature a innové, c'est important de le souligner parce qu'on lui reproche parfois de ne pas le faire suffisamment. Mayotte et la Guyane bénéficient de dispositifs qu'on ne retrouve pas ailleurs pour l'instant dans le reste de la fonction publique. J'ai échangé avec le directeur général des outre-mer qui est intéressé par ces dispositifs de contrat de mobilité, de priorité d'affectation après une période de 3 ans en outre-mer car nous avons besoin d'une continuité du service public, avec les mêmes enjeux de qualité que dans l'Hexagone.
Entre 2021 et 2023, 62 magistrats ont bénéficié de cet accompagnement RH renforcé et 29 magistrats sont partis dans le cadre des brigades renforcées à Cayenne et à Mamoudzou. Cependant, envoyer des magistrats pour 6 mois ne nous satisfait pas. Le vrai sujet est l'attractivité et nous devons trouver des systèmes incitant les magistrats à s'inscrire dans la durée. Certains magistrats partis en brigade ont décidé de rester. Nous avons tout un travail de connaissance à mener, d'information préalable sur les enjeux que traversent les cours d'appel que nous essayons de renforcer. Quand nous proposons des postes aux auditeurs de justice, nous les informons très longtemps en avance pour qu'ils puissent se projeter sur une première prise de fonction en outre-mer.
Avec l'École nationale de la magistrature nous avons construit des formations spécifiques « être magistrat en outre-mer » pour mieux accompagner, mieux anticiper et attirer des candidatures. De la même manière, nous sommes extrêmement prudents sur la sélection des magistrats et des fonctionnaires vers les outre-mer. Il y a souvent beaucoup de raisons personnelles qui peuvent jouer, il y a tous ceux qui sont en rapprochement familial, qui ont des intérêts matériels et moraux, mais il y a aussi ceux qui peuvent projeter avec un départ en outre-mer la résolution de difficultés personnelles. Nous devons veiller à ce que les prises de fonction en outre-mer ne conduisent pas à des échecs. Nous en avons connu et nous avons appris de ces difficultés, avec une meilleure sélectivité des profils.
Nous faisons du sur-mesure et nous sommes donc passés à la vitesse supérieure.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Quand vous envoyez 29 magistrats dans les brigades de soutien, la décision d'affectation passe-t-elle par le Conseil supérieur de la magistrature ?
M. Paul Huber. - Ces départs s'inscrivent dans les règles de nomination des magistrats. Ils sont nommés sur une proposition du garde des Sceaux après avis du Conseil supérieur de la magistrature, conforme ou favorable selon qu'il s'agit de magistrats du siège ou du parquet. Ces postes répondent à un appel à candidatures spécifique. Les magistrats partent 6 mois et candidatent rapidement pour la mobilité suivante pour laquelle ils feront l'objet d'une nouvelle proposition de nomination, avec un nouvel avis et un nouveau décret comme nous en sommes convenus avec le Conseil supérieur de la magistrature. Nous avons sélectionné des magistrats qui avaient une véritable expérience d'encadrement, notamment intermédiaire, ou dans des domaines techniques particuliers. Nous lançons des appels à candidatures très profilés.
Ce dispositif a été décliné pour les fonctionnaires, pour les greffiers et les directeurs des services de greffe, sur des délégations plus courtes de 3 mois renouvelables une fois, avec un appel à candidatures annuel.
Enfin, ces magistrats et ces fonctionnaires bénéficient d'un accompagnement particulier.
Mme Solanges Nadille. - Je vous remercie pour votre présentation. Je note que les magistrats qui postulent pour la Guadeloupe et pour les territoires ultramarins sont très accompagnés.
L'augmentation des effectifs est-elle liée comme pour la police à celle de la population ?
M. Paul Huber. - L'augmentation est calculée sur plusieurs critères. Tout d'abord, il était nécessaire de procéder à un rattrapage. Nous avons également pris en compte les enjeux de criminalité et les spécificités de certaines cours d'appel, notamment celle de Fort-de-France qui accueille la JIRS et qui était saturée. Enfin, pour la construction des effectifs dans le plan quinquennal, nous avons élaboré une méthodologie qui prend en compte l'augmentation de la population et les indicateurs de l'Insee qui peuvent avoir un impact direct sur le besoin de justice dans les territoires.
Mme Solanges Nadille. - Je suis d'accord sur le rattrapage mais je ne pense pas que les effectifs augmenteront en Guadeloupe puisque la population diminue.
M. Paul Huber. - Nous ne regardons pas uniquement les critères démographiques, nous nous intéressons aux critères sociaux et économiques.
M. Saïd Omar Oili. - La loi « asile et immigration » de 2018 et plus particulièrement l'amendement de mon collègue Thani Mohamed Soilihi limitant l'accès à la nationalité française pour les étrangers résidents à Mayotte ont-ils eu des effets sur les flux migratoires à Mayotte ? Quel est le bilan de cet amendement ? Combien de personnes ont-elles été exclues du droit de naturalisation ? Quel est le nombre de contentieux en cours ?
Allez-vous construire une nouvelle prison à Mayotte ou agrandir celle qui est en service ?
Enfin, dans le cadre de la préparation de l'opération Wuambushu 2, les services du ministère de la Justice ont-ils été consultés pour renforcer les moyens en direction des mineurs dans les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ?
M. Paul Huber. - Je ne dispose des chiffres pour répondre à votre première question. Je vais regarder qui pourra vous communiquer ces éléments sur le flux migratoire. Je peux cependant vous dire que les enjeux sont majeurs et que le déplacement du garde des Sceaux a permis de débloquer un certain nombre de sujets dans les échanges avec les élus, notamment sur la cité judiciaire et sur les logements pour les magistrats et les fonctionnaires. L'impact de Wuambushu 1 et de Wuambushu 2 a été bien évidemment travaillé au niveau interministériel pour que nous adaptions les effectifs aux différentes opérations. La situation à Mayotte nous a conduit à mettre en place une cellule de crise avec les chefs de juridiction et la zone de défense et nous avons adapté nos effectifs et notre organisation à ces enjeux.
M. Fabien Neyrat. - Sur le centre éducatif fermé (CEF) de Mayotte et le second établissement pénitentiaire, la décision est passée en réunion interministérielle. L'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) va préparer un travail de communication avec les élus sur le CEF. Je ne peux pas être plus précis mais je compléterai cette réponse par écrit après avoir interrogé le directeur de l'administration pénitentiaire.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Les questions que je voulais poser sur l'immobilier (CEF, cité judiciaire, 2e prison) ont déjà été évoquées. Ce sont des infrastructures majeures. Si elles ne voient pas le jour rapidement, la réponse judiciaire, notamment la réponse pénale n'aura pas de sens. Aujourd'hui, nous sommes obligés de composer avec La Réunion ou l'Hexagone et cette politique a des limites. Je suis preneur de précisions écrites sur l'avancement de ces chantiers.
En outre-mer, l'entretien des bâtiments coûte plus cher que dans l'Hexagone en raison du climat. Le coût de cet entretien est-il pris en compte dans la programmation budgétaire ?
M. Paul Huber. - Les chantiers immobiliers sont extrêmement nombreux sur l'ensemble des outre-mer et notamment à Mayotte. L'APIJ s'est déplacée pour rencontrer l'ensemble des acteurs locaux et échanger sur la cité judiciaire avec les chefs de cour et les chefs de juridiction. Nous pourrons vous communiquer les résultats de cette visite.
Je vérifierai que le coût d'entretien des bâtiments est bien pris en compte dans nos budgets. Nous recrutons des techniciens immobiliers qui assurent la maintenance immobilière et accompagnent les projets immobiliers. Ils font le lien avec l'APIJ et les services du secrétariat général.
M. Fabien Neyrat. - Nous avons pris des mesures importantes et fortes sur l'immobilier, qui est un sujet de préoccupation majeure. L'adaptation et la structuration de la fonction immobilière du ministère de la Justice pour les outre-mer est la priorité du secrétariat général et de la délégation.
L'APIJ gère la construction des grands projets immobiliers mais elle a aussi, contrairement à l'Hexagone, la mission de gros entretien et de réparation (GER) du patrimoine immobilier de la justice en outre-mer pour les travaux dont le montant est compris entre 150 K€ et 1 M€. Cela n'est pas sans poser de difficultés parce que l'APIJ n'est pas toujours à l'aise pour piloter des projets modestes, son ingénierie étant adaptée aux gros projets. Nous disposons d'un coordinateur de proximité dans les territoires, qui est l'interface entre les utilisateurs finaux et l'APIJ. Il remonte les difficultés, priorise certains éléments et son rôle est extrêmement précieux. Par exemple, pour la cité administrative et judiciaire de Saint-Martin dont la maîtrise d'ouvrage est assurée par l'APIJ, le coordinateur a siégé dans les différents comités techniques pour faire entendre la voix du ministère de la Justice.
Enfin, nous travaillons sur la mise en place d'un département immobilier outre-mer au sein du ministère à l'instar des délégations hexagonales. Un préfigurateur est en cours de recrutement et proposera un modèle d'organisation avant la fin de l'année.
Mme Marie-Do Aeschlimann. - Je souhaite vous interroger sur l'accès à la formation professionnelle des personnes placées sous-main de justice en outre-mer et sur les moyens que le ministère accorde à cette politique.
Le financement de ces actions de formation a été confié aux régions il y a bientôt 10 ans mais elles sont pilotées par un partenariat entre la région, les chefs d'établissement pénitentiaire et la direction des services pénitentiaires de l'insertion et de la probation. Quels moyens mettez-vous en place à travers la convention qui est signée pour organiser cette politique publique au regard de la surpopulation carcérale en outre-mer et du chômage endémique ? En effet, pour être vraiment utiles, les actions de formation professionnelle doivent être corrélées à des perspectives de débouchés professionnels. Cela implique une adaptation, un dialogue entre la confection de ces programmes de formation et la réinsertion des détenus puisque la finalité de la prison est de permettre la réinsertion et de lutter contre la récidive.
M. Paul Huber. - Je ne peux malheureusement pas répondre à votre question. Je la transmettrai à mon collègue en charge de l'administration pénitentiaire et je vous communiquerai sa réponse par écrit. Il se tient également à votre disposition comme la directrice de la protection judiciaire de la jeunesse.
Mme Micheline Jacques, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Avant de conclure et de remercier nos deux intervenants, j'observe que ce sont souvent des débutants qui sont envoyés à Mayotte. Je crains que faire débuter de jeunes magistrats dans des départements très complexes ne les démotive. Par ailleurs, envoyer des magistrats dans une juridiction dans laquelle ils n'avaient pas forcément envie d'aller en leur offrant la possibilité d'intégrer la juridiction de leur choix après 3 ans risque de conduire à l'affectation de personnes qui ne seront pas très motivées. Nous avons eu un incident à Saint-Barthélemy en mars 2023. Une altercation assez vive entre une juge et un procureur montrait de manière flagrante qu'elle n'était pas intéressée par les sujets qu'elle avait à traiter. Elle a repoussé 30 dossiers lors d'une audience foraine et n'avait manifestement pas envie de venir à Saint-Barthélemy.
Au regard de la complexité des affaires à traiter en outre-mer, il serait peut-être plus judicieux d'affecter des magistrats aguerris ayant une grande expérience.
M. Paul Huber. - Le cas dont vous venez de parler n'est pas admissible mais la juge n'était pas une jeune magistrate. Elle avait une certaine expérience professionnelle. C'est pourquoi nous sommes très attentifs aux motivations des magistrats qui candidatent sur des postes outre-mer. Nous devons redoubler de vigilance. Ce n'est pas parce que nous rencontrons des difficultés d'attractivité dans certaines juridictions que nous devons y envoyer des magistrats sans vérifier les raisons pour lesquelles ils acceptent d'y aller. Nous avons mis en place un certain nombre de dispositifs d'entretiens préalables mais aussi du mentorat et du coaching pour mieux accompagner ces magistrats. Il peut y avoir des loupés mais nous redoublons d'attention et de vigilance avant de proposer un magistrat à la mobilité.
Tous les magistrats qui partent en outre-mer bénéficient d'un accompagnement RH renforcé et font l'objet d'un entretien préalable pour vérifier les raisons pour lesquelles ils partent. Parfois nous constatons qu'ils ne connaissent pas suffisamment les enjeux locaux et qu'ils veulent partir pour de mauvaises raisons. Nous sommes très vigilants et le Conseil supérieur de la magistrature réalise également des contrôles.
Je ne souhaite pas envoyer des auditeurs de justice de manière contrainte vers ces juridictions. Je suis d'accord avec vous, ce n'est pas comme cela que nous pouvons assurer un bon fonctionnement de ces juridictions. Les enjeux sont extrêmement lourds et nécessitent de l'expérience. Si nous continuons à proposer ces postes aux auditeurs de justice c'est parce que nous n'avons pas d'autre choix pour faire face à ces défauts d'attractivité.
C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place toute une stratégie parallèle de renforcement de cette attractivité, avec des accompagnements individuels, les brigades ou l'accompagnement RH. À terme, nous espérons pouvoir éviter de proposer ces postes aux auditeurs de justice. Il est clair que nous n'enverrons pas à Mayotte, surtout en ce moment, des auditeurs de justice de manière contrainte. Nous ne voulons pas les mettre en échec et risquer des rappels.
L'enjeu est que les postes soient attractifs pour les magistrats qui ont de l'expérience. Les brigades nous permettent de constater que des collègues qui hésitent partent 6 mois et décident de rester, notamment sur l'encadrement intermédiaire pour les postes de vice-président, de vice-procureur ou de procureur adjoint.
M. Fabien Neyrat. - Je me permets d'ajouter que pour augmenter l'attractivité des juridictions des outre-mer nous allons regrouper en juin 2024 l'ensemble des partants outre-mer des trois directions et leur proposer en partenariat avec la chaire Sciences Po outre-mer et la direction générale des outre-mer un ensemble de formations sur les enjeux des territoires ultramarins, des expertises, des témoignages sur la situation sanitaire, sécuritaire ou sociale, pour qu'ils aient tous le même niveau de connaissance et surtout qu'ils puissent se connaître. Il est important qu'ils aient le sentiment d'intégrer un territoire avec d'autres collègues, ce qui permet de renforcer les réseaux informels de solidarité qui sont particulièrement utiles et appréciés dans les territoires les plus difficiles.
Mme Micheline Jacques, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Je vous remercie. Ces deux auditions nous confortent dans l'étude menée par notre délégation et montrent l'importance de se déplacer sur le terrain, puisque d'un territoire à l'autre les aspects sont différents, les besoins sont différents et les attentes sont différentes.
Je salue le travail, le courage et la ténacité de tous ces magistrats qui sont pleins de bonne volonté, qui ont envie que les choses avancent mais qui sont parfois complètement débordés par le nombre des dossiers et par la nature des cas qu'ils ont à traiter et qui sont d'une extrême violence et d'une extrême complexité.
Nous sommes preneurs de toutes les informations complémentaires que vous pourrez nous apporter et nous aurons l'opportunité de nous déplacer bientôt en Martinique, en Guadeloupe, à Saint-Martin et même à Saint-Barthélemy pour rencontrer les services judiciaires mais aussi les douanes et tous les autres services de l'État de manière à adapter le rôle de l'État aux réalités des territoires ultramarins.
Je remercie Annick Petrus de m'avoir remplacée à Paris, notre rapporteur Philippe Bas et tous les membres de la délégation qui ont participé à cette audition.
Mardi 14 mai 2024
Table ronde consacrée
à la situation en Guyane
Organisation préfectorale, pouvoirs
du préfet et sécurité
Audition d'Antoine Poussier,
préfet de Guyane et de Joël Sollier, procureur
général près la Cour d'appel de Cayenne
Mme Micheline Jacques, président. - Monsieur le préfet, monsieur le procureur général, mes chers collègues, dans le cadre de nos travaux sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous organisons cet après-midi deux tables rondes consacrées à la Guyane.
La première séquence réunit M. Antoine Poussier, préfet de Guyane, et M. Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne, sur les thèmes de l'organisation préfectorale, des pouvoirs du préfet et des enjeux de sécurité.
En Guyane, l'autorité de l'État est défiée directement par l'ampleur des atteintes en matière de sécurité, de respect des frontières et de justice. C'est le coeur régalien de l'État qui est attaqué.
Lors de son audition par la délégation, Me Patrick Lingibé a clairement posé la question de l'effectivité de la souveraineté de la France en Guyane, dont la remise en cause doit pousser à une profonde réflexion sur l'adaptation de l'action de l'État sur ce territoire.
La taille de la Guyane, sa forêt, son environnement régional, des organisations criminelles de plus en plus puissantes sont autant d'éléments qui mettent en difficulté notre système juridique et administratif. Les auditions de la commission d'enquête du Sénat sur les narcotrafics, qui doit rendre ses conclusions aujourd'hui, ont apporté un éclairage terrible sur cet aspect.
Je vous remercie, Monsieur le préfet et Monsieur le procurer général, de vous être rendu disponibles pour cette audition. Lors du déplacement de la mission dans les Antilles en avril, nous avons d'ailleurs eu l'occasion d'échanger une première fois avec vous, Monsieur le procureur général. C'est un plaisir de vous retrouver ce soir.
Un questionnaire indicatif vous a été transmis pour vous aider à cerner nos principales interrogations et attentes. Nos réflexions se concentrent avant tout sur la stratégie de l'État en Guyane, sur l'adaptation de ses modes d'action, moins que sur la question des moyens quantitatifs, humains ou financiers.
L'insuffisante prise en compte de la dimension régionale et diplomatique des enjeux est souvent pointée. Notre collègue Georges Patient, sénateur de la Guyane, mais aussi co-rapporteur de notre mission d'information en cours sur la coopération régionale dans le bassin Indien, peut en témoigner.
Les questions de l'emploi de l'armée, des outils de la chaîne pénale, du recours à la police administrative, sont aussi posées.
De manière plus générale, pour reprendre une expression répandue ces temps-ci, comment réarmer l'État pour lui permettre d'assumer ses missions essentielles en Guyane ?
Je laisserai les rapporteurs vous interroger après vos exposés liminaires d'une dizaine de minutes chacun, puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
Monsieur le préfet, vous avez la parole.
M Antoine Poussier, préfet de Guyane. - En plus des défis habituels des outre-mer liés à l'éloignement et parfois de l'inadaptation de certaines normes, l'État en Guyane est confronté à des défis particuliers, notamment en raison de ses frontières terrestres parmi les plus longues de notre pays. Nous nous inscrivons donc dans le cadre de missions régaliennes et sommes le réceptacle de tout un environnement régional sud-américain qui a nécessairement un impact sur les politiques de sécurité en Guyane.
Vous avez écarté les sujets quantitatifs de moyens. J'en profite simplement pour rappeler que depuis un an et demi, et même depuis 2017, les moyens ont été renforcés en termes d'effectifs de police, de gendarmerie et de douanes. Sous le contrôle de M. le procureur général, je crois que c'est également le cas pour les moyens judiciaires.
Sur la question du réarmement - terme très offensif de l'État -, je m'inscris en faux sur l'image d'un État affaibli et impuissant en Guyane. J'en veux pour preuve la question des stupéfiants que vous évoquez et qui fait l'objet d'un récent rapport sénatorial. L'État a su démontrer une capacité forte d'adaptation face à un défi hors du commun. En résumé, nous étions confrontés à un trafic parfois aérien, sur des vols entre Cayenne et Paris, sur lesquels les moyens judiciaires et policiers étaient insuffisants pour contenir le volume, à la fois au départ de Cayenne et à l'arrivée à Paris, et sur lesquels une forme d'agilité administrative a permis de trouver une réponse. Toutes les personnes liées au trafic font désormais l'objet d'un arrêté préfectoral d'interdiction d'embarquement pendant cinq jours. Il s'agit d'un exemple frappant de la complémentarité administrative et judiciaire face à de tels phénomènes.
Concernant la question de l'État impuissant ou désarmé, je voulais évoquer le sujet emblématique de la lutte contre le trafic de stupéfiants pour montrer la capacité de l'État local, de façon interministérielle, à trouver les voies et les moyens d'apporter une réponse que je décris comme efficace, notamment en étant dans la possibilité de mesurer les saisies réalisées en aval, à l'arrivée à Paris, dont le volume a été divisé entre 3 et 4. La coordination administrative et judiciaire s'est révélée efficace, et même dissuasive, puisque le nombre d'arrêtés préfectoraux d'interdiction d'embarquement connaît une baisse importante, ce qui semble indiquer que les trafiquants utilisent moins le mode de transport par mules. Cette situation nous incite à être très attentifs à ce qu'il se passe par contournement, notamment par les Antilles. J'ai demandé l'extension du contrôle à 100 % à l'ensemble des vols au départ de Cayenne alors qu'il était jusqu'à présent limité à la partie transatlantique. Nous sommes par ailleurs très attentifs à ce qu'il se passe sur les autres modes de transport. Nous avons récemment découvert 300 kilogrammes par fret aérien et 1,8 tonne par fret maritime sur un conteneur à destination du Havre sur un navire de la compagnie CMA CGM. En effet, dans la mesure où nous avons réellement resserré la contrainte sur le transport par mules, les trafiquants recherchent des voies de contournement.
En outre, l'État est confronté à d'autres défis en lien avec la souveraineté. Je pense notamment à la lutte contre l'orpaillage illégal. Depuis la mise en place en 2008 de l'opération Harpie, ce phénomène a été contenu, mais reste à un niveau jugé excessif. Entre 6 000 et 7 000 garimpeiros sont présents dans la forêt guyanaise. Nous avons le sentiment que les quantités d'or extraites sont en diminution, mais il est nécessaire d'appréhender ces chiffres avec précaution. Nous parlions jusqu'à présent de 10 tonnes d'or extraits illégalement. Nous sommes probablement descendus en dessous de 7 tonnes aujourd'hui. Selon l'estimation de la gendarmerie en 2023, la quantité serait supérieure à 5 tonnes.
La lutte contre la pêche illégale est de plus en plus active, avec de réels résultats s'agissant du Brésil. L'année dernière, 13 tapouilles brésiliennes ont été détruites. Il est parfois reproché à l'État de mener une action timorée. Je pense que nous faisons le maximum, puisque les tapouilles brésiliennes interceptées en action de pêche et en situation de réitération sont détruites. Nous sommes en train de faire évoluer notre doctrine.
Après la phase de pédagogie, nous sommes désormais en discussion avec l'autorité judiciaire puisque nous agissons sous le contrôle du juge des libertés et de la détention (JLD) pour la destruction des tapouilles. Nous souhaitons supprimer la condition de réitération dans la mesure où les pêcheurs brésiliens connaissent les risques de pêcher dans les eaux françaises. Nous pensons donc pouvoir amplifier notre action à destination des pêcheurs brésiliens.
Pour le Suriname, il s'agit d'autres types de bateaux. Nous parlons plutôt de pirogues qui restent très près du littoral, mais là encore, nous sommes en train de nous déployer. Nos moyens ont été renforcés dans l'ouest. En outre, lors de son déplacement, le président de la République nous a demandé d'avoir un site de destruction à l'ouest.
Nous devrions donc, dans l'année, procéder à des destructions d'embarcations surinamaises.
Le dernier sujet est d'ordre migratoire. Nous touchons en réalité à un sujet complexe avec des phénomènes qui ne sont pas intuitifs. Nos principaux sujets ne sont pas nécessairement en lien avec les ressortissants des États frontaliers, par exemple le Brésil ou le Suriname, mais avec ceux d'États un peu plus lointains.
Nous avons notamment un afflux, depuis 2019, de réfugiés proche-et-moyen orientaux, de nationalités syrienne, afghane et dans une moindre mesure marocaine qui bénéficient de visas humanitaires brésiliens leur permettant de s'approcher de la frontière franco-brésilienne à laquelle ils demandent l'asile. Ils séjournent ainsi en Guyane le temps de leur demande qui est d'ailleurs, je l'observe, très souvent acceptée par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) avec des taux de reconnaissance de la protection internationale qui, pour certaines nationalités, notamment les Afghans, dépassent 98 %.
Nous notons un autre phénomène migratoire en provenance d'Haïti qui se massifie. À peu près un tiers de la population étrangère est d'origine haïtienne avec là aussi une particularité actuelle. Compte tenu de l'évolution sécuritaire dégradée en Haïti, les conditions d'attribution de la protection internationale ont évolué. L'ensemble de la population haïtienne en situation irrégulière en Guyane est en train de demander l'asile. D'après l'expérience des trois premiers mois de 2024, nous pensons avoir une multiplication entre 6 et 10 du nombre de demandes, formées par des ressortissants haïtiens, parfois installés en Guyane depuis plusieurs années, ce qui est légal, mais crée une forte tension. Telle est la description de la situation dont je souhaitais vous faire part.
J'ai ainsi brièvement évoqué les principaux enjeux de souveraineté auxquels est confrontée la Guyane. À la différence des autres outre-mer, la Guyane est un département continental, de grande taille, ce qui rend le contrôle des flux d'entrées et de sorties infiniment plus compliqué et plus sensible que sur des territoires plus petits et insulaires
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie. La parole est donnée à M. le procureur général.
M Joël Sollier, procureur général près la Cour d'appel de Cayenne. - Je suis honoré de participer à cet échange, d'autant plus que le sujet n'est pas périphérique, mais constitue le thème central des questions soulevées en Guyane, à savoir l'action de l'État, son efficacité, son effectivité et ce qui peut éventuellement perturber son action. Je parle d'un sujet central puisque l'État a un rôle essentiel en Guyane. Il provient de l'Histoire, avec une tradition coloniale. L'État est acteur du développement du territoire. Il y joue un rôle manifeste. Il crée notamment les infrastructures et assure les services publics. Il représente en outre une part non négligeable de l'activité économique. Il s'agit, quelque part, d'une économie colbertiste. En Guyane, le poids de la dépense publique est effectivement considérable. Les dépenses sociales sont considérables. Le fonctionnariat a un poids majeur. L'État est véritablement un acteur majeur dans la vie de la Guyane. Si les Guyanais ont pu contester l'État sur certains aspects, ils lui sont dans l'ensemble favorables.
Or, nous constatons progressivement une contestation de l'action de l'État et de sa légitimité en raison d'une certaine inefficacité pointée, à tort ou à raison, par la classe politique ou la population, estimant que la Guyane endure une situation qui ne serait pas tolérée en métropole. L'exigence de sécurité, la défense des frontières et la dénonciation du laxisme migratoire sont au coeur des revendications politiques qui augmentent en fréquence comme en violence. Je prends pour exemple les événements de 2017 centrés sur les questions de sécurité.
Le coeur des revendications porte sur des problématiques régaliennes. Pourquoi ces questions de sécurité figurent parmi les premiers facteurs de contestation de l'État ? La réponse tient dans le fait que la sécurité est un enjeu majeur en Guyane car il s'agit d'un territoire en voie de développement. Sans sécurité, aucun développement n'est envisageable. Sans sécurité, il s'avère difficile d'attirer des investissements, des cadres et de maintenir le personnel formé sur le territoire. Je pense que c'est un des éléments qui souligne que la sécurité est, au-delà du confort quotidien, un élément structurant pour l'avenir du territoire.
On pourrait se demander si l'émergence de cette contestation ne serait pas due à une inactivité de l'État. Or, l'État n'est pas inactif, bien au contraire. Nous n'avons guère le temps, dans le cadre étroit de cet entretien, de mesurer les forces qui sont engagées en Guyane, mais elles sont tout à fait considérables. Des efforts financiers ont été réalisés et se sont accrus. Une vraie conscience politique est actée de la part des administrations centrales, des ministres et du président de la République qui a effectué un déplacement sur le territoire il y a environ un mois. Paris est donc informé et sensibilisé à ces questions.
Nous pourrons toujours affirmer que les moyens sont insuffisants, mais ceux-ci restent significatifs. En outre, la présence politique est tout à fait majeure. Les ministres se sont déplacés très régulièrement en Guyane. Le Premier ministre était présent il y a quelques mois. Comme je l'ai dit, le président de la République s'y est récemment déplacé. La situation reste toutefois paradoxale puisque, malgré ces efforts, des carences perdurent.
Nous n'avons effectivement pas éradiqué la délinquance du quotidien. Celle-ci est significative. C'est pourquoi la Guyane est un des premiers départements criminogènes de France. Par ailleurs, l'État, en dépit de tous ces efforts, n'arrive pas à contrer les phénomènes de criminalité organisée, puissants, qu'il parvient tout au plus à juguler. Ce sont les grands trafics : les stupéfiants, l'immigration illégale et les armes. Nous constatons une difficulté notable à délivrer la réponse que nous souhaiterions apporter.
Quelles sont les raisons de cette carence sécuritaire ? Tout d'abord, je rappelle que lorsque la Guyane n'était qu'une petite colonie pénitentiaire oubliée en Amazonie, elle n'était pas soumise aux vents puissants de l'Amérique latine en matière criminelle. Or, avec son développement, la Guyane a naturellement connu les maux de son environnement immédiat. C'est pourquoi nous constatons que les phénomènes de grande criminalité issus de l'Amérique latine gagnent ce territoire. En réalité, l'environnement géopolitique est assez hostile.
Par ailleurs, la doctrine d'emploi des forces serait aujourd'hui à repenser. Il faut sans doute réfléchir à la manière dont ces forces, assez nombreuses, sont exploitées. Nous fonctionnons comme si les phénomènes criminels qui nous atteignent étaient des phénomènes constitutifs d'une menace intérieure, alors que la plupart sont exogènes. J'ajoute que l'emploi des forces est fondé sur une doctrine purement métropolitaine alors que tout le monde convient que les outre-mer sont des extensions mondialisées de la France. Nous appliquons ainsi des schémas de pensée prévus pour l'Hexagone.
Enfin, la faiblesse de l'institution judiciaire est manifeste, non pas car celle-ci ne fait rien, mais parce qu'elle se trouve limitée à la gestion courante d'une criminalité débordante qui assèche ses capacités opérationnelles sans traiter les racines de la délinquance. Nous n'avons pas vu, actuellement, des affaires qui visent à mener des politiques de démantèlement pour arrêter les trafiquants. Nous ne démantelons pas la structure. La situation est similaire pour l'orpaillage et les armes.
S'agissant des mesures préconisées pour prendre la main sur les faiblesses constatées, l'action diplomatique apparaît essentielle compte tenu de ce phénomène exogène. Cette action diplomatique doit se distinguer de la coopération technique que nous menons en matière militaire, judiciaire et policière avec nos voisins. Celle-ci est effectivement pertinente, mais ne s'avère pas suffisante. Une action diplomatique est nécessaire si nous souhaitons que les lignes bougent en Guyane. Il faut amener diplomatiquement nos pays voisins à faire évoluer la situation dans un certain nombre de domaines. Il s'agit d'un exercice que les diplomates savent faire, mais pratiquent finalement assez peu aujourd'hui. La Guyane est un petit territoire comparé au Brésil. Pour que ce dernier s'intéresse aux problématiques de la Guyane, l'action diplomatique me semble indispensable.
Pour ce faire, la Guyane doit être à la table des négociations franco-brésiliennes, ce qui n'était pas le cas jusqu'à récemment. Nous nous sommes réjouis lorsque le président de la République a réalisé un voyage en Guyane et au Brésil où les problèmes rencontrés par le territoire évoqué ont été abordés. Il a notamment été question de la façon de faire évoluer la situation. Un changement de ton est ainsi à noter de la part du Quai d'Orsay. Il faut développer cette dynamique.
Cette remarque est également valable à l'égard du Suriname et du Guyana où une action diplomatique doit être engagée. Sans celle-ci, nous serons condamnés à subir ces phénomènes sans jamais traiter les causes.
En outre, la révision de la doctrine d'emploi des forces est nécessaire. Les outre-mer justifieraient sans doute que nous votions, par exemple, le recours aux forces armées.
Si l'emploi des forces armées dans l'Hexagone peut prêter à discussion, la question est différente dans les territoires ultramarins, et notamment la Guyane. Il s'agit effectivement d'un territoire qui est hors norme. Il me semble important de nous demander s'il ne pourrait pas exister de nouvelles modalités pour recourir aux forces armées. Je rappelle que ce sont les seules à pouvoir intervenir, à la fois en termes de capacités logistiques et de savoir-faire pour endiguer des phénomènes extrêmement sérieux.
La justice doit développer des structures de lutte contre la criminalité organisée. Pour autant, la police doit également être concernée. La situation évolue, mais, jusqu'à présent, nous ne disposons pas de structures en capacité de lutter contre les phénomènes de criminalité organisée. Pour démanteler des réseaux, il faut effectivement une capacité d'enquête, de renseignement, de personnels spécialisés ainsi qu'une capacité de jugement qui, à ce jour, sont presque absentes en Guyane. Une évolution tout à fait positive s'amorce, mais il faut poursuivre les efforts.
Il est également nécessaire d'avoir recours à un meilleur usage du droit. La législation nationale appliquée en Guyane pose des difficultés liées aux particularités du territoire.
Des possibilités d'adaptation de la législation nationale par le biais des habilitations sont envisageables, mais assez peu utilisées. Des adaptations ont déjà été mises en oeuvre pour les territoires ultramarins par le passé. Ces actions ont été, à mon sens, insuffisamment réalisées. Un travail collectif est à mener. Il est possible d'adapter le code de procédure pénale ou le code minier, ce qui a été récemment réalisé, pour avoir des adaptations locales.
En outre, la déconcentration constituerait un moyen tout à fait intéressant et peu utilisé et donnerait au préfet la possibilité d'adapter les réglementations à la réalité locale.
Un meilleur usage du droit est essentiel pour faire en sorte que l'État gagne en efficacité et s'adapte à une nouvelle réalité en développant des outils qui paraîtraient de nature à renforcer son efficacité.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci M. le procureur général. Je vais maintenant laisser la parole à nos rapporteurs, Philippe Bas et Victorin Lurel.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Je vous remercie pour vos exposés riches qui répondent à nos préoccupations puisque notre mission porte sur la manière dont l'État remplit ses fonctions régaliennes essentielles dans les outre-mer. Ils soulignent que nous avons sans doute besoin, au fond, d'autonomie, de compétences élargies pour les collectivités, notamment départementales, régionales ou spécifiques. Pour autant, cette perspective est loin d'épuiser le sujet, dans l'objectif d'apporter aux populations ultramarines le même niveau de protection de la part de l'État que partout ailleurs en France.
Il faut aujourd'hui se pencher, non plus sur les compétences à transférer, mais sur l'exercice par l'État de ses propres compétences.
Vous avez apporté nombre de témoignages d'expérimentations que vous mettez en oeuvre. Nous avons, comme vous, de nombreuses interrogations. Vous avez pour autant apporté des réponses à un certain nombre de nos préoccupations.
Sur l'immigration, j'entends bien l'existence de phénomènes, que vous avez qualifiés de surprenants, mais dont nous avions été informés au cours d'un déplacement de la commission des lois en 2019, à savoir l'arrivée de migrants venant du Proche-Orient, notamment de Syrie.
Vous citez l'Afghanistan, nous avons vu les effets d'une très forte migration haïtienne à l'époque sans espoir de déboucher sur l'asile. J'ignorais que l'évolution de la situation en Haïti permettait désormais aux Haïtiens présents sur le sol français en Guyane d'espérer obtenir des titres de séjour au titre de la protection spéciale.
M. le préfet, pouvez-vous préciser ces éléments pour réfléchir ensemble à la manière de lutter contre ces phénomènes ? L'immigration haïtienne porte-t-elle une responsabilité dans le climat de violence qui s'est développé, notamment autour de Cayenne ?
Je souhaiterais également vous demander si vous considérez que l'application de cette excellente pratique du « 100 % contrôle » et la publication des arrêtés préfectoraux qui permettent d'éloigner des personnes de l'aéroport ne posent pas de problèmes juridiques qui pourraient prendre de l'importance. Ne faudrait-il pas apporter par la loi une plus grande sécurité juridique ou la situation est-elle en l'état satisfaisante ?
Vous avez évoqué les problèmes de trafic de drogue dont je parlais à l'instant et vous avez montré que, dès lors que nous sommes plus efficaces sur des points de passage, le trafic se reporte sur d'autres modes d'acheminement. Vous avez évoqué la situation des porte-conteneurs qui comprennent parfois 3 000 conteneurs et dans lesquels des quantités importantes de drogue sont parfois introduites. Celles-ci sont très difficilement détectables dans les ports européens. La marine nationale est-elle suffisamment mobilisée pour effectuer des contrôles ?
Je souhaite également vous interroger sur les questions d'ordre public, de sécurité et de violence intrafamiliale ainsi que sur la question des violences urbaines. Ce phénomène vous paraît-il aujourd'hui faire l'objet d'une meilleure maîtrise de la part de l'État ? Nous parlons d'un sujet de la vie quotidienne qui préoccupe le plus nos compatriotes de Guyane.
Enfin, j'aimerais, M. le procureur général, que vous approfondissiez le point de votre intervention sur la doctrine d'emploi des forces hexagonales que vous avez qualifiée d'obsolète. Les moyens - dont vous avez admis qu'ils avaient été augmentés pour la justice, la police, la gendarmerie -, sont-ils réellement, non pas proportionnés au nombre d'habitants, mais proportionnés au nombre d'actes de délinquance et à la criminalité que vous constatez dans votre territoire ?
Certaines questions sont modestes, mais conservent tout de même leur importance, notamment l'interprétariat. Serait-il possible de simplifier la procédure ? Nous éprouvons parfois des difficultés à trouver des interprètes diplômés dans l'ensemble des langues que nous devons utiliser pour faire comprendre la loi aux prévenus. Certains locuteurs pourraient se présenter sans être titulaires d'un diplôme pour le bon fonctionnement de la justice.
Vous avez également évoqué l'emploi des forces armées. Une idée circule s'agissant des zones de défense et de sécurité en forêt amazonienne. Visez-vous ce type d'action ? En quoi consisterait-elle précisément si nous souhaitions être efficaces ?
Nous sommes preneurs de vos propositions pour adapter le code de procédure pénale, ne pas baisser la garde sur le niveau de protection des droits des délinquants et des prévenus, mais être plus efficaces dans la répression en simplifiant les règles et en les adaptant à nos territoires ultramarins et, en l'occurrence, à la Guyane.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Vous avez laissé entendre, M. le procureur général, qu'une prise de conscience de l'État central est manifeste. Un rapport sénatorial composé de 52 propositions reprend les éléments que vous venez d'évoquer en termes de déploiement de moyens d'adaptation des lois et de nécessité de repenser la doctrine d'emploi des forces. Nous avons reçu la visite de plusieurs ministres. Gérald Darmanin a affirmé, lors d'un déplacement en Guadeloupe, qu'il n'est pas tant question de moyens, mais de renforcement des moyens d'enquête, ce qui n'est pas faux dans l'absolu. Nous manquons effectivement d'officiers de police judiciaire, de greffiers, d'officiers de liaison et d'autres professions.
Une conférence internationale sur la coopération s'est tenue à Saint-Martin. Le contre-amiral des forces armées basé en de Martinique a affirmé que nous avions les moyens aéro-maritimes. Je lui ai répondu que je me permettais d'en douter. Nous ne disposons pas de bâtiments de transport léger, de bateaux amphibies, et n'avons pas suffisamment de drones, mais j'ai parfois l'impression que nous nous contentons de seulement quelques moyens déjà présents. Il semble qu'un retrait de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de la France et de l'Europe soit manifeste dans la zone. Au-delà des moyens d'ajustement que nous pouvions ponctuellement octroyer, nous sommes en train de perdre une guerre.
Je ne suis pas excessivement pessimiste, mais j'ai l'impression que malgré ce qui a été dit, la prise de conscience n'est pas totale. Nous avons observé le démantèlement du renseignement territorial. Nous ne disposons pas encore des conventions judiciaires avec tous les pays.
La doctrine d'emploi des forces est un sujet évoqué depuis des années. Toutefois, ce sujet n'est évoqué qu'à travers les violences urbaines. Comment appliquer une nouvelle doctrine d'emploi des forces, par exemple pour l'opération administrative Harpie ? La dénomination, la nature même de cette opération administrative sont-elles une gêne ou un obstacle ? Comment le surmonter et être plus efficace à travers un nouvel emploi des forces et une nouvelle pensée plus stratégique et anticipatrice ?
Le préfet dispose de moyens renforcés par rapport à un préfet de l'Hexagone, notamment en matière de lutte contre l'immigration illégale. Personne n'évoque ce fait puisque nous, élus, sommes dans une situation délicate. Compte tenu de la pression migratoire, le préfet peut expulser et prendre des obligations de quitter le territoire français (OQTF) plus facilement qu'un préfet de l'Hexagone. En effet, il n'a pas à attendre la décision ou même la saisine du tribunal administratif. Nous parlons d'un moyen donné au préfet en Guadeloupe, en Martinique, à Saint-Martin, et également je crois à Mayotte.
Faudrait-il, selon vous, s'aligner sur la législation hexagonale ?
M Joël Sollier. - En Guyane, et peut-être dans nombre de territoires ultramarins, l'armée peut intervenir dans les territoires qui sont soit immenses, soit très complexes. Seule l'armée dispose des moyens d'intervention nécessaires.
À titre d'exemple, je souhaite évoquer la question de la protection de la frontière en Guyane. Celle-ci ne sera jamais totale, mais nous sommes aujourd'hui à un niveau minimal. Cette frontière n'est pas surveillée. Une solution intermédiaire est à trouver. L'armée dispose des moyens logistiques et de la capacité d'intervention. Or tant que ce territoire n'est pas mieux protégé qu'il ne l'est à l'heure actuelle, nous serons en permanence noyés par les vagues successives de phénomènes migratoires, criminels ou d'entrée illégale de marchandises.
Parler de régalien n'a pas de sens lorsque nous sommes dans l'incapacité d'assurer la protection du territoire sur lequel nous sommes souverains. Nous savons qu'il est possible de mener des actions en matière de surveillance de notre frontière. En effet, les migrants ne sont pas à tous les niveaux de cette frontière. Ils empruntent des zones de passage déterminées, qui sont d'ailleurs des zones traditionnelles et où la surveillance et le contrôle sont pourtant extrêmement faibles. Nous disposons aujourd'hui de moyens techniques tels que les drones.
Aujourd'hui, l'armée intervient, mais dans un cadre stratégique qui n'est pas bon.
Nous sommes considérés comme territoire national donc seule la gendarmerie peut théoriquement intervenir.
La situation est ainsi paradoxale puisque ceux qui ont les moyens n'ont pas le droit d'intervenir et inversement. Pouvons-nous trouver des mécanismes sans changer la Constitution ? Existera-t-il des moyens pour permettre à l'armée de retrouver une plus grande plénitude de ses compétences tout en agissant sur le territoire national ?
J'avais proposé des zones d'exclusion. Je précise que ce moyen est prévu par le code de la défense. Il s'agit de zones qui permettent à l'armée d'intervenir et de retrouver la plénitude de ses compétences sur le territoire national et de mettre en place des zones de blocage, que ce soit pour l'orpaillage ou pour le contrôle frontalier.
Il faut être prudent concernant la question des moyens. En effet, la question des moyens sans la question de la stratégie n'a pas de sens.
Beaucoup de drogue circule en Guyane. 2 500 tonnes de drogues sont produites par trois pays, la Colombie, le Pérou et la Bolivie. Elles viennent se déverser sur toute la zone Antilles-Guyane. Il s'agit d'une zone de rebond vers l'Europe, l'Amérique, voire l'Afrique et l'Asie. Si nous n'avons pas de stratégie pertinente, nous serons éternellement dans une logique de moyens.
Si nous n'adoptons pas de stratégie pour lutter contre l'orpaillage, nos efforts ne porteront pas leurs fruits. L'Histoire le montre, le phénomène ne régresse pas. Il a même tendance à s'accroître. Il nous sera impossible de bénéficier des moyens de façon permanente. Il ne faut pas que la question des moyens écarte celle de la stratégie.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci M. le procureur général. Nous sommes preneurs des éléments que vous pourrez apporter par écrit.
M Antoine Poussier. - Je rappelle qu'en Guyane, plus d'un tiers de la population est étrangère. Nous voyons la traduction concrète de l'évolution de la doctrine de l'OFPRA. Elle semble désormais plus facilement reconnaître la protection internationale, la protection subsidiaire pour les ressortissants haïtiens - au moins ceux résidant dans le grand Port-au-Prince. Cette évolution de la pratique de l'OFPRA s'applique aux ressortissants haïtiens, quelle que soit la durée de leurs séjours en France. Ainsi, des ressortissants haïtiens en situation illégale depuis plusieurs années se font enregistrer comme demandeur d'asile en profitant de cette possibilité juridique qui leur est offerte. Nous sommes face à la perspective d'une forme de régularisation massive via l'asile d'une partie des Haïtiens qui résident en Guyane. Je pense que la situation est similaire en Guadeloupe et en Martinique, bien que les volumes soient moindres.
S'agissant du rapport entre la population haïtienne et la criminalité, il me paraît pertinent d'observer que la moitié de la population pénale est étrangère. Toutefois, au total, près d'un tiers de la population est étrangère, ce qui n'est donc pas surprenant.
J'observe également que trois fois plus de Brésiliens que d'Haïtiens sont en prison en Guyane.
Je vous remercie, Monsieur le sénateur, de votre proposition de mettre en place un contrôle à 100 %. Je constate que 12 000 arrêtés préfectoraux ont été pris, pour mémoire, l'année dernière, ce qui révèle l'ampleur des actes exceptionnels. Nous parlons de plusieurs dizaines d'actes par jour, même si ce chiffre a aujourd'hui diminué. Ceux-ci sont fondés de manière basique sur le pouvoir de police générale du préfet. Le juge n'a jamais remis en cause la faculté du préfet de mobiliser ce pouvoir de police générale pour interdire l'embarquement. Il a simplement considéré que, dans la moitié des cas ayant fait l'objet d'un recours, le faisceau de présomption qui avait fondé cette décision était insuffisant. Il a sanctionné l'acte en considérant qu'il n'existait pas de motifs suffisants pour interdire l'embarquement. En revanche, dès lors que les motifs étaient jugés suffisants, le juge local n'a pas remis en cause la possibilité pour le préfet d'interdire l'embarquement pour des raisons de prévention des crimes et des délits et d'ordre public. En l'état, nous n'avons pas dépassé le tribunal administratif.
Il existe, à ma connaissance, un appel formé devant la Cour d'appel de Bordeaux dont l'audience devrait avoir lieu l'année prochaine. Elle permettra de considérer le raisonnement du juge de première instance.
Parmi les différentes modes de trafic que vous avez évoqués, les porte-conteneurs sont connus. Il existe à ce sujet une série d'articles récents très bien documentés dans Le Monde qui montrent que les grands ports européens sont des points d'entrée, notamment pour le trafic de stupéfiants. Je ne pense pas que la Marine nationale puisse mener des actions véritablement efficaces. Il est effectivement difficile de réaliser des contrôles en mer sur les porte-conteneurs. En l'état, l'installation de scanners à l'arrivée et au départ est pertinente avec une limite des flux, sachant qu'en Guyane, les flux sont évidemment plus limités qu'à Rotterdam par exemple et que cette condition permet ainsi d'effectuer des pré-contrôles.
L'analyse des images est compliquée. La mise en oeuvre de ces dispositifs n'est pas simple, mais elle est prévue par la douane à compter de l'année prochaine. Nous le savons, en matière de lutte contre les stupéfiants, comme souvent en matière de lutte contre la criminalité organisée, le renseignement est central.
S'agissant des sujets de délinquance générale, d'ordre public et de violences urbaines, j'interviens avec le recul d'une expérience relativement limitée puisqu'en huit mois d'exercice de mes fonctions, je n'ai pas été confronté à de grands troubles à l'ordre public.
En revanche, les vols à main armée restent un fléau qui engendre de réelles perturbations sociales. Nous observons des vols à main armée de commerces, en particulier de libre-service, des vols à main armée de voie publique - arrachage, souvent de chaînes en or ou de vols de téléphone -, et les vols à main armée à domicile. Ce type de délinquance joue considérablement sur le sentiment d'insécurité. Sur ce point, les forces de police et de gendarmerie sont mobilisées. Il s'agit d'identifier toutes les régularités, notamment sur les vols à main armée de commerces. S'agissant de la lutte contre le trafic, notamment celui lié à la circulation des armes, des contrôles réguliers sont effectués. Ils donnent heureusement des résultats, mais nous sommes confrontés à un phénomène d'une ampleur considérable. En effet, nous saisissons en Guyane plus d'une arme à feu par jour pour un département de 300 000 habitants.
Concernant l'opération Harpie, je constate également le paradoxe entre les forces disposant de la capacité juridique, mais pas matérielle, et inversement. À ma connaissance, la Guyane est le seul département où une opération de sécurité intérieure est menée par les forces armées.
Les forces armées apportent leur capacité d'aéromobilité, leur résilience et leur puissance de feu dissuasive et à ces militaires, est associé un tandem de gendarmes qui apporte le cadre juridique classique. Je rappelle que l'officier de police judiciaire (OPJ) est habilité à constater les infractions, notamment minières, et à procéder à des contrôles. Parfois, les compétences propres aux gendarmes sont données au personnel du Parc amazonien de Guyane grâce au code minier ou au code de l'environnement, voire au personnel de l'Office national des forêts (ONF) pour la réserve naturelle des Nouragues. J'espère que les agents de l'Office français de la biodiversité auront bientôt cette possibilité puisqu'ils en ont la compétence juridique.
Ce modèle, associant les capacités militaires adaptées à la forêt amazonienne aux compétences juridiques des OPJ conférées par les codes miniers et de l'environnement, est vertueux.
Les forces armées sont attachées à cette complémentarité et cet auto-contrôle. Ils ne sont pas nécessairement enthousiastes à l'idée de voir des sections d'infanterie - légion ou troupe de marine - réaliser des missions auxquelles elles ne sont pas préparées. Elles sont désireuses de la présence des OPJ qui permettent de disposer d'appréciations civilo-militaires.
Cette complémentarité est conceptualisée et mise en oeuvre depuis maintenant une quinzaine d'années. Toutefois, la stratégie Harpie doit être en évolution permanente. Nous disposons d'axes de progression et de réflexion pour essayer de rendre cette stratégie la plus performante possible.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci Monsieur le préfet. Nous retenons de cette audition que la Guyane se situe dans un environnement géopolitique hostile. L'étendue du territoire, sa couverture végétale, le fleuve et ses longues frontières posent un certain nombre de problématiques de sécurité puisque la Guyane est très attractive de par sa richesse minérale, notamment l'or. Elle est aussi une terre d'immigration, notamment haïtienne compte tenu des difficultés que connaît ce pays. Une immigration arrive aussi de la Syrie et de l'Afghanistan. Les défis à relever sont donc énormes. La sécurité reste la base du développement de la Guyane. Pour lutter contre cette insécurité, le procureur général nous a apporté quelques pistes très intéressantes, notamment l'importance de travailler de l'extérieur, à savoir collaborer, développer plus de diplomatie avec les pays frontaliers et développer des moyens internes, innover encore.
L'opération Harpie est une forme d'innovation entre l'armée et les forces de gendarmerie, mais il faudrait peut-être entrevoir d'autres dispositifs qui seraient plus efficaces, notamment des zones d'exclusion. Ces innovations pourraient peut-être faire l'objet d'expérimentations dans d'autres territoires qui sont aussi confrontés à des phénomènes migratoires. Je pense notamment à Mayotte.
Mardi 14 mai 2024
Table ronde consacrée
à la situation en Guyane
Adaptation des administrations et
attractivité des emplois outre-mer
Audition de Béatrice
Bugeon-Almendros, première présidente de
la Cour d'appel de
Cayenne et de Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane
Mme Micheline Jacques, président. - À la suite de la première séquence consacrée principalement aux questions de sécurité, la seconde séquence portera plutôt sur les capacités d'adaptation des administrations et sur l'attractivité de certains emplois publics.
À cette fin, nous auditionnons Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne, et Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane. Je vous remercie pour votre disponibilité.
En Guyane, l'autorité et l'efficacité de l'État sont directement remises en cause. La justice et l'éducation nationale sont naturellement deux piliers indispensables et la réussite de leur action est déterminante pour que l'État reconquière le terrain perdu.
Un questionnaire vous a été transmis pour vous aider à cerner nos principales interrogations et attentes. Nos réflexions se concentrent avant tout sur la stratégie de l'État en Guyane, sur l'adaptation de ses modes d'action, moins que sur la question des moyens quantitatifs, humains ou financiers.
Dans le fonctionnement quotidien de vos administrations respectives, nous cherchons à savoir si vous disposez des marges de manoeuvre et de l'appui nécessaire de vos administrations centrales pour adapter les politiques publiques dont vous avez la charge aux réalités et défis de la Guyane.
Pour prendre l'exemple de la justice, une délégation outre-mer a été récemment créée auprès du secrétariat général. Quel bilan en tirez-vous de votre point de vue d'utilisateur de ce service ? Qu'en est-il du côté de l'Éducation nationale ? Une structure analogue existe-t-elle ?
La question de l'attractivité des emplois est aussi fondamentale en Guyane, comme à Mayotte d'ailleurs. Quels sont les outils à votre disposition pour pourvoir les emplois ouverts avec des agents compétents ? Comment faire mieux ?
Voici quelques exemples de nos nombreuses interrogations.
Je laisserai les rapporteurs vous interroger après vos exposés liminaires d'une dizaine de minutes chacun, puis nos autres collègues interviendront s'ils le souhaitent.
Mme Béatrice Bugeon-Almendros, première présidente de la Cour d'appel de Cayenne. - Je suis en poste en Guyane depuis mars 2023. Je dispose d'à peine plus d'une année de retours d'expérience sur les difficultés auxquelles est confronté ce territoire et qui, sur certains aspects, ne diffèrent pas de celles rencontrées dans l'Hexagone.
S'agissant des moyens, le ministère a réalisé les actions nécessaires. Nous disposons de moyens suffisants pour exercer. Nous sommes en nombre suffisant, bien que nous soyons une petite structure puisque la Cour d'appel, entre le siège et le parquet, compte 14 magistrats. Le tribunal judiciaire est quant à lui de taille moyenne avec 27 magistrats au siège et 15 au parquet, ce qui permet, dans le prolongement des échanges précédents, d'apprécier la pression de l'activité pénale sur le département puisque, si en métropole le ratio des magistrats du parquet et du siège est plutôt de un magistrat du parquet pour trois magistrats du siège, il se situe en Guyane à plus de un pour deux. Ainsi, l'activité pénale de la Guyane se situe environ entre 75 et 80 % de l'activité judiciaire globale sur ce territoire.
Nous disposons des marges de manoeuvre suffisantes pour adapter nos actions. Nous avons effectivement une marge de manoeuvre pour organiser nos services en les adaptant aux besoins du ressort, en ayant la possibilité de renforcer les effectifs en fonction de la pression judiciaire sur tel ou tel contentieux.
Nous dégageons les priorités en concertation avec le tribunal judiciaire s'agissant des modes d'action et des priorités. En termes de particularité territoriale, le contentieux pénal est très prégnant, accompagné d'une nécessité de répondre dans d'excellents délais aux différents points de contentieux auxquels nous sommes confrontés avec une proportion d'affaires criminelles particulièrement importante.
Les relations avec le ministère de la Justice sont régulières. Nous n'éprouvons aucune difficulté pour communiquer les besoins qui sont entendus. Nous bénéficions d'une écoute attentive de la part du ministère, des directions des services judiciaires, au même titre que Mayotte.
En termes d'accès au droit, nous bénéficions en Guyane d'un Conseil départemental de l'accès au droit, particulièrement novateur, depuis maintenant plus d'une dizaine d'années, avec le développement d'actions comme les « pirogues du droit » à destination des populations les plus isolées et les plus reculées du territoire - elles sont nombreuses.
La réforme de la carte judiciaire ne s'impose pas. Nous observons une montée en puissance de la présence judiciaire sur l'ouest de la Guyane, à Saint-Laurent-du-Maroni. L'objectif est effectivement d'ouvrir dans ce secteur un tribunal judiciaire, annoncé pour 2027.
Aujourd'hui, des démarches ont été faites pour rapprocher la juridiction des populations sous forme d'audiences foraines - audience du juge des enfants, audience du juge aux affaires familiales notamment.
Saint-Laurent-du-Maroni enregistre un manque d'attractivité manifeste. Effectivement, la question de l'insécurité est grandissante sur l'ouest guyanais. Ce secteur rencontre également un problème d'isolement géographique avec peu d'offres d'emplois et de logements.
Nous espérons que le tribunal judiciaire ouvre dans les cinq années à venir. Les conjoints des collègues rencontreront de grandes difficultés pour trouver un emploi. La question du logement est également complexe. La juridiction située à Saint-Laurent-du-Maroni sera très éloignée de celle de Cayenne avec un véritable problème d'attractivité. En effet, seuls deux avocats sont installés à Saint-Laurent-du-Maroni sur 84 avocats au total à l'échelle du Barreau. La présence n'est donc pas assurée sur ce secteur, notamment s'agissant du contentieux des mineurs. Ainsi, des enfants comparaissent au civil comme au pénal sans avocat. Nous devons donc faire face à un déficit et rendre justice en étant dans l'impossibilité de respecter les dispositions légales en termes de représentation par avocat.
J'ajoute que les brigades de soutien sont très bien perçues. S'agissant des greffiers, ce dispositif est venu pallier un absentéisme très important, proche des 50 %. Aujourd'hui, un greffier sur deux n'est pas présent à son poste de travail, ce qui impacte gravement le fonctionnement de l'institution judiciaire. Pour autant, un brigadiste est nommé ici pour six mois. Un greffier arrive pour trois mois renouvelables. Cette situation ne résout pas ce problème d'instabilité et ne permet pas de se projeter à long terme avec le dispositif des brigades. Pour autant, celui-ci a été bénéfique et nous nous félicitions du renouvellement de ce dispositif.
Les contrats de mobilité sont un dispositif dont bénéficient les magistrats qui n'est pas sans incidence sur le fait que certaines collègues acceptent de travailler trois ans en Guyane avec la possibilité d'être ensuite nommé sur les trois ou quatre postes souhaitées. Or, ce système de contrat de mobilité n'est pas valable pour les greffiers. Ce point est évoqué par les syndicats de greffiers. Pour augmenter l'attractivité du ressort, les greffiers devraient eux aussi bénéficier de contrat de mobilité.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci. M. le recteur, vous avez la parole.
M. Philippe Dulbecco, recteur de l'académie de la Guyane. - Je vous remercie de m'avoir donné l'opportunité de parler devant vous de l'académie de Guyane. Le fait que vous vous intéressiez aux difficultés que nous pouvons connaître montre que nous ne sommes pas seuls pour conduire des politiques publiques.
Je voulais partager avec vous des éléments plus positifs au sujet de propos souvent négatifs sur la Guyane et son académie.
Il est normal que l'école focalise l'attention en Guyane puisqu'elle concerne environ 92 000 élèves et 9 000 professeurs. Près d'un tiers de la population est ainsi directement concerné par l'école. À peu près 700 millions d'euros de budget sont consacrés à l'école. 235 établissements sont répartis au total sur le territoire. Les attentes sont importantes. L'académie est singulière, notamment par sa géographie. Je vous mets au défi de trouver dans le monde une académie, un territoire, avec une telle densité d'écoles, notamment parmi les territoires les plus éloignés. Il s'agit d'une fierté que nous devons partager ensemble. L'école est présente partout sur le territoire guyanais avec une intensité exceptionnelle que je n'ai jamais rencontrée nulle part ailleurs.
Je crois que ce point mérite d'être souligné puisque, s'il est facile d'exercer sur le littoral, il est plus difficile de pratiquer sa profession au coeur du territoire. Nous parlons d'un réel défi que nous devons chaque jour relever.
En outre, le caractère multilingue et multiculturel est à souligner. En effet, 80 % des élèves qui rentrent à l'école n'ont pas le français pour langue maternelle. Ils utilisent les langues amérindiennes qui n'ont pas nécessairement de racines communes. Ainsi, lorsque vous allez dans une classe, vous constatez fréquemment l'existence de plusieurs langues maternelles. Il s'agit d'une richesse concernant l'enseignement. Pour autant, cette spécificité constitue une particularité que nous devons intégrer, en plus de la géographie, dans le déploiement de nos politiques éducatives.
Par ailleurs, les dimensions géographique, multiculturelle et socio-économique sont à prendre en compte. Près de 50 % de la population se situe sous le seuil de pauvreté et 30 % sous le seuil de grande pauvreté. Sur les bords de fleuve, 10 % de taux d'activité est enregistré. Si nous retirons l'Éducation nationale et les emplois de la commune, le taux d'activité est proche de zéro. Il faut faire l'école dans ces conditions, et il faut la réaliser de manière adaptée. En réalité, plusieurs secteurs sont à considérer au sein de l'académie de Guyane.
L'est de la Guyane comprend la frontière avec le Brésil. Nous accueillons nécessairement des élèves qui viennent de l'autre côté de fleuve. En effet, 80 % des élèves ont le portugais brésilien comme langue maternelle à Saint-Georges-de-l'Oyapock dans l'élémentaire. Dans ce secteur, la dynamique démographique n'est pas très forte. Les conditions de sécurité ne sont pas si dégradées. L'école doit pouvoir se développer dans de bonnes conditions. L'île de Cayenne est le lieu où tous les enseignants souhaitent travailler. Toutes les conditions sont réunies pour assurer une école de qualité honorable. Infirmières, psychologues et assistantes sociales sont présents sur le territoire. Cette académie est proche d'une académie de l'Hexagone qui connaît des difficultés sociales, mais qui reste armée.
À l'ouest, nous connaissons une véritable vague démographique. Nous créons des écoles, des classes. Nous sommes submergés par la demande. Madame le maire de Saint-Laurent-du-Maroni construit au moins une école par an, mais ce n'est pas suffisant au regard de la forte démographie. Les conditions de sécurité sont très dégradées. Nous connaissons dans ce secteur une succession d'évènements graves chaque jour de la semaine. Il s'agit d'un territoire peuplé de Bushinengués à la frontière avec le Brésil. Le personnel éducatif ne souhaite pas travailler là-bas. Des solutions doivent être trouvées pour que le personnel se rende dans cette zone, qui comprend le fleuve à partir de Saint-Laurent-du-Maroni - je pense à Maripasoula, Grand-Santi, Papaichton -, et les écarts. Il s'agit de zones habitées par les Bushinengués, à l'exception de Saint-Laurent-du-Maroni qui compte aussi des populations amérindiennes. L'enjeu est de rapprocher l'école de la population. Nous notons effectivement 20 fois plus de suicides chez les jeunes issus des écarts. Le passage de l'école au collège, avec l'enjeu de l'autonomie, est tout particulièrement difficile pour ces jeunes.
En outre, le secteur du fleuve Oyapock est essentiellement peuplé d'Amérindiens. Ce secteur est plus calme, mais connaît un contexte qui impacte indirectement l'école, notamment l'orpaillage illégal.
En réalité, la principale difficulté à laquelle nous sommes confrontés est le capital humain. Nous souffrons d'un double problème d'attractivité. Le premier est l'attractivité pour ceux qui souhaitent exercer en Guyane - enseignants et personnels académiques. Le second touche au fait qu'au sein du territoire, les Guyanais préfèrent travailler sur l'île de Cayenne. Devant ce phénomène, il est difficile d'inciter le personnel à travailler dans l'est, encore plus dans l'ouest et sur le fleuve.
Il s'agit de notre principale bataille.
S'agissant des titulaires, toutes les mesures pouvant rendre plus incitatif le travail sur les sites éloignés ou isolés seront bonnes. Une bonification d'ancienneté pourrait être envisagée aussi bien pour les jeunes diplômés que pour le personnel en cours de carrière. La possibilité de bénéficier d'une forme de garantie de retour à l'académie d'origine serait positive. Toute mesure qui pourrait favoriser l'activité en Guyane sera pertinente.
Il est également nécessaire de s'intéresser aux conditions de vie liées à l'exercice du métier - logement, transport et fret - afin de rendre plus attractive leur activité sur le fleuve.
Nous avons besoin d'innover pour ne pas travailler en mode dégradé sur ce territoire. Il faut innover sur la forme scolaire. Il faut trouver les modes de coordination adaptés avec les acteurs, de manière à garantir des conditions de sécurité optimales pour les élèves et les enseignants partout sur le territoire, et innover pour s'intéresser à des sujets qui ont trait aux conditions de vie et d'exercice du métier.
Je le répète, nous sommes condamnés à innover pour ne pas travailler en mode dégradé.
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Deux domaines différents inhérents à l'action publique ont été évoqués, mais il est intéressant d'entendre que vous avez rencontré des problématiques communes, notamment celles qui tiennent à l'attractivité des emplois de fonctionnaires - magistrats ou greffiers -, ou de fonctionnaires de l'éducation nationale, notamment dans la région du fleuve. Il s'agit d'un sujet que nous avons déjà rencontré au sujet de la Guyane dans d'autres missions.
Il est intéressant pour la représentation nationale de constater la motivation de responsables de service public - de la justice et de l'Éducation nationale en l'occurrence.
J'ai noté l'existence d'un projet de création de cité judiciaire, bien avancé, et qui est tout à fait original puisqu'il comprend à la fois un tribunal et un centre pénitentiaire. J'ai également entendu que certains mineurs comparaissent sans avocat dans le cadre de contentieux. Des solutions doivent être trouvées.
Que faites-vous actuellement lorsque vous vous trouvez dans cette situation pour rendre justice ? M. le recteur évoquait le fait d'innover, mais peut-être pourriez-vous partager quelques suggestions ?
En Guyane, il y a près de cinq ans, une institutrice du fleuve avait accompagné un ancien élève, de l'école primaire jusqu'au baccalauréat qu'il avait obtenu avec succès. J'ai pensé qu'on avait dû lui donner une prime et la féliciter pour ce qu'elle avait fait et transposer cette expérience pour que d'autres élèves puissent disposer d'un tel accompagnement. Pourtant, il lui a été interdit de recommencer car elle n'avait pas les qualifications nécessaires pour préparer au baccalauréat. J'aimerais savoir quels types d'innovation on pourrait imaginer.
Il y a celles que vous pouvez mener avec votre liberté d'action qui permet d'explorer jusqu'aux limites du possible. Vous dites que vous êtes dans un cadre légal qui s'impose à tous. Toutefois, nous pourrions aussi éventuellement le faire évoluer. Ce serait notre rôle de le proposer, le débattre et le voter.
Pour cela, il est absolument nécessaire que vous soyez force de propositions pour inspirer les nôtres.
Mme Béatrice Bugeon-Almendros. - Le Bureau est informé des dates d'audience et de la nécessité pour un avocat d'assister les mineurs. Je précise que la question se pose également pour les audiences civiles avec représentation obligatoire. Le Barreau doit assurer ses missions dans le cadre d'une permanence. Quelques avocats ont exercé à Saint-Laurent-du-Maroni, mais ces derniers sont partis pour regagner la métropole ou se sont associés avec leurs confrères à Cayenne. Ainsi, les magistrats doivent tenir leur audience avec un sentiment d'insatisfaction. Ils font effectivement leur office, mais ces familles et ces jeunes sont privés de l'assistance d'un avocat. Le recours aux interprètes à Saint-Laurent-du-Maroni est compliqué puisque plus de 50 langues du fleuve existent. Les familles viennent avec un ami ou un voisin qui assure les fonctions d'interprète. Je vous laisse imaginer la tenue des audiences. Dans ce cadre, nous essayons d'obtenir l'adhésion des familles en leur expliquant le sens de la décision qui est prise. La population est très respectueuse de l'autorité judiciaire, mais cet exercice reste difficile.
Il faut envisager l'installation des avocats, des magistrats et plus largement du personnel pénitentiaire à Saint-Laurent-du-Maroni. 450 personnels devront être accompagnés et logés, mais rien n'est fait en raison du caractère aléatoire de l'effectivité du projet d'ouverture de la cité judiciaire et du centre pénitentiaire.
Sans aucune aide financière, je ne vois pas ce qui motiverait un avocat à s'installer à Saint-Laurent-du-Maroni alors qu'une demande existe déjà à Cayenne. J'ajoute que le Barreau de Cayenne est en nombre insuffisant.
M. Philippe Dulbecco. - Nous déployons l'école dans des conditions véritablement innovantes. Nous parvenons à réaliser des actions dans ces territoires que nous ne menons pas dans l'Hexagone avec la même qualité et le même niveau d'exigence.
Il est absolument essentiel d'innover sur le capital humain. Il faut, d'une manière ou d'une autre, mobiliser par tous les moyens possibles les viviers locaux. Il faut innover et peut-être créer des statuts comme cela a déjà pu être réalisé par le passé. Je pense par exemple aux intervenants en langue maternelle.
Les intervenants en langue maternelle n'ont pas les qualifications requises pour être professeur, mais on innove en leur donnant des équivalences qui leur permettent de se présenter au métier de professeur des écoles. Nous essayons d'aller aussi loin que possible dans un cadre légal.
Cette année, pour déployer l'école à Saint-Laurent-du-Maroni, nous avons créé un statut nouveau d'« accompagnateur pédagogique » pour de jeunes Wayanas qui ont à peine le baccalauréat. Par ailleurs, nous essayons également de valoriser au mieux l'alternance. Nous lançons une campagne pour expérimenter, dans les écarts, le passage du concours de professeur des écoles, avec 20 jeunes qui auraient juste le baccalauréat, à travers une formation très lourde sous forme de compagnonnage. S'ils ne passent pas le concours, mais qu'ils disposent manifestement des compétences adéquates, nous les recrutons comme contractuels. Nous ne dégradons pas, nous innovons.
Nous avons mis en place des partenariats, je l'espère très prometteurs, avec trois grandes universités de l'Hexagone, à savoir Aix-Marseille Université, l'Université Côte d'Azur et l'Université Clermont Auvergne. Les jeunes diplômés qui souhaitent une expérimentation professionnelle marquante peuvent être envoyés dès le mois de juin dans les outre-mer. L'objectif est de les former. À la suite de cette formation, ils sont libres de rester sur le territoire ou de rentrer en métropole. Nous les accompagnons en matière de santé et de logement.
S'agissant des contractuels, le système de rémunération s'avère très attractif. Notre principale difficulté consiste à ce que ce dernier ne devienne pas trop attractif pour éviter que l'écart entre les titulaires et les contractuels ne se creuse. Il sera bientôt plus facile d'assurer les enseignements grâce à des contractuels puisque, dans les académies très déficitaires comme les nôtres, les contractuels choisissent où et quand ils travaillent.
Nous avons des réunions avec les recteurs ultramarins toutes les six semaines ainsi qu'avec la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO), le secrétariat général du ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse et le ministère de l'enseignement supérieur. J'ai le sentiment que nous sommes plutôt bien traités, écoutés et entendus, mais nous rencontrons des difficultés à faire accepter des mesures dérogatoires, s'agissant par exemple de l'accélération de carrière pour un jeune titulaire qui vient en Guyane ou de la possibilité de retourner ensuite dans son académie d'origine...
Nous avons mené des innovations institutionnelles. Je pense notamment à la mise en place d'un comité de pilotage qui rassemble l'Éducation nationale, les communes, les collectivités territoriales de Guyane, EDF et l'ensemble des parties prenantes qui concourent à faire que les conditions d'exercice du métier soient meilleures. On met en place ce que j'appelle des mesurettes : mise en place par la mairie de Grand-Santi d'une navette entre Grand-Santi et Mofina qui change la vie des enseignants, installation de dispositifs pour chasser les chauve-souris dans les écarts de Maripasoula, rénovation des logements pour les enseignants à Camopi, faciliter les procédures pour l'attribution des logements aux enseignants...
Ce sont des « mesurettes » qui vont améliorer les choses. Sur la sécurité, il existe une coordination très efficace entre l'Éducation nationale, les services de police et de gendarmerie, et les communes.
Ainsi, de petites innovations institutionnelles font que, malgré les difficultés, il est possible de faire avancer l'Éducation nationale en Guyane.
Mme Micheline Jacques, président. - Merci. Je pense à la prise en charge des enfants en situation de handicap. S'agissant des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), avez-vous pensé à un dispositif en collaboration avec la commune pour permettre à un AESH de pouvoir aussi assurer la pause méridienne de manière à permettre à cette personne de bénéficier d'un salaire plus conséquent ? En outre, l'Université de Guyane a été créée il y a 10 ans. Quel bilan faites-vous de la création de cette université spécifique à la Guyane ?
M. Philippe Dulbecco. - Les AESH sont l'un des sujets qui me posent le plus de difficultés avec la prévention des grossesses précoces. S'agissant de ce dernier point, nous savons ce qu'il faut faire. Des opérations lourdes seront lancées à partir de la rentrée prochaine.
En Guyane, une vraie difficulté consiste à identifier les jeunes en situation de handicap.
L'absence de compétences nous freine. Les psychologues de l'Éducation nationale sont devenus rares. Le titre de psychologue s'obtient après la validation d'un master en psychologie. Or nous n'avons pas de formation en psychologie à l'Université de Guyane.
J'ai une vision positive de l'université telle qu'elle se développe aujourd'hui, et qui est issue de la scission de l'Université Antilles-Guyane. Il a fallu démontrer que celle-ci faisait sens.
La logique quantitative qui prévalait jusque-là avait des effets pervers. Nous prenions tous les candidats. Nous incitions même les jeunes à s'inscrire. Ainsi, l'université pâtit d'une mauvaise image, loin de l'excellence. Les étudiants réussissent peu. Les bons élèves, qui avaient sans doute le choix d'aller dans l'Hexagone, se posent des questions. Je crois que cette période est révolue et que l'Université de Guyane a accepté une baisse de ses effectifs. Il s'agit d'un facteur important. La gouvernance de l'université est devenue plus exigeante. Nous avons également réussi à intégrer les organismes de recherche à l'université - notamment l'Institut Pasteur, l'institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE). L'offre de masters de l'université est donc en train de se densifier.
Nous avons également créé un Institut de préparation à l'administration générale (IPAG) à mon arrivée. Une filière « sciences et techniques des activités physiques et sportives » (STAPS) a également été ouverte. Je rappelle que chaque année 260 élèves de Guyane postulent pour une formation en STAPS sur Parcoursup.
Je crois que cette université est née dans le contexte que nous connaissons et qui a sans doute connu un démarrage marqué par une logique davantage quantitative. Pour autant, je crois qu'aujourd'hui, l'université a entamé une démarche plus exigeante. Je suis confiant. L'université a été lauréate d'un appel à projets d'excellence. La ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau, a sélectionné un groupe restreint d'universités pour entrer dans un nouveau dialogue de gestion, ce qu'elle nomme les contrats d'objectifs de moyens et de performances pluriannuelles. Parmi elles, l'Université de Guyane a été sélectionnée de manière expérimentale dans ce groupe d'universités qui a fait l'expérience d'une forme de régulation - qui se généralise d'ailleurs à l'ensemble des universités.
Mme Micheline Jacques, président. - Je vous remercie. Nous disons souvent que nous manquons d'ingénierie dans les territoires ultramarins, notamment en Guyane sur le sujet du logement social. Il est plutôt encourageant de voir que nous avons une université qui se développe et s'avère de plus en plus performante. La Guyane présente des richesses extraordinaires avec sa végétation et sa faune qui peuvent être des sources de recherche et de solutions pour le futur, pour notre pays et toute la zone.
M. Philippe Bas, rapporteur. - Vous avez fait allusion à un problème qui nous intéresse vivement puisque vous avez entrepris une démarche réfléchie sur la prévention de la grossesse des adolescentes en Guyane, grossesses qui sont, pour une grande partie d'entre elles, volontaires. Nous souhaiterions que vous nous communiquiez les éléments du dispositif que vous allez élaborer et mettre en place. Il s'agit d'un sujet majeur et très sensible. Le fait de vous être intéressé à ce problème relève d'une initiative excellente.
Mme Micheline Jacques, président. - Nous avons retenu de cette audition que l'attractivité fait particulièrement défaut, tant pour la justice que pour l'éducation nationale. En outre, cette situation est liée à un certain nombre de conditions d'accueil et à la réputation. Les problématiques de sécurité et de violence sont loin d'attirer le personnel. Vous nous avez proposé des pistes d'innovation et je vous en remercie.
Je plaide pour la différenciation territoriale et pour l'adaptation. L'exemple de la Guyane montre à quel point une adaptation est parfois nécessaire. Vous avez en effet souligné la spécificité des problèmes propres à chacun des espaces guyanais que vous nous avez présentés. J'espère que les pistes que nous trouverons pourront être dupliquées pour d'autres territoires. Je pense notamment à Saint-Barthélemy qui rencontre également un problème d'attractivité lié à d'autres facteurs.
Nous sommes à l'écoute des éléments que vous pourrez nous communiquer afin d'avancer sur ce sujet.
Mercredi 29 mai 2024
Audition du contre-amiral
Nicolas Lambropoulos, commandant supérieur des forces armées aux
Antilles (Comsup FAA)
Mme Micheline Jacques, président. - Mes chers collègues, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'adaptation des modes d'action de l'État dans les outre-mer, nous auditionnons cet après-midi le contre-amiral Nicolas Lambropoulos, commandant supérieur des forces armées aux Antilles.
Nous vous remercions, Amiral, d'avoir bien voulu accepter notre invitation et de participer à cette visioconférence exceptionnelle à plus d'un titre.
Vous avez été nommé le 1e août 2023 commandant supérieur des forces armées aux Antilles (FAA), mais aussi commandant de la zone maritime Antilles et commandant de la base de défense des Antilles. Après une carrière déjà prestigieuse, vous dirigez donc les forces armées qui assurent la protection de cette vaste zone et animent la coopération régionale dans ce domaine depuis la Martinique jusqu'à la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Vous pourrez nous dire si votre champ de compétence géographique n'est pas trop large au regard de l'ampleur des missions qui vous incombent et des moyens dont vous disposez !
Par ailleurs, les FAA sont particulièrement engagées dans la lutte contre le narcotrafic au travers de l'action de l'État en mer. Or, la commission d'enquête du Sénat sur l'impact du narcotrafic en France a rendu le 14 mai son rapport qui pointe notamment une coopération internationale défaillante et des territoires ultramarins qui ont le sentiment d'être abandonnés par l'État. Le rapport mentionne en effet des services sous-dotés et des mesures parcellaires.
Au final, le constat est sévère. Je cite : « si la stratégie mise en place en Guyane a indéniablement eu des effets positifs, elle est davantage tournée vers la protection de l'Hexagone que vers celle des territoires ultramarins, justifiant le sentiment d'abandon des habitants, des élus et de la chaîne pénale. Elle a aussi immédiatement conduit à la mise en place de deux grandes stratégies de contournement : le report vers la voie maritime et le report vers les Antilles ».
Vous nous direz si vous partagez ce constat. Nous nous sommes rendus en avril dans cette région où d'importantes prises de drogue ont récemment été réalisées par les services français. Ces prises correspondent-elles selon vous à un renforcement de l'efficacité de l'action de l'État ou plutôt à une intensification du narcotrafic dans la zone ?
Enfin, compte tenu de l'objet de notre rapport, nous avons beaucoup de questions concernant vos relations avec la préfecture et les autres services de l'État. Quelles sont vos recommandations pour une meilleure organisation et coordination des services de l'État en général, et avec les forces armées en particulier, au niveau territorial ? Quelle appréciation portez-vous sur la surveillance et la protection de l'espace maritime français ?
Voici quelques-unes des interrogations que nous vous avons transmises pour préparer cette audition. Après votre exposé liminaire, je laisserai nos collègues vous interroger.
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos, commandant supérieur des forces armées aux Antilles (Comsup FAA). - Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je suis très heureux de m'exprimer devant vous. Vous avez brossé un agenda extrêmement ambitieux pour le temps imparti.
J'occupe en effet les trois fonctions que vous avez rappelées. Les FAA regroupent 1 100 personnes, civils et militaires. Elles disposent, pour leur composante maritime, de 5 navires, 2 frégates de surveillance, 1 patrouilleur de la gendarmerie maritime, 1 bâtiment de soutien et de surveillance multi-missions et 1 remorqueur. La composante terrestre est composée du 33e régiment d'infanterie de marine. Enfin, tous les grands services du ministère des Armées sont représentés : communication, infrastructures, commissariat, etc.
Les FAA ont pour mission le maintien de la souveraineté française dans la région, la préservation des ressources françaises, la lutte contre les trafics en mer, notamment le trafic de stupéfiants. Elles doivent aussi être en mesure de participer à une opération de secours d'urgence sur le territoire national. Dans quelques jours nous rentrerons dans la période cyclonique et les forces armées sont un pion important de réponse en cas de catastrophe naturelle, comme elles l'ont fait en 2017 quand la zone a été frappée par le cyclone Irma. Enfin, elles doivent être en mesure de répondre à une opération militaire limitée, comme l'évacuation en hélicoptère de 250 ressortissants français à Haïti au mois de mars par des manoeuvres d'hélicoptères.
Après cette introduction, je vous propose de focaliser sur mon rôle de commandant de zone maritime.
Je coordonne pour le préfet de la Martinique, délégué du Gouvernement, le fonctionnement des administrations qui oeuvrent en mer et qui concourent aux 45 missions de l'action de l'État en mer dont la lutte contre le narcotrafic. C'est sur cette mission que je vais me focaliser pour essayer de répondre à vos questions.
Ma zone d'action est la zone maritime Antilles, en bleu sur la diapositive projetée. Cette zone assez vaste englobe le golfe du Mexique, la zone Caraïbe et une partie de l'Atlantique. Au bout de la zone à l'est, nous sommes à mi-distance du golfe de Guinée, donc au milieu de l'Atlantique. Cette zone s'étend jusqu'au nord du Brésil et englobe la Guyane. Dans cette zone, nous oeuvrons, avec le préfet, pour l'action de l'État en mer.
J'ai indiqué sur la carte ma perception des routes maritimes du narcotrafic. Depuis 2020, la production de cocaïne a augmenté d'environ 15 %. En 2022, 2 300 à 2 500 tonnes de cocaïne pure ont été produites essentiellement en Colombie, au Pérou, en Bolivie. Elle croît parce que la demande croît en Afrique, en Moyen-Orient, en Asie, mais aussi en Europe, avec un trafic qui est toujours aussi rentable et lucratif. En France et en Europe, le gramme de cocaïne est vendu entre 70 et 75 euros, alors qu'il ne coûte que 1 euro à 1,50 euro en Colombie. Le trafic est donc extrêmement rentable et pour le casser il faut intercepter la plus grande partie de la production.
Pour acheminer cette drogue, les narcotrafiquants utilisent de nombreuses routes et de nombreux moyens. Ils utilisent les voies commerciales maritimes et aériennes, en utilisant pour chacun de ces modes des techniques particulières, « les mules », le colis postal, la dissimulation avec, au coeur d'un conteneur de bananes, dans des sacs de café ou dans le fourrage, quelques pains de cocaïne.
Ils utilisent également des voies maritimes plus rustiques, plus irrégulières. Ils font appel à des go fast surmotorisés, à des navires de pêche ou à des voiliers. Ils peuvent également laisser des ballots à la dérive pour qu'ils gagnent leur destination au gré des courants. Enfin, ils ont recours à des semi-submersibles.
Côté Caraïbes, dans notre zone de responsabilité, il y a une sorte d'autoroute de go fast qui part de Colombie et du Venezuela et se dirige vers la République dominicaine et vers Porto Rico. C'est la porte d'entrée la plus aisée pour les narcotrafiquants vers l'Amérique du Nord. Une autre route maritime, plus empruntée, longe le Venezuela, et remonte l'arc Antillais, à partir de Trinité et Tobago, en passant par les petites Antilles jusqu'à Anguilla, avant de rejoindre ensuite Porto Rico de la même façon. Ils utilisent différents types de vecteurs comme des petites tapouilles et les bateaux qui font le service inter-îles. Entre les îles, les distances sont très courtes et sont franchies très rapidement par des bateaux surmotorisés. Il ne faut par exemple que 40 minutes pour aller de Sainte-Lucie à la Martinique quand la mer est agitée. Une troisième route, plus au sud, part du Plateau des Guyanes et rejoint l'Afrique, l'Amérique et l'Europe.
J'observe quatre grandes tendances. Tout d'abord, le trafic s'est déplacé du Pacifique vers l'Atlantique et la Caraïbe, alors qu'il avait historiquement lieu du côté du Pacifique. C'est la pression des États-Unis sur les narcotrafiquants dans le Pacifique qui les a incités à se rabattre dans la Caraïbe et dans l'Atlantique. Par ailleurs, il y a un fort trafic de go fast vers la République dominicaine et Porto Rico, qui sont des portes d'entrée très importantes pour les narcotrafiquants. Les prises sur le Plateau des Guyanes sont en forte augmentation. Cette zone devient une plaque tournante parce qu'il y a une pression très forte sur la Colombie notamment. Les narcotrafiquants utilisent la forêt du Brésil, de la Guyane, du Suriname et du Guyana comme un refuge pour transporter la drogue vers des côtes d'où ils peuvent partir plus facilement vers l'Europe et l'Afrique. Enfin, les quantités saisies par prise sont en forte augmentation. Alors que nous saisissions il y a trois ou quatre ans 500 kg de cocaïne par prise, cette quantité est passée à 1 tonne au minimum. Nos dernières saisies se sont élevées à 2,4 tonnes, 1,5 tonne, 2 tonnes, etc. Nous suspections un bateau de transporter 3 tonnes de drogue mais il était finalement vide. Récemment, la Marine a intercepté 10 tonnes de cocaïne sur un bateau qui rejoignait l'Afrique.
Mme Annick Girardin. - Quels sont les pays partenaires de la France et quelle confiance accordez-vous à ces partenariats ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Nous travaillons étroitement avec les États-Unis. Ils ont monté une sorte de centre inter-agences, le Joint InterAgency Task Force-South (JIATF) Sud, basée à Key West en Floride. Elle réunit quinze pays et toutes les agences qui, de près ou de loin, luttent contre la criminalité, le crime organisé, le narcotrafic, et essaie de coordonner les moyens des différents pays (République dominicaine, Colombie, France, Pays Bas, etc.). C'est une organisation militaire, qui travaille sous les ordres du commandement militaire américain pour le Sud. Nous disposons d'un officier de liaison et la JIATF-S nous fournit des renseignements.
Nous travaillons beaucoup avec les Pays-Bas qui sont implantés à Curaçao et déploient en permanence un navire pour lutter contre le trafic dans leur zone de responsabilité. Ils sont essentiellement confrontés à des go fast, puisque les îles ABC, Aruba, Bonaire et Curaçao, au nord du Venezuela, sont sur les routes des go fast.
Nous avons, en outre, de très bonnes relations avec la marine colombienne, qui est très impliquée dans la lutte contre le narcotrafic, au péril de la vie de nombreux militaires. Chaque semaine, des soldats tombent dans les combats contre les narcotrafiquants. La Colombie nous fournit régulièrement des renseignements et nous demande d'intervenir sur des navires suspectés de transporter de la drogue. Nous menons aussi des opérations conjointes d'interception.
Nous travaillons aussi avec la République dominicaine, qui est soumise à un fort flux de cocaïne. J'essaie de nouer des partenariats entre Marines pour favoriser l'échange de renseignements, la connaissance de la zone, pour essayer d'utiliser le mieux possible nos moyens. Nous n'avons pas de coopération avec le Venezuela, mais des accords nous permettent de leur remettre la drogue interceptée sur les bateaux battant pavillon vénézuélien.
Je précise qu'en mer nous n'avons pas le droit d'intervenir sur un bateau sans l'accord de l'État du pavillon. Quand nous avons un renseignement sur un navire, nous montons à bord et nous réalisons une enquête de pavillon. Une fois que nous l'avons identifié, nous contactons les services diplomatiques de ce pays pour leur demander l'autorisation de fouiller le navire. Si nous trouvons de la cocaïne, nous leur demandons s'ils veulent conserver ou non leurs compétences juridictionnelles, c'est-à-dire s'ils veulent judiciariser le cas chez eux ou s'ils le cèdent à la France. Le Venezuela conserve ses compétences juridictionnelles et nous demande de lui remettre la drogue saisie. J'observe que les militaires vénézuéliens sont très impliqués dans la lutte contre le narcotrafic.
Je suis également en relation avec la Barbade et avec Trinité-et-Tobago. Je m'efforce de favoriser les liens pour que nous puissions agir ensemble contre les narcotrafiquants.
Enfin, nous travaillons avec le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (Maritime Analysis and Operations Centre-Narcotics - MAOC-N), basé à Lisbonne, qui regroupe sept pays européens, à l'initiative de la France. Il permet l'échange de renseignements entre services policiers et services de renseignement militaires. Ce centre nous donne beaucoup d'informations, notamment sur le trafic au départ du Plateau des Guyanes.
Mme Micheline Jacques, président. - Quelles sont vos relations avec la CMA-CGM ? En effet, lors d'une visite au siège de Marseille, cette entreprise nous a informés de sa stratégie de protection et de lutte contre le narcotrafic.
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Je sais que la CMA-CGM a mis en place une structure particulière de lutte contre le narcotrafic sur ces bateaux. C'est un sujet qui relève de la compétence du service de renseignement des douanes et de la douane terrestre, plus que de la mienne. Je m'occupe de la lutte en mer contre les trafics illicites. La Marine ne peut pas monter à bord d'un navire qui transporte plusieurs milliers de conteneurs en mer pour chercher de la drogue, ce serait illusoire. Ce sont des opérations qui sont menées essentiellement par la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), en lien étroit avec la CMA-CGM.
M. Frédéric Buval. - Nous savons que le transport de drogue est corrélé avec l'arrivée massive d'armes en Martinique. Nous sommes devenus un territoire où règne l'insécurité, où tous les jeunes ont des « guns » en leur possession. Comment pouvez-vous stopper ce flot d'armes ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Pour répondre à votre question, je vais essayer de vous expliquer très rapidement la typologie de nos actions. Nous pouvons les classer selon qu'elles se passent au large ou près des côtes, si elles concernent un bateau plutôt rapide, un go fast surmotorisé, ou des bateaux plus lents, voiliers, petits caboteurs ou navires de pêche.
Pour les deux dernières catégories, ce sont des opérations que nous menons soit sur la base du renseignement fourni par nos partenaires dans la région ou les services de renseignement français, soit sur opportunité. Par exemple, nous volons en hélicoptère pour faire une liaison entre la Guadeloupe et la Martinique et nous tombons par hasard sur un bateau suspect et nous décidons de mener une opération. La marine nationale a plutôt vocation à travailler au large. Nous menons des opérations sur le Plateau des Guyanes à presque 2 000 kilomètres de la Martinique. Nous avons intercepté des bateaux à 2 400 kilomètres de Fort-de-France. Ces opérations ont une cinétique particulière, il faut plusieurs jours pour aller sur la cible, nous avons besoin de renseignements très solides pour envoyer un bateau à 2 000 kilomètres.
Les opérations côtières sont normalement du ressort des garde-côtes des douanes, qui disposent de petits patrouilleurs côtiers. Ce trafic côtier nécessite beaucoup de réactivité car pour aller d'une île à l'autre les narcotrafiquants mettent très peu de temps. Les bateaux peuvent rapidement se diriger vers les eaux territoriales d'un pays étranger, ce qui empêche toute intervention.
Les navires côtiers inter-îles transportent tout et n'importe quoi, de la drogue, du lambi, des armes, des motos, des matériels volés et même des migrants. Comme la drogue, les armes passent par ces trafics inter-îles. Il est très difficile de les détecter et de les contrer mais notre action contre les trafics illicites concerne aussi bien la drogue que les armes.
Pour agir en mer, il faut des bateaux, du renseignement mais également des moyens de surveillance aériens. Les moyens aériens à ma disposition sont à mon sens trop peu nombreux, je ne peux pas assurer de permanence. Si j'obtiens un renseignement sur un bateau qui est à 1 000 km de nos côtes, il faut pouvoir le localiser précisément grâce à un avion à long rayon d'action qui communiquera sa position au navire chargé de l'arraisonner. Nous avons besoin d'un tel avion tous les jours. Nous avons malheureusement perdu il y a quelques jours un bateau que nous savions chargé.
De la même façon, pour travailler près des côtes, il faut des bateaux, des intercepteurs côtiers, des personnes qui connaissent bien les côtes et des moyens aériens de surveillance. En effet, quand un navire vient de Sainte-Lucie pour débarquer de la cocaïne dans une baie en Martinique ou en Guadeloupe, la phase terrestre succède à la phase nautique. Sans moyen de surveillance aérienne, comme un drone, qui observe les mouvements du bateau et qui dirige les forces à terre vers la bonne baie, l'opération est irréalisable.
Nous manquons donc de moyens de surveillance aérienne. Nous avons en Martinique un Beechcraft, un avion de surveillance qui appartient au service de garde-côtes des douanes et un hélicoptère H160 tout neuf qui est en train d'être admis au service opérationnel, également mis en oeuvre par les douanes. Cependant, ces deux appareils ont un rayon d'action assez faible et ne peuvent faire que du côtier. La Marine met à ma disposition, trois mois par an, un avion de patrouille maritime, le Falcon 50, qui vient de l'Hexagone, qui dispose de moyens radars et optroniques et d'une autonomie suffisamment longue pour aller voir loin et longtemps ce qui se passe en mer.
J'essaie d'acquérir pour 200 000 euros un drone disposant de 6 à 7 heures d'autonomie en vol grâce aux crédits de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Il sera basé en Martinique et nous permettra de surveiller les canaux et de coordonner l'action des services qui oeuvrent en mer et ceux qui oeuvrent à terre (gendarmerie, douane, etc.). Si tout fonctionne correctement, je souhaite en acquérir un ou deux pour la Guadeloupe et un ou deux pour Saint-Martin, où les trafics sont tout aussi importants.
Des radars seront installés au nord et au sud de la Martinique. À partir de l'été 2025, ils surveilleront les canaux et nous permettrons d'augmenter notre capacité de détection. En effet, pour l'instant, il n'y a pas de radar, ni de sémaphores et très peu de moyens aériens en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Martin. Ces territoires sont aveugles, ils ne voient pas ce qui se passe en mer. C'est assez singulier. À terme, comme les autres pays dans la région (Jamaïque, République dominicaine ou Barbade), il faudrait que nous disposions de radars en Guadeloupe et à Saint-Martin.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Vous nous avez dit que les moyens aériens dont vous disposez étaient insuffisants. Qu'en est-il de vos moyens maritimes ? Vous n'avez pas de bâtiment de transport léger ni de bâtiment amphibie. La fourniture de ces bâtiments est-elle inscrite dans la loi de programmation militaire ? Que prévoit-elle pour les outre-mer ? En matière aérienne ou plutôt spatiale, les satellites peuvent-ils être utiles ? Je crois que des tests ont été réalisés dans l'océan Indien et dans le Pacifique. Sont-ils transposables dans l'Atlantique-Caraïbes ?
Que pensez-vous de la création d'une préfecture maritime Antilles-Guyane ? Est-ce qu'elle entrerait en conflit avec vos compétences, vos missions et peut-être demain vos moyens ?
Sur la carte que vous avez projetée, je vois que le Venezuela n'est pas producteur. Quels sont les principaux pays producteurs de cocaïne ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Ce sont la Colombie, le Pérou et la Bolivie.
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Les 38 pays de la Caraïbe et d'Amérique centrale, dans lesquels la France ne dispose que de six ambassades et où la Chine est très présente, tolèrent-ils le narcotrafic et le trafic d'armes ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Il y a de la corruption dans plusieurs pays. Notamment dans les petits États insulaires qui ont des problèmes de financement et qui sont, comme vous l'avez dit, soumis à l'influence chinoise, il y a des affaires de corruption, en particulier avec des services de garde-côtes.
Nous sommes très attentifs aux forces militaires avec lesquelles nous travaillons. Quand nous remettons deux tonnes de cocaïne aux militaires vénézuéliens, c'est en présence de l'attaché de sécurité intérieure de l'ambassade de France à Caracas qui assiste à la destruction de la drogue.
Une expérimentation est en cours sur l'utilisation de satellites qui détectent les ondes électromagnétiques, donc les radars des bateaux. Les Américains expérimentent des systèmes de satellites défilants, avec des constellations importantes fondées sur l'imagerie. Le taux de répétition de passage d'un satellite dans la zone est tel que, compte tenu de la vitesse des bateaux auxquels nous sommes confrontés, de l'extrême petite taille de ces bateaux et du sillage extrêmement faible qu'ils laissent, ils sont très peu utiles. L'expérimentation n'est pas du tout satisfaisante. Il serait plus utile d'investir dans des systèmes de drones à long rayon d'action qui sont beaucoup plus efficaces comme l'ont montré les Américains.
Je dispose de moyens maritimes importants, avec cinq navires qui sont capables d'aller loin, de rester longtemps en mer et qui soutiennent des vitesses importantes. Les deux frégates de surveillance doivent être remplacées par des corvettes hauturières à l'horizon 2035-2038. Elles seront plus armées. Un petit bâtiment amphibie devrait arriver dans l'année à venir. Il nous manquait pour les opérations de secours en cas de catastrophe naturelle. Avec ces moyens, je peux faire beaucoup de choses.
Votre question sur la création d'une préfecture maritime est délicate. Il y a trois préfectures maritimes en France : Cherbourg, Brest et Toulon. Elles couvrent des territoires qui comportent plusieurs préfectures terrestres. C'est sans doute la raison pour laquelle elles ont été créées, avec à leur tête des préfets de la mer, qui est un domaine singulier, qui nécessite une culture particulière, une culture maritime forte. Nous travaillons avec tous les services de l'État mais il faut expliquer ce qu'est un mille nautique, un noeud, etc.
Qu'est-ce qu'une telle préfecture apporterait de plus par rapport à l'organisation actuelle ? J'entretiens d'excellentes relations avec le préfet de la Martinique, délégué du Gouvernement. Il me fait une confiance totale et je l'en remercie. Notre fonctionnement est fondé sur nos bonnes relations et sur la grande intelligence du préfet mais cela pourrait être différent.
Je pense cependant qu'un préfet, même s'il a des fonctions de préfet de zone, est avant tout préoccupé par son territoire, par la sécurité de la Martinique, plus que par la sécurité de la Guadeloupe ou de Saint-Martin. Un préfet maritime pourrait s'affranchir de cette préoccupation. C'est un reproche qu'on nous fait souvent, d'être martiniquo-centré. Je trouve que c'est une organisation qui fonctionne et qui aurait du sens ici. Par exemple, je ne commande pas les services de l'État qui oeuvrent en mer, je ne dirige ni le service de garde-côtes des douanes, ni les brigades nautiques de la gendarmerie, ni les affaires maritimes. Je ne les note pas, je ne les évalue pas, je tente de les coordonner. Il est certain qu'un préfet maritime n'a pas la même autorité que moi, qu'il n'a pas le même pouvoir pour inciter les uns et les autres à aller dans le sens qu'il souhaite. Par conséquent, une préfecture maritime pour un territoire qui a plusieurs préfectures, morcelé, insulaire, aurait du sens.
M. Philippe Folliot. - Votre devoir de réserve vous fait dire que les moyens qui vous sont octroyés, notamment maritimes, sont suffisants. Pour aller dans le sens de la question de notre rapporteur Victorin Lurel sur la loi de programmation militaire, je constate que, même s'il y a eu une très légère inflexion, depuis une trentaine d'années les forces de souveraineté sont les grandes sacrifiées, pour ne pas dire oubliées, des lois de programmation militaire.
Les moyens qui sont à votre disposition sont tout juste suffisants. Les frégates de surveillance Ventôse et le Germinal ont été mises en service au début des années 90. Vous annoncez qu'elles ne seront remplacées qu'en 2035, après 45 ans de bons et loyaux services. C'est comme si nous avions une R16 qui circule au milieu des Ferrari flambant neuves utilisées par les narcotrafiquants ! Vous ne disposez pas encore de drones à moyenne altitude et longue endurance (Medium-Altitude Long-Endurance - MALE) - qui accroîtraient vos moyens de surveillance et d'action. Je crois que vous avez deux hélicoptères à votre disposition qui ont un nombre d'heures de vol relativement significatif. Les Dauphins ont été mis en service le siècle dernier.
Que pouvons-nous faire en tant que parlementaires pour vous aider à faire face aux différentes menaces et aux trafics qui ont des conséquences, y compris sanitaires, sur la population ? Nous savons que dans les territoires ultramarins, à l'image de ce qui se passe dans l'Hexagone, la consommation de drogue explose, avec tout ce que cela implique en termes de santé publique et d'ordre public.
De quels matériels avez-vous besoin le plus urgemment pour compléter vos faibles moyens, afin d'assurer vos missions avec plus d'efficacité et plus de réussite, même si nous ne pouvons que louer l'engagement qui est le vôtre et celui de vos hommes ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Merci, monsieur le sénateur. Je sais que vous avez embarqué sur une frégate de surveillance pour aller jusqu'à Clipperton. Vous connaissez donc bien ces bateaux.
Le Germinal a effectivement 30 ans, il aura une quarantaine d'années quand il sera désarmé. Cependant, ces frégates ont encore de belles capacités, une belle endurance à la mer. Depuis mon arrivée, je me suis efforcé de maximiser l'efficacité des moyens mis à ma disposition dans la lutte contre le narcotrafic. Je me suis fixé des objectifs très ambitieux. Au cours des six premiers mois de l'année, nous avons saisi environ 15 tonnes de drogue. C'est plus qu'au cours de toutes les années précédentes. Si nous continuons sur ce rythme, à la fin de l'année, nous en aurons saisi trois fois plus que l'an dernier, avec les mêmes moyens.
Nous avons essayé de « sauter sur tout ce qui bougeait », de nouer des relations de confiance avec des partenaires, avec les agences de renseignement américaines, colombiennes, etc. J'essaie aussi d'améliorer la coordination des services de l'État, parce que nous ne manquons pas de moyens si nous regardons l'ensemble des moyens de l'État. La gendarmerie, le Raid, la douane disposent de magnifiques intercepteurs, des bateaux dont la vitesse peut atteindre 50 noeuds. Cependant, les effectifs sont insuffisants pour une réactivité maximum. Dans certains cas, nous avions une information sur un bateau qui quittait la Dominique pour se rendre en Guadeloupe mais personne n'était en mesure d'aller en mer pour aller l'intercepter.
En termes de capacité, il me manque des moyens de détection dans les canaux. Nous sommes aveugles la nuit. Des radars doivent être installés en Martinique mais il en faut aussi dans les autres îles. Le coût est conséquent mais ne doit pas être supporté uniquement par le ministère des Armées. Il me manque aussi des moyens de surveillance aériens, des drones et un Falcon 50 plus que trois mois par an. Si je disposais d'un tel appareil huit mois par an, je serais plus performant. Je le serais encore davantage si cet appareil disposait de moyens optroniques rénovés. Le drone financé par la Mildeca ne coûte que 200 000 euros. Ce sont les moyens dont j'ai besoin, plus que d'une frégate nouvelle.
J'ai aussi besoin de souplesse organisationnelle et réglementaire. Les narcotrafiquants connaissent nos modes d'action et aujourd'hui, ils savent très bien comment nous essayons d'intercepter les go fast. Nous tirons sur leurs moteurs. Cependant, avant de tirer sur les moteurs, la loi, qui n'a pas été écrite pour des go fast mais pour des bateaux de plus grande taille, nous oblige à faire des sommations, puis à procéder à des tirs d'avertissement à l'avant du navire. Pendant que le tireur d'élite embarqué à bord de l'hélicoptère fait ses sommations, l'équipage du go fast jette la drogue à l'eau, en la lestant pour qu'elle coule et nous avons perdu l'initiative. J'aimerais que nous puissions trouver les voies et moyens pour s'affranchir des sommations, de sorte que l'hélicoptère arrive directement en position de tir sur les moteurs, qu'il allume son projecteur à un moment où le bateau est surpris et qu'il tire. C'est de cette manière que nous pourrons faire tomber des réseaux. Dans le cas que je vous ai décrit, le go fast, qui était très lourd, a coulé et nous avons récupéré les quatre narcotrafiquants qui sont devenus des naufragés et que nous avons déposés libres à Fort-de-France !
M. Victorin Lurel, rapporteur. - Dans quel code se trouvent ces dispositions ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Elles figurent dans le code de la Défense.
M. Saïd Omar Oili. - On nous a parlé à Mayotte de la mise en place d'un rideau de fer par la marine nationale. Que signifie cette expression dans votre jargon ?
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Pour moi, le « rideau de fer » renvoie à une notion historique plus ancienne. Dans les Antilles, nous parlons de la « stratégie du bouclier » qui consiste à frapper le plus loin possible des côtes françaises, qu'elles soient outre-mer ou dans l'Hexagone, pour pouvoir éviter que les trafiquants déposent leur butin sur nos îles ou sur le continent européen. Saisir 1,5 tonne de cocaïne en mer permet d'éviter que 1,5 millions de doses de 1 g n'arrivent dans les villes françaises.
M. Saïd Omar Oili. - Le ministre de l'Intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, nous a présenté ce concept à Mayotte pour lutter contre l'immigration clandestine. Or, pour l'instant, nous ne voyons rien.
Mme Micheline Jacques, président. - Nous avons noté que vous aviez des moyens humains, beaucoup de volonté, mais qu'il vous manquait des moyens de surveillance, comme nous l'avons observé à Mayotte. Notre collègue a fait un parallèle entre l'immigration clandestine et le narcotrafic, tant il est vrai que Mayotte manque aussi cruellement de moyens techniques.
Nous avons aussi noté votre demande de souplesse réglementaire et que vous êtes plutôt favorable à la création d'une préfecture maritime en raison du morcellement de la zone couverte.
Vous avez également développé la coopération avec certains pays de la zone. Notre délégation mène parallèlement une étude sur la coopération et l'intégration régionales des outre-mer par bassin océanique. L'année prochaine, elle portera sur justement le bassin océan Atlantique et toute la zone Caraïbe. Ce sera pour nous l'occasion d'examiner les coopérations mises en place avec d'autres pays, notamment avec le Brésil, pour lutter contre le fléau du narcotrafic.
Je vous remercie pour votre disponibilité et nous essaierons de voir dans quelle mesure un vecteur législatif nous permettra de lever les freins qui entravent votre action. Je sais que nous pourrons notamment compter sur notre collègue Philippe Folliot, qui est membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, afin de lever ces freins qui vous empêchent d'avoir une action encore plus efficace.
Merci pour tout ce que vous faites pour protéger nos concitoyens !
Contre-amiral Nicolas Lambropoulos. - Je vous remercie pour votre attention et pour votre soutien.