C. FAVORISER L'ÉMERGENCE DE FILIÈRES TERRITORIALES INNOVANTES
1. Permettre la structuration de filières territoriales
a) Les filières, des moteurs pour le tissu économique
Le dossier de presse fourni par le Gouvernement lors du lancement de la phase 2 du programme affirme qu'« [e]n parallèle à France 2030 qui appuie le développement de l'innovation de rupture, le programme Territoires d'industrie soutient la réindustrialisation par la création d`outils de production pour des filières structurantes dans les territoires », et avance le chiffre de 232 projets pour soutenir les filières, par exemple dans les domaines de l'agroalimentaire, de l'automobile, du bois, du textile, ou des matériaux biosourcés117(*) ». Aucun exemple précis n'est cependant venu étayer cette affirmation, et les rapporteurs n'ont constaté aucune action spécifique en ce sens lors de leurs différents entretiens ou de leurs déplacements.
L'exemple des deux Territoires d'industrie visités par les rapporteurs illustre pourtant comment l'existence de filières territoriales profite à l'ensemble de l'écosystème du territoire, y compris hors filière. Les rapporteurs estiment qu'une attention toute particulière devrait, en conséquence, être portée à ces filières et à leur développement au niveau local, même si elles ne constituent pas forcément des priorités à l'échelon national.
Dans le Territoire d'industrie d'Albert-Amiens par exemple, le cluster Altytud, qui rassemble les industries aéronautiques de la région Hauts-de-France, est officiellement impliqué dans le programme, en appui à l'offre d'accompagnement au développement et à la transformation. Les acteurs interrogés ont également souligné le fort effet d'entraînement occasionné par la présence de l'entreprise Airbus, installée depuis 100 ans sur le site de Méaulte118(*). Ainsi, IndustriLAB est particulièrement orienté sur l'industrie aéronautique - la communauté de communes du Pays du Coquelicot présente d'ailleurs le site comme « la plateforme d'innovation, de formation et de transfert de technologie de notre Terre d'Excellence aéronautique » -, avec notamment la présence du « lycée Airbus » (lycée privé aéronautique Henry Potez), mais met à la disposition de l'ensemble des porteurs de projets des infrastructures dédiées à ce secteur - notamment une chaîne de prototypage, grâce à des partenariats avec Airbus Industrie et Stelia Aerospace119(*) - mais également des facilités moins spécifiques, comme des formations continues à la réalité virtuelle, accessibles tant aux entrepreneurs qu'aux chercheurs.
Sur le volet « compétences » également, Airbus joue un rôle moteur et structurant pour la filière, avec notamment l'organisation de « job datings » où sont invités l'ensemble des sous-traitants, et des activités de promotion de l'industrie auprès des scolaires et des lycéens.
Le Territoire d'industrie du Grand Chalon est également fortement engagé dans le développement de la filière nucléaire, historiquement forte en région Bourgogne, notamment via la création d'une plateforme technologique dédiée au contrôle non destructif, le CND Lab'. Élaboré de façon à être pluri-filière, la plateforme a été soutenue dans le cadre de France 2030 sur l'axe « Amélioration et transformation des filières », afin d'accompagner la structuration de la filière du contrôle non destructif dans la région Bourgogne-France-Comté.
On peut citer également, par exemple, le cas du Territoire d'industrie d'Alès, fortement affecté par l'arrêt de l'activité minière à partir des années 1960, et où dès les années 1990, l'ensemble des acteurs du territoire, emmenés par les élus locaux, ont mis en oeuvre une politique volontariste de développement industriel sur la base de filières structurées autour, notamment, des métiers et des sports mécaniques120(*). Dans le Territoire d'industrie de Dieppe Côte d'Albâtre, où la tradition industrielle est également bien établie, les multiples filières présentes (métallurgie, industrie automobile, construction électrique et électronique et agro-alimentaire) sont structurées à la fois par un tissu de PME denses et par des entreprises de dimension internationale (Renault, avec l'usine Alpine, Nestlé avec l'usine Nescafé...)121(*). De même, dans le Territoire d'industrie d'Angoulême-Cognac, l'écosystème bâti autour de la production de cognac, qui à côté des plus grands producteurs de la filière, détenus aujourd'hui par de grands groupes mondiaux de spiritueux, très tournés vers l'export (Hennessy, Martel, Rémy Martin, Courvoisier), intègre également, par exemple, des PME actives non seulement dans la production, mais également dans la tonnellerie ou l'emballage, posant d'ailleurs la question des synergies à trouver avec l'Angoulêmois dans le cadre d'un Territoire d'industrie regroupant quatre EPCI, et structuré autour du Grand Angoulême et du Grand Cognac122(*).
Dans le Territoire d'industrie Nord Franche-Comté, où coexistent plusieurs filières historiques autour de l'automobile, du ferroviaire, de l'énergie et du numérique notamment, la structuration de nouvelles filières fait partie des projets identifiés en phase 1 du programme, notamment autour de l'hydrogène, en tirant parti de la dynamique du cluster « Vallée de l'énergie » de Belfort et sur la labellisation, depuis 2016 de la région Bourgogne-Franche-Comté comme « Territoire d'hydrogène123(*) »124(*).
La nature même de la gouvernance des Territoires d'industrie, qui repose sur le dialogue entre les acteurs locaux et l'élaboration de projets communs, paraît d'ailleurs tout indiquée pour favoriser les filières à l'échelle d'un territoire, si l'on considère, comme Olivier Lluansi, que « [l]es filières sont très pertinentes lorsqu'un nombre limité de donneurs d'ordres s'entendent bien et ont la volonté de faire évoluer la filière »125(*), en le transposant à l'échelle locale. Pour soutenir encore davantage la constitution de telles filières dans les Territoires d'industrie, les rapporteurs recommandent d'en tenir compte dans les appels à projets, à tous niveaux, notamment en abaissant les seuils d'éligibilité des projets financés dans le cadre du programme Territoires d'industrie, en particulier, s'il était reconduit, celui du dispositif « Territoires d'industrie en transition écologique » du Fonds vert, actuellement fixé à 400 000 € de dépenses ou bien, en vue d' « embarquer » les PME sous-traitantes, voire des entreprises de service industriel impliquées dans une filière donnée, en rendant possible la formation de « consortiums de projets », rassemblant plusieurs projets situés sur un même Territoire d'industrie, l'atteinte du seuil étant apprécié en agrégeant les dépenses prévisionnelles de l'ensemble desdits projets.
Recommandation n° 13 : Favoriser la constitution de « filières industrielles locales », en soutenant l'accès des TPE et PME aux AAP et AMI, notamment en assouplissant les critères quantitatifs des appels à projets afin de permettre aux TPE et PME d'y accéder. |
Les rapporteurs estiment également que la structuration en filières est la condition pour que les Territoires d'industrie deviennent de véritables relais d'innovation. La DTI a d'ailleurs admis devant les rapporteurs que l'axe portant sur l'innovation était le plus difficile à mettre en oeuvre au sein du programme Territoires d'industrie, alors même que c'est une condition essentielle de la compétitivité des entreprises industrielles françaises, y compris à l'export. L'attrition à venir des fonds dédiés à l'innovation de rupture, délivrés sur projet, va renforcer l'importance des points de contact entre le monde de la recherche et celui de l'entreprise que sont, par exemple, les pôles de compétitivité. Les rapporteurs, à partir de la liste des fiches-actions fournie par Intercommunalité de France, ont relevé avec stupéfaction que seulement une douzaine de Territoires d'industrie les citaient parmi leurs partenaires, et recommandent de renforcer ces synergies.
L'exemple du Territoire d'industrie du Grand Chalon illustre également la mise en place, de manière proactive, de tout un écosystème autour du numérique propice à faire jaillir une innovation a minima incrémentale, favorable à la compétitivité des entreprises du territoire : à l'Usinerie, lieu innovant réunissant quatre co-fondateurs (École nationale supérieure des arts et métiers, Cnam, UIMM et l'Usinerie Partners), l'Usinerie Partners est en charge d'informer, accompagner, mettre en réseau et former les entreprises industrielles pour l'appropriation et la mise en oeuvre des briques technologies numériques de l'industrie 4.0 (offre de services « Protée'IN »), tandis que les autres partenaires développent une offre de formation centrée sur le numérique, du bac + 1 au doctorat, en passant par le diplôme d'ingénieur, dont une partie sous forme d'une alternance (licence informatique générale en 3 ans, dont les deux dernières en alternance), afin de mieux ancrer cette offre de formation dans le tissu économique local. Le site met également à disposition des industriels des installations et infrastructures numériques leur permettant de travailler à des problèmes de conception ou de process industriel, y compris en collaboration avec les étudiants des formations hébergées à l'Usinerie.
b) À la recherche de partenariats : sortir des Territoires d'industrie
Dans l'optique du renforcement des filières, les apporteurs recommandent également d'engager une réflexion sur la formalisation de partenariats avec des régions industrielles de pays voisins partageant les mêmes problématiques industrielles, notamment dans les régions frontalières, sur le modèle, par exemple, de l'Euro-accélérateur, mis en place en 2021 au sein de la Grande région Sarre-Lor-Lux, afin de favoriser la transversalité des projets industriels frontaliers, notamment dans les domaines des compétences, des ressources et des acteurs. Ce partenariat a été formalisé par une charte d'engagements réciproques de la part de tous les acteurs impliqués (élus, industriels, opérateurs et services des États et de collectivités...) ; pour chacune des régions, une cellule d'intermédiation comprend une personne chargée de mobiliser les acteurs locaux susceptibles d'apporter des contributions, qu'il s'agisse de syndicats, instituts, etc., rappelant le rôle d'animation des Territoires d'industrie.
L'objectif de l'Euro-accélérateur, qui vise à pérenniser les activités industrielles dans les territoires et à revitaliser ces derniers, en favorisant le développement et la croissance des entreprises, ainsi que le soutien à l'innovation, rejoignent également les objectifs des Territoires d'industrie, tout comme la méthode, qui repose à la fois sur un accompagnement (notamment à la recherche de nouveaux marchés et à l'obtention de financements) et au développement d'une marque territoire.
Contrairement aux Territoires d'industrie cependant, cet « euro-réseau » est spécifiquement dédié à certains secteurs technologiques et industriels identifiés comme clés (automobile, spatial, matériaux et procédés (notamment aciérie et métallurgie), santé, bois et énergie), communs aux territoires de la Grande région.
Recommandation n° 14 : Encourager le développement de partenariats avec d'autres territoires industriels européens (districts italiens par exemple), en vue d'échanges de bonnes pratiques, et le cas échéant de partenariats industriels, dans une logique de filière. |
2. Mieux articuler les projets locaux avec les priorités nationales de politique industrielle, tout en restant à l'écoute des territoires
Enfin, les rapporteurs suggèrent de mieux articuler les priorités nationales de politique industrielle avec le programme. Comme l'a exprimé France industrie, « la réindustrialisation issue de grands projets - soutenus notamment par France 2030 - va « polliniser » les territoires et susciter de nouveaux projets plus modestes mais indispensables. Ces derniers constituent la cible du programme Territoires d'industrie. Il est par conséquent indispensable de maintenir une cohérence entre les « grandes » politiques nationales et le programme ».
Du fait de la quasi-absence de fonds spécifiquement dédiés au programme, cette cohérence existe de fait, puisque l'outil Territoires d'industrie a notamment, comme susmentionné, servi à accompagner les entreprises dans des réponses à appels à projets.
Les rapporteurs appellent cependant à être particulièrement vigilants à maintenir un droit d'initiative pour les territoires, et à ne pas excessivement contraindre les réponses à de futurs appels à projets par la définition de priorités nationales peu en phase avec la réalité de certains territoires. En effet, le dispositif « Rebond », on l'a vu, a mis en évidence l'importance des projets « dormants » dans les territoires : l'ingénierie mise à disposition des Territoires d'industrie dans ce cadre a permis de détecter pas moins de 1 600 projets, dont les deux tiers n'étaient pas connus par les acteurs publics avant cet accompagnement126(*) ; la méthode du « porte à porte » a été particulièrement plébiscitée par les syndicats d'entreprises.
De manière convergente, les représentants de la Communauté de communes du Pays du Coquelicot, dans le Territoire d'industrie d'Albert-Amiens, ont souligné le travail engagé sur la diversification du tissu industriel local, menée en parallèle avec un fort de soutien à la filière aéronautique ; selon la préfecture, c'est d'ailleurs la crise de l'aéronautique, consécutive à la crise du covid, qui avait véritablement « lancé » ce Territoire d'industrie, avec l'intervention de bureaux d'études qui ont permis de mettre en lumière les atouts du territoire hors de cette seule filière.
Les rapporteurs rappellent que dans ou hors filières, le soutien aux PME et aux ETI est particulièrement pertinent, dans la mesure où plusieurs études économiques suggèrent que le déclin plus important de la part de l'industrie en France, par rapport aux autres pays industrialisés, depuis les années 1970, pourrait être due à la structure du tissu industriel français, justement caractérisée par la part plus importante des grandes entreprises. Or ces dernières sont davantage susceptibles de délocaliser leur production en cas de dégradation de la compétitivité-coût127(*). Au contraire, les tissus industriels italien et allemand présentent une part plus importante de PME et d'ETI, qui auraient moins tendance à créer de l'emploi dans leurs filiales à l'étranger128(*). En outre, selon Olivier Lluansi, l'effet des aides publiques sur la création d'emploi est significativement plus important en ciblant les PME qu'en ciblant les grands groupes (d'un facteur pouvant aller de 1 à 10).
Pour toutes ces raisons, les rapporteurs insistent sur la nécessité de mobiliser le programme pour soutenir en priorité les PME et ETI, maillons indispensables à la nécessaire réindustrialisation de notre pays.
* 117 Dossier de presse, p. 15.
* 118 Le site est spécialisé dans l'assemblage des tronçons de fuselage avant des Airbus A320, A330, A350, A400 M et dans la fabrication de pièces composites de grandes dimensions, ainsi que dans l'assemblage d'éléments pour Airbus Helicopters et le Falcon 10X de Dassault Aviation.
* 119 Filiale d'Airbus Group dédiée à la conception et à la fabrication de matériel de cabines pilotes et passagers.
* 120 Observatoire des Territoires d'industrie, « Alès régénère son industrie encore et encore », compte rendu de séance, novembre 2022.
* 121 Observatoire des Territoires d'industrie, « Dieppe Côte d'Albâtre fait le plein d'énergie », compte rendu de séance, février 2020.
* 122 Fouqueray E. et Nadaud E., Angoulême-Cognac : appréhender la diversité des territoires industriels, Les Docs de La Fabrique, Presses des Mines, 2021.
* 123 En tant que lauréate de l'AAP national « Territoires hydrogènes » (AAP), dans le cadre du plan de modernisation « la Nouvelle France Industrielle ».
* 124 Observatoire des Territoires d'industrie, « Le Nord Franche-Comté mise sur les filières d'avenir », compte rendu de séance, septembre 2019.
* 125 Observatoire des Territoires d'industrie, « Reconstruire l'industrie dans les territoires », compte rendu de séance, juillet 2019.
* 126 DGE, réponse à un questionnaire budgétaire.
* 127 « Les multinationales françaises, fer de lance du commerce extérieur français, mais aussi de sa dégradation », La lettre du Cepii, n° 427, mai 2022 ; « Les stratégies internationales des entreprises françaises », Trésor-Eco, n° 267, septembre 2020.
* 128 G. Hemery, B. Vatimbella et al., « Où en est la réindustrialisation de la France ? », Les Thémas de la DGE, n° 20, mai 2024, p. 3.