C. LES DÉFIS CULTURELS ET SCIENTIFIQUES
· Une uniformisation cognitive
L'IA, dominée par des acteurs anglo-saxons, risque d'accentuer fortement l'hégémonie culturelle des États-Unis. Ce phénomène d'uniformisation culturelle appauvrit la diversité culturelle et linguistique, mais crée aussi une uniformisation cognitive. Le capitalisme cognitif qui repose sur la conjugaison des écrans et de l'IA conduit à une « économie de l'attention » préoccupante, notamment car elle enferme l'utilisateur des technologies dans des bulles de filtres. Cet enfermement informationnel polarise les visions de chacun dans des croyances subjectives. Ce sont autant de prisons mentales qui se déclinent à l'échelle individuelle. Cette tendance n'est que d'apparence paradoxale : on assiste, dans le même temps, à une polarisation marquée des opinions et des identités (selon les variables de la culture américaine, avec une forte dimension émotionnelle) et à une uniformisation culturelle doublée d'une uniformisation cognitive.
Ces conséquences de l'IA, des écrans et du numérique sur la cognition doivent nous mobiliser, surtout en direction des jeunes générations et des petits enfants, particulièrement victimes de ces impacts cognitifs, et ce de manière irréversible. L'éducation au numérique en général et à l'IA en particulier est une urgence impérieuse pour la cohésion de nos sociétés et la santé de chacun.
La France doit défendre sa langue et ses spécificités culturelles face à des systèmes d'IA comme les grands LLM qui privilégient l'anglais et la culture américaine sur un plan linguistique et culturel. Nous ne devons pas donner notre langue à ChatGPT ! Il faut conserver la diversité linguistique et culturelle de l'humanité. La France a besoin de modèles d'IA les plus souverains possibles, reflétant sa culture, entraînés avec des données qui la reflètent fidèlement et qui mobilisent des sources issues de son riche patrimoine culturel et linguistique.
Par ailleurs, si les raisonnements par induction, probabilistes, sont prometteurs et donnent souvent des résultats impressionnants, ils tendent à faire oublier le grand intérêt des raisonnements déductifs, sur lesquels s'est construite la plus grande partie des connaissances scientifiques. La généralisation de cas particuliers sous l'effet des données massives traitées par l'IA connexionniste est devenue la règle, or le résultat d'une inférence suivant un raisonnement inductif, même fondé sur des milliards d'exemples, peut toujours être démenti par un ou plusieurs contre-exemples.
Les deux formes de raisonnement - déductif et inductif - doivent continuer à cohabiter de manière plus équilibrée sans quoi cette ère de l'IA et du Big Data va conduire tous les habitants de la planète à penser selon le même mode, non seulement, sans le savoir, avec les mêmes cadres en termes de références culturelles, mais aussi selon les mêmes structures cognitives, tournées vers l'induction.
· Propriété intellectuelle et création artistique
L'IA mobilise des données protégées par le droit d'auteur ou par le copyright. Les artistes et les créateurs sont confrontés à des questions inédites relatives aux droits d'auteur et à leurs modèles économiques. Par exemple, les oeuvres générées par IA peuvent brouiller les frontières entre originalité et imitation, remettant en question les régimes traditionnels de protection de la propriété intellectuelle. Une réflexion doit s'ouvrir sur le sujet de la propriété intellectuelle et de la création artistique à l'heure de l'intelligence artificielle. Dans ce contexte d'incertitudes, les risques contentieux sont de plus en plus grands, qu'il s'agisse de l'utilisation d'oeuvres protégées pour entraîner les modèles, de la protection des oeuvres générées par des systèmes d'IA ou de tout autre litige qui pourrait émerger. En l'absence de règles claires, il reviendra aux juges de trancher les litiges. Le rôle de la jurisprudence sera donc central et laisse les artistes, les entreprises et les utilisateurs dans un flou juridique anxiogène, avec des risques financiers potentiellement non négligeables. C'est pourquoi une clarification de ces enjeux et des régimes juridiques applicables est indispensable.
· Une révolution scientifique
Dans le domaine scientifique, l'IA fertilise les autres disciplines et ouvre des perspectives immenses, comme en témoignent les exemples de la génomique, de la modélisation du repliement des protéines ou de la création de jumeaux numériques. Ces avancées permettront de résoudre de plus en plus de problèmes complexes et d'accélérer les découvertes. Il n'est pas anodin que les prix Nobel 2024 de Physique et de Chimie soient l'un et l'autre revenus à des chercheurs en IA. Les bénéfices potentiels de ces technologies nécessitent une adaptation de nos politiques de recherche.
Si l'intelligence artificielle est porteuse d'immenses opportunités, elle implique aussi de relever des défis complexes. L'IA soulève plusieurs questions éthiques, ce qui renvoie au thème de son alignement : comment garantir que l'IA s'aligne sur nos valeurs, respecte les droits de l'homme et les principes humanistes ? Il est à cet égard crucial de partager des bonnes pratiques, d'élaborer des cadres réglementaires, de renforcer la souveraineté technologique, et surtout d'éduquer nos sociétés aux enjeux de ces technologies. Ces perspectives nécessitent une gouvernance internationale pour encadrer les développements en cours et anticiper d'éventuels risques.