PREMIÈRE PARTIE
COMPRENDRE LES TECHNOLOGIES D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Vos rapporteurs ont jugé indispensable, pour traiter des nouveaux développements de l'IA depuis 2017, de retracer tout d'abord l'histoire de ces technologies, en mettant l'accent sur leur fonctionnement ainsi que sur le contenu et les contours du concept d'IA.

Avant même d'évoquer l'histoire de l'intelligence artificielle, il est proposé de reconstruire brièvement sa préhistoire.

Cette archéologie du savoir - pour reprendre la démarche de Michel Foucault - est utile en ce qu'elle permet d'identifier l'ensemble des représentations et des enjeux qui relèvent de ces technologies, en particulier d'un point de vue culturel. Ces perceptions traditionnelles de l'IA, qui peuvent être certes différentes de la réalité effective de ces technologies, influencent du reste la façon dont ces dernières sont conçues.

Ainsi que l'exprimait Marie Curie « dans la vie, rien n'est à craindre, tout est à comprendre », alors plutôt que de s'épouvanter en débattant des risques que ferait courir l'IA, il est en effet primordial en suivant l'invite de Marie Curie (un prompt dirait-on en anglais) de commencer par chercher à comprendre ce que recouvre exactement la notion d'intelligence artificielle et d'appréhender avec rigueur le fonctionnement de ces technologies complexes.

C'est là tout l'objet de cette première partie.

I. HISTOIRE DE LA NOTION D'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

A. LA PRÉHISTOIRE DE L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET SES REPRÉSENTATIONS CULTURELLES

En 2021, a été mis en place un séminaire pluridisciplinaire autour de l'histoire culturelle de l'intelligence artificielle12(*), quelques années après le rapport précité de l'OPECST qui, en 2017, jugeait nécessaire, pour mieux comprendre les IA modernes, de les replacer dans le contexte des incarnations de l'intelligence artificielle qui ont jalonné notre longue histoire, qu'il s'agisse de mythes anciens ou de projets imaginés par des écrivains et des scientifiques13(*).

Le Conseil d'État explique dans une étude sur l'IA14(*) que « la très forte charge symbolique de l'expression intelligence artificielle, ainsi que l'absence de définition partagée et de consensus sur le contenu même de la notion, contribuent puissamment à la confusion et compliquent l'examen rationnel des avantages et des inconvénients de ce qui est, d'abord et avant tout, un ensemble d'outils numériques au service de l'humain ». Démystifier l'IA impose de déconstruire les apports culturels ayant produit la cristallisation de cette très forte charge symbolique.

1. De la mythologie antique aux machines à calculer

Il est fait mention dès l'Égypte ancienne de statues articulées, animées par la vapeur et par le feu, qui hochaient la tête et bougeaient les bras, véritables ancêtres des automates. Homère a décrit dans L'Iliade des servantes en or douées de raison : « Fabriquées par Héphaïstos, le dieu forgeron, elles ont, selon le poète, voix et force ; elles vaquent aux occupations quotidiennes à la perfection, car les immortels leur ont appris à travailler. Ce sont donc des robots, au sens étymologique de travailleurs artificiels » ainsi que le rappelle Jean-Gabriel Ganascia, entendu par vos rapporteurs. Ovide dans ses « Métamorphoses » crée la figure de Galatée, statue d'ivoire sculptée par Pygmalion et à laquelle Vénus, déesse de l'amour, accepte de donner vie. La Bible, par le Psaume 139:16, a fondé le mythe du Golem, cette créature d'argile humanoïde que l'on retrouve souvent dans la tradition cabalistique juive.

Parallèlement à ces développements mythologiques, la science tâtonne pendant des siècles mais pose tout de même des jalons concernant la future intelligence artificielle. Ces technologies d'IA sont filles des mathématiques et se basent sur des algorithmes15(*).

Le mot algorithme est issu de la latinisation du nom du mathématicien Al-Khawarizmi, dont le titre d'un des ouvrages (« Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison »), écrit en arabe entre 813 et 833, est également à l'origine du mot algèbre. Il est le premier à proposer des méthodes précises de résolution des équations du second degré, du type « ax² + bx + c =0 ».

La longue histoire des algorithmes est bien décrite par Serge Abiteboul et Gilles Dowek, dans leur ouvrage Le temps des algorithmes. Ils y rappellent que les algorithmes sont utilisés depuis des milliers d'années : Euclide a inventé en l'an 300 avant notre ère un algorithme de calcul du plus grand diviseur commun de deux nombres entiers. Pour se représenter au sens familier ce qu'est un algorithme, il faudrait penser à une sorte de recette de cuisine : en suivant une série d'instructions, un ensemble d'ingrédients (les inputs) permettent de parvenir à un plat précis (les outputs).

En 1495, en vue de festivités organisées à Milan, Léonard de Vinci imagine puis construit, bien que ce dernier point reste débattu, un « chevalier mécanique », sorte de robot automate revêtu d'une armure médiévale. Sa structure interne en bois, avec quelques parties en métal et en cuir, était actionnée par un système de poulies et de câbles.

Avec ses « animaux-machines », René Descartes proposa, quant à lui, dans la première moitié du XVIIe siècle, de reproduire artificiellement les fonctions biologiques, y compris la communication et la locomotion. Blaise Pascal à 19 ans réfléchit à la création d'une machine à calculer mécanique et, trois ans plus tard, aboutit à la création en 1645 de sa « machine d'arithmétique », initialement désignée ainsi puis dénommée roue pascaline et, enfin, pascaline. Projet qu'il abandonnera tout comme ses autres entreprises scientifiques pour se consacrer à l'étude de la philosophie et à la religion16(*). À la fin du XVIIe siècle, Gottfried Leibniz imagine ensuite une machine à calculer capable de raisonner. Il construit lui aussi un prototype de machine à calculer en 1694, basée sur un cylindre cannelé17(*).

Pendant le siècle des Lumières, le philosophe français Julien de la Mettrie anticipe le jour où les progrès de la technique permettront de créer un homme-machine tout entier, à l'âme et au corps artificiels. L'abbé Mical et Kratzenstein imaginent une machine à parler en 1780, bientôt construite par le baron Von Kempelen grâce à une cornemuse à tuyaux multiples, aujourd'hui propriété du « Deutsches Museum » de Munich.

Au milieu du XIXe siècle, le logicien britannique George Boole appelle à mathématiser la logique en faisant du raisonnement déductif une série de calculs18(*), l'économiste britannique William Stanley Jevons inspiré par Boole imagine puis construit un piano mécanique capable de raisonner selon des prémisses de logique pure19(*) et, surtout, le mathématicien britannique Charles Babbage conçoit, avec sa « machine analytique », l'ancêtre mécanique des ordinateurs modernes20(*) en associant les inventions de Pascal et de Jacquard : à savoir, d'une part, la machine à calculer, d'autre part, les programmes des métiers à tisser inscrits sur des cartes perforées. C'est sur cette machine, qu'à 27 ans, Ada Lovelace écrit en 1842 le premier véritable programme informatique21(*), selon le calcul des nombres de Bernoulli, allant au-delà du simple calcul numérique. Celle que son père Lord Byron appelait, enfant, la princesse des parallélogrammes avait choisi, par passion pour les mathématiques, et dès ses 17 ans, de s'associer aux recherches de Babbage, dont elle travaillera à la promotion jusqu'à sa mort prématurée en 1852.

En 1870, dans son ouvrage ambitieux en deux volumes De l'Intelligence, Hippolyte Taine propose de traiter les facultés cognitives à travers des lois mathématiques comme on le ferait pour n'importe laquelle des sciences expérimentales, dont la physique. Pour lui, « la perception extérieure est une hallucination vraie » et « tous les problèmes concernant un être quelconque, moral ou physique, seraient au fond des problèmes de mécanique ».

2. Un thème traditionnel de la science-fiction

Dès 1818, Mary Shelley publie son roman « Frankenstein ou le Prométhée moderne », dans lequel elle imagine un savant capable de créer un être artificiel, le monstre Frankenstein. Jules Verne, dans son roman, La Maison à vapeur, paru en 1880, imagine un éléphant à vapeur géant capable de traverser l'Inde, sur terre, comme sur l'eau. Sa machine n'est cependant pas autonome.

Alors qu'Isaac Asimov affirmait que l'« on peut définir la science-fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l'être humain aux progrès de la science et de la technologie », force est de constater que l'intelligence artificielle est un thème de science-fiction particulièrement fécond pour la littérature, le cinéma et les jeux vidéo.

Dans le célèbre roman Erewhon de Samuel Butler, paru en 1872, en particulier dans les trois chapitres qui forment The Book of the Machines, les machines sont douées d'une intelligence comparable à celle des êtres humains et risquent de nous dépasser. Quelques années plus tôt, sous le pseudonyme de Cellarius, dans un article publié le 13 juin 1863 dans le journal néo-zélandais The Press et intitulé « Darwin among the Machines », il jugeait inéluctable qu'à long terme « les machines détiendront la réelle suprématie sur le monde et ses habitants, c'est ce qu'aucune personne d'un esprit vraiment philosophique ne peut un instant remettre en question »22(*). Il concluait en appelant à la destruction de toutes les machines dans cette guerre à mort.

En 1920, le terme « robot » apparaît avec la pièce de théâtre de science-fiction de Karel Èapek « R. U. R. Rossum's Universal Robots », ce néologisme ayant été créé par son frère Josef à partir du mot tchèque robota qui signifie travail. Arthur C. Clarke met l'ordinateur CARL au centre de l'intrigue de ses romans La Sentinelle, en 1951, À l'aube de l'histoire, en 1953, et 2001, L'Odyssée de l'espace, en 1968.

L'un des pères fondateurs de l'IA, Marvin Minsky en l'occurrence, servit d'ailleurs de conseiller à Stanley Kubrick et à Arthur C. Clarke pour l'adaptation de ces romans au cinéma, avec l'une des premières apparitions de l'IA dans la culture populaire : l'ordinateur CARL rebaptisé HAL 9000, dans le film 2001 : l'Odyssée de l'espace, sorti en 1968. Dans ce film, la communication avec l'ordinateur passe par une interface de synthèse vocale qui permet d'interagir avec le système par le langage naturel. Son nom correspond à un rétrodécalage de chacune des lettres d'IBM et l'acronyme signifie Heuristically programmed ALgorithmic Computer, dont on serait à la version 9000.

Les nombreux ouvrages devenus des classiques d'Isaac Asimov et d'Arthur C. Clarke, mais aussi de Philip K. Dick, de William Gibson, de Frank Herbert, de Francis Rayer ou de Iain Banks, illustrent cet intérêt marqué de la science-fiction pour le thème de l'IA, intérêt qui se poursuit aujourd'hui comme en témoignent les romans de Becky Chambers ou d'Alain Damasio23(*).

L'intelligence artificielle est aussi omniprésente au cinéma, et ce depuis 1927, avec de nombreux films, comme par exemple, chronologiquement : « Metropolis », « 2001 : l'Odyssée de l'espace », « Le Cerveau d'acier », « THX 1138 », « Mondwest », « Les Femmes de Stepford », « Les Rescapés du futur », « Génération Proteus », « Star Wars », « Blade runner », « Alien », « Tron », « Wargames », « Terminator », « Virtuosity », « Matrix », « L'Homme bicentenaire », « A.I. », « I, Robot », « Iron Man », « Wall-E », « Eva », « The Machine », « Transcendance », « Chappie », « Her », « Ex Machina », « Ghost in the Shell », « Interstellar », ou, encore, « Ready Player One ».

Des séries télévisées comme « Lost in Space », « Star Trek : La Nouvelle Génération », « Battlestar Galactica », « K 2000 », « Person of interest », « Emma », « Westworld », « Silicon Valley », « Better than us », « Star Wars : The Clone Wars » ou, surtout, « Black Mirror », « Real Humans » et « Humans » ont également exploité ce sujet.

Les thèmes de l'hostilité de l'intelligence artificielle ou des risques que cette dernière ferait courir à l'espèce humaine sont souvent au coeur de l'intrigue de ces oeuvres. Des chercheurs de l'Université de Cambridge ont quant à eux identifié, en 2019, sur le fondement de l'étude de 300 oeuvres, quatre thèmes principaux dans les fictions représentant l'IA : l'immortalité, l'espoir d'une vie libérée du travail, la satisfaction de nos désirs et, surtout, la soif de domination24(*). Leur analyse conclut sur l'idée que toutes ces perceptions des possibilités ouvertes par l'IA, qui peuvent être assez éloignées de la réalité des technologies, peuvent toutefois influencer la façon dont elles sont développées, déployées et réglementées.


* 12 Depuis trois ans, le projet CulturIA notamment à travers son séminaire « Pour une histoire de l'intelligence artificielle (IA) » aborde les aspects scientifiques, technologiques et culturels de l'histoire de l'intelligence artificielle et tend à diffuser les recherches en cours, dans l'attente d'une future publication. Grâce aux différentes spécialités convoquées, cette histoire vise à comprendre les multiples enjeux du développement de l'IA. Cf. la présentation du séminaire 2024/2025 : https://doi.org/10.58079/12b1f

* 13 Cf. le rapport de l'OPECST précité « Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée », p. 31.

* 14 Cf. l'étude du Conseil d'État du 31 mars 2022, « Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance » : https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/etudes/intelligence-artificielle-et-action-publique-construire-la-confiance-servir-la-performance

* 15 Il s'agit d'un ensemble fini et précis de séquences d'opérations ou d'instructions permettant, à l'aide d'entrées, de résoudre un problème ou d'obtenir un résultat, ces sorties étant réalisées selon un certain rendement. Donald Knuth, pionnier de l'algorithmique moderne (The Art of Computer Programming), a identifié les cinq propriétés suivantes comme étant les prérequis d'un algorithme : la finitude (« Un algorithme doit toujours se terminer après un nombre fini d'étapes »), une définition précise (« Chaque étape d'un algorithme doit être définie précisément, les actions à transposer doivent être spécifiées rigoureusement et sans ambiguïté pour chaque cas »), l'existence d'entrées (« des quantités lui sont données avant qu'un algorithme ne commence. Ces entrées sont prises dans un ensemble d'objets spécifié ») et de sorties (« des quantités ayant une relation spécifiée avec les entrées ») et un rendement (« toutes les opérations que l'algorithme doit accomplir doivent être suffisamment basiques pour pouvoir être en principe réalisées dans une durée finie par un homme utilisant un papier et un crayon »).

* 16 Dans ses Pensées, Pascal affirme : « la machine d'arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu'elle a de la volonté, comme les animaux ».

* 17 Cette technologie sera d'ailleurs au principe de la première machine à calculer commercialisée, l'arithmomètre, invention française de Charles Xavier Thomas de Colmar pour laquelle il dépose un brevet en France en 1820, puis en Angleterre et en Belgique en 1851. Sa machine « propre à suppléer à la mémoire dans toutes les opérations d'arithmétique » repose sur les cylindres de Leibniz et nécessite de tourner des boutons. Elle a été fabriquée à 900 exemplaires de son vivant mais souffre d'une forte concurrence internationale, qui se contente de copier son modèle (Burkhardt, Saxonia, Bunzel, Archimedes, Tate, etc.). Les machines à calculer mécaniques américaines, dotées d'un clavier à touches, domineront le marché mondial sous le nom de comptomètres à partir de la fin du XIXe siècle jusqu'à l'invention des calculatrices électroniques dans les années 1960.

* 18 George Boole, 1847, The mathematical analysis of logic. Being an essay towards a calculus of deductive reasoning, Barclay, & Macmillan.

* 19 Dans les années 1860, Jevons travaille à la construction d'un piano logique, qu'il finit en 1869 et présente à la Royal Society en 1870. Sa machine possède un clavier qui ressemble à celui d'un piano, mais à la place des notes, les touches comportent des lettres, de A à D, redoublées. Il y a par exemple un A pour la proposition A est vraie, et un autre A pour la proposition A est fausse. Les touches suivantes (B, C, et D) fonctionnent de la même manière et selon ces quatre prémisses possibles que l'utilisateur va pouvoir combiner, la machine calculera le résultat.

* 20 En 1834, pendant le développement d'une machine à calculer, Charles Babbage imagine le premier ordinateur sous la forme d'une « machine à différences » en utilisant la lecture séquentielle des cartes du métier à tisser Jacquard afin de donner des instructions et des données à sa machine. En cela, il fut le premier à énoncer le principe d'un ordinateur.

* 21 Charles Babbage avait avant cela écrit, en 1838, un algorithme de calcul des coefficients du produit de deux polynômes, mais en tant que simple programme séquentiel, il n'est pas considéré comme le premier programme informatique.

* 22 Extrait de l'article « Darwin among the Machines » dans The Press du 13 juin 1863 : « We refer to the question: What sort of creature man's next successor in the supremacy of the earth is likely to be. We have often heard this debated; but it appears to us that we are ourselves creating our own successors; we are daily adding to the beauty and delicacy of their physical organisation; we are daily giving them greater power and supplying by all sorts of ingenious contrivances that self-regulating, self-acting power which will be to them what intellect has been to the human race. In the course of ages we shall find ourselves the inferior race (...). Day by day, however, the machines are gaining ground upon us; day by day we are becoming more subservient to them; more men are daily bound down as slaves to tend them, more men are daily devoting the energies of their whole lives to the development of mechanical life. The upshot is simply a question of time, but that the time will come when the machines will hold the real supremacy over the world and its inhabitants is what no person of a truly philosophic mind can for a moment question ».

* 23 Les romans récents d'Antoine Bello (comme Ada), de Christian Léourier (Helstrid) ou de Steven Erikson (Rejoice) sont d'autres exemples de cette inspiration par le thème de l'IA.

* 24 Cf. Stephen Cave et Kanta Dihal, 2019, « Hopes and fears for intelligent machines in fiction and reality », Nature Machine Intelligence, volume 1, no 2 :ý https://www.nature.com/articles/s42256-019-0020-9

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