1RE PARTIE : DU MIRAGE À LA DÉSILLUSION,
UN FOOTBALL PROFESSIONNEL FRANÇAIS QUI VIT AU-DESSUS DE SES MOYENS

Cette première partie vise à tirer un certain nombre d'enseignements d'événements qui ont conduit le football professionnel français de la désillusion, après le départ de son diffuseur principal en 2020, au déclassement, après une négociation difficile qui a abouti à une baisse durable des droits TV en 2024. Entre ces deux événements, la conclusion d'un partenariat avec le fonds d'investissement CVC a permis à la Ligue de football professionnelle (LFP) et aux clubs de maintenir leur train de vie comme si rien n'avait changé.

I. L'APRÈS MEDIAPRO : UN RETOUR BRUTAL À LA RÉALITÉ

Si la création d'une société commerciale était envisagée depuis de nombreuses années, sa mise en oeuvre, en partenariat avec un fonds d'investissement, a été accélérée par la défaillance du diffuseur officiel du championnat, grand vainqueur de l'appel d'offres sur les droits audiovisuels lancé par la LFP en 2018.

Événement majeur pour l'économie du football professionnel français, le départ de Mediapro a en effet entraîné un manque à gagner considérable pour les clubs. Les conditions de ce départ du diffuseur de la Ligue 1, alors que le championnat démarrait à peine, ont été examinées par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives1(*), qui ne disposait pas de pouvoirs d'enquête.

En conclusion de leurs travaux, les députés ont notamment préconisé d'autoriser la LFP à créer une société commerciale afin de permettre une diversification des sources de financement du football et de créer les conditions d'une commercialisation plus professionnelle des droits audiovisuels. Par la suite, le rapporteur de la mission, notre collègue député Cédric Roussel, fut à l'origine de l'amendement qui a introduit dans la loi du 2 mars 2022 la possibilité d'une telle société commerciale.

Pour toutes ces raisons, afin de comprendre la genèse du projet de société commerciale, la mission d'information du Sénat a jugé utile de revenir sur cet épisode crucial que constitue la rupture entre la LFP et Mediapro, dans le contexte de la crise du covid.

A. MEDIAPRO : UN RÉSULTAT INESPÉRÉ

Si le championnat vit, depuis 2018, au-dessus de ses moyens, c'est parce que ses principaux acteurs ne se sont que très peu remis en cause après le départ de Mediapro, imputant au diffuseur la responsabilité pleine et entière de son échec. L'idée que le championnat français valait peu ou prou « un milliard » d'euros par an, comme ses homologues du « big five » en Europe, est restée ancrée dans les esprits.

1. Un appel d'offres très - trop ? - sophistiqué

Depuis le 20 novembre 1984, date de diffusion du premier match en direct sur son antenne, Canal+ a joué un rôle majeur dans la diffusion du football, l'un des piliers de son offre avec le cinéma. Dans la deuxième moitié des années 1990, l'émergence de la concurrence face au diffuseur historique a entraîné une forte augmentation des prix, qui ont atteint environ 600 millions d'euros en 2004. Les cinq plus grosses ligues européennes disposaient alors encore de revenus télévisuels à peu près équivalents. La Premier League anglaise (EPL) s'est ensuite démarquée par une croissance particulièrement forte de ses revenus. L'EPL est, en 2024, la deuxième compétition sportive la plus lucrative au monde en termes de droits de diffusion télévisuels, avec 3,9 Md€ de recettes annuelles (dont plus de la moitié générée par les droits internationaux), après la ligue de football américain (NFL) qui a conclu des contrats de diffusion s'élevant à 10 Md$ par an (essentiellement dans un cadre domestique).

En vingt ans, les droits de la Ligue 1 ont connu, pour leur part, une augmentation modérée. Entre 2016 et 2020, Canal+ et beIN Sports se sont partagés la diffusion du championnat contre 748 millions d'euros par saison. Lors de l'appel d'offres lancé en 2018, les clubs espéraient, légitimement, combler au moins partiellement le fossé qui s'était creusé entre la Ligue 1 et les quatre plus grandes ligues européennes.

L'appel d'offres a été monté selon une ingénierie sophistiquée, afin d'en maximiser le résultat, quitte à risquer d'encourir la « malédiction du vainqueur », le vainqueur d'un appel d'offres étant par construction l'acteur le plus optimiste, à défaut d'être le plus lucide.

L'appel d'offres portait sur les saisons 2020-2021 à 2023-2024. Il comportait sept lots, remportés respectivement par Mediapro (lots n° s 1, 2, 4, 5 et 7), beIN Sports (lot n° 3) et Free (lot n° 6). La possibilité d'une sous-licence ayant été inscrite dans le contrat, le lot n° 3, d'un montant de 332 M€, a par la suite été sous-licencié par son attributaire, beIN Sports, au Groupe Canal+, dans le cadre plus large d'un accord de distribution exclusive signé entre les deux parties en février 2020.

DROITS DE LA LIGUE 1

2018

Lot n° 1

38 matchs : 1 match par journée dont le top10 et 28 matchs de choix 3

Mediapro

780 M€

Lot n° 2 + sous-lots B et D

76 matchs : 2 matchs par journée

Mediapro

Lot n° 7

Magazines

Mediapro (de gré à gré)

Lot n° 5

3 multiplex, trophée des champions, 2 barrages

Mediapro (de gré à gré)

Lot n° 3 + sous-lots A et C

76 matchs : 2 matchs par journée

beIN Sports
Lot sous-licencié à Canal+ (Fév. 2020)

332 M€

Lot n° 6

Extraits en quasi-direct

Free

42 M€

TOTAL

1,154 Md€

Le 29 mai 2018, Mediapro est sorti grand gagnant de l'appel d'offres de la LFP pour les droits TV de la Ligue 1 en remportant une part substantielle de ces droits, pour 780 millions d'euros. Quelques mois plus tard, le groupe a acquis une partie des droits de la Ligue 2, pour 34 millions d'euros.

Pour les clubs, le résultat atteint était presque inespéré, puisque les droits totaux de la Ligue 1 étaient ainsi voués à dépasser le milliard d'euros (1,15 Md€), en augmentation de 56 % par rapport au cycle 2016-2020.

Les candidats n'ayant eu accès à aucune information au cours de la procédure, le résultat de l'appel d'offres fut aussi une surprise pour eux. Parmi les multiples subtilités de la procédure d'enchères mise en place par la LFP, décrite par l'Autorité de la concurrence dans sa décision du 11 juin 2021, on retiendra que les enchères sur les lots n° 2 et n° 3, portant sur des créneaux horaires, étaient complétées par une procédure de sous-enchère avec mises à prix, afin de déterminer le type de matchs attribué (de choix 1 à 6). Cette sous-enchère comportait la possibilité d'une attribution automatique du sous-lot au candidat ayant la note qualitative la plus élevée, dans l'hypothèse où aucun candidat ne présenterait une offre supérieure ou égale à la mise à prix.

Dans le cadre de cette sous-enchère, beIN Sports a remporté les groupes de matchs A et C, qui étaient les plus onéreux, tandis que Mediapro se voyait attribuer les groupes de matchs B et D. S'étant retrouvé bénéficiaire du sous-lot A (180 M€), le groupe beIN Sports a dépensé plus que ce qu'il avait anticipé, ce qui l'a poussé à conclure une alliance avec Canal+.

Cette alliance a permis au diffuseur historique de revenir dans le jeu dont l'appel d'offres l'avait exclu. D'après les termes de l'accord entre Canal+ et beIN, signé en février 2020, le groupe Canal+ est devenu le distributeur exclusif de beIN. Il restait, en outre, diffuseur de la Ligue 1, au moyen d'une sous-licence, au prix obtenu par la chaîne qatarie en 2018. Parallèlement, Canal+ a progressivement diversifié son offre pour réduire sa dépendance à la Ligue 1, en acquérant les droits de la Premier League et ceux des compétitions européennes, dont la Ligue des champions.

Le partenariat entre Canal+ et beIN Sports a été renouvelé à l'été 2024, et court désormais jusqu'à 2030. Le nouvel accord inclut, outre la prolongation de l'accord de distribution exclusive, la diffusion du match en direct obtenu par beIN Sports dans le cadre des négociations portant sur le cycle 2024-2029, sans surcoût pour les abonnés à l'offre « sport » de Canal+, contrairement aux matchs diffusés par DAZN. Le lien entre la Ligue 1 et son diffuseur historique est désormais plus ténu que jamais.

2. Qui était vraiment Mediapro ?

En 2018, Mediapro est une entreprise relativement méconnue en France. Lors de son audition, M. Jaume Roures a estimé que Mediapro avait été stigmatisé dès son arrivée, en tant que groupe non français, ce qui aurait accentué ses difficultés (« notre proposition a été rejetée parce que c'était nous »). L'entreprise n'a toutefois pas contribué à se faire mieux connaître dans les mois qui ont suivi l'attribution des droits, au point que ses intentions n'étaient pas plus claires en 2020 qu'elles ne l'étaient en 2018. Un doute a longtemps persisté sur la nature de l'engagement de Mediapro en France : négociant de droits ou distributeur de contenus ? L'entreprise exerçait, de fait, ces deux activités. Son activité passée en Espagne en faisait un acteur sérieux, contrairement à ce qu'on a parfois pu entendre, avec un chiffre d'affaires de 1,8 milliard d'euros en 2019.

D'après Pierre Maes2(*), « Mediapro est une agence qui n'a jamais voulu créer une chaîne ici ». Revendre les droits acquis en 2018 faisait en effet partie des options possibles. L'appel d'offres le permettait. Mediapro est un groupe expert en la matière puisqu'il commercialise, notamment, les droits internationaux de la Liga espagnole. Avant la crise du covid, cette activité d'agence de droits connaissait un contexte porteur, dopé par les fonds d'investissement chinois, à l'instar de la société Orient Hontai Capital qui a pris le contrôle de Mediapro début 2018.

Jean-Michel Roussier, ancien directeur conseil délégué sur l'antenne et les programmes de Mediapro Sport France, a toutefois rappelé à la mission d'information que Mediapro, loin de n'être qu'une agence, était aussi l'un des acteurs mondiaux majeurs de la production audiovisuelle (qui emploie à ce jour plus de 7 000 salariés) : « Non, Mediapro est certes un broker, mais c'est aussi une des plus grosses sociétés de production européennes, tant en matière de sport - elle est toujours prestataire de la FIFA et de l'UEFA et dispose pour la captation d'un parc de cars régie et de moyens techniques considérables - qu'en matière de contenus de fiction, réalisés essentiellement en Espagne - Casa de Papel fait notamment partie de son catalogue, parmi beaucoup d'autres oeuvres »3(*).

À partir de la mi-2000, le groupe Mediapro est devenu un acteur majeur de la diffusion des matchs de la Liga espagnole, notamment avec sa chaîne Gol Television créée en 2008. Jusqu'en 2015, les droits TV de la Liga espagnole étaient vendus individuellement par chaque club. Entre 2015 et 2019, ces droits ont été principalement détenus par Mediapro (via beIN Sports) et Movistar+ (chaîne issue de la vente de Canal+ Espagne à Telefonica). Mediapro a ensuite perdu, en 2019, l'appel d'offres grâce auquel Movistar+ a acquis les droits exclusifs de diffusion des matchs. Le groupe catalan ne conservait alors que les droits de diffusion domestique de la Liga dans les bars, secteur qui subira de plein fouet la pandémie de covid-19.

Depuis 2022, Movistar+ partage les droits de diffusion de la Liga avec DAZN. Par ailleurs, Mediapro commercialise toujours les droits internationaux du championnat espagnol, selon un accord renouvelé en 2023 et prolongé jusqu'en 2029. La chaîne Gol diffuse des matchs de la Liga de moindre importance, de deuxième division, de la Coupe du Roi et parfois de compétitions internationales et de football féminin. La chaîne est connue pour rendre le football accessible au grand public grâce à ses diffusions en clair.

Quoique méconnue en France, l'entreprise y était déjà présente puisqu'elle avait contribué depuis 2012 à la distribution et à la production des contenus de la chaîne beIN Sports sur le territoire français.

Si Mediapro a pu susciter la méfiance lors de son arrivée sur le marché français, ce n'est pas parce que cette entreprise venait d'au-delà des Pyrénées, mais en raison d'une certaine opacité. Joseph Oughourlian, président du RC Lens, a fait allusion, lors de son audition, à la réputation qui était déjà celle du groupe catalan en 2018 : « [En tant que dirigeant du groupe Prisa], je connais très bien la réputation de Mediapro en Espagne. Ce n'était pas une bonne idée de donner 80 % des droits à un groupe qui n'a pas une bonne réputation, qui n'offre pas de garanties et qui n'est pas solide financièrement ».

De fait, Mediapro avait connu des difficultés financières et judiciaires en Espagne, notamment dans le cadre de sa rivalité avec le groupe Prisa, ancien propriétaire de Canal+ Espagne (revendu en 2014 à Telefonica). Par ailleurs, au plan international, des dirigeants de Mediapro ont été mis en cause dans le scandale de corruption de la FIFA, qui a éclaté en 2015. En 2018, comme évoqué précédemment, le groupe était en perte de vitesse en Espagne, face à la concurrence de Telefonica. Sa maison-mère, Joye Media, était cotée « B1 » (valeur très spéculative, niveau de risque de crédit élevé) par l'agence Moody's.

En Italie, quelques jours avant l'attribution des droits français, l'offre de Mediapro, supérieure au milliard d'euros, était rejetée à la suite d'une décision du tribunal de Milan, fondée sur le non-respect des règles antitrust et l'insuffisance des garanties financières.

Par ailleurs, en février 2018, le groupe Mediapro a été racheté par un fonds d'investissement chinois, par l'intermédiaire d'une nébuleuse de sociétés : Mediapro était la propriété d'Imagina Media, elle-même propriété de la holding Joye Media, rachetée majoritairement par le fonds Orient Hontai capital (OHC), qui d'après certaines sources (non vérifiées) serait contrôlé par la municipalité de Shanghai. Ce montage financier laissait planer un doute sur l'identité des détenteurs ultimes de la société, et sur la réalité de leur implication en cas de difficultés de la filiale française. Par ailleurs, les actionnaires minoritaires de Mediapro étaient alors l'agence de publicité britannique WPP et les deux fondateurs historiques de l'entreprise, Jaume Roures et Taxto Benet.

En 2023, le fonds d'investissement Southwind Group, basé à Hong Kong, a repris à OHC le contrôle de l'entreprise. Southwind détient maintenant environ 80 % de Mediapro, dont WPP demeure actionnaire minoritaire.

Le choix de Mediapro était donc risqué, ce dont la dimension qualitative de l'appel d'offres de 2018 n'est pas parvenue à rendre compte, l'accent ayant été mis en priorité sur les prix proposés.


* 1 Rapport d'information n° 4815 du 15 décembre 2021 en conclusion des travaux de la mission sur les droits de diffusion audiovisuelle des manifestations sportives, présenté par M. Cédric Roussel, rapporteur.

* 2 Audition du 7 mai 2024.

* 3 Audition du 7 mai 2024.

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