III. COMPTE RENDU DE L'AUDITION DU 30 MAI 2024

Audition de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance dans le cadre des deux missions d'information « Quel financement pour l'entreprise de demain ? » et « Entreprises et climat »

M. Olivier Rietmann, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, pour échanger sur les thèmes de travail de la délégation aux Entreprises, en particulier nos deux missions d'information en cours. La première, intitulée « Quel financement pour l'entreprise de demain ? » est conduite par Pauline Martin, Pierre-Antoine Lévi et Fabien Gay. La seconde, sur le thème « Entreprise et climat », est conduite par Lauriane Josende, Brigitte Devésa et Simon Uzenat.

Bpifrance a connu des résultats qualifiés d'historiques en 2023, ayant injecté 63 milliards d'euros de financements dans l'économie française. Vous avez financé l'innovation à hauteur de près de 10 milliards d'euros, contre 700 millions dix ans plus tôt, et avez annoncé un investissement de 5 milliards d'euros en faveur de l'intelligence artificielle dans les quatre prochaines années. Au total, vous estimez à 100 000 le nombre d'entreprises aidées directement ou indirectement par l'établissement. Enfin, Bpifrance est aujourd'hui considéré comme le premier investisseur européen en fonds propres.

Pourriez-vous tout d'abord situer l'action de Bpifrance parmi le paysage européen des banques publiques d'investissement ? Nous entendons souvent qu'il s'agit d'un modèle qui est regardé de près par nos voisins européens, car particulièrement complet et intégré. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce qui fait la spécificité du champ de votre action en matière de soutien aux entreprises ? Quelle évolution de votre doctrine - le cas échéant - envisagez-vous au cours des prochaines années ?

Par ailleurs, nous savons que nous nous orientons vers des arbitrages budgétaires serrés au cours des prochaines années, au regard du niveau de la dette publique et de sa trajectoire. Le gouvernement cherche près de 50 milliards d'économies - c'est l'estimation par la Cour des comptes de l'effort nécessaire d'ici à 2027.

Dans ce contexte, vous attendez-vous à ce que les dotations à Bpifrance, qui sous-tendent certaines activités comme la garantie de prêts bancaires, fassent l'objet d'un rabot dès le prochain projet de loi de finances ? Quels sont les dispositifs de soutien aux très petites et moyennes entreprises (TPE-PME) qui vous paraissent particulièrement exposés ou qu'il faudrait sauvegarder en priorité ? Je rappelle que la délégation aux Entreprises s'est toujours efforcée d'accorder une attention particulière aux TPE-PME et aux entreprises de taille intermédiaire (ETI).

La question du calibrage des aides est primordiale, alors que la transition climatique est une priorité de l'action publique. Comment accompagner les entreprises dans la durée si l'aide publique est fréquemment « régulée », c'est-à-dire diminuée ou supprimée ?

Au-delà du nombre et des montants des aides se pose la question de leur lisibilité. En effet, la revue des seules aides à la transition écologique des entreprises élaborée par l'Inspection des finances (IGF) en 2023 a recensé 340 dispositifs dont la complexité est unanimement dénoncée par les entreprises. Comment simplifier pour plus d'efficacité ?

La simplification est certes plus que jamais dans l'actualité compte tenu de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, prévu dans les prochains jours au Sénat, mais elle a toujours été le fil conducteur de la délégation.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance - Je suis très heureux de pouvoir m'exprimer ce matin sur ces sujets qui sont au coeur de notre vie quotidienne.

Notre conseil d'administration a validé en juillet et en septembre 2023 notre plan stratégique à moyen-terme, que nous nous apprêtons à réactualiser. Il prévoit deux grandes priorités pour l'action de Bpifrance sur la période 2024-2029 : la décarbonation du tissu productif français, via le « Plan Climat », et la réindustrialisation de la France. Des investissements supplémentaires sont programmés à hauteur de 35 milliards d'euros pour la thématique de la réindustrialisation et de 35 milliards d'euros pour la thématique de la décarbonation. Pour cette dernière, Bpifrance agira en grande partie via le financement bancaire des parcs éoliens et photovoltaïques. Nous sommes en effet le leader français du secteur bancaire dans le financement des infrastructures de la transition énergétique : cela représente entre 1,6 et 2 milliards d'euros de crédit bancaire par an.

Nous finançons aussi massivement l'innovation par des subventions, des quasi-subventions ou des avances remboursables. En particulier, en lien avec France 2030, nous finançons les gigafactories de batteries et d'hydrogène, qui représentent à chaque fois des centaines de millions d'euros - voire plus en ce qui concerne le cas particulier de ProLogium. Bpifrance finance également l'écosystème de start-ups industrielles vertes, ou « greentech », issu des universités françaises. En janvier 2019, nous avions lancé le « plan Deeptech » pour encourager les chercheurs à créer des start-ups, avec l'objectif d'accompagner 500 start-up par an. Nous en sommes aujourd'hui à 360 start-up accompagnées, en ayant débuté avec un nombre inférieur à 100 : ce plan fonctionne. La bonne nouvelle pour la transition climatique est que les chercheurs sont particulièrement intéressés par le sujet du climat. Nous avons une proportion très importante de greentech dans le plan Deeptech.

Bpifrance propose également des garanties et a lancé au printemps 2024 la garantie verte. Elle consiste à faire payer une commission de garantie plus faible dès lors que le prêt garanti finance une infrastructure ou un investissement centré sur la transition climatique. Cette garantie représente des volumes élevés de crédits.

Enfin, l'accompagnement est devenu une activité très importante de Bpifrance. Il s'agit en quelque sorte d'une activité de conseil par l'établissement. Nous comptons environ 1 500 consultants et bureaux d'études privés, qui agissent auprès des PME françaises. C'est un dispositif très efficace. L'État nous a demandé de faire un « porte-à-porte de masse » auprès de ces PME, pour leur faire prendre conscience du risque climatique et amorcer leur transition, en débutant en général par un bilan carbone et un diagnostic de décarbonation. Cette action est déjà déployée, et nous avons pour objectif de couvrir en quelques années environ 20 000 PME françaises. En 2024, nous allons déjà mener près de 4 000 bilans carbone et diagnostics climat, ce qui fait de Bpifrance le premier acteur français en la matière. C'est une action de grande ampleur, en plein déploiement, qui s'appuie sur les éléments qui font la force opérationnelle de Bpifrance en exécution des politiques publiques : nos 55 agences locales, la formation méthodique de tous nos chargés d'affaires, l'inscription dans leurs objectifs commerciaux de cibles liées à ce « porte-à-porte de masse », etc. Cela fonctionne très bien.

Nous sommes bien évidemment confrontés à des contraintes budgétaires, notamment sur le programme 134 « Développement des entreprises et régulations » du budget de l'État, et sur un certain nombre de programmes d'equity (capital-investissement) qui concernent le programme « Quartiers 2030 ». Ce ne sont pas là des réductions considérables, elles sont de l'ordre de quelques dizaines de millions d'euros, mais ces sommes ont des effets multiplicateurs très importants.

Bpifrance est cependant totalement solidaire de l'objectif de réduction du déficit budgétaire et de la dette publique. Mes collaborateurs le savent, c'est une obsession personnelle. J'ai une culture budgétaire, ne serait-ce que parce que j'ai commencé ma carrière en tant que chargé du financement de la Sécurité sociale au ministère des affaires sociales. Il faut que nous trouvions des solutions. Le temps de la « grosse subvention » est probablement terminé, il faut passer au temps de la garantie.

En priorité, nous devons soutenir tout ce qui est à fort effet de levier, c'est-à-dire la garantie et le co-financement. Il faut également soutenir le conseil, c'est-à-dire tout ce qui déclenche des comportements vertueux et qui reste, comparativement, peu coûteux : ce sont des budgets totaux de l'ordre de quelques dizaines de millions d'euros, mais avec lesquels nous mettons en mouvement les entreprises.

Je considère que les crédits affectés à la direction de l'accompagnement de Bpifrance, pour financer le « porte-à-porte de masse » du Plan Climat, permettent aussi, avec la même méthode, le même type de consultant, la même « approche client », d'accélérer le passage à l'industrie du futur ou le déploiement de diagnostics digitaux. Elle pourra donner une impulsion sur l'intelligence artificielle qui va devenir fondamentale dans les PME françaises. Cela se fait physiquement et non via des e-mails, des PowerPoints ou des webinaires : il faut absolument être présent physiquement dans les PME pour leur présenter l'ensemble des actions possibles. Chaque année, Bpifrance réalise à peu près 8 000 missions de conseil, et fait rentrer dans ses écoles, appelées « Accélérateurs », entre 900 et 1 000 entreprises.

Ces Accélérateurs fonctionnent très bien, avec un taux de satisfaction de 98,5 %. Ces dépenses de quelques dizaines de millions d'euros ont, là encore, un effet multiplicateur absolument considérable.

Quels financements ont été stoppés ? Certains dispositifs vont s'arrêter. Le « porte-à-porte de masse » a démarré l'année dernière avec une « boîte à outils » de financements, qui comportait notamment une petite subvention verte, de quelques dizaines de milliers d'euros, comparable à la bourse « French Tech » que nous accordons aux start-ups. Cette subvention verte va s'achever en juillet prochain, car nous n'avons plus de financements. C'est dommage, car c'était là un bon moyen d'inciter les entrepreneurs à se lancer, avant de leur proposer un diagnostic puis un premier Prêt vert. Nous disposions également du Prêt vert ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), qui était un prêt sans garantie, à long terme, bonifié, très attractif, mais il va aussi s'arrêter en juillet faute de dotations.

Il faut absolument préserver les crédits qui permettent de déployer les bilans carbone dans les PME. Le mouvement est enclenché grâce à la force de vente de Bpifrance qui est aujourd'hui, dans le monde diffus des PME, la seule force de vente de l'État. Il est donc important de capitaliser dessus. Il serait dommage de lui demander de ralentir significativement, voire de s'arrêter.

La lisibilité des aides est bien sûr un problème. Le rapport de l'IGF a pointé l'existence de 340 dispositifs complexes. Ma position est la suivante : toutes les entreprises ont des catalogues de produits très complexes - Bpifrance aussi. Le rôle de nos chargés d'affaires, comme ailleurs, c'est de simplifier le catalogue et de construire un ensemble de solutions adaptées aux besoins du client. Il faut réaffirmer que Bpifrance est la branche de l'État et qui cherche à pousser et déployer ces dispositifs vers les PME.

Ainsi, l'ADEME est très adaptée aux grandes entreprises, mais elle ne dispose pas du réseau nécessaire pour organiser un face-à-face avec l'ensemble des PME françaises. Bpifrance compte 200 000 clients actifs, nous sommes équipés pour cela : l'ADEME ne l'est pas.

La réponse à la complexité consiste à simplifier constamment le catalogue des aides, mais passe aussi et surtout, depuis la création de Bpifrance, par l'approche de « guichet unique ». Le guichet unique simplifie tout. Parmi les 340 dispositifs évoqués précédemment, beaucoup n'ont pas de clients : ils contribuent à l'impression de grande complexité, mais certains produits sont tombés en déshérence. Ce qui est important, c'est de prioriser. Il faut notamment viser la mise en mouvement de l'entrepreneur, parce que l'entrepreneur a constamment autre chose à faire : il doit s'occuper de la cybersécurité et du digital - pour lesquels nous lui soumettons d'ailleurs des offres -, de l'export - nous l'inscrivons dans les plans export -, désormais l'intelligence artificielle qui va devenir fondamentale, le plan produit, les recrutements, etc...

Bpifrance met l'entrepreneur en mouvement sur la transition climatique, avec un bilan, puis avec la mobilisation d'un certain nombre de crédits pour financer les investissements nécessaires. Ces crédits sont des prêts sans garantie à long terme. En 2023 la production de Prêts verts a été un peu inférieure à celle de 2022, à 800 millions d'euros contre un milliard d'euros envisagés : la raison est qu'ils restent chers en conséquence des taux toujours élevés en 2023 et 2024. Il convient donc de les modifier, de les bonifier en injectant quelques dizaines de millions d'euros dans des fonds de garantie.

Voici donc les priorités : la simplification se fait par le guichet unique et par le contact client, beaucoup plus que par un travail surplombant sur le catalogue de produits. Le plus important est de disposer d'une organisation extrêmement lisible en matière de contact avec les clients.

Certains produits fonctionnent mieux que d'autres. Les produits fondamentaux sont d'abord les produits de conseil, des interventions physiques avec un contact humain. Ensuite, les produits de financement, le cas échéant bonifiés. J'ai l'intime conviction que nous allons vers une période de sur-dette, de contraintes budgétaires et donc de raréfaction des financements publics qui va durer des années, comme je l'ai écrit dans une tribune publiée par le Figaro. Par conséquent, les produits garantis, les fonds de garantie et les produits à effet de levier doivent être priorisés : c'est le métier de Bpifrance.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup pour ces propos précis et pragmatiques. J'observe que vous avez énormément insisté, cela se comprend à l'époque que nous vivons, sur les diagnostics de décarbonation, sur la transition climatique, sur l'accompagnement par les Prêts verts, etc. J'espère que Bpifrance n'oublie pas de prendre en compte, dans ses objectifs, deux autres thématiques extrêmement importantes : le développement industriel dans son ensemble - pas uniquement la transition écologique - et la performance sociale des entreprises. Même si, au cours des dernières décennies de nombreuses avancées ont eu lieu en la matière, il reste encore des espaces de progrès qui ne sont pas liés à la transition climatique.

Vous avez également insisté sur l'accompagnement de la création d'entreprises, vis-à-vis des start-ups notamment. Avec mes collègues de la délégation Michel Canévet et Rémi Cardon, nous avons présenté en octobre 2022 un rapport intitulé « Reprendre pour mieux entreprendre dans nos territoires », dans lequel nous soulignions l'importance d'accompagner la transmission d'entreprise. Énormément d'entreprises devront être transmises dans les dix ans qui viennent : elles constituent un fondement très important de notre économie.

En matière de transmission d'entreprise donc, Bpifrance s'intéresse-t-il à ces accompagnements, à la fois humains (diagnostic, conseils), mais aussi financiers, soit par des garanties pour les repreneurs, soit par un apport de financement ?

M. Nicolas Dufourcq. - Comment traitons-nous la question de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ? Nous sommes une banque, dont le rôle est de consentir des crédits. Nous ne poussons pas la due diligence jusqu'à vérifier comment fonctionne notre client en termes de RSE. Nous ne sommes pas équipés pour cela ; aucune banque ne le fait réellement. En effet, le crédit est le prêt-à-porter de la finance : cela correspond à un nombre très important d'opérations.

En revanche, quand nous intervenons en fonds propres nous participons aux conseils d'administration. Je rappelle que nous sommes le deuxième acteur mondial en nombre d'investissements en fonds propres en 2023, parfois même le premier certains trimestres, et probablement le premier si nous ajoutons à ces investissements de private equity dans les entreprises matures les investissements en capital-risque dans les entreprises innovantes. Notre présence aux conseils d'administration des entreprises, qu'il s'agisse des PME ou des grandes entreprises comme Stellantis, nous conduit à examiner avec beaucoup d'attention les aspects liés à la RSE. Nous faisons partie des comités RSE, qui sont préparés par nos propres équipes RSE, et sommes exigeants dans ce cadre, en posant parfois les questions qui dérangent.

La transmission des entreprises est fondamentale. Le programme 134 du budget de l'État finance nos fonds de garantie « Transmission » : c'est un financement critique. Le grand public ne le sait pas forcément, mais quand une boucherie change de propriétaire, la transmission est souvent financée par Bpifrance.

Il est très difficile de convaincre les entrepreneurs d'anticiper, de préparer leur transmission assez tôt pour qu'elle se passe bien. Nous martelons que les chefs d'entreprises doivent commencer à préparer leur transmission à 55 ans, car le processus s'étend sur dix ans, mais nous ne sommes pas toujours entendus. Ils s'y prennent souvent trop tard. C'est un fait anthropologique : une personne qui a décidé très jeune d'être entrepreneur, qui a l'habitude de gérer son entreprise à sa façon, en solitaire, de manière individualiste, ne conçoit pas aisément qu'à 55 ans, ce parcours soit déjà presque fini et qu'ils doivent commencer à passer la main. Mentalement, ce peut être difficile.

Cependant, nous proposons à ces entrepreneurs des dispositifs de soutien. Nous avons créé des « accélérateurs » à l'intention des chefs d'entreprise qui souhaitent transmettre leur entreprise ; nous formons leurs enfants et les intégrons dans nos écoles. Cela reste compliqué et il y a de la destruction de valeur. Mais ce n'est pas spécifique à la France : l'Allemagne, l'Italie et de nombreux pays sont confrontés à la même problématique, elle est inhérente à l'entrepreneuriat.

M. Pierre-Antoine Levi, rapporteur de la mission d'information « Quel financement pour l'entreprise de demain ? ». - Mes questions portent sur l'innovation. Les aides à l'innovation de Bpifrance ont été, selon la Cour des comptes, multipliées par quatre entre 2016 et 2021. Il y a indéniablement eu une vraie évolution en France, sous l'impulsion des Programmes d'investissements d'avenir (PIA), de France Relance et aujourd'hui de France 2030. Or, certains de nos interlocuteurs estiment que ces aides sont à la fois trop concentrées, notamment thématiquement sur la deeptech, et trop diluées, les montants octroyés étant trop faibles pour apporter un réel effet de levier et faire émerger des entreprises à fort potentiel. Que répondez-vous à ces critiques ? Faut-il repenser le ciblage de ces aides ?

Plus généralement, quel bilan tirez-vous de la politique de soutien aux entreprises innovantes mises en oeuvre par Bpifrance au cours des dix dernières années ? Notre tissu économique n'est-il pas toujours extrêmement dépendant des capitaux nord-américains pour faire croître ses start-ups, et dépendant des aides publiques comme celles de Bpifrance ?

Enfin, sur les dépenses publiques en faveur de l'innovation, le pari est-il gagnant en termes de retour sur investissement ?

M. Fabien Gay, rapporteur de la mission d'information « Quel financement pour l'entreprise de demain ? ». - Ma question porte sur les activités d'investissement de Bpifrance, qui mobilisent beaucoup de moyens. Bpifrance est-il un actionnaire comme un autre, ou comme je le pense, est-il le bras armé de l'État ? Vous avez indiqué qu'en tant qu'établissement de crédit, Bpifrance ne pouvait pas évaluer la globalité de la politique RSE de chaque entreprise ; mais qu'en revanche, lorsque Bpifrance est représenté au conseil d'administration en tant qu'actionnaire, vous y êtes très attentifs.

Vous avez donné comme exemple Stellantis, dont Bpifrance est actionnaire à hauteur de 6 % du capital. Or, Stellantis déploie actuellement une politique de suppression de la sous-traitance en France. Dans mon département, la dernière usine d'emboutissage automobile va fermer, car Stellantis a décidé très rapidement de délocaliser la production en Turquie. J'étais la semaine dernière près de Châteauroux, où j'ai rencontré les salariés d'Impériales Wheels : ils travaillent beaucoup pour Stellantis et un peu pour Renault, en produisant les dernières jantes en aluminium fabriquées en France. Stellantis vient de décider de mettre un terme à ses contrats, avec effet au 20 juin prochain.

Je ne nie pas que nous recréons de l'emploi industriel dans le pays, mais il me semble que notre politique industrielle est problématique : la France semble se concentrer sur les gigafactories de batteries électriques en espérant que nous serons peut-être un jour les leaders européens en la matière. Cependant, pourrons-nous conserver notre souveraineté si nous construisons uniquement des batteries et plus aucune autre pièce automobile ?

Bpifrance est-il donc un actionnaire comme un autre, qui cherche avant tout la rentabilité de l'investissement avant de le revendre, ou tient-il compte d'éléments liés à l'intérêt national et donc à notre souveraineté ? Enfin quelle est la différence entre Bpifrance et l'Agence des participations de l'État (APE), et selon quels critères est-il décidé de qui de deux établissements investira au nom de l'État ?

Mme Pauline Martin, rapporteure de la mission d'information « Quel financement pour l'entreprise de demain ? ». - Laissez-moi tout d'abord vous dire qu'après avoir mené de nombreuses auditions dans le cadre de notre mission d'information, nous constatons que l'action de Bpifrance est plébiscitée.

Mais nos interlocuteurs ont relevé quelques failles, notamment le coût de vos prestations qui semble en décalage avec les tarifs commerciaux ; ainsi que vos délais de réponse qui laissent penser que, contrairement à la décentralisation de votre organisation que vous aimez à rappeler, beaucoup de décisions sont en réalité prises en centrale à Paris.

M. Nicolas Dufourcq. - En matière de financement de l'innovation, les aides sont-elles trop fragmentées pour atteindre un effet critique ? Le rôle de Bpifrance est celui de catalyseur et de constructeur d'écosystèmes, parce que ce sont ces écosystèmes qui produisent les entreprises durables : dans le milieu des sous-traitants automobiles à une certaine époque, aujourd'hui dans la tech. Pour que le pays dispose de belles entreprises résilientes et durables, qui produisent de la valeur et la font ruisseler, qui dégagent suffisamment de résultats pour financer la recherche, qui deviennent des ETI industrielles ou des ETI de la tech ; il faut qu'à la base, il existe constamment un « humus », un biotope d'entreprises. Certaines d'entre elles vont rester petites ; une forme de sélection darwinienne va s'opérer.

Cela suppose de résister à la tentation colbertiste, qui consiste à considérer que la décision, la raison, vient d'« en haut » ; et qu'« en bas », il faut s'ajuster. Bpifrance défend une logique fondamentalement inverse ; de « bottom-up ». En règle générale, l'écosystème sait où aller, c'est de la base que viennent des idées, des développements que nous n'aurions jamais imaginés depuis Paris. Nous assumons d'envoyer une pluie de petites subventions et de petites aides à de nombreuses entreprises, un peu comme un horticulteur cultive un jardin ou comme l'Éducation nationale agit auprès de chaque élève. Après qu'une petite PME ou start-up ait reçu sa première subvention, sa deuxième, puis sa troisième ; on évalue si elle est performante ou non et en décidant en conséquence de continuer à la soutenir ou d'arrêter. Il existe une sorte de « cursus honorum » de Bpifrance.

Il y a quelques jours, j'ai ainsi inauguré à Strasbourg une usine de l'entreprise Umiami qui produit des aliments à base de protéines dont le goût ressemble à celui du poulet. Le chef de cette entreprise a 29 ans. À ses débuts, à 25 ans, Bpifrance l'a accompagné par une première subvention de 30 000 euros, puis une deuxième. Il a participé au concours d'innovation « i-Nov » qui lui a permis de toucher 200 000 euros, puis au concours « i-Lab ». À chaque étape, il présentait de très bons résultats. À 29 ans, il ouvre aujourd'hui une usine après avoir levé 100 millions d'euros. Il a ainsi suivi tout le cursus honorum de Bpifrance. Beaucoup d'entrepreneurs, à l'inverse, s'arrêtent plus tôt dans ce parcours parce qu'ils n'obtiennent pas de résultats.

Cette méthode, qui consiste à irriguer constamment un écosystème, est mise en oeuvre de façon encore plus marquée en Finlande, en Suède, en Israël, c'est-à-dire dans les pays les plus innovants.

Nous finançons 25 000 start-up. C'est un écosystème très plastique, qui bouge en permanence. Certaines initiatives aboutissent, selon la qualité de l'entrepreneur : c'est une structure en pyramide. Pour être sûr de voir apparaître dans la presse économique française en 2029 de nouveaux noms qui feront la fierté collective, il faut irriguer aujourd'hui l'écosystème. Ceux qui font les unes des Échos aujourd'hui sont des « bébés Bpifrance » des années 2016 ou 2017, que nous avons suivis et fait croître.

Il faut avoir à l'esprit cette logique de continuum et de cursus, qui est fondamentale. Bpifrance doit se mettre à la place de l'entrepreneur et s'interroger tous les trimestres sur ses besoins pour croître, pour éviter toutes les « vallées de la mort » qui peuvent le faire tomber. C'est de cette manière que nous avons construit notre boîte à outils, qui fonctionne bien.

On ne peut pas dire que nos aides sont trop diluées. Certains diront toujours que l'aide est trop faible, mais nous composons avec nos contraintes et la France est un pays très généreux par rapport à ses voisins européens en matière d'aides à l'innovation. La boîte à outils mise en place par Bpifrance n'existe ni en Espagne, ni en Italie, ni même en Allemagne. Elle existe en revanche en Scandinavie, dans une certaine mesure aux Pays-Bas, et évidemment en Grande-Bretagne qui est un très grand pays de la deeptech.

La dépendance aux capitaux étrangers est un sujet fondamental, qui fait actuellement l'objet d'importants débats liés à l'union des marchés de capitaux.

Les grandes enveloppes de capital-risque sont aujourd'hui implantées aux États-Unis. En Europe, il n'y a pas assez de grands acteurs qui déploient des capitaux privés orientés vers le risque, qui s'inscrivent dans cette culture de la réinvention du monde et du « risque rugissant » : cela, c'est la culture américaine. Cette culture est profonde : même les fonds de pension américains financent ces fonds privés, qui prennent beaucoup de risques. Les rares fonds de pension européens ne le font pas, ils sont plus conservateurs. En Europe, ce sont les États qui prennent des risques. Il faut absolument que nous parvenions à changer cette situation.

Comment pouvons-nous nous en sortir ? On peut voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Si je le vois à moitié plein, je constate que les start-ups de la tech française, qui font la une des journaux, comme Mistral par exemple, parviennent à attirer des capitaux américains. Ils entrent à des valorisations très élevées, que nous n'aurions jamais pu imaginer, alors que ces entreprises dégagent peu de revenus. En conséquence, les acteurs américains prennent un faible pourcentage du capital, ce qui répond en partie aux inquiétudes en matière de souveraineté. Quand des fonds américains ont investi dans Doctolib par exemple, c'était sur la base d'une valorisation très élevée de 5,5 milliards d'euros.

Si je vois maintenant le verre à moitié vide, j'observe que dans un certain nombre de secteurs, comme ceux des dispositifs médicaux ou de la biotech, on compte tellement peu de consolidateurs européens que les start-ups sont vendues à des acteurs américains. On les soutient, on les fait croître, mais à un certain moment, elles quittent l'Europe - elles resteront peut-être en France pour la recherche, mais le consolidateur stratégique est américain.

Nous travaillons sur tous ces sujets. Nous avons besoin que les grands entrepreneurs, les capitaines d'industrie, les acteurs de la finance européenne créent de grands fonds de capital-risque, comme il en existe aux Etats-Unis. Bpifrance ne peut pas financer toutes les start-ups. Il faut que ces fonds émergent partout en Europe, notamment en Allemagne, pays dont le rôle économique est central.

Vous m'interrogez sur le return on investment (ROI, retour sur investissement) qui évalue la réussite d'une opération en termes de revenu financier. Nos résultats varient en fonction des années. 2021 et 2022 ont été de très belles années. La bulle sur la tech nous a permis de céder un certain nombre de participations dans de très bonnes conditions. En moyenne, nous avons pu récupérer deux fois le montant de notre investissement. Depuis, la bulle a explosé. Il me semble que ce n'est pas très grave, c'est la vie des grands écosystèmes d'innovation, en France comme aux États-Unis. Aujourd'hui, notre retour sur investissement est en moyenne de 1,2 fois le montant de nos investissements en fonds propres en capital-risque.

Sur nos investissements en fonds propres auprès des PME territoriales, familiales, nous avons dégagé en 2023 une performance incroyable, avec un retour sur investissement de plus de 3,5 fois le montant de nos investissements. Il est pourtant risqué d'investir, par exemple, 2 millions d'euros dans une entreprise implantée à Rodez qui n'a jamais ouvert son capital. Nos équipes sur le terrain sont très aguerries !

Quels indicateurs de performance suivons-nous et présentons-nous à notre conseil d'administration ? Nous nous attachons à la création de valeur de nos investissements, c'est-à-dire à l'évolution de la valeur de notre portefeuille. Depuis la création de Bpifrance en 2013, la valeur de son portefeuille a augmenté en moyenne de 7 % par an. Nous nous efforçons de maintenir cette performance, car il s'agit de l'argent des Français, tout en accomplissant nos missions d'intérêt général.

Bpifrance n'est pas un actionnaire comme les autres. Quand il le faut, nous sommes d'ailleurs un actionnaire activiste. Cependant, nous ne sommes pas un actionnaire majoritaire. Posséder 7 % du capital, ce n'est pas la même chose que d'en détenir 60 %. Nous agissons donc par la voie de l'influence, car nous n'avons pas de droit de veto sur des éléments fondamentaux du fonctionnement des entreprises. Ainsi, je n'ai pas de droit de veto au conseil d'administration de Stellantis concernant le choix des sous-traitants. En revanche, en tant que membre du conseil d'administration, je m'exprime de manière instruite pour rappeler l'importance de la filière.

Mais si nous voulons fabriquer des véhicules électriques à des prix acceptables pour le bas de la classe moyenne française, nous ne pouvons pas miser sur une filière à 100 % française. Il ne sera pas possible de mettre en place le « leasing social » pour tous les Français. Il a tellement bien fonctionné qu'il a fallu l'arrêter au bout de trois mois, car il coûte trop cher. La plupart des pays européens ne peuvent d'ailleurs plus payer de bonus automobile. Il faut bien baisser les coûts si nous voulons offrir des véhicules électriques de qualité à la classe moyenne française, qui couvre des situations financières très différentes.

Nous savions que le recours à Impériales Wheels n'allait pas fonctionner, c'est la raison pour laquelle nous avons refusé d'investir, selon un principe de réalité. La question de la sous-traitance automobile dans un monde qui bascule vers la motorisation électrique, où la batterie représente désormais l'essentiel des nouveaux coûts du véhicule, est très compliquée pour Stellantis, comme pour Renault ou BMW. Elle traverse l'ensemble de l'industrie automobile européenne.

Mais nous ne sommes pas actionnaires comme les autres. Dans les entreprises cotées, nos administrateurs sont des salariés de Bpifrance. Quand ils arrivent au conseil d'administration, ils sont très préparés : pour chaque entreprise, une petite équipe relit les documents du conseil, prépare les questions à poser, etc. Ce n'est pas toujours le cas des autres administrateurs. Nous sommes très actifs, et, je pense, très respectés, car nous sommes très préparés, notamment sur les sujets ayant trait au climat. Nous avons imposé des comités climat dans toutes les entreprises cotées dont nous sommes actionnaires. Les comités climat des grandes entreprises cotées sont de plus en plus compliqués. Les documents sont très épais ; ils regorgent d'acronymes et de chiffres. Sans préparation, c'est extrêmement cryptique, vous pouvez ne rien voir : je pense que nous rendons ainsi un vrai service à la gouvernance d'entreprise.

Quelles sont les différences entre Bpifrance et l'APE ? Nous avons racheté à l'APE ses participations dans l'entreprise Peugeot : elle ne pouvait pas conserver un deuxième constructeur automobile - avec Renault - dans son portefeuille, pour des raisons ayant trait à la prévention des conflits d'intérêts. À l'exception de l'entreprise Renault, ancienne régie nationale, toutes les participations de l'APE relèvent du secteur de la défense ou des infrastructures : EDF, SNCF, Dassault, Airbus, Thales, Safran, etc. Par ailleurs, l'APE ne vend pas ses participations, car elle est un investisseur de long-terme - sauf dans le cas d'une privatisation. À l'inverse, le portefeuille de Bpifrance se renouvelle.

Concernant les délais et les prix pratiqués par Bpifrance, il faut distinguer deux catégories de produits. Pour ceux que nous maîtrisons complètement, les délais de réponse sont très courts. Un prêt sans garantie nécessite un contrat de trois pages et nous l'accordons en deux semaines. En revanche, les décisions ayant trait aux produits financés par le plan d'investissement France 2030 ont été recentralisées puisque de fortes sommes sont en jeu. Les ministères concernés ont voulu avoir la main, les aides sont accordées par des comités constitués d'experts indépendants, et leur octroi est soumis à la signature du Premier ministre. C'est très bien, mais les délais de réponse aux entreprises ont explosé. Nous avons travaillé avec l'État, et, même si ce n'est pas entièrement satisfaisant, nous avons réussi à les réduire de trois mois et à prévenir tout dérapage.

Enfin, vous m'interrogez sur le prix de nos prestations. Nos prêts sans garantie sont chers. Nous ajoutons en effet le coût de la garantie au taux auquel nous empruntons sur les marchés mondiaux. Les entrepreneurs qui ont des très beaux bilans trouvent que nos prêts sont chers, car en raison de la très forte concurrence bancaire qui a cours en France actuellement, ils peuvent trouver des taux assez avantageux. Le coût varie selon les années, et avec la hausse des taux, nos tarifs en 2023 étaient relativement chefs. En dépit de cela, même si certains clients ont pu trouver moins cher ailleurs, nous avons accordé l'année dernière plus de 10 milliards d'euros de crédit.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez évoqué l'inauguration d'une entreprise qui produit des protéines végétales. J'ai présenté en avril 2023, au nom de la commission des affaires économiques du Sénat, un rapport sur les aliments cellulaires. Nous avons en France de très belles entreprises actives sur ce segment, comme Vitalmeat. Il faudrait que la France se positionne en la matière, notamment dans ses échanges avec la Commission européenne au sujet des autorisations de mise sur le marché. Si celle-ci décide d'accorder de telles autorisations, dans les années qui viennent, il faudra que nous soyons au rendez-vous.

Or, vous financez les protéines végétales alternatives et la fermentation de précision, mais je comprends qu'il y aurait eu un veto du ministère de l'Agriculture sur le financement de start-ups travaillant sur les protéines alternatives par développement cellulaire. La situation a-t-elle changé ?

Mme Brigitte Devésa, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Nous avions déjà pu échanger à Nantes lors du déplacement de la délégation dans le cadre du « Jour E » organisé par Bpifrance.

Dans le cadre de nos auditions et déplacements, nous rencontrons énormément d'acteurs du développement durable, qui accompagnent les entreprises dans ce changement. Nous constatons évidemment que le chemin de la décarbonation, de la transition écologique n'est pas simple.

Éric Duverger, fondateur de la Convention des entreprises pour le climat, nous a dit qu'il est « nécessaire de chambouler le système économique si nous voulons survivre et savoir faire évoluer les modèles d'affaires des entreprises ». Il a parlé d'entreprises « régénératrices », puisque nous reposons, d'après lui, sur un système extractif. Cela désigne des entreprises qui se donnent pour ambition de régénérer les systèmes, les services écosystémiques, donc de redonner la place aux vivants et à l'humain. Comment percevez-vous cette affirmation ?

M. Simon Uzenat, rapporteur de la mission d'information « Entreprises et climat ». - Je vous remercie également pour notre rencontre à Nantes à l'occasion du « Jour E », une très belle opération pour valoriser les entrepreneurs membres de la communauté du Coq vert.

Je salue nos collègues Anne-Sophie Romagny et Marion Canalès qui ont présenté au nom de la délégation, en février dernier, un rapport passionnant sur la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive).

Outre ces enjeux du reporting extrafinancier, les auditions que nous menons depuis maintenant plusieurs mois nous conduisent à nous intéresser au sujet du prix carbone attribué aux produits et aux services. Il vise à faire en sorte que la dimension climatique, dans son interprétation la plus large, et la dimension économique soient intimement et quotidiennement mêlées. C'est pour nous l'un des leviers de transformation à privilégier. Le déploiement de ce prix du carbone est-il réalisable dans les PME et les TPE, en prenant appui notamment sur les experts-comptables ? On nous dit que la comptabilité financière repose sur plusieurs décennies de travaux, mais nous disposons aujourd'hui d'outils et de connaissances qui nous permettraient d'aller beaucoup plus vite sur ce sujet.

Toujours concernant les outils très concrets qui nous permettraient d'avancer rapidement vers la transition climatique, nous nous intéressons aussi au « dividende climat ». Quelle est la position de Bpifrance sur le sujet, pour que les performances soient examinées non pas à l'aune des déterminants classiques de la rentabilité financière, mais au prisme du climat et de l'économie ?

Vous avez évoqué le « porte-à-porte de masse » déployé par Bpifrance. Nous avons eu l'occasion d'en discuter à Nantes avec la communauté de pionniers du Coq vert. On compte 4 millions de TPE-PME en France. Comment envisagez-vous de massifier encore davantage ce porte-à-porte pour toucher le plus grand nombre d'entreprises ? De quels moyens financiers et humains avez-vous besoin pour atteindre ces objectifs ?

Enfin, le rapport annuel de la Cour des comptes consacré à l'adaptation climatique indique que l'intégration du risque climatique n'est pas encore aboutie. Bpifrance a déployé des efforts en ce sens, avec la participation des équipes de gestion du risque climatique au comité d'investissement. C'est sans doute insuffisant. On entend bien la priorité donnée à l'atténuation du changement climatique, mais il ne faut pas oublier le deuxième axe qu'est l'adaptation au changement climatique. Comment travaillez-vous sur cette question ?

Mme Lauriane Josende, rapporteure de la mission d'information « Entreprises et climat ». - L'un des enjeux principaux mis en évidence dans le cadre de notre mission d'information « Entreprises et climat » est celui sur le financement des TPE-PME. La décarbonation occupe les esprits, c'est l'objectif principal, mais ce n'est pas le seul. Des initiatives émergent dans les territoires, beaucoup d'entreprises doivent être accompagnées, conseillées, financées ; leurs dirigeants sont à la peine et en phase de découragement.

Quel peut être le rôle de Bpifrance auprès de ces petites entreprises ? Le gouvernement et Bpifrance ont-ils la volonté d'aller sur les territoires et d'accompagner ces entreprises ? Quelles sont vos préconisations en la matière ?

M. Nicolas Dufourcq. - La Convention des entreprises pour le climat fait un très bon travail. L'entreprise régénérative est un « chapeau » conceptuel qui va couvrir de plus en plus d'actions pratiques, mais elles vont prendre beaucoup de temps et s'accomplir progressivement. Parmi celles-ci figurent la capture du carbone, les pompes à chaleur, la récupération de la chaleur fatale ou encore le recyclage de l'eau. Ces actions, intensives en technologie, nécessitent de nouveaux équipements onéreux qui doivent être financés. Bpifrance se prépare à être un financeur majeur de ces équipements.

De nombreux débats technologiques ont cours et tout n'est pas stabilisé. Dans l'écosystème mondial des start-ups qui contribuent à la récupération de la chaleur fatale pour l'électrification de l'industrie, par exemple, nous constatons qu'il y existe aujourd'hui de nombreuses technologies et que celle qui s'imposera n'a pas encore été identifiée. Certains « early adopters », ou précurseurs, ont pris le parti d'investir et sont très fiers de communiquer à ce sujet au sein de la communauté du Cop vert. D'autres préfèrent attendre.

Nous réfléchissons aussi à la manière d'approcher les PME. Elles ont compris qu'elles devaient réaliser un bilan carbone, faire le diagnostic « Décarbon'Action » que nous avons monté avec l'ADEME, mais le plus difficile est de gérer les étapes suivantes.

La priorité est l'électrification de l'industrie française. Un tiers des PME industrielles françaises ne sont pas du tout électrifiées et fonctionnent encore grâce au fuel ou au gaz. Or, le prix de l'électricité est de 70 euros/MWh et celui du gaz de 25 euros/MWh. Il y a donc un vent contraire, qui ramène à la question du prix du carbone. Les entreprises doivent financer l'investissement dans l'électrification de leurs processus de production, alors que l'électricité est plus chère que les énergies fossiles. La France pourrait bien sûr créer une taxe pour aligner automatiquement le prix du gaz sur le prix de l'électricité, mais si cette mesure pourrait rapporter beaucoup d'argent et constituer une magnifique « taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TIPP) industrielle », elle aurait des conséquences importantes sur l'ensemble de la chaîne de la valeur. Nous savons ce qu'il nous en a collectivement coûté de proposer une taxe carbone aux Français. Le moment est délicat. La faiblesse du prix du gaz est essentiellement liée à la surproduction américaine, qui durera probablement encore plusieurs années, mais ne sera pas éternelle.

Bpifrance a fixé l'électrification de l'industrie comme priorité à ses équipes. Nous ne partons pas battus. Certaines PME ne peuvent pas se permettre ces investissements, mais beaucoup sont déterminées à engager la transition bien qu'elle soit coûteuse, notamment dans le secteur automobile. Dans le financement de l'innovation, notre priorité est aussi de financer les technologies permettant d'aller vers une logique régénérative et d'électrifier l'industrie, notamment à base de récupération de chaleur fatale.

J'en viens au sujet du prix du carbone et celui de la « comptabilité carbone ». Selon moi, si je me place du point de vue des patrons de PME, très pragmatiques, ce n'est pas la priorité. Il faut d'abord les aider à mettre en marche leur transition, avant de leur imposer une comptabilité carbone qui ne fera que constater qu'ils sont très « carbonés ». Je ne vois pas très bien ce que cela peut rapporter en termes de mobilisation collective, mais je sais en revanche que cela va enrichir les experts-comptables. Pour le prix du carbone, sauf si une politique européenne parvient à l'augmenter partout en Europe, en évitant toute distorsion de concurrence et en obtenant le soutien des consommateurs finaux, cela me paraît très difficile à atteindre.

Je ne suis pas familier du dividende climat.

Avant la pandémie de Covid-19, Bpifrance s'adressait principalement aux TPE par le biais de la garantie. Or, jusqu'à 200 000 euros, nous déléguons l'octroi de cette garantie aux banques, donc nous n'avons pas de contact direct avec le client. Au-delà de ce seuil, pour des crédits plus conséquents orientés plutôt vers les petites PME, le contact client est bien là, car nous procédons au cas par cas.

Dans le cadre du déploiement du prêt garanti par l'État (PGE), nous avons mis en place une plateforme à l'intention de 750 000 TPE. Elles ont découvert à cette occasion l'existence de Bpifrance. Depuis, nous avons créé des plateformes digitales permettant de consentir des prêts aux TPE.

Ensuite, il faut trouver des prêts qui conviennent aux TPE. Nous avons créé un « Prêt Action Climat » peu cher, sans garantie, d'un montant de 30 000 ou 40 000 euros. Un prêt intitulé « Prêt Climat » ne leur « parle pas ». En revanche, un « Prêt TPE Électrification de camionnette » retiendra leur attention. Plus nous nous adressons à la base de notre tissu économique, plus nous devons être « pratico-pratiques ». C'est dans cette direction que nous travaillons.

Sur nos plateformes, les prêts sont octroyés par algorithme. Plus nous consentons de prêts, plus les algorithmes s'améliorent grâce à l'intelligence artificielle. La directive révisée sur les services de paiement (DSP2) nous permet d'avoir accès aux comptes des TPE : nous voyons tous les flux. Les algorithmes et l'intelligence artificielle nous permettent donc d'évaluer facilement évaluer la qualité de la contrepartie et d'accorder de nombreux prêts. Nous sommes devenus la plus importante fintech française pour les TPE, bien que cela nécessite un investissement dans la durée.

Bpifrance est plutôt en avance en termes de gestion du risque climatique sur son portefeuille. C'est ce que la Banque centrale européenne (BCE) nous a confirmé après un contrôle d'une durée de six mois dont le résultat a été très positif. Cependant, comme vous, j'estime que l'économie française dans son ensemble sous-estime le problème de l'adaptation au changement climatique. En particulier, les entreprises industrielles, petites comme grandes, sous-estiment complètement le risque de sécheresse. Je pense que c'est par la question de l'eau que les acteurs vont commencer à prendre la mesure de notre problème d'adaptation. Dans les secteurs de l'immobilier commercial, que nous finançons beaucoup, et du tourisme, les entreprises seront confrontées au recul du trait de côte et à la réduction de l'enneigement. Dans les stations de montagne, les équipes « risques » de Bpifrance ont présenté hier en comité des risques une étude de quantification du risque lié à la disparition de la neige en dessous de 1 800 mètres. Malgré tous les crédits consentis aux stations de montagne depuis de nombreuses années, le risque pour Bpifrance est relativement faible : il serait de l'ordre de 50 millions d'euros, ce qui est absorbable grâce aux stratégies de mitigation. La direction des risques passe en revue les conséquences de la transition climatique sur la structure du portefeuille de Bpifrance. Nous nous sommes aussi également interrogés sur l'existence d'un « risque Chine », en cas de blocage de l'économie chinoise. Nous n'en sommes qu'au début du déploiement de cette approche, mais nous n'accusons pas de retard en termes de mesure des risques systémiques.

Le risque de découragement des entreprises est fortement lié à la question des normes. Une entreprise qui a déjà réalisé un premier diagnostic, puis un second, qui est prête à mettre en oeuvre des changements, peut être découragée par l'application de la directive CSRD ou du principe DNSH (Do No Significant Harm). Les chefs d'entreprise se demandent si ceux qui sont à l'origine de ces normes comprennent ce qu'elles signifient dans leur vie quotidienne. Il faut que nous soyons très attentifs à l'impact de ces normes. J'ai cru comprendre que votre délégation propose la mise en place d'un « test PME » : c'est formidable, car c'est indispensable.

Vous m'interrogiez sur le financement des entreprises actives sur le segment des protéines issues de multiplications cellulaires. L'ancien ministre de l'agriculture, Julien Denormandie, avait posé un véto catégorique. Cela reste la doxa.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est dommage. Je ne souhaite pas faire la promotion de ces produits, mais il y a une perspective industrielle à côté de laquelle nous ne pouvons pas passer si la Commission européenne donne son accord à la commercialisation. Il serait préférable d'avoir dans nos rayons des produits français plutôt que des produits américains, hollandais ou israéliens.

M. Nicolas Dufourcq. - J'en suis d'accord.

M. Daniel Laurent. - Dans mon territoire, qui est rural, les entreprises s'implantent moins facilement que dans les territoires urbains. On y trouve une petite clinique vétérinaire qui est en pleine croissance. Il me semble que nous devons maintenir une forme de « maillage sanitaire » de nos territoires. J'entends que Bpifrance finance les principaux pôles de santé, les centres de recherche, mais qu'en est-il des vétérinaires qui jouent un rôle essentiel dans les territoires ruraux ? Peuvent-ils bénéficier de certaines aides de Bpifrance ?

M. Nicolas Dufourcq. - Ils peuvent bénéficier de toutes nos aides : nous finançons déjà des cliniques vétérinaires. Ils sont éligibles à des soutiens en crédit ou d'ailleurs en fonds propres, dès lors que l'entrepreneur est là. Nous finançons aussi des pharmacies, des cliniques ou des crèches, y compris en capital.

M. Jérôme Darras. - Bpifrance a été conçue dès l'origine pour travailler en étroite collaboration avec les régions. Nous étions d'ailleurs rencontrés à Lille, avec l'ancien président du conseil régional et sénateur Daniel Percheron. Les régions ont des compétences en matière d'innovation et de garanties. Qu'en est-il aujourd'hui de cette coopération entre Bpifrance et les régions, et quelles sont les conditions pour cette coopération ? Quels exemples pouvez-vous nous donner ?

M. Martin Lévrier. - Il y a en France un nombre inimaginable de subventions. Vous avez évoqué un guichet unique : un guichet unique gérant l'ensemble des subventions dont peut bénéficier une entreprise est-il envisageable ? Les petites entreprises se perdent dans le maquis des subventions, et souvent, y renoncent. Ce guichet pourrait présenter les aides éligibles, mais surtout traiter les demandes en soutien des entreprises qui n'ont pas la capacité de gérer ces processus.

Les associations peuvent-elles bénéficier des aides et des services de Bpifrance ?

M. Olivier Rietmann, président. - La loi nous impose une utilisation plus vertueuse du foncier : des mesures importantes, voire draconiennes, ont été prises. Ont-elles un impact sur le développement économique et industriel ? Un rapport de notre délégation, présenté en janvier dernier par nos collègues Christian Klinger et Michel Masset, et intitulé « Difficultés d'accès au foncier économique : l'entreprise à terre ? », indiquait que 67 % des collectivités territoriales avaient vu des projets de développement économique échouer par manque de foncier. Constatez-vous aussi que les entreprises rencontrent des problèmes de développement ou d'installation au regard des nouvelles règles d'utilisation du foncier ?

M. Nicolas Dufourcq. - Nos relations avec les régions sont très bonnes, nous travaillons très bien ensemble. Elles sont un financeur important de Bpifrance. Presque toutes les régions abondent les fonds de garantie dédiés au crédit bancaire aux TPE ainsi que les fonds de garantie « Innovation ». Elles financent également nos accélérateurs et nos actions de conseil. Une exception est la région Aquitaine, avec laquelle notre relation est plus distante, celle-ci ayant fait depuis plus de dix ans le choix de s'intégrer verticalement.

J'en viens au guichet unique. Un exemple est notre travail avec la Ville de Paris : nous distribuons les aides à l'innovation de la Ville de Paris dans le cadre du programme « Innov'up ». Nous serions tout à fait prêts à devenir le distributeur de dispositifs subventionnels, et nous sommes équipés pour cela. Effectivement, certains entrepreneurs estiment qu'ils ne sont pas devenus entrepreneurs pour aller faire le « porte-à-porte » des différents guichets subventionnels. D'autres nous disent d'arrêter de multiplier les subventions - la région, les réseaux consulaires, etc. - et demandent surtout un peu plus de liberté. C'est une demande légitime.

Les subventions les plus conséquentes, pour les grandes entreprises, passent par Bpifrance, par exemple en matière de semi-conducteurs ou pour les gigafactories. Nous instruisons les dossiers et décaissons les montants accordés. Les plus grandes subventions liées au climat sont instruites par l'ADEME et décaissées par elle.

Le tissu associatif, le secteur non lucratif, est subventionné par la Banque des territoires. Bpifrance subventionne uniquement les associations d'aides à la création d'entreprises, au nombre d'environ 300, pour près de 50 millions d'euros par an.

En matière de foncier et de zéro artificialisation nette (ZAN), nous avons réalisé un travail de micro-géographie, territoire par territoire, qui s'intitule « Étude Industrie et territoires ». Elle montre que la culture industrielle est restée intacte dans deux grandes zones géographiques. L'une s'étend du Havre à Bordeaux (Mayenne, Vendée, etc.), elle repose sur un tissu dense de PME et d'ETI, avec une forte entraide, des sous-traitants qui travaillent ensemble. Les enfants ont envie d'être entrepreneurs dans le secteur industriel, comme en Allemagne. L'autre est la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Or l'étude montre que les friches se situent plutôt dans le Nord-Est, tandis que les entrepreneurs de l'industrie sont plutôt à l'Ouest ou en Auvergne-Rhône-Alpes où l'on ne trouve plus de friches. Enfin, les nouveaux talents qui veulent participer à l'industrialisation de la France sont implantés dans les métropoles. Cela crée une situation difficile. L'entreprise Vercors a débuté son activité à Grenoble, mais a construit son usine dans les Hauts-de-France.

Je pourrais vous dire avec humour que le slogan de Bpifrance est « Mieux vaut délocaliser en Bourgogne qu'en Pologne » - bien que le trajet soit parfois plus long ! C'est tout l'enjeu : à La Roche-sur-Yon ou à Vitré, on ne trouve plus de friches, alors qu'on compte de nombreux entrepreneurs. Il faut les encourager à s'orienter vers d'autres régions françaises.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce problème concerne aussi les collectivités. Certaines ne peuvent pas accueillir de nouvelles entreprises en raison du manque de friches et sont condamnées à les voir partir à 10 ou 15 kilomètres, alors qu'elles ont parfois beaucoup oeuvré pour les attirer.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Dans le contexte de l'accélération de la décarbonation, les petits réacteurs modulaires à fission (SMR, small modular reactors), sont souvent évoqués. Bpifrance les finance-t-il ?

M. Gilbert Favreau. - Je souhaite évoquer à nouveau la mise en oeuvre du ZAN et les enjeux fonciers qui ont récemment émergé. Les régions auront la main pour déterminer les grands projets régionaux qui seront exclus du décompte national de l'artificialisation. Bpifrance est-il consulté sur l'identification de ces grands projets régionaux ?

M. Nicolas Dufourcq, - Nous finançons tous les projets de SMR, comme NAAREA ou Jimmy, grâce aux enveloppes prévues par le plan France 2030 dans le cadre d'un appel à projets dédié. Des subventions très importantes ont été accordées. Nous croyons en ces projets. Certains ont aussi été lauréats de l'appel à projets « Première usine » et vont commencer à construire.

Quant à savoir si nous sommes consultés par les régions sur la détermination des grands projets au titre du ZAN, la réponse est plutôt non. Nous ne sommes que rarement consultés, même si nous essayons d'inscrire notre action dans le cadre général des schémas de développement régionaux.

M. Olivier Rietmann, président. - Quelle est la situation des entreprises françaises de prêt-à-porter comme San Marina ou Celio ? Ce matin encore, une nouvelle entreprise a été placée en procédure de sauvegarde.

M. Nicolas Dufourcq. - Le secteur de la distribution est considéré comme très risqué depuis longtemps. Bpifrance s'en est en partie désengagé en application de sa politique de prévention des risques, car nous avions enregistré de très grosses pertes. Ce sont des métiers à très faible marge, des métiers de « centimier ». Or, l'économie des centres-villes a beaucoup changé et le commerce digital a explosé. La première chute a été celle du groupe André pendant la crise sanitaire. Ce sont des métiers très difficiles, confrontés, à la concurrence des grandes plateformes chinoises, à celle de l'allemande Zalando, ou à Amazon. Nous avions investi dans Sarenza que nous avons revendu avec une perte importante à Casino.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour la franchise et la précision de vos réponses. Vos analyses seront très précieuses pour la suite des travaux de notre délégation.

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