N° 42
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 octobre 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires économiques (1) sur les politiques publiques en matière de contrôle des traitements des eaux minérales naturelles et de source,
Par Mme Antoinette GUHL,
Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente ; MM. Alain Chatillon, Daniel Gremillet, Mme Viviane Artigalas, MM. Franck Montaugé, Franck Menonville, Bernard Buis, Fabien Gay, Pierre Médevielle, Mme Antoinette Guhl, M. Philippe Grosvalet, vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, M. Rémi Cardon, Mme Anne-Catherine Loisier, secrétaires ; Mme Martine Berthet, MM. Yves Bleunven, Michel Bonnus, Denis Bouad, Jean-Marc Boyer, Jean-Luc Brault, Frédéric Buval, Henri Cabanel, Alain Cadec, Guislain Cambier, Mme Anne Chain-Larché, MM. Patrick Chaize, Patrick Chauvet, Mme Evelyne Corbière Naminzo, MM. Pierre Cuypers, Daniel Fargeot, Gilbert Favreau, Mmes Amel Gacquerre, Marie-Lise Housseau, Annick Jacquemet, Micheline Jacques, MM. Yannick Jadot, Vincent Louault, Mme Marianne Margaté, MM. Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Sebastien Pla, Mme Sophie Primas, M. Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Lucien Stanzione, Jean-Claude Tissot.
L'ESSENTIEL
À la suite des révélations par voie de presse, fin janvier 2024, concernant des traitements interdits pratiqués par des industriels des eaux minérales naturelles et de source, la commission des affaires économiques a décidé de créer une mission d'information sur les politiques publiques de contrôle en la matière.
Adopté le 16 octobre 2024, le rapport d'information d'Antoinette GUHL (GEST - Paris) tire les enseignements de la gestion de ces événements par les pouvoirs publics en formulant 10 recommandations visant à clarifier le cadre juridique, renforcer les contrôles, informer le consommateur et protéger la ressource.
La rapporteure déplore le manque de transparence de certains acteurs privés comme publics auquel s'est heurté la mission et, surtout, la lenteur de la mise en conformité de l'industriel en l'absence de mesures plus volontaristes de l'État. Si l'engagement des autorités à l'échelle locale n'est pas à questionner, l'intensité de leurs contrôles doit être renforcée de même que le partage des informations entre administrations.
Au-delà, les travaux de la mission ont mis en évidence deux phénomènes préoccupants : d'une part, le manque de clarté de la position des autorités vis-à-vis des traitements de microfiltration et, d'autre part, la vulnérabilité à la pollution des sources d'eaux souterraines, dont la valeur patrimoniale ne doit pas être négligée.
I. DES TRAITEMENTS PAR DÉFINITION INTERDITS SUR LES EAUX MINÉRALES NATURELLES DISSIMULÉS AUX AUTORITÉS
A. LES CARACTÉRISTIQUES DES EAUX MINÉRALES NATURELLES ET DE SOURCE RESTREIGNENT STRICTEMENT LE RECOURS AUX TRAITEMENTS
1. Une définition stricte fondée sur la « pureté originelle » qui exclut toute désinfection
L'eau minérale naturelle (EMN) et l'eau de source (ES) se distinguent de l'eau rendue potable par traitement (ERPT) par leur pureté originelle : elles ont pour origine une nappe ou un gisement souterrain tenu à l'abri de tout risque de pollution. L'EMN présente en outre des caractéristiques liées à sa teneur et à sa stabilité physicochimique.
La pureté originelle des sources est un patrimoine écologique qui induit des investissements des industriels dans la protection des sources à l'égard de la pollution - convention avec des agriculteurs locaux, partenariat avec les communes concernant l'assainissement, la gestion des déchets ou le développement du bâti, etc.
Ces éléments fondent le discours de vente des exploitants justifiant le prix 200 fois plus élevé de l'eau minérale naturelle et 65 fois plus élevé de l'eau de source par rapport à l'eau du robinet qui, elle, ne provient pas d'une source naturellement pure et protégée et peut à ce titre faire l'objet de traitements de désinfection (ultraviolets, chloration...). La pureté originelle a aussi des implications économiques pour les territoires : la France est le premier exportateur d'EMN et celles-ci sont utilisées pour soigner les affections d'un demi-million de curistes chaque année.
Microbiologiquement saines à l'émergence du fait de leur pureté originelle, les sources d'EMN ou ES peuvent faire l'objet d'une liste restreinte de traitements, autorisés par une directive de 2009 « dans la mesure où ils ne modifient pas la composition de l'eau quant aux constituants essentiels qui lui confèrent ses propriétés » : il est possible par exemple d'avoir recours à un traitement, comme la filtration, pour retirer des éléments naturellement présents dans l'eau qui altèrent sa couleur, mais sans modifier des caractéristiques microbiologiques ou physicochimiques au risque de remettre en cause la qualification EMN ou ES de l'eau.
2. Des contrôles par plusieurs autorités à différents stades de la chaîne de production
De l'émergence à l'embouteillage, la Direction générale de la santé (DGS) est chargée du contrôle sanitaire de l'eau, par le biais des Agences régionales de santé (ARS) qui instruisent les demandes d'autorisation d'exploitation (qui mentionnent les traitements autorisés), conduisent des inspections des installations et contrôlent la mise en oeuvre de mesures de sécurité sanitaire.
Après embouteillage, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) contrôle la loyauté des produits, c'est-à-dire que leur étiquetage est conforme aux conditions d'exploitation prévues par arrêté. La Direction générale de l'alimentation (DGAL) est chargée du contrôle des conditions de transport, d'entreposage et de distribution des eaux et des éventuels retraits ou rappels de produits.
Ces contrôles sont complétés par une surveillance de l'exploitant, via des prélèvements et analyses délégués à des laboratoires agréés mandatés par les ARS et via des plans internes d'autosurveillances. Au total, en 2022, seuls 0,22 % des analyses des EMN et 0,07 % de celles des ES au point de conditionnement étaient non-conformes.
Cette chaîne de contrôle fragmentée ne conduit néanmoins pas à des contrôles systématiques de la conformité aux conditions d'exploitation et à l'étiquetage des pratiques des industriels de l'émergence à l'embouteillage.
B. DÈS 2020, DES TRAITEMENTS REMETTANT EN CAUSE LA QUALIFICATION RÈGLEMENTAIRE DE CES EAUX SONT SIGNALÉS AUX AUTORITÉS
En 2020, les services locaux de la DGCCRF et de la DGS sont informés par un salarié des Sources Alma (qui commercialise Cristaline) de pratiques interdites. Une enquête du Service national d'enquêtes (SNE) de la DGCCRF est déclenchée puis élargie à d'autres exploitants. Elle débouche sur un signalement au procureur en juillet 2021 pour tromperie.
Le 31 août 2021, lors d'un entretien à sa demande avec le cabinet de la ministre de l'industrie de l'époque, Nestlé Waters (NW) reconnaît avoir recours à des traitements interdits dans certaines usines de conditionnement d'EMN, comme des filtres à charbon actif et des traitements par lampe à UV et sollicite la validation de l'administration pour utiliser un traitement alternatif dans le cadre d'un « plan de transformation ».
Nestlé Waters indique que ces traitements n'ont jamais affecté la composition minérale des EMN. Néanmoins, c'est la pureté originelle, qui donne à l'EMN sa dénomination naturelle, qui est remise en cause par ces traitements qui modifient la composition microbiologique de l'eau.
« Les procédés de traitement au niveau des robinets des captages sur le site Perrier étaient tellement bien dissimulés qu'il était impossible de les voir, même pour un expert en hydraulique. »
Les eaux étant conformes aux exigences sanitaires du fait de la présence de traitements placés en amont des points de contrôle, les services de l'État ont indiqué à la rapporteure qu'en l'absence de signalement, ces pratiques n'auraient pas pu être décelées et auraient sans doute perduré.
II. UNE RÉPONSE DE L'ÉTAT TARDIVE ET CONFIDENTIELLE
A. INFORMÉS DÈS L'ÉTÉ 2021 DE CES PRATIQUES, LES RESPONSABLES POLITIQUES LEUR DONNENT DES SUITES ADMINISTRATIVES
1. Le choix de la saisine d'une mission d'inspection et non de suites correctives
30 %
d'écarts non-conformes entre les conditions d'exploitation fixées par arrêté et les pratiques (mission Igas)
En novembre 2021, les ministres Agnès Pannier-Runacher et Olivier Véran saisissent l'inspection générale des affaires sociales (Igas) pour une mission d'inspection des usines de conditionnement d'eau en France. Les résultats mettent en évidence des pratiques non-conformes aux arrêtés d'autorisation dans près de 30 % des cas, un taux que l'Igas estime probablement sous-évalué compte tenu de la difficulté à identifier les pratiques et du caractère déclaratif des réponses.
La rapporteure déplore que des suites correctives - telles que des mises en demeure de cesser les non-conformités et en cas d'inexécution, la suspension de la production, l'obligation de consigner des sommes ou le prononcé d'une amende administrative - n'aient pas été prises à l'égard des sites concernés dès 2021. Malgré l'information des administrations centrales, il a fallu attendre les inspections des ARS au printemps 2022 sous l'égide de l'Igas : ce sont ces contrôles locaux qui ont entraîné des mises en demeure par les préfets sur proposition des ARS et, dans le Grand Est, un signalement au procureur à l'initiative de l'ARS. Aucune mesure de suivi immédiat n'a été prise pour éviter la mise sur le marché d'EMN ne remplissant pas les conditions requises pour être commercialisées.
2. Un accroissement de la tolérance administrative à l'égard de la microfiltration
85 %
des industriels ont recours à la microfiltration (mission Igas)
Le rapport de l'Igas de juillet 2022 souligne le développement de la microfiltration. Ce traitement n'est pas interdit, mais la règlementation européenne ne précise pas le seuil à partir duquel les pores des filtres ont pour effet de modifier le microbisme de l'eau, l'assimilant à une désinfection. En l'absence d'harmonisation européenne et de norme nationale fixant un seuil, le seuil de coupure de 0,8 micron était considéré comme acceptable par les autorités depuis un avis de l'Autorité française de sécurité sanitaire des aliments (ex-Anses) de 2001.
Or la mission de l'Igas met en évidence la généralisation de seuils de coupure à 0,45 micron. À la suite de la remise du rapport, la DGS saisit l'Anses pour une demande d'évaluation de l'impact d'une microfiltration en deçà de 0,8 micron sur le microbisme de l'eau. Sans trancher sur un seuil précis, l'avis de l'Anses de janvier 2023 rappelle la position de 2001. À la suite de cet avis, le Ministère de la Santé a souhaité modifier la doctrine, en préconisant aux ARS concernées le maintien des microfiltrations inférieures à 0,8 micron sous réserve que l'exploitant apporte la preuve que ce traitement ne modifie pas le microbisme de l'eau.
Une concertation interministérielle dématérialisée des 22 et 23 février 2023 a validé cette décision, en autorisant les préfets à modifier les arrêtés d'autorisation d'exploitation des eaux minérales naturelles des sites de conditionnement de NWSE (Vosges) et NWSS (Gard) afin de mentionner des microfiltrations à un seuil inférieur à 0,8 micron.
B. AVEC L'ACCORD DE L'ÉTAT, NESTLÉ WATERS MET EN oeUVRE UN PLAN DE TRANSFORMATION POUR ABANDONNER LES TRAITEMENTS INTERDITS
1. L'arrêt des traitements interdits en contrepartie d'une microfiltration à 0,2 micron
Ce plan de transformation présenté par Nestlé Waters aux autorités politiques est mené tout au long de l'année 2023 sous l'égide des services de l'État. Il repose sur le retrait des traitements de désinfection en contrepartie du recours à une microfiltration jusqu'à 0,2 micron dont NW met en avant l'intérêt pour assurer la sécurité sanitaire.
· Dans les Vosges, les traitements interdits positionnés en amont des prélèvements du contrôle sanitaire des eaux brutes cessent fin 2022. Les arrêtés préfectoraux d'autorisation d'exploitation de Vittel Bonnes Sources et Grandes Sources sont, quant à eux, révisés le 4 juillet 2023 pour mentionner une microfiltration à 0,45 micron. Le 29 mars 2024, NW formule une demande, toujours en cours d'instruction, de mise à jour de ces deux arrêtés préfectoraux afin d'abaisser le seuil de coupure à 0,2 micron.
· Dans le Gard, l'arrêt des traitements interdits est constaté le 10 août 2023 sur le site de Vergèze par l'ARS Occitanie. Plusieurs niveaux de microfiltres allant de 0,2 à 3 microns sont alors mis en place pour sécuriser la production, à l'exception des produits destinés à l'exportation aux États-Unis pour lesquels la désinfection est autorisée.
Dans les deux cas, la rapporteure souligne la grande tardiveté de la cessation de ces pratiques explicitement interdites par la règlementation : dans les Vosges, elles ont cessé près d'un an et demi après les révélations de NW à l'État et, dans le Gard, près de deux ans après !
2. Ce plan n'évite pas la mise à l'arrêt et le déclassement de certains forages
Dans les Vosges, la qualité de l'eau à l'émergence Hépar « Essar » justifie, en février 2023, une demande conjointe des ministères chargés de l'économie et de la santé visant à la présentation d'un plan d'action de l'industriel aux autorités locales. Or le 4 mai 2023, NW annonce la suspension de deux forages sur les six de la source Hépar. Au niveau de la source Contrex, les forages Thierry-Lorraine et Belle-Lorraine ont été mis à l'arrêt en novembre 2022 à la suite du plan de transformation, faute de conformité aux critères de pureté originelle. Pour Hépar comme Contrex, des demandes de modification des conditions d'exploitation avec une microfiltration à 0,45 micron ont été déposées le 5 mai 2023. Le 29 mars 2024, une nouvelle demande, en cours d'instruction, a porté ce seuil à 0,2 micron.
Dans le Gard, des arrêtés du 22 décembre 2023 reconfigurent l'exploitation du site Perrier :
· Un arrêté prévoit que les forages Romaine III et Romaine V sont déclassés en « eau de boisson », désormais vendue sous la marque « Maison Perrier » et retirée du mélange Source Perrier. En effet, selon l'Anses, sur la période de janvier à fin mai 2023, les forages Romaine III et Romaine V ont présenté des taux de non-conformité de 23 % et 27 %.
· Un autre arrêté porte autorisation provisoire d'exploitation de la source Perrier en EMN reconfigurée avec 5 forages. La demande de révision complète, déposée en octobre 2023, mentionne une microfiltration à 0,2 micron. Elle est toujours en cours d'instruction : les microfiltres à 0,2 micron sont pour l'instant utilisés en l'absence de révision de l'arrêté préfectoral.
3. Une surveillance sanitaire renforcée qui n'élimine pas le risque microbiologique
La DGS sollicite, en avril 2023, le laboratoire d'hydrologie de Nancy (LHN) de l'Anses pour appuyer l'ARS Grand Est dans la mise en place d'une surveillance renforcée de la qualité des émergences exploitées par NW dans les Vosges, incluant des paramètres bactériologiques et virologiques non prescrits par la règlementation. En juillet 2023, l'ARS Occitanie demande à bénéficier également de l'appui du LHN compte tenu de contaminations bactériologiques régulières et de la présence de micropolluants. Dans sa note d'appui scientifique d'octobre 2023, l'Anses justifie une surveillance renforcée par un « niveau de confiance insuffisant » dans l'évaluation de la qualité des ressources.
La rapporteure note que cette surveillance renforcée n'a pas permis de lever les doutes quant au respect en toute circonstance des critères de pureté originelle des ressources. À la suite d'un épisode pluvieux intense dans la nuit du 9 au 10 mars 2024, la qualité microbiologique d'un forage de la Source Perrier s'est dégradée et des germes Pseudomonas aeruginosa ont été détectés en amont d'une ligne de production au cours des quatre jours suivants. Par précaution, malgré la conformité microbiologique des produits finis (non-commercialisés), l'ARS a recommandé la destruction de 9 000 lots fabriqués sur cette ligne du 10 au 14 mars. Considérant la récurrence de ces épisodes qui n'exclut pas une contamination virale, le préfet du Gard a pris un arrêté le 19 avril 2024 mettant en demeure NWSS de suspendre l'exploitation du captage concerné.
Face à ces doutes persistants, la rapporteure préconise de poursuivre et étendre cette surveillance renforcée, en favorisant la montée en compétence des laboratoires agréés et d'autosurveillance des exploitants sur des paramètres encore peu surveillés aujourd'hui.
C. L'ABSENCE D'INFORMATION AU NIVEAU EUROPÉEN MALGRÉ LA CIRCULATION DES EAUX SUR LE MARCHÉ INTÉRIEUR
Comme les consommateurs, la Commission européenne a indiqué à la rapporteure avoir été informée des pratiques non-conformes des industriels par voie de presse fin janvier 2024, et non via une notification officielle alors que la qualification règlementaire des EMN et des ES découle du droit européen et que les bouteilles d'EMN de NW circulent sur le marché intérieur. Interrogées sur cette absence d'information, les administrations ont souligné l'absence de risque sanitaire pour les consommateurs, alors même que pour la rapporteure, la non-conformité à la directive était suffisante pour justifier une notification.
La Commission européenne a réagi par la conduite, en mars 2024, d'un audit inopiné sur le système de contrôle officiel relatif aux EMN et aux ES. Le rapport d'audit déplore entre autres le manque d'information et de coopération de la France avec les autres états-membres.
III. LE BILAN : UNE SÉQUENCE ENTOURÉE D'OPACITÉ, DE FLOU JURIDIQUE ET D'INCERTITUDES SUR L'ÉTAT DE LA RESSOURCE
A. UNE OPACITÉ DES POUVOIRS PUBLICS ET DE L'INDUSTRIEL DANS LES SUITES DONNÉES AUX PRATIQUES EN CAUSE
1. Une information lacunaire au sein même de certains organes de l'État
Les travaux de la mission ont mis en évidence le caractère parcellaire de l'information dont ont disposé certaines administrations tout au long de la séquence. Il n'est pas normal que les ARS concernées n'aient découvert l'existence des traitements interdits qu'après leurs inspections dans le cadre de la mission de l'Igas. Au niveau central, la DGCCRF, directement concernée, a indiqué n'avoir pas eu connaissance du rapport de l'Igas avant sa publication en février 2024, alors même que l'Igas indique qu'il a été présenté aux trois ministères en juillet 2022. Enfin, l'Anses, qui joue un rôle central dans l'appréciation technique des pratiques concernées, témoigne tout au long de la séquence d'un déficit d'information. Elle n'a pas eu accès au rapport de l'Igas avant sa diffusion publique alors même que la mission Igas a auditionné l'agence en 2022.
Le rapport d'audit de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne déplore « une mauvaise collaboration entre autorités compétentes et au sein de celles-ci, tant à l'échelle centrale qu'à l'échelle locale ».
La rapporteure recommande donc de considérablement développer le travail en réseau entre autorités compétentes pour le contrôle des eaux minérales naturelles et des eaux de sources, à savoir la DGS, la DGAL, la DGCCRF ainsi que les services déconcentrés et les ARS.
2. Une transparence des relations de l'industriel avec les pouvoirs publics à renforcer
En août 2021, Nestlé Waters n'a pas jugé souhaitable de prendre l'attache du ministre chargé de la santé qui a pourtant une large compétence en matière d'eau destinée à la consommation humaine. Malgré son entretien avec le cabinet de la ministre de l'industrie, aucune action de représentation d'intérêts de Nestlé Waters n'apparaît au titre de l'année 2021 au sein du répertoire de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Certains services ont alerté la rapporteure sur le manque de fluidité des relations dans l'instruction des dossiers entre Nestlé Waters et l'administration. Les travaux de la mission mettent quant à eux en évidence une communication parfois parcellaire. D'abord, Nestlé Waters a indiqué le 24 avril aux médias avoir procédé à la destruction avant commercialisation de deux millions de bouteilles de la marque Perrier « par précaution ». Ces faits ont ensuite été infirmés : la demande avait en réalité été formulée par le préfet du Gard sur proposition de l'ARS. En outre, ce sont 2,9 millions de bouteilles qui ont été détruites.
Afin d'éviter toute entrave dans les contrôles, la rapporteure recommande de manière générale de pérenniser les inspections inopinées qui ont montré leur intérêt tout au long de la séquence. Elle préconise aussi de renforcer le recours à des mesures correctives assorties de mesures de publicité en cas de non-conformité afin les porter à l'attention du consommateur et de renforcer leur pouvoir dissuasif.
B. L'INCONFORT DES ADMINISTRATIONS À L'ÉGARD DU CADRE JURIDIQUE ENTOURANT LES EAUX MINÉRALES NATURELLES ET DE SOURCE
1. L'absence de position explicite des autorités concernant la microfiltration
La tolérance administrative au seuil de 0,8 micron, qui prévalait jusqu'en 2023, résulte d'une interprétation extensive d'un avis émis sur un cas individuel, et non d'une règle générale. Après avoir constaté la généralisation de microfiltres inférieurs à 0,8 micron, le rapport de l'Igas de juillet 2022 a recommandé aux autorités de trancher une position commune sur le seuil acceptable. Or, le changement de doctrine de février 2023 est loin d'être une précision. Motivé par les ministères chargés de la santé et de l'économie par « l'absence de norme empêchant ces niveaux de filtration », il reporte la charge de l'examen de la licéité de la microfiltration sur les services chargés de l'instruction des autorisations d'exploitation.
Ce flou de la règlementation complexifie donc les contrôles sans pour autant garantir la totale maîtrise du risque sanitaire. Les industriels utilisent aujourd'hui des seuils de coupure à 0,2 micron à des fins de sécurisation sanitaire, en alternative aux lampes à UV. Or la microfiltration n'est pas sans ambivalence : le rapport de l'Igas l'a qualifiée de « fausse sécurisation ».
« En clair, la mise en place d'une filtration à 0,2 micron sur des eaux non conformes pourrait exposer les consommateurs à un risque sanitaire en lien avec l'ingestion de virus voire de bactéries [...] » (mission Igas - juillet 2022)
Par ailleurs, le rapport d'audit de la direction générale de la santé de la Commission européenne est clair : « En l'absence de règles harmonisées sur l'utilisation de la microfiltration, les autorités compétentes acceptent l'utilisation de la microfiltration réalisée à l'aide de filtres dont la taille des pores peut être aussi faible que 0,2 micron même si, avec des pores aussi fins, on ne peut exclure le risque d'une modification du microbisme des eaux minérales naturelles. Ce n'est pas conforme à la législation européenne. »
La rapporteure recommande donc l'adoption sans délai d'une position claire et générale des autorités sur le seuil de microfiltration acceptable, dans le cadre d'un dialogue européen afin d'harmoniser des pratiques. Le cas échéant, elle préconise la mise en oeuvre de plans de mise en conformité des industriels utilisant ce traitement. Enfin, compte tenu de la généralisation de la microfiltration, initialement conçue comme exceptionnelle, il est souhaitable que le consommateur soit informé de son utilisation, via une mention sur l'étiquetage.
2. Un manque de certitude sur la garantie de la traçabilité de l'eau minérale naturelle
Depuis le déclassement de deux forages EMN exploités par Nestlé Waters à Vergèze en « eaux de boisson », une ligne de production est utilisée à la fois pour la production « Maison Perrier » et pour la production du mélange « Source Perrier ».
Le conditionnement d'EMN et d'ES sur les mêmes chaînes de conditionnement est règlementaire dès lors que l'exploitant apporte à tout moment la preuve de la nature de l'eau conditionnée au regard de la dénomination de vente figurant sur l'étiquetage, comme prévu par le code de la santé publique. Malgré la pratique, le même cas n'est pas explicitement prévu par la règlementation en ce qui concerne les eaux de boisson.
De plus, certaines eaux conditionnées à partir de sources d'EMN destinées à l'exportation hors de l'Union européenne peuvent faire l'objet de traitements interdits en son sein : c'est le cas des Etats-Unis où les dénominations mineral water et spring water n'induisent pas les mêmes caractéristiques qu'en Europe en matière de pureté originelle.
Les services ont souligné à la rapporteure des difficultés dans le contrôle de cette traçabilité, la preuve pouvant être difficile à apprécier et à constater sur place au regard de la complexité des installations hydrauliques et du niveau de transparence de certains exploitants.
La rapporteure estime que ce sujet majeur pour la confiance des consommateurs et la loyauté des produits doit être éclairci. Elle préconise de réaliser une campagne de contrôles ciblés sur la traçabilité en vue de compléter la règlementation.
C. DES PRATIQUES QUI INTERROGENT SUR LA PÉRENNITÉ ET LA QUALITÉ DE LA RESSOURCE EN EAU MINÉRALE NATURELLE
Malgré le postulat de l'excellent état des sources d'eaux souterraines qui fonde la notion de pureté originelle, des acteurs ont alerté la mission sur la vulnérabilité des sources d'EMN et ES face à des pressions qui affectent leur qualité et leur renouvellement (prélèvements excessifs, artificialisation des sols, émission de polluants issus des activités humaines, industrielles ou agricoles, etc.). Le changement climatique apparaît quant à lui comme un facteur aggravant de la vulnérabilité des sources.
Face à ces facteurs de vulnérabilité croissants, la rapporteure rappelle que la pureté originelle a une valeur patrimoniale au titre de son intérêt économique, environnemental et thérapeutique. Prônée par de nombreux industriels, une éventuelle révision de la directive 2009/54, qui pourrait opportunément préciser les traitements autorisés, ne doit pas conduire à réduire les exigences de pureté originelle : cela reviendrait à niveler par le bas la qualité de la ressource.
Afin de disposer d'une meilleure information sur la soutenabilité et la vulnérabilité de la ressource, la rapporteure préconise de lancer une campagne d'études des hydrosystèmes exploités par les industriels, de rendre publiques les quantités d'eau prélevée par les exploitants, mais aussi d'actualiser le plan d'action sur les micropolluants en y incluant les eaux conditionnées afin de disposer d'informations complètes sur leur niveau de pollution.
Les 10 recommandations de la mission d'information
Axe 1 : Clarifier le cadre juridique relatif à la microfiltration et à la traçabilité des eaux
- Régler la question de la microfiltration en lien avec nos homologues européens : adopter une position claire et générale sur le seuil de coupure acceptable et organiser la mise en conformité des exploitants en conséquence.
- Garantir la traçabilité des eaux : réaliser une campagne de contrôles ciblés des sites conditionnant eaux de boissons et eaux minérales naturelles ou de source sur les mêmes lignes de production pour évaluer l'opportunité d'une évolution de la règlementation. Préciser les preuves de traçabilité à produire ainsi que les mesures à prendre pour éviter les mélanges et les erreurs, et s'assurer qu'elles soient décrites au sein des arrêtés d'autorisation d'exploitation.
Axe 2 : Renforcer l'efficacité, la fréquence et le caractère dissuasif des contrôles
- Développer le travail en réseau des autorités compétentes : pérenniser les échanges entre DGS, DGAL et DGCCRF pour mettre en place un groupe de travail national sur les eaux conditionnées et formaliser les bonnes pratiques de partages d'information et d'alerte entre les administrations centrales et locales permettant d'identifier les risques à la suite des contrôles.
- Pérenniser les inspections inopinées conjointes des autorités compétentes en matière de sécurité sanitaire et de loyauté des produits : inscrire leur principe, à une fréquence régulière, au sein des plans de contrôle des autorités compétentes.
- Renforcer la publicité des mesures prises par les autorités de contrôle : encourager le recours à des mesures de police administrative correctives assorties de mesures de publicité afin de renforcer leur caractère dissuasif et de porter ces pratiques à l'attention du consommateur.
- Renforcer le dispositif de surveillance au service de la qualité sanitaire des eaux : favoriser l'accréditation des laboratoires sur des paramètres encore peu surveillés aujourd'hui et réaliser des campagnes d'acquisition de connaissances des laboratoires d'autosurveillance des exploitants grâce à l'action du Laboratoire d'hydrologie de Nancy de l'Anses pour favoriser leur montée en compétences.
Axe 3 : Mieux informer le consommateur
- Renforcer l'étiquetage : dans le cadre européen, prôner l'indication sur l'étiquetage de tous les traitements pratiqués sur les eaux minérales naturelles ou de source embouteillées, y compris la microfiltration, pour renforcer l'information du consommateur.
- Mieux informer sur les distinctions entre les différentes qualifications des eaux : mener des campagnes d'information sur les différences entre eaux minérales naturelles, eaux de source, eaux rendues potables par traitement et eaux de boissons rafraîchissantes sans alcool au travers du bilan annuel ainsi que des sites Internet des ministères chargés de la santé et de la consommation.
Axe 4 : Élever nos connaissances sur le niveau de protection de la ressource
- Systématiser l'étude des hydrosystèmes : lancer une campagne d'évaluation par les préfectures des besoins d'étude des hydrosystèmes exploités par des industriels des eaux minérales naturelles et de source sur leur territoire. Le cas échéant, les rendre publiques.
- Informer le public sur les pressions affectant la ressource : rendre publiques les quantités d'eau prélevées par les exploitants des sources d'eau minérale naturelles et de source ; actualiser le plan d'action sur les micropolluants en y incluant les eaux conditionnées et en communiquant sur les actions de mesure et d'évaluation de la présence de polluants émergents à l'occasion du bilan de la qualité des eaux conditionnées.