C. UN INVESTISSEMENT ACCRU AU SEIN DES ACTEURS MULTILATÉRAUX DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE

1. L'aide alimentaire de la France est majoritairement versée par le canal multilatéral...

La répartition de l'aide alimentaire française selon les canaux de versement semble indiquer un tournant bilatéral dans la mise en oeuvre de cette politique.

Répartition entre canal bilatéral et canal multilatéral de l'aide alimentaire d'urgence mise en oeuvre par le Quai d'Orsay en 2023

(en pourcentage)

Source : commission des finances d'après les documents budgétaires

Cette répartition schématique entre canal bilatéral et canal multilatéral appelle deux remarques.

En premier lieu, l'évaluation des contributions internationales qui relèvent de l'aide alimentaire est complexe. L'estimation des contributions volontaires aux Nations unies retenue dans le graphique supra est restrictive en ce qu'elle ne retient que les contributions au Programme alimentaire mondial, dont l'activité est exclusivement centrée sur l'aide alimentaire. Or la plupart des agences des Nations unies auxquelles la France contribue par les financements de NUOI interviennent subsidiairement en matière d'aide alimentaire, à l'image de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNWRA26(*)), le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ou le Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF). S'il est simple de comptabiliser les contributions de l'AAP à des organisations internationales comme de l'aide alimentaire multilatérale en raison de leur fléchage sur des projets alimentaires, isoler la part des contributions humanitaires volontaires mobilisées pour de l'aide alimentaire est plus complexe.

En second lieu, au niveau de l'aide alimentaire d'urgence versée par les instruments d'aide humanitaire, l'identification précise des financements transitant par le canal multilatéral n'est pas aisée. Les contributions volontaires aux agences des Nations unies apparaissent clairement comme un financement multilatéral. Elles ne couvrent cependant pas l'ensemble de l'aide alimentaire multilatérale de la France. Les deux instruments de crise que sont l'aide alimentaire programmée et le Fonds d'urgence humanitaire et de stabilisation peuvent en effet abonder des organisations multilatérales, par des contributions additionnelles. Cette mobilisation d'opérateurs internationaux est particulièrement flagrante dans le cas de l'AAP où plus de 55 % des financements transite par des organisations internationales. Le Programme alimentaire mondial était ainsi le premier opérateur de l'APP en 2023. Les contributions volontaires de DNUOI et celles portées par l'AAP sont toutefois complémentaires. Alors que NUOI finance des projets structurants ou transversaux au sein des organisations internationales, les contributions de l'AAP sont directement fléchées vers des programmes pays.

Contributions à des organisations internationales versées
au titre de l'aide alimentaire programmé en 2023

(en euros et en crédits de paiement)

Organisation bénéficiaire

Montant de la contribution

PAM

92 593 952 euros

UNICEF

8 233 061 euros

FAO

7 500 000 euros

CICR

6 250 000 euros

UNRWA

6 000 000 euros

OIM

3 000 000 euros

HCR

500 000 euros

ONU Femmes

325 000 euros

Total

124 402 013 euros

Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire de contrôle

Si la politique de développement de la France se caractérise par l'absence de critères clairement définis d'arbitrage entre volet bilatéral et volet multilatéral, l'articulation entre ces deux canaux et les avantages d'un recours aux organisations internationales sont plus aisés à identifier en matière d'aide alimentaire.

Le recours aux organisations internationales en matière d'aide alimentaire présente des avantages certains par rapport à l'aide bilatérale.

En premier lieu, les organisations internationales spécialisées sur les questions humanitaire ou alimentaires ont une capacité d'expertise sur ces sujets qui peut dépasser celles de certains bailleurs.

En second lieu, les organisations disposent d'une capacité de mobilisation des bailleurs et de coordination des opérateurs. Sur le terrain, les organisations internationales spécialisées se coordonnent de façon satisfaisante et complémentaire. De manière schématique, lors de la survenue d'une crise alimentaire, le PAM se charge de la distribution de biens alimentaires, dans une logique d'aide d'urgence, et la FAO intervient pour fournir des intrants agricoles afin de redresser la production locale, dans une logique de résilience. FAO et PAM pilotent conjointement le Food security cluster qui coordonne, au sein des pays bénéficiaires, l'assistance alimentaire de l'ensemble des bailleurs.

Au sein des organisations internationales, le Programme alimentaire mondial constitue un opérateur reconnu en matière d'aide alimentaire et dispose d'avantages comparatifs certains.

D'une part, le PAM est considéré, au sein du système des Nations unies, comme disposant d'une expertise unique en matière de logistique et d'approvisionnement. Il est désigné comme chef de file logistique pour les autres agences et assure, à ce titre, la gestion des services de stockage et de transport des Nations unies. Ces derniers comprennent le Dépôt de réponse humanitaire des Nations unies (UNHRD27(*)), organisé autour de cinq « hubs » de stockage prépositionnés en Italie (Brindisi), au Ghana (Accra), en Malaisie (Kuala Lumpur), au Panama (Panama City) et aux Émirats Arabes Unis (Dubaï).

Le PAM contrôle également le Service aérien humanitaire des Nations Unies (UNHAS). Ce service aérien dispose de plus de 90 appareils qui permettent le transport de plus de 33 000 passagers et de 300 tonnes de fret léger par mois. Les services d'entrepôts du PAM comme les services de transport fournis par l'UNHAS ne sont pas réservés au seul usage de cette agence mais peuvent bénéficier à l'ensemble des instance humanitaires.

Cette expertise logistique bénéficie d'une organisation relativement souple et décentralisée du PAM. Il dispose d'une structure très décentralisée : 5 bureaux régionaux, près de 80 bureaux pays. Il compte environ 18 600 agents, à 88 % recrutés localement dans les pays d'intervention du PAM. Les coûts de gestion de l'organisation figurent parmi les plus bas au sein du système onusien avec un taux de seulement 6,5 % du budget total.

D'autre part, le mode de financement du PAM, qui repose uniquement sur des contributions volontaires, incite cette organisation à une approche vertueuse du contrôle et de la recevabilité. Les audits internes et le contrôle de recevabilité sont facilités par le choix du PAM de fournir la majorité de ses distributions d'aide alimentaire en espèces, au travers de bons alimentaires notamment. L'objectif de plus de 50 % de transferts financiers au sein des distributions d'aide alimentaire réduit les risques de détournement.

L'action du PAM face à la crise alimentaire dans la Bande de Gaza

Depuis le déclenchement du conflit dans la Bande de Gaza depuis l'attaque du 7 octobre 2023, le PAM a été largement mobilisé pour fournir une assistance alimentaire à la population menacée par la faim. Les Nations unies estiment que 1,1 million de personnes souffrent de la faim à des niveaux catastrophiques (niveau IPC5). Le taux de malnutrition aigüe chez les enfants de moins de deux ans a bondi pour passer de 15 à 30 % entre janvier et mars 2024.

L'assistance alimentaire du PAM s'est fondée, en premier lieu, sur la fourniture de bons alimentaires et de transferts financiers permettant aux habitants de s'approvisionner auprès d'une des 17 boulangeries conventionnées par le PAM. Toutefois, début juin, seulement neuf boulangeries étaient encore en état d'activité. Par la suite, le PAM a organisé le transfert d'aide en nature, au travers d'achats en Égypte et Turquie. À cet égard, le PAM a pu livrer 7,7 millions de repas chauds en s'appuyant sur un réseau de plus de 70 cuisines communautaires.

Chef de file logistique pour les Nations unies, le PAM assure la coordination du cluster logistique pour l'ensemble des opérateurs intervenant à Gaza. Il dispose de quatre points de stockage à Rafah, d'un entrepôt de prépositionnement à Amman (Jordanie) et d'un entrepôt à El Arish (Égypte). Ce dernier point de stockage permet d'assurer le regroupement de l'aide débarquée à Port-Saïd, plus à l'ouest.

Source : cluster logistique, PAM

Les interlocuteurs du PAM rencontrés par vos rapporteurs sont unanimes pour souligner que la livraison d'aide alimentaire à la population gazaouie ne représente en rien un problème logistique. Il s'agirait avant tout d'une problématique d'accès, les principaux points de passage constituant des goulots d'étranglement dans l'acheminement de l'aide. Début juin, 16 000 tonnes d'aide alimentaire se trouvaient ainsi bloquées en Égypte faute de pouvoir être livrées.

Par ailleurs, si l'action du PAM permet de soutenir un million de personnes par mois, les besoins de financement de l'organisation d'ici à fin 2024 sont estimés à 341 millions de dollars. La mobilisation du compte de réponse immédiate, l'enveloppe d'urgence du PAM, a permis une mobilisation rapide des ressources de l'organisation, sans attendre l'intervention des bailleurs traditionnels.

Source : commission des finances d'après les données du PAM et l'entretien avec le bureau des urgences du PAM

2. ...traduisant une stratégie de renforcement des contributions internationales en matière de sécurité alimentaire...

La prévalence du canal multilatéral de l'aide alimentaire de la France s'inscrit dans un mouvement plus large de progression des contributions internationales françaises en matière de sécurité alimentaire. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères évalue le total des contributions multilatérales contribuant à la sécurité alimentaire, toutes missions budgétaires confondues, à 252,93 millions d'euros en 2023. 

Les contributions multilatérales qui contribuent à la sécurité alimentaire mondiale relèvent de différents programmes budgétaires, au-delà de ceux relevant de la seule mission « Aide publique au développement ». Ces financements se répartissaient, en 2023, entre :

- le programme 209 « Solidarité avec les pays en développement », géré par la direction générale de la mondialisation, qui porte l'essentiel (près de 80 %) de l'aide multilatérale dans le domaine qui nous intéresse. Il regroupe les contributions volontaires aux Nations unies, les contributions versées sur les crédits de l'aide alimentaire programmée et du FUHS ainsi qu'une contribution volontaire à la FAO ;

- le programme 110 « Aide économique et financière au développement », qui relève du ministère de l'économie et des finances et porte la contribution de la France à la reconstitution du Fonds international de développement agricole pour 32,9 millions d'euros ;

- le programme 105 « Action de la France en Europe et dans le monde » qui comprend la contribution obligatoire de la France au titre de sa participation à la FAO, de l'ordre de 20 millions d'euros ;

- le programme 149 « Compétitivité et durabilité de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt », géré par le ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, qui comporte une contribution volontaire du fonds fiduciaire de la FAO de 250 000 euros.

Contrairement au volet bilatéral de l'action française en faveur de la sécurité alimentaire, essentiellement pilotée par le MEAE, l'aide multilatérale comprend une dimension interministérielle. Les financements du ministère de l'agriculture constituent une infime partie de cette aide et découlent du rôle historique de ce ministère dans la gestion des surplus alimentaires aux fins d'aide alimentaire. Le rôle du ministère de l'économie et des finances est à ce titre plus conséquent. En matière de sécurité alimentaire, le MESFIN représente la France au sein des instances du FIDA.

Cette dimension interministérielle impose une certaine coordination entre le MEAE et le MEFSIN, en particulier s'agissant du choix des organisations internationales à financer, de la détermination du montant des contributions volontaires et de leur suivi dans le temps. Or, à la connaissance de vos rapporteurs, il n'existe aucune instance interministérielle de pilotage des contributions multilatérales de la France, a fortiori en matière de sécurité alimentaire.

Répartition des contributions multilatérales de la France en matière
de sécurité alimentaire selon les programmes budgétaires en 2023

(en AE=CP et en millions d'euros)

Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire de contrôle

Sur la période 2018-2023, le montant des contributions françaises en matière de sécurité alimentaire a été multipliée par trois. Cette progression significative traduit une stratégie plus large, annoncée par le Quai d'Orsay et soutenue en 2022 par nos collègues Vincent Delahaye et Rémi Féraud28(*), d'effort de renforcement des contributions volontaires. En ce sens, l'augmentation de l'aide multilatérale en matière de sécurité alimentaire illustre au mieux cette orientation. Les contributions volontaires, qui représentaient en 2018 un peu plus de 60 % du total des contributions, correspondaient en 2022 à 92 % de cet ensemble.

Évolution des contributions multilatérales de la France
en matière de sécurité alimentaire entre 2018 et 2023

(en millions d'euros et en crédits de paiement)

Source : commission des finances d'après les réponses au questionnaire de contrôle

Pour mémoire, les contributions obligatoires forment le socle des ressources de la plupart des organisations internationales et sont fixées lors de la préparation de leur budget. Une fois ce dernier adopté, des appels de fonds sont transmis aux États qui doivent verser leurs contributions dans un délai fixe. La détermination de la participation financière des États membres procède généralement de l'application d'un barème fondé sur des critères objectifs. À cet égard, le barème de l'ONU qui constitue une référence pour une grande partie des autres organisations repose ainsi sur le revenu national des États.

À l'inverse, les contributions volontaires ne découlent pas du budget adopté par les organisations internationales. Elles dépendent d'engagements discrétionnaires pris par les États, en principe en cohérence avec leurs objectifs stratégiques. Certaines organisations, parmi lesquelles le PAM, se financent uniquement par appel à des contributions volontaires.

Par rapport aux contributions obligatoires, les contributions volontaires permettent aux donateurs de flécher des financements vers leurs priorités thématiques ou géographiques. De plus, en contrepartie de ces versements additionnelles, les États contributeurs peuvent négocier avec l'organisation bénéficiaire des conditions de redevabilité renforcées. Cette « bilatéralisation » du canal multilatéral a longtemps été refusée par la France, au contraire de ses partenaires allemands ou britanniques29(*). La stratégie française pour l'aide multilatérale 2017-2021 affirmait ainsi que « la France privilégie en règle générale les contributions aux ressources générales des institutions multilatérales, contribuant ainsi au fonctionnement et aux objectifs de l'institution, par opposition aux contributions fléchées ou pré-affectées, qui constituent une dérogation aux règles collégiales des institutions multilatérales »30(*). La doctrine française a néanmoins évolué et la hausse des contributions volontaires s'est accompagnée d'un recours plus systématique aux mécanismes de fléchage, notamment pour le PAM.

3. ...complétée par un soutien de la France à des initiatives phares sur le plan multilatéral

En parallèle de la hausse significative de ses contributions volontaires aux organisations intervenant en matière de sécurité alimentaire, la France s'est investie dans des initiatives multilatérales.

En mars 2022, dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne et en réaction à l'agression russe contre l'Ukraine, la France a lancé l'initiative européenne « Mission pour la résilience alimentaire et agricole » (dite FARM)31(*). Cette coalition rassemble des États volontaires, soutenus par les organisations spécialisées des Nations unies, et mobilise des partenaires du secteur privé. Elle s'articule autour de trois piliers :

- un pilier I commercial visant à apaiser les tensions sur les marchés agricoles, garantir la transparence des flux et des stocks et lutter contre les barrières commerciales, en lien avec l'OMC ;

- un pilier II de solidarité dans l'urgence pour soutenir les capacités agricoles de l'Ukraine, appuyé par les capacités d'intervention du PAM ;

- un pilier III d'appui à la production agricole durable et locale dans les pays en développement, coordonné par le FIDA.

Par ailleurs, la France apparait comme l'un des premiers soutiens de la Coalition pour l'alimentation scolaire. Initiée par le PAM en 2021, cette coalition portée au niveau intergouvernemental était initialement co-dirigée par la France et la Finlande. Les deux États ont été rejoint par le Brésil en 2023. Cette coalition poursuivait un double objectif de retrouver a minima le niveau d'alimentation scolaire préexistant à la crise sanitaire, au cours de laquelle 370 millions d'enfants ont été privés de repas scolaires, et de perfectionner les programmes existants.

L'alimentation scolaire correspond à la distribution de repas aux enfants, dans un cadre scolaire, au travers de cantines ou de repas à emporter. Il s'agit d'un filet de sécurité sociale généralement géré par les autorités nationales ou les collectivités territoriales, qui représente un total de 48 milliards de dollars américains par an, dont 98 % d'argent public. La gestion de tels programmes dans des pays en développement peut être soutenue par des OSC ou des organisations internationales.

D'apparence sectorielle, les programmes d'alimentation scolaire présentent plusieurs avantages pour leurs bénéficiaires directs32(*) :

- par un renforcement de la santé des enfants et une amélioration de la nutrition ;

- par un soutien aux revenus des populations concernées, 10 % du revenu découlant des transferts de repas scolaires. Les programmes d'alimentation scolaire sont généralement les derniers dispositifs de protection sociale en activité dans les pays en crise. Lors de la crise haïtienne de 2023, 450 000 enfants continuaient de bénéficier de repas scolaires ;

- par une augmentation du niveau d'éducation, la présence d'un programme d'alimentation scolaire augmentant de 9 % les inscriptions scolaires et de 8 % la présence en cours ;

- par une stimulation du tissu économique local, le PAM estimant que 100 000 enfants nourris impliquent la création de 1 370 emplois.


* 26 Pour United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East.

* 27 Pour United Nations Humanitarian Response Depot.

* 28 Rapport d'information fait au nom de la commission des finances sur les contributions de la France au financement des organisations internationales, par MM. Vincent DELAHAYE et Rémi FERAUD, sénateurs, janvier 2022.

* 29 Cour des comptes, « Comparaison des politiques française, allemande et britannique d'aide publique au développement. Exercices 2015-2021 », 2023.

* 30 Direction générale de la mondialisation, direction générale du Trésor, « Pour une aide au développement performante, au service des plus vulnérables. Stratégie française pour l'aide multilatérale 2017-2021 », avril 2017.

* 31 Pour « Food and Agriculture Resilience Mission ».

* 32 Entretien avec Carmen Burbano, directrice de la division alimentation scolaire du Programme alimentaire mondial.

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