L'IMPACT DU « BIOGAZ » EN MATIÈRE D'ÉMISSIONS DE GAZ À EFFET DE SERRE DUES À LA MÉTHANISATION

Des perspectives ambitieuses pour le « biogaz »

Le secrétariat à la planification écologique (SGPE) chiffre à 37 TWh le gain possible d'ici à 2030 en utilisant davantage la biométhanisation, dans son document cadre « la planification écologique de l'énergie » publié le 12 juin 2023118(*). Il s'agit d'installer dans nos campagnes des méthaniseurs qui produiraient une énergie équivalente à l'ordre de grandeur de la production de 6 tranches de centrales nucléaires de 900 MW ou de 4 tranches d'EPR2. C'est donc extrêmement important.

Dans sa projection, le SGPE évalue à 14 TWh119(*) la production due aux effluents animaux et déchets bio contre 15 TWh pour les CIVE. Cela représente 38 % de l'augmentation anticipée de la méthanisation d'ici à 2030. Cette forte parte est liée à l'importance de l'élevage en France et donc du potentiel d'utilisation des déjections animales. Les bouses et l'urine de nos animaux produiront donc, selon cette projection, l'équivalent d'une tranche et demi d'EPR2... Ces chiffres considérables ne sont pas seulement espérés par les industriels gaziers : ils sont des sources de profit importantes pour les éleveurs.

En dépit de son nom, le « biogaz » est l'équivalent du méthane

Pour rappel, un biométhaniseur est un réacteur dans lequel des bactéries décomposent des matières organiques issues de l'agriculture, pour les « casser » en petites molécules (CH4, CO2, etc.), dont le gaz CH4 est récupéré. Comme la matière organique entrée dans le réacteur est issue de l'agriculture, la molécule de CH4 produite est qualifiée de « biogaz » ou de « gaz vert ». Elle est identique à celle du gaz naturel, elle peut être injectée dans les réseaux de gaz et suscite de forts espoirs chez les industriels gaziers puisqu'elle leur donne la possibilité de valoriser leurs actifs120(*).

Dans un méthaniseur, différents « intrants » d'origine agricole peuvent être insérés. Dans la pratique, le rendement d'un méthaniseur est meilleur si un « mix » d'intrants différents est injecté dans le réacteur. Même si le mix peut varier selon ce qui est disponible et s'il dépend de l'agriculture de la région, on trouve la plupart du temps un mélange de cultures dédiées, de cultures intermédiaires à vocation énergétiques (les CIVE), des résidus de culture, de l'herbe (surtout en Allemagne), des effluents animaux (bouse de vache, urine, lisier, effluents d'élevage porcin , etc.), des huiles de cuisson usagées, etc121(*).

Mais quel est le bilan carbone d'une telle pratique ?

Lorsque l'on brûle une buche dans la cheminée, l'usage est de considérer que ce mode de chauffage est bas-carbone, parce que le carbone émis dans l'atmosphère est compensé par celui qui a été absorbé par l'arbre avant d'être coupé. Le raisonnement est le même pour les CIVE et la méthanisation : les cultures qui sont transformées en CH4 dans le méthaniseur puis brûlées dans nos chaudières en émettant du CO2, peuvent être logées à la même enseigne. Le CO2 absorbé par le végétal retourne à l'atmosphère après son parcours terrestre dans le méthaniseur, le réseau et la chaudière, avant d'être à nouveau absorbé par un végétal. Tout cela peut être considéré comme relativement bas-carbone, si l'on admet que les cultures intermédiaires entre deux récoltes n'ont pas trop d'impact sur les cultures principales (en termes d'appauvrissement des sols, de besoin en fertilisation) et si l'on néglige le transport ou les divers traitements agricoles.

Les effluents animaux sont à l'origine de fortes pertes de GES dans l'atmosphère

Toutefois, ce raisonnement ne peut pas tout à fait être tenu pour les effluents animaux, qui pourraient représenter près de 40 % de la production énergétique de biogaz à terme en France selon le SGPE.

Les ruminants sont de très forts émetteurs de gaz à effet de serre (GES) en raison de leur mode de digestion, la fermentation entérique. Une vache à viande émet l'équivalent de 2 tonnes de CO2 équivalent par an par fermentation entérique, une vache laitière 3 tonnes par an122(*),123(*). C'est-à-dire que la production de ses effluents, injectés dans le méthaniseur, est extrêmement émettrice et la situation est donc tout autre que celle d'un végétal. On va considérer ici qu'une vache émet environ 2,5 tonnes de CO2 équivalent en moyenne124(*).

Dans la littérature, le pouvoir méthanogène125(*) d'une tonne de fumier de matière brute est de 26 m3 de CH4. Considérons qu'une vache émet 12 tonnes de fumier par an126(*), donc ses excréments peuvent produire dans le méthaniseur 312 m3 de CH4 chaque année, tout en émettant 2,5 tonnes de CO2 équivalent. Cela fait une émission127(*) de GES de 2500 kgCO2 / 312 m3 soit environ 8 kg CO2/m3. De son côté, le gaz naturel émet environ 200 g CO2éq/kWh, il contient environ 10 kWh d'énergie par mètre cube et émet 2 kg CO2 équivalent par mètre cube. Soit quatre fois moins. La part produite par les effluents bovins, dans ce que l'on appelle pourtant « biogaz », est donc environ 4 fois plus émettrice de gaz à effets de serre que le gaz naturel lui-même.

Par ailleurs, le processus de digestion des végétaux ingérés par un bovin se passe en deux étapes : une première étape dans la panse de la vache, ou quelques 50 à 100 m3 de méthane sont émis à l'air libre, qui se traduisent en fortes émissions en CO2 équivalent en raison du fort potentiel de réchauffement global du méthane, 28 fois plus émetteur que le CO2 ; une seconde étape, dans le méthaniseur, où entre 200 et 400 mètres cubes de gaz sont produits selon les vaches, mais cette fois injectés dans le réseau. Dans ce cadre global, la digestion par la vache lors de la première étape peut donc être assimilée à des pertes en CH4 du système, pertes aux fortes conséquences pour le réchauffement climatique.

Ce calcul est à compléter de deux manières : tout d'abord, d'après le CITEPA, la fermentation entérique n'est responsable que de 55 % des émissions de GES par les bovins. Il faudrait en effet ajouter la nourriture, souvent importée, les carburants pour les machines agricoles, etc. Il conviendrait aussi décompter le transport des effluents animaux qui ne sont pas toujours tout prêt du méthaniseur. À l'inverse, il ne faut pas oublier que les vaches sont aussi utilisées pour leur production de viande et de lait : toutes leurs émissions de CO2 ne doivent donc pas être comptées pour leur production de biogaz.

Les évaluations indépendantes des impacts du biogaz sont insuffisantes

Les analyses du cycle de vie du biométhane ne sont pas nombreuses. Celle qui fait référence aujourd'hui, intitulée « analyse du cycle de vie du biométhane », a été publiée en octobre 2021 par INRAE Transfert, filiale privée de l'INRAE128(*). Le rapport publié par INRAE Transfert résulte d'une commande de Gaz Réseau Distribution France (GRDF)129(*). Le comité de pilotage de l'étude, donné en page 12 du rapport, est constitué de quatre personnes de...GRDF.

Dans ce rapport, de nombreux calculs considèrent les émissions de GES dues à la culture spécifique des CIVE, à la gestion des effluents d'élevage, mais pas à la production par l'animal de ces effluents, au cours de sa digestion, considérablement plus émettrice, que nous avons évaluée ci-dessus, la gestion des éléments fertilisants et des digestats, le stockage de carbone dans les sols, les risques d'érosion, les pertes de biogaz vers l'atmosphère... Il traite énormément de facteurs. Il omet cependant les deux principales composantes des émissions de GES dans un méthaniseur : les cultures dédiées (par exemple lorsque l'on cultive du maïs spécialement pour nourrir le méthaniseur, ce qui n'est pas une culture intermédiaire) et les émissions de GES dues aux animaux. Ce sont pourtant de loin les facteurs d'émission les plus importants. C'est un peu comme si pour calculer l'émission de GES d'une famille, on comptait les ampoules électriques, l'ordinateur pas éteint, l'empreinte carbone des habits, mais que l'on ne prenait pas en compte les voyages en avion et la chaudière au fioul.

Pour ne pas considérer les cultures dédiées, le rapport estime simplement qu'elles « ne sont pas un substrat privilégié par le modèle français » puisque « la mobilisation des cultures dédiées est actuellement réglementée à hauteur de 15 % ». Cette approximation mène à sous-estimer gravement les émissions de la biométhanisation, puisque les cultures dédiées sont beaucoup plus émettrices que les CIVE.

Pour ne pas considérer les émissions de GES dues à la production d'effluents animaux, les auteurs considèrent simplement que « les effluents d'élevage sont considérés comme des déchets et entrent dans le système sans charge environnementale ». Ils ne considèrent dès lors que les émissions lors du stockage ou du transport de ces effluents (ce qu'ils appellent la « gestion » des effluents), qui sont pourtant très secondaires par rapport à l'énorme émission qui a lieu lors de la production des effluents, c'est-à-dire lorsque le ruminant digère. Ce tour de passe-passe repose simplement sur un jeu de mots : la bouse ou l'urine des vaches, pour le sens commun, est forcément un déchet. Récupérer un déchet est donc positif. L'erreur ici est de ne pas considérer que dès lors que la bouse crée des revenus par la méthanisation, elle n'est plus un déchet mais bel et bien un produit. Elle bouleverse le modèle économique de l'éleveur et la trajectoire de l'élevage bovin national, de son cheptel, en poussant à son accroissement, donc à l'augmentation de l'émission de GES associée.

Conclusion : la mesure de l'impact des effluents animaux en matière d'émission de GES doit faire l'objet d'une évaluation indépendante

Lorsqu'un élevage bovin est associé à un méthaniseur, l'animal est élevé pour deux usages principaux : l'usage alimentaire (lait ou viande) ou l'usage méthanogène. Pour mesurer finement l'impact en termes d'émissions de GES associées à la méthanisation, il serait nécessaire de répartir les émissions de GES d'une vache entre ces deux usages.

Compter l'intégralité des GES pour l'alimentation, c'est, d'une part, accabler exagérément les mangeurs de viande et, d'autre part, doter le gaz produit dans un méthaniseur agricole d'une image de « biogaz » qu'il ne mérité pas tout à fait. Il faut donc établir une clef de répartition équilibrée des émissions de GES de l'élevage bovin entre l'usage alimentaire et l'usage énergétique.

Un des points d'entrée pour élaborer une telle clef pourrait être de considérer les revenus des éleveurs : au sein de l'excédent brut d'exploitation, évaluer la part de ce qui provient de la vente de biogaz et la part de ce qui provient de la vente de produits alimentaires.

Pour affiner les estimations présentées dans cette note, un panel d'experts sans lien d'intérêt avec la filière gaz ni avec la filière bovine pourrait être saisi. Par exemple, l'académie des sciences pourrait jouer ce rôle.


* 118 L'ADEME, très optimiste, avait même chiffré à 60 TWh le potentiel de biométhane en 2030, dont 36 % de l'énergie proviendrait des effluents d'élevage et à 123 TWh en 2050, dont 21 % proviendrait des effluents d'élevage... cf. ADEME, Une vision pour la biométhane en France pour 2030, 2013 ; ADEME, Un mix de gaz 100 % renouvelable en 2050 ?, 2018.

* 119 La planification écologique de l'énergie, publié le 12 juin 2023, slide 13.

* 120 Leurs réseaux de distribution en tout premier lieu, mis à mal dans le contexte de la décarbonation de l'économie, notamment la baisse de l'usage du gaz pour le chauffage domestique et son remplacement par des pompes à chaleur.

* 121 Signalons qu'en France, la réglementation, soucieuse de ne pas divertir la surface agricole à des fins énergétiques au détriment de sa vocation alimentaire, limite la proportion de cultures dédiées dans le méthaniseur. Il est obligatoire de faire un mix d'intrants dans le méthaniseur.

* 122 Ces chiffres sont donnés sur le site de la CITEPA, organisme Français de référence en matière de calcul d'émissions de gaz à effet de serre.

* 123 Signalons que cette émission peut être un peu réduite par le stockage de carbone dans une prairie, lorsque le bovin est en pâturage et que la prairie est jeune. Cette réduction des émissions de GES par les bovins est toutefois limitée à 15%-25 %. Cf. le scénario Afterres 2050 ou le rapport de la Cour des Comptes, le soutien public aux éleveurs de bovins, mai 2023. Le ministère de l'agriculture a estimé pour sa part que la réduction des émissions de GES par les bovins pouvait atteindre 30 % avec le stockage de carbone dans les prairies dans la fiche sectorielle consacré à l'élevage bovin du plan stratégique national écrit en 2023 dans le cadre de la politique agricole commune.

* 124 Il y a à peu près autant de vaches laitières que de vaches à viande dans notre pays.

* 125 Voir article « pouvoir méthanogène » de Wikipedia.

* 126 Les vaches laitières les plus productives peuvent monter jusqu'à 20 tonnes, ce qui ne change pas le raisonnement global qui est basé sur un point moyen.

* 127 En résumé, le processus de digestion des végétaux ingérés par un bovin se passe en deux étapes : une première étape dans la panse de la vache, ou quelques 50 à 100 m3 de méthane sont émis à l'air libre, qui se traduisent en fortes émissions en CO2 équivalent en raison du fort potentiel de réchauffement global du méthane, 28 fois plus émetteur que le CO2 ; une seconde étape, dans le méthaniseur, où entre 200 et 400 mètres cubes de gaz sont produits selon les vaches, mais cette fois injectés dans le réseau. Dans ce cadre global, la digestion par la vache lors de la première étape peut donc être simplement assimilée à des pertes en CH4 du système, pertes aux fortes conséquences pour le réchauffement climatique.

* 128 Institut National de Recherche pour l'agriculture, l'Alimentation et l'Environnement.

* 129 D'autres études ont été produites pour le compte de GRDF. Citons par exemple « Evaluation des impacts GES de l'injection du biométhane dans le réseau de gaz naturel » réalisée par Quantis - Enea consulting pour GRDF.

Partager cette page