IV. À L'HORIZON 2050 : PROLONGER LES RÉACTEURS ACTUELS AU-DELÀ DE 60 ANS ET DÉPLOYER UN PROGRAMME AMBITIEUX DE CONSTRUCTION D'UN NOUVEAU PARC NUCLÉAIRE

À l'horizon 2050, la commission d'enquête considère que le mix électrique pourra reposer sur une filière nucléaire confortée qui s'articulerait autour de la prolongation de certains des réacteurs actuels au-delà de 60 ans et de la construction, dans des conditions économiques optimisées, d'un nouveau parc de réacteurs nucléaires.

A. ABÎMÉE PAR UNE LONGUE « TRAVERSÉE DU DÉSERT », LA FILIÈRE NUCLÉAIRE SE REMET DIFFICILEMENT EN ORDRE DE MARCHE

La filière nucléaire française, qui a fait la fierté du pays et contribué à son rayonnement, est malheureusement sortie extrêmement abîmée par plusieurs décennies de « nucléaire honteux ». Les dégâts ont été profonds. Ils proviennent à la fois très concrètement d'une sous-activité mais aussi d'une image qui avait été profondément écornée par des positions et des déclarations des autorités publiques, jusqu'aux plus hauts niveaux de l'État, qui n'ont eu de cesse de dénigrer ce qui constituait pourtant un atout national majeur.

Le rapport issu des travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France627(*) a bien décrit les processus et les responsabilités de la « descente aux enfers » subie par la filière nucléaire. Il a démontré que les signaux d'alertes avaient pourtant été multiples, jusqu'au rapport remis en 2018 aux ministres des finances et de la transition écologique par Yannick d'Escatha et Laurent Collet-Billon, aussitôt ignoré et classé confidentiel défense. Ces signaux ont été systématiquement négligés. Le rapport s'était notamment étonné à ce titre de « l'inertie d'un État actionnaire manquant de réactivité pour traiter des dossiers au potentiel déstabilisant pour la filière ». La situation de concurrence délétère entre EDF et Areva a également très fortement fragilisé la filière. Son traitement a pourtant été beaucoup trop tardif.

La filière nucléaire n'a tenu qu'à un fil ou plutôt qu'à des projets lancés à l'étranger, au Royaume-Uni, en Finlande ou en Chine, où elle faisait figure de secteur d'excellence pour la France. Cette situation proprement schizophrénique ne pouvait pas durer. Dans son rapport de 2023 précité la commission d'enquête de l'Assemblée nationale l'avait souligné : « il apparaît pour le moins contradictoire, de mener, sur le territoire national, une politique énergétique envoyant des signaux négatifs à la filière, tout en espérant pouvoir exporter la compétence française du nucléaire à l'étranger ».

Il était devenu urgent d'inverser la tendance. Les conséquences du changement climatique et l'impérieuse nécessité de décarboner nos économies ont très largement participé à l'infléchissement salutaire qui a été affirmé par le Président de la République lors de son discours de Belfort.

Panorama de la filière nucléaire dressé par la DGEC

La filière nucléaire emploie environ 220 000 salariés, emplois directs et indirects, soit 6,7 % de l'emploi industriel français. Elle regroupe environ 3 000 entreprises pour un chiffre d'affaires d'environ 50 milliards d'euros par an, dont environ 1 milliards d'euros consacrés à la recherche et développement. Les PME représentent 65 % des entreprises de la filière, contre 3,5 % pour les grands groupes et les exploitants (EDF). Ces dernières représentent néanmoins la majorité des emplois de la filière, qui se démarque également par ses emplois qualifiés, la proportion de cadres et d'employés, techniciens et agents de maîtrise dépassant les deux tiers des effectifs. Il convient également de remarquer le haut niveau de spécialisation des salariés et le fait que la part des effectifs des petites entreprises dédiée aux activités nucléaires est relativement importante (plus de la moitié des effectifs pour 40 % des PME). EDF et les grandes entreprises réalisent 75 % du chiffre d'affaires de la filière.

Quatre grands domaines de R&D électronucléaire se démarquent :

- mécanique, résistance des matériaux et dimensionnement ;

- fabrications métallurgiques innovantes ;

- instrumentation ;

- sûreté nucléaire.

L'industrie nucléaire bénéficie d'une bonne implantation sur l'ensemble du territoire. Majoritairement concentrée suivant un axe Nord-Ouest - Sud-Est, cette répartition correspond au maillage du territoire par les principaux sites industriels de la filière : centrales nucléaires de production d'électricité, usines du cycle du combustible, installations en démantèlement, installations de recherche et centres d'entreposage et de stockage des déchets.

Source : réponses de la DGEC à la commission d'enquête

Cependant, désormais, un travail de fond constant doit être mené pour reconstruire une filière très fragilisée dont les principales lacunes ont notamment été soulignées dans un rapport de Jean-Martin Folz en 2019628(*) sur les difficultés rencontrées lors de la construction de l'EPR de Flamanville et un rapport de la Cour des comptes de 2020 sur la filière EPR629(*).

En effet, des segments majeurs de la filière se trouvent sinistrés. À titre d'exemple, les entreprises d'ingénierie d'exécution française du nucléaire ont pour l'essentiel été emportées par la « traversée du désert » subie par la filière. Les secteurs du soudage et de la chaudronnerie sont particulièrement sous tension.

Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée national précité soulignait ainsi en 2023 que « faute d'avoir construit des centrales pendant plus d'une décennie, les compétences ont décliné à tous les niveaux, des ingénieurs aux sous-traitants ». Il avait mis en évidence le cercle vicieux qui a profondément affaibli la filière au cours des dernières décennies : « la perte des compétences est un cycle d'autant plus inquiétant qu'il s'autoentretient : les compétences ont baissé faute de chantier à mener, les nouveaux chantiers peinent à se réaliser en raison du déclin des compétences, et il est difficile de recruter car l'absence de perspective a atteint l'attractivité de la filière ».

L'un des premiers signes du processus de reconstruction de la filière nucléaire a été la création en 2018 du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen) destiné à représenter l'ensemble de la filière, sur le modèle du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) pour l'industrie aéronautique.

Le Gifen a mis en oeuvre un programme de suivi et de prévision des besoins de compétences de la filière nucléaire intitulé « Match ». Ce programme, actualisé de façon annuelle, a vocation à vérifier l'adéquation entre les besoins et les ressources sur une période prospective de dix ans.

La note du programme Match publiée en avril 2023 fait ainsi état d'une perspective de croissance de l'activité de la filière nucléaire française de l'ordre de 25 % au cours des dix prochaines années. Le nombre d'emplois sur les vingt secteurs coeur de la filière étudiés par le Gifen pourrait ainsi passer 125 000 en 2023 à 155 000 en 2033. En extrapolant à l'ensemble de la filière, les besoins pourraient s'élever à 100 000 recrutements en dix ans. Le Gifen a aussi lancé des plans d'accompagnement du renforcement de la filière sur la durée comme le plan d'excellence opérationnelle du nucléaire.

En novembre 2018, pour la période 2019-2022, l'État a signé avec les représentants du secteur et d'organisations syndicales un contrat stratégique de la filière nucléaire. La commission d'enquête s'étonne qu'il n'ait toujours pas été renouvelé et rappelle au Gouvernement son engagement de l'actualiser très prochainement pour la période 2024-2029.

En 2020, pour faire suite aux constats et recommandations du rapport Folz précité, des programmes visant à restaurer le niveau de qualité et de performance de la filière ont été lancés par les principaux acteurs de la filière. Parmi eux, EDF a mis en place le plan dit « Excel », Framatome le plan « Juliette » (Framatome) et Orano le plan « Boost ».

Un autre enjeu d'amélioration de la filière est signalé de façon récurrente par l'ASN. Il s'agit des risques de fraudes et malfaçons. L'autorité de sûreté a notamment alerté la commission d'enquête sur cette question : « dans un contexte de forte mobilisation de la filière, la maîtrise de la chaîne d'approvisionnement constitue un enjeu particulièrement important, pour la sûreté des centrales nucléaires en fonctionnement comme pour les installations en projet. Des fraudes ont été découvertes ces dernières années dans plusieurs usines. Des actions doivent être engagées pour mieux prévenir, détecter et traiter ces fraudes afin de garantir la fiabilité des équipements installés dans les centrales nucléaires »630(*).

La désaffection pour la filière nucléaire qui est allée de pair avec la sous-activité et le déficit en termes d'image lié aux discours négatifs sur l'atome conduisait à son déclin continu et laissait craindre pour sa pérennité. Aujourd'hui, l'enjeu du regain d'attractivité, qui est perceptible du fait du nouveau discours public sur le nucléaire et des nouvelles perspectives de la filière, est fondamental et tout doit être mis en oeuvre pour le stimuler.

Un plan d'actions compétences de la filière nucléaire a été présenté en juin 2023. Il est piloté par l'Université des métiers du nucléaire (UMN) qui a été créée en 2021 ainsi que par le Gifen. Ce plan a pour objectif de sécuriser les compétences dont la filière nucléaire a besoin pour ses projets dans les dix prochaines années notamment via la formation initiale et la formation professionnelle continue. Il prévoit notamment des dispositifs de communication et de promotion des métiers de la filière nucléaire auprès des jeunes, il vise également à accompagner des projets dans les territoires pour développer et renforcer des formations aux métiers du nucléaire, il attribue des bourses d'études à des jeunes en formation initiale pour rejoindre des métiers du nucléaire en tension.

Le portail internet de l'UMN, intitulé « mon avenir dans le nucléaire » présente quant à lui de façon pédagogique et illustrée les métiers et formations du secteur nucléaire.

La commission d'enquête constate que la filière s'est remise en marche. Cependant, le retard à combler est tel qu'il reste encore beaucoup à faire pour qu'elle soit réellement en mesure de faire face au renouvellement du parc nucléaire national.

Dans cette perspective, pour redonner un vrai dynamisme au secteur, permettre son rétablissement et assurer son avenir, l'enjeu de l'attractivité est crucial. Aussi, la commission appelle-t-elle à encourager et amplifier l'inflexion amorcée en lançant un grand plan de communication à destination du grand public, de l'enseignement secondaire, de l'enseignement professionnel et technique, de l'enseignement supérieur ainsi que des organismes de formation professionnelles et des chambres consulaires.

Recommandation n° 22

Destinataire

Échéance

Support/Action

Participer à la relance de la filière nucléaire via un plan de communication ambitieux vers le grand public, l'enseignement secondaire, l'enseignement professionnel et technique, l'enseignement supérieur ainsi que les organismes de formation professionnelles et les chambres consulaires

Gouvernement (ministère chargé de l'énergie), Gifen

UMN

2024

Outils de communication


* 627 Assemblée nationale, rapport n° 1028 fait au nom de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France, 2023.

* 628 Jean-Martin Folz, La construction de l'EPR de Flamanville, 2019.

* 629 Cour des comptes, La filière EPR, 2020.

* 630 Réponses de l'ASN à la commission d'enquête.

Partager cette page