C. FRAPPER LES TRAFIQUANTS AU PORTEFEUILLE

Les réseaux de narcotrafic intègrent les saisies de produits dans leurs « pertes et profits » - la perte de marchandise est « provisionnée » par l'organisation et n'est pas de nature à déstabiliser durablement son activité. Tel n'est pas le cas en revanche de la saisie et de la confiscation des avoirs, qui peuvent permettre d'atteindre en profondeur les organisations criminelles, de les démanteler et de ralentir voire d'empêcher leur éventuelle reconstitution. De même, pour les trafiquants eux-mêmes, la confiscation de leurs avoirs est bien plus douloureuse que la peine de prison, qui peut être contournée (fuite à l'étranger) ou « aménagée » (poursuite du trafic en prison).

1. Déceler et traquer la richesse inexpliquée
a) Instaurer une procédure d'injonction pour richesse inexpliquée

La commission d'enquête propose tout d'abord de créer une injonction pour richesse inexpliquée. Concrètement, une administration ou un service d'enquête, étant en mesure de démontrer une décorrélation entre les revenus perçus par un individu et son train de vie, pourrait demander une ordonnance judiciaire afin que la personne concernée justifie la façon dont elle a acquis ses avoirs, par exemple ses biens de luxe, et en présente la preuve. Le bien serait saisi à titre préventif, sur autorisation judiciaire et, éventuellement, confisqué. Cette procédure serait le pendant de la présomption de blanchiment, pénale.

S'intéresser au train de vie, c'est pouvoir approcher les flux non bancarisés et les avoirs non financiers : l'absence de corrélation entre la situation réelle et la situation déclarée de certaines personnes laisse présager de leur participation à une économie parallèle voire illégale, comme celle du narcotrafic.

Le mécanisme proposé est à distinguer de ce qui existe déjà en matière fiscale, et notamment le mécanisme de présomption de revenus, qui permet de taxer les produits stupéfiants dont ont librement disposé les contribuables, et celui de taxation selon les éléments de train de vie.

Le premier dispositif n'est de surcroît pas pleinement satisfaisant, en ce qu'il permet de ne frapper que les dépositaires de la marchandise et non les intermédiaires (« moyen spectre ») ou les têtes de réseaux (« haut du spectre »). Le second est très peu utilisé, les contrôleurs préférant le premier pour son assiette plus large et pour la possibilité d'appliquer des pénalités de 80 %. Au total, les contrôles fiscaux effectués sur ce fondement se traduisent par des rendements relativement faibles, de l'ordre de quelques dizaines de millions d'euros, dont il est impossible de savoir lesquels se rapportent au trafic de stupéfiants.

Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique aura eu beau affirmer lors de son audition que la taxation des signes extérieurs de richesse était une « priorité » de son administration, les faits sont tenaces : les contrôles fiscaux menés sur ce fondement se sont traduits par des redressements de 2,1 millions d'euros en 2022920(*), et 500 000 euros en 2023.

Face à ces résultats catastrophiques, il est temps de proposer autre chose pour frapper les narcotrafiquants au portefeuille. La proposition de la commission d'enquête s'inspire ainsi de deux exemples étrangers :

· au Royaume-Uni, le Criminal Finances Act de 2017 a autorisé la Haute Cour, juridiction civile, à émettre une injonction de richesse inexpliquée à l'encontre d'une personne suspectée d'être impliquée ou d'être proche d'une personne impliquée dans la commission d'une infraction grave. Cette injonction est émise aux fins de pouvoir enquêter sur les origines des biens de l'individu ainsi suspecté. Toute agence des forces de l'ordre peut demander à la Haute Cour d'émettre cette injonction lorsqu'il existe des raisons de soupçonner qu'une personne - physique ou morale - détient des biens d'une valeur minimale de 50 000 euros alors que ses revenus actuels sont insuffisants pour avoir acheté légalement ces biens ; ou quand il y a des raisons de soupçonner que le bien a été obtenu de manière illégale. Lorsque la police émet cette demande, elle peut obtenir le gel des avoirs en attendant la réponse de la personne visée par l'injonction ;

· en Italie, l'article 416 bis du code pénal prévoit qu'en cas d'inculpation pour délit d'association mafieuse, une enquête patrimoniale est automatiquement lancée et la charge de la preuve inversée ; il revient alors à la personne inculpée de justifier du décalage entre ses revenus déclarés et le patrimoine détenu. Afin de contourner les difficultés liées aux interpositions fictives et aux « prête-noms », les vérifications effectuées sur le volet patrimonial peuvent être étendues au cercle proche de la personne visée (conjoint, enfants, sociétés, etc.)921(*).

En Belgique, la commissaire nationale aux drogues, Ine Van Wymersch, a également proposé de modifier la législation pour introduire une action d'injonction pour richesse inexpliquée. Elle pourrait découler d'une enquête préalable, en lien avec les organismes publics chargés de l'assurance chômage ou des aides sociales922(*).

b) Exploiter davantage la non-justification de ressources

Autre piste complémentaire à l'injonction pour richesse inexpliquée et à la présomption de blanchiment, la non-justification de ressources est une qualification pénale trop peu utilisée aujourd'hui, alors qu'elle permet de viser l'entourage du narcotrafiquant.

L'article 321-6 du code pénal dispose en effet que : « Le fait de ne pas pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie ou de ne pas pouvoir justifier de l'origine d'un bien détenu, tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes qui soit se livrent à la commission de crimes ou de délits punis d'au moins cinq ans d'emprisonnement et procurant à celles-ci un profit direct ou indirect, soit sont les victimes d'une de ces infractions, est puni d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. »

La commission d'enquête approuve à cet égard la démarche de la préfecture de police de Paris, qui a demandé aux quatre GIR (Paris, Nanterre, Bobigny et Créteil) d'accentuer leurs investigations visant cette qualification pénale923(*). Une fois encore, le cadre juridique existe, mais les acteurs de terrain ne se sont pas encore pleinement saisis de toutes ses potentialités, accentuant de fait le retard accumulé dans la lutte contre le narcotrafic. Il est temps de faire usage de toutes les « armes juridiques » à disposition des services d'enquête et des magistrats.

c) Encourager le recours à la présomption de blanchiment

La commission d'enquête en est convaincue, la présomption de blanchiment peut constituer un outil puissant dans la lutte contre le narcotrafic, à condition qu'il soit pleinement utilisé. En effet, ainsi que l'ont expliqué les magistrats du tribunal judiciaire de Grenoble924(*), développer, dans un dossier de trafic de stupéfiants, un axe d'enquête parallèle sur les infractions de blanchiment peut permettre d'atteindre judiciairement des profils d'un certain niveau que les services d'enquête ne parviennent pas à impliquer dans le trafic de stupéfiants lui-même. Pour frapper le haut du spectre - pénalement et financièrement - et affecter durablement un réseau, le volet financier est essentiel.

La commission d'enquête ne peut donc que partager la recommandation émise par le Gafi dans le cadre de l'évaluation mutuelle de la France au mois de mai 2022, à savoir « poursuivre la mise en oeuvre des stratégies relatives à l'application de la présomption de blanchiment auprès de l'ensemble des autorités de poursuites. »925(*) La sensibilisation des magistrats à cet outil doit s'accentuer, en lien avec la Cour de cassation, pour prévenir sur les éventuels risques.

Ainsi que l'a souligné Damien Brunet, substitut général à la Cour d'appel de Paris, lors de son audition par le rapporteur, une réflexion pourrait également être lancée pour rationaliser notre corpus juridique. Trois infractions de blanchiment cohabitent dans notre droit aujourd'hui : l'infraction « traditionnelle », la présomption de blanchiment et le blanchiment de trafic de stupéfiants. Or, la règle spéciale prime sur la règle générale : dès qu'il y a blanchiment de trafic de stupéfiants, c'est ce régime prévu à l'article 222-38 du code pénal qui s'impose, au détriment de la présomption de blanchiment, potentiellement plus large.

Une modification législative n'apparaît toutefois pas forcément nécessaire à court terme, les notes de politique pénale rédigées par les parquets pouvant suffire. Le parquet de Créteil invite ainsi « les magistrats à recourir, par principe, à la présomption de blanchiment posée par l'article 324-1-1 du code pénal, et ce même en présence de traces de stupéfiants afin de faciliter la charge de la preuve. Le non-respect des obligations douanières déclaratives pour les sommes supérieures à 10 000 euros devra être retenu au titre de l'acte de dissimulation constitutif du délit de blanchiment. Des poursuites devront enfin être systématiquement engagées en vue de confisquer le produit. »926(*)

2. Aller plus loin en matière de saisie et de confiscation
a) Soutenir les évolutions en cours au niveau national comme européen
(1) La proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels

Le Parlement examine actuellement la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels, déposée par le député Jean-Luc Warsmann927(*). La commission des lois du Sénat a salué les avancées permises par le texte, qui « comporte des mesures de nature à faciliter l'action des enquêteurs, des magistrats et de l'Agrasc et qui, surtout, vient opérer une révolution copernicienne en mettant en place un mécanisme de confiscation “de droit” de certains biens saisis »928(*).

Parmi les mesures principales de la proposition de loi figurent929(*) :

· le fait que la décision de confiscation d'un bien immobilier vaut titre d'expulsion du condamné et des occupants de son chef, ce qui a pour intérêt d'épargner à l'Agrasc de devoir mener une procédure civile d'expulsion longue et coûteuse ;

· la possibilité donnée au procureur, dans le cadre d'une convention judiciaire d'intérêt public, d'imposer à la personne morale mise en cause de se dessaisir au profit de l'État de tout ou partie des biens saisis dans le cadre de la procédure ;

· l'obligation pour la juridiction de jugement, sauf décision spécialement motivée, de prononcer la confiscation des biens saisis qui sont l'instrument ou le produit direct ou indirect de l'infraction. La commission d'enquête souligne cet apport majeur, qui doit permettre d'optimiser la prise en compte du travail des enquêteurs ainsi que le ratio des confiscations rapportées aux saisies.

À l'initiative du Sénat, de nouvelles dispositions ont permis de consolider ces avancées :

· en permettant aux officiers de police judiciaire de procéder, sur autorisation d'un magistrat, à certaines saisies spéciales nouvelles, celles des biens meubles qui risquent de disparaître à défaut d'une telle saisie et celles des fonds présents sur des comptes de paiement ;

· en octroyant de nouvelles prérogatives à l'Agrasc en matière d'aliénation ou de vente avant jugement des biens saisis. Ce procédé pourra désormais également concerner les biens dont l'entretien requiert une expertise particulière ou ceux dont la conservation présente des coûts disproportionnés.

Au-delà des évolutions législatives, et de manière pratique, on doit pouvoir aller plus vite et plus loin dans la vente de biens avant un jugement (aliénation par anticipation) : si un véhicule est saisi, il doit pouvoir être vendu plus rapidement, d'une part pour limiter les frais de gardiennage, d'autre part pour éviter qu'il ne se déprécie. Il en va de même pour certains biens aux coûts de gardiennage et au risque de dépréciation élevés, tels que le vin, les objets de luxe, les bateaux, etc. Si la saisie ne donne pas lieu à confiscation, la somme pourra être remise à la personne concernée, dont la valeur du bien aura été en quelque sorte « protégée » de la dépréciation.

(2) La proposition de directive relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs

Selon Europol, les recettes générées par la criminalité organisée se sont élevées à 139 milliards d'euros en 2021. La Commission européenne considère que le blanchiment de ces produits fait peser une menace de plus en plus importante pour l'intégrité de l'économie et de la société, en érodant l'état de droit et les droits fondamentaux930(*). Or, seuls 2 % environ de ces produits sont saisis chaque année931(*). C'est dans ce contexte que la Commission européenne a soumis au Conseil et au Parlement européen une proposition de directive relative au recouvrement et à la confiscation des avoirs, qui retiendrait une définition large des produits du crime, puisqu'elle inclurait les produits directs du crime, mais aussi tous les gains indirects, y compris le réinvestissement ou la transformation ultérieurs des produits directs, ce qui comprend les biens mêlés à des biens acquis légitimement, à concurrence de la valeur estimée des produits du crime qui y sont mêlés.

Si la proposition de directive porte sur un périmètre plus vaste que le narcotrafic932(*), il n'en demeure pas moins que trois de ses dispositions pourraient considérablement accroître l'efficacité du dispositif français de saisie et de confiscation, en complément de la proposition de loi précitée :

· l'article 15 prévoit la possibilité d'une confiscation sans condamnation. Les États membres devront prendre les mesures nécessaires pour permettre la confiscation des instruments et des produits ou des biens de valeur correspondante lorsque des poursuites pénales ont été engagées mais que la procédure n'a pas pu être poursuivie en raison des circonstances suivantes : fuite, maladie ou décès de la personne mise en cause, ou le délai de prescription pour l'infraction pénale est inférieur à 15 ans et a expiré après l'ouverture de la procédure pénale. Dans de tels cas, la confiscation ne serait autorisée que lorsque la procédure pénale aurait pu déboucher sur une condamnation pénale définitive en l'absence des circonstances susmentionnées ;

· l'article 16 prévoit la possibilité de confiscation de richesse inexpliquée liée à des activités criminelles. Cette proposition s'inspire de la législation allemande : les États membres devront prendre les mesures nécessaires pour permettre la confiscation des biens gelés ou identifiés sur la base de soupçons d'infractions pénales933(*) commises dans le cadre d'une organisation criminelle et susceptibles de donner lieu, directement ou indirectement, à un gain économique substantiel, lorsque la juridiction nationale est convaincue que le bien provient du comportement criminel en question. Cette modalité de confiscation ne pourrait être mise en oeuvre que lorsque les autres modalités ne le pourraient pas et elle ne devrait pas porter atteinte aux tiers de bonne foi ;

· l'article 21 recoupe en partie des dispositions de la proposition de loi précitée du député Warsmann et concerne davantage l'allègement des frais de gestion de l'Agrasc. L'article impose en effet aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que des biens puissent être transférés ou vendus avant une décision définitive de confiscation s'ils sont périssables et déprissent rapidement, si les coûts de stockage ou d'entretien du bien sont disproportionnés par rapport à sa valeur marchande, ou encore si la gestion du bien nécessite des conditions particulières et une expertise difficile à trouver.

La commission d'enquête ne peut que s'étonner de l'opposition initiale du Gouvernement à l'article 16. Selon le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille, Nicolas Bessonne, ancien directeur de l'Agrasc, le renversement de la charge de la preuve pourrait en effet permettre d'accroître significativement les confiscations934(*). La lutte contre le narcotrafic ne peut pas accepter de double discours, et encore moins de la part du Gouvernement.

(3) La confiscation, une logique vertueuse

En suivant une stricte approche comptable, il convient par ailleurs de noter que l'Agrasc « rapporte » plus que ce qu'elle ne coûte à l'État : 110 millions d'euros ont été reversés au budget général en 2023, contre un budget total de 14 millions d'euros.

La confiscation obéit également à une logique de justice sociale, en permettant l'indemnisation des victimes.

b) Instaurer une procédure de gel judiciaire et de saisie conservatoire des avoirs des narcotrafiquants

Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a annoncé, au début de l'année 2024, la mise en place d'un dispositif de gel administratif des avoirs des narcotrafiquants, le Gaban, sur le modèle du gel administratif des avoirs des terroristes, le Gabat935(*). Sur le modèle du Gabat, les personnes assujetties seraient dans l'obligation de mettre immédiatement en oeuvre les mesures de gel et les interdictions de mise à disposition ou d'utilisation des avoirs, et d'en informer immédiatement le ministre chargé de l'économie. À défaut, les assujettis pourraient s'exposer à des sanctions.

Il s'agirait donc d'une mesure de police administrative visant à limiter les capacités économiques et financières de personnes physiques ou morales exerçant un rôle clé dans les activités liées au narcotrafic et au blanchiment des revenus afférents936(*).

La notion de capacités économiques et financières

Dans le cadre du Gabat, la notion de fonds ou ressources économiques revêt une acception large. Sont concernés par le gel :

· les comptes courants ou les comptes d'épargne tels que les livrets A, les livrets de développement durable ;

· les fonds déposés ou détenus sur des comptes de paiement ;

· les fonds versés pour charger des instruments de monnaie électronique et les valeurs monétaires stockées sur ces instruments ;

· les fonds versés dans le cadre d'un contrat individuel ou collectif de gestion d'actifs ;

· les intérêts et autres revenus d'actifs financiers de toute nature (rémunération sur les comptes à vue, comptes d'épargne, parts d'organismes de placement collectif) ;

· les primes ou cotisations versées dans le cadre d'un contrat d'assurance et les indemnisations versées ;

· les contrats d'assurance-vie ou de capitalisation (encours et versements) ;

· les titres et contrats financiers visés à l'article L. 211-1 du code monétaire et financier (actions, titres de créance, etc.) ainsi que leurs équivalents émis ou conclus sur le fondement d'un droit étranger, y inclus les bons de capitalisation ;

· les intérêts et autres revenus des titres ou contrats financiers ou tout autre titre ou contrat émis ou conclu sur le fondement d'un droit étranger ;

· les créances ;

· le crédit, le droit à compensation, les garanties, les garanties de bonne exécution ou autres engagements financiers ;

· les lettres de crédit, les contrats de vente ;

· tout document attestant la détention de parts d'un fond ou de ressources financières ;

· tout autre instrument de financement à l'exportation.937(*)

Ce dispositif de gel viendrait en complément de l'action judiciaire, de manière à ne pas perturber les enquêtes en cours938(*) - ce qui nécessiterait un important effort de coordination entre Bercy, le ministère de l'intérieur et le ministère de la justice - un premier point d'inquiétude.

Selon les informations obtenues par la commission d'enquête, ce dispositif trouverait deux usages principaux :

1° il permettrait de geler les avoirs d'une personne condamnée, y compris si elle est en fuite à l'étranger ;

2° il permettrait de réagir rapidement en cas de renseignements sur l'utilisation de ces avoirs par un trafiquant condamné ou en fuite, ou pour le compte de ce trafiquant. Ce gel pourrait ensuite être confirmé par l'autorité judiciaire.

Les avoirs concernés seraient donc les fonds et les ressources économiques des trafiquants du « haut du spectre », des entités morales qui leur sont rattachées et des personnes agissant pour leur compte - puisqu'en effet il est rare que les têtes de réseau disposent d'un patrimoine en leur nom sur le territoire national, une seconde difficulté.

Les cibles seraient identifiées par la DNRED et l'Ofast, en lien avec l'autorité judiciaire. La gouvernance du Gaban serait quant à elle assurée par un groupe de travail interministériel qui pourrait réunir la DNRED, l'Ofast, les services de renseignement, la Junalco, le ministère des affaires étrangères, la direction générale du trésor, la DGFiP, la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur, etc.

La commission d'enquête relève que cette proposition, qui nécessite une modification de la loi, pourrait venir combler un vide juridique : la France ne dispose en effet d'aucun dispositif de gel « d'urgence » des avoirs des narcotrafiquants. Autre point positif, l'approche globale adoptée dans le cadre de ce dispositif, qui ne viserait pas simplement les personnes physiques mais aussi les entités liées et les « prête-noms », à condition bien entendu de pouvoir les identifier - ce qui ne peut pas être garanti au regard de la complexité de certains schémas utilisés et de l'opacité des flux et des liens qui en résultent.

En revanche, l'absence de précisions données sur le dispositif et sur sa mise en oeuvre opérationnelle ne peut qu'être déplorée : la commission a en été réduite, pour comprendre le fonctionnement de ce futur outil, à glaner des éléments dans la presse - ce qui n'est pas acceptable et atteste d'une forme d'impréparation de la part de Bercy. À ce stade, le Gouvernement donne l'impression de vouloir « montrer les muscles », mais sans être véritablement conscient de ce qu'implique ce dispositif ni même de la façon dont il pourra s'articuler avec les textes européens en discussion.

Pire encore : les informations réduites dont la commission d'enquête dispose sont déjà une source de préoccupations. Même avec le peu d'éléments dont elle dispose sur ce futur « gel administratif des avoirs », la commission d'enquête ne peut qu'entretenir de lourdes craintes sur l'opérationnalité du dispositif et sur sa conformité à la Constitution.

Tout d'abord, la principale différence entre le Gabat et le Gaban procède du fait que le Gabat concerne principalement des terroristes disparus ou morts sur zone, peu susceptibles d'exercer un recours à l'encontre des décisions de gel. En revanche, le Gaban visera des narcotrafiquants particulièrement bien armés pour se défendre légalement, disposant de nombreux avocats et très agiles dans leurs montages financiers. La commission d'enquête s'est donc enquise à plusieurs reprises de la manière dont Bercy se préparait à faire potentiellement face à de nombreux recours.

Lors de son audition, aucune réponse n'a été apportée par le ministre de l'économie et des finances sur ce sujet, ni sur les autres points de vigilance identifiés par la commission d'enquête, ce qui laisse craindre un défaut d'anticipation.

Ensuite, la commission s'étonne que les modalités d'association de Tracfin au dispositif ne soient, à date, pas connues. Il ne serait pas compréhensible ce service ne soit pas associé à la future procédure alors même qu'elle fait partie de son « coeur de métier » de renseignement financier, Tracfin étant déjà chargé de la mise en oeuvre du gel administratif des avoirs des terroristes et ayant assuré la gestion du gel des avoirs des oligarques russes à la suite des sanctions mises en oeuvre en réaction à l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Enfin, la commission d'enquête s'inquiète de la viabilité juridique d'un dispositif qui :

· apparaît dépourvu de base légale européenne - contrairement au Gabat qui constitue la traduction en droit interne d'un dispositif de l'Union -, voire en rivalité avec la future procédure de confiscation prévue par l'article 16 de la directive sur le gel des avoirs, déjà évoqué ;

· est de nature à poser de problèmes de conformité à la Constitution, les comptes de tiers en lien avec des narcotrafiquants ayant vocation à subir un gel alors même que, dans l'architecture qui semble avoir été imaginée par le Gouvernement, les tiers en cause ne seraient pas concernés par une procédure pénale ;

· soulèvera manifestement des difficultés, elles-mêmes peu surmontables, de cohérence juridique : à la différence des djihadistes présents en zone syro-irakienne dont les avoirs ont été gelés par le biais du Gabat, et qui ont été traités dans un cadre de renseignement administratif permettant d'écarter l'intervention de l'autorité judiciaire, les narcotrafiquants du « haut du spectre » ne peuvent être identifiés comme tels (et donc soumis à un gel de leurs avoirs) que s'ils font d'ores et déjà l'objet d'une procédure judiciaire gérée par un magistrat : cette procédure ne paraît pas de nature à entrer en cohérence avec un gel administratif, fût-il prononcé « en lien » avec l'autorité judiciaire.

Toutes ces considérations incitent à prendre avec prudence les annonces de Bercy et à privilégier, pour permettre la mise en oeuvre effective d'un gel des avoirs - la commission d'enquête étant parfaitement favorable à l'objectif ainsi poursuivi -, la création d'une procédure judiciaire ad hoc s'appuyant sur la directive européenne précitée, et qui sera à la fois moins susceptible de recours, moins risquée pour la solidité des procédures pénales qui devront à terme être menées pour réprimer le trafic et plus efficace pour garantir que les trafiquants soient réellement privés de leurs avoirs criminels.

On pourra opposer à cette proposition que le recours à une formule administrative est un gage de rapidité (ce qui reste à prouver, le cadre judiciaire permettant lui aussi la mise en oeuvre de mesures d'urgence, comme en témoigne le droit des saisies spéciales...) et limite les recours (ce qui est inexact, puisque le « gel » proposé par le Gouvernement n'échappera pas aux contestations devant le juge administratif). Toutefois, non seulement ces arguments sont inexacts, mais surtout ils témoignent d'une lourde méconnaissance des stratégies des narcotrafiquants, prêts à de véritables guérillas juridiques pour se soustraire à la justice, et auxquels il convient en conséquence de faire obstacle par des instruments fiables, robustes et inattaquables.

La gravité de la menace ne saurait dispenser le législateur de respecter le rôle de l'autorité judiciaire, ni l'autoriser à multiplier les outils par effet d'annonce, en oubliant que la complexité de notre droit constitue d'ores et déjà une faille dans laquelle les délinquants ne cessent de s'engouffrer : la lutte contre le narcotrafic est à ce prix et ne s'accommode pas d'une simple poudre aux yeux.

c) Permettre des saisies plus larges et plus dissuasives
(1) Autoriser la confiscation civile sans condamnation pénale

La confiscation sans condamnation, pour récupérer des avoirs en matière de trafic de stupéfiants, a été défendue par plusieurs représentants de services d'enquête et par des magistrats dont Nicolas Bessonne, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille et ancien directeur de l'Agrasc939(*). Inspiré du modèle italien, ce mécanisme permettrait de confisquer, dans le cadre d'une procédure indépendante d'une condamnation, des biens entrés illicitement en possession de personnes d'autant plus dangereuses qu'elles seraient suspectées de graves infractions.

La commission d'enquête observe que deux dispositifs complémentaires permettent de donner corps à la confiscation civile sans condamnation pénale : l'article 16 de la proposition de directive sur le gel des avoirs et la proposition de la commission d'injonction pour richesse inexpliquée.

(2) Faciliter la saisie des fonds de commerce

Ainsi que cela a été rappelé par le rapporteur, l'une des formes les plus communes de blanchiment des produits issus du narcotrafic réside dans le « blanchiment territorial », à savoir l'achat de commerces et d'entreprises locales, fictives ou semi-fictives. Ces entreprises agissent comme des « lessiveuses » et créent dans le même temps, pour celles qui fonctionnent réellement, une concurrence économique déloyale. D'autres sont totalement éphémères et n'ont pour vocation que de permettre la bancarisation et donc le blanchiment du produit issu du trafic de stupéfiants, avant de disparaître.

Les personnes entendues en audition ont confirmé aux membres de la commission d'enquête que repérer les entreprises éphémères ou semi-fictives et prouver le blanchiment des fonds était très difficile, tant pour Tracfin que pour la DGFiP et les services d'enquête. Pour autant, certaines sont notoirement connues et signalées comme telles aux autorités. La commission d'enquête considère, à l'issue de ses travaux, que l'absence de possibilité pour l'État de pouvoir saisir les fonds de commerce constitue une fragilité de son dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux, et donc de lutte contre le narcotrafic. Sans saisie, les têtes de réseaux ou les intermédiaires ne sont absolument pas inquiétés sur ce patrimoine économique. Pire encore, ils peuvent continuer à s'en servir pour « lessiver » les fonds ou pour alimenter les sociétés légales en liquidités, afin de financer le travail dissimulé.

Dans le cadre d'une saisie des fonds de commerce impliqués dans le narcotrafic ou dans le blanchiment de ses produits, l'État en assurerait dans toute la mesure du possible l'administration conservatoire, par l'intermédiaire d'un administrateur judiciaire : les personnes qui détiennent ou qui contrôlent ces biens ne pourraient plus exercer leurs droits à leur encontre mais les activités légales pourraient se poursuivre.

Cette recommandation s'inscrit également dans la logique poursuivie par le rapporteur, à savoir celle de parvenir à casser les liens entre économie légale et illégale, pour freiner la « contamination » de l'économie légale par le narcotrafic et l'intégration dans cette économie des bénéfices générés par le trafic.

Par ailleurs, les greffiers des tribunaux de commerce, en tant que chargés de la tenue du registre du commerce et des sociétés (RCS), ont un rôle à jouer en la matière, d'autant que le directeur de Tracfin a salué en audition la qualité de leur coopération et de leurs signalements940(*), alors même qu'ils ne font partie des professions assujetties que depuis 2020. Les greffiers peuvent en effet renforcer les contrôles effectués lors de la création des sociétés, en vérifiant la cohérence des informations déclarées, la localisation des sièges sociaux et l'authenticité des documents fournis - ce qu'ils ont déjà commencé à faire. Sur les 1 000 déclarations de soupçon transmises à Tracfin en 2022, la grande majorité concernait des faux documents d'identité, de domiciliation ou d'attestation bancaire941(*).

Ces contrôles visent notamment la lutte contre les sociétés éphémères, spécialisées dans le recyclage des fonds.

Un exemple de succès : mettre en échec les opérations bancaires des sociétés éphémères

Le tribunal de commerce de Paris avait détecté plus d'un millier de sociétés éphémères dont les comptes bancaires servaient de comptes de transit à des fonds d'origine délictuelle. L'identification de ces entités par les services judiciaires et par Tracfin était toutefois tardive. Face à ce constat d'échec dans la lutte contre les sociétés éphémères, la section F2 du tribunal judiciaire de Paris a mis en place un protocole de saisie pénale directe sur les comptes bancaires détenus par ces sociétés, en lien avec Tracfin, avec la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière et sa cellule spécialisée dans la détection des faux documents, avec le greffe du tribunal de commerce de Paris et avec le GIR de Paris. Ce protocole, mis en place en février 2023, a permis de saisir plus de 11 millions d'euros sous le chef de blanchiment présumé. Il y a eu cinq procès-verbaux (PV) : un PV de saisine, trois PV de recherche, un PV de clôture, soit une demi-journée de travail d'un OPJ.

Ce dispositif a été élargi à l'Île-de-France et environ 15 millions d'euros ont été saisis sur ces comptes bancaires, pour lesquels il n'y aura pas d'appel, du fait de la présence de « mules » bancaires à la tête de ces sociétés éphémères.942(*)

La commission d'enquête ne peut que recommander la systématisation de « circuits courts » entre Tracfin, les parquets et éventuellement les greffiers des tribunaux de commerce pour lutter contre les sociétés « taxi » : dès qu'un compte bancaire actif lié à une société éphémère est identifié, le parquet saisit un service d'enquête aux fins de saisie des comptes bancaires de la société943(*). Aujourd'hui, ces procédures ont été mises en place dans les parquets de Paris, de Bobigny, de Créteil, de Versailles et de Marseille : elles doivent désormais être généralisées.

(3) Mieux identifier les bénéficiaires effectifs

En lien avec les propos précédents et notamment la lutte contre les sociétés éphémères, la commission d'enquête souligne la nécessité de mieux identifier les bénéficiaires effectifs des entreprises. Là encore, les greffiers des tribunaux de commerce constituent un rouage essentiel, puisqu'ils sont chargés de la tenue du registre des bénéficiaires effectifs (RBE).

En lien avec les parquets, ils peuvent contribuer à déceler des comportements anormaux. Ainsi, sous l'impulsion des parquets, des procédures d'injonction de déclaration des bénéficiaires effectifs ont été lancées à l'encontre de toutes les entreprises qui n'avaient pas déposé leurs déclarations - le taux de complétude du registre étant aujourd'hui de 93 %. De même, les greffiers coopèrent avec les établissements bancaires, qui sont obligés, comme l'ensemble des professions assujetties, de procéder à un signalement de divergence s'ils disposent d'informations sur les bénéficiaires effectifs d'une entreprise en contradiction avec celles inscrites dans le RBE. En cas de signalement, l'entreprise est invitée à régulariser sa situation, et à défaut, elle peut être sanctionnée.

Pour accroître la transparence sur les bénéficiaires effectifs, la commission d'enquête propose deux évolutions, qui s'appuient sur les travaux du Conseil national des greffiers de tribunaux de commerce944(*) :

· la possibilité de radier d'office les entreprises qui ne se sont pas soumises à leurs obligations déclaratives au titre du RBE ou qui n'ont pas répondu au signalement d'une divergence. La radiation ne leur retirerait pas la personne morale mais les obligerait à se signaler. Cette « menace » serait sans doute plus efficace que les sanctions prévues dans le code monétaire et financier : selon Transparency international, une seule sanction a été imposée depuis 2017 pour non-respect de l'obligation de déclaration du ou des bénéficiaires effectifs945(*) ;

· abaisser le seuil de déclaration dans les secteurs à risque. Aujourd'hui, le seuil de détention en capital ou en droits de vote conférant la qualité de bénéficiaire effectif est de 25 % : ce seuil pourrait être abaissé pour l'ensemble des entreprises, charge ensuite aux autorités concernées de s'intéresser aux nouvelles déclarations des entreprises des secteurs les plus exposés au blanchiment des capitaux.

(4) Mieux prendre en compte les cryptoactifs
(a) Un cadre européen plus strict

Au niveau européen, l'application d'ici la fin de l'année 2024 de deux nouvelles réglementations devrait permettre de renforcer le cadre applicable aux cryptoactifs et de mieux appréhender ces actifs dans la lutte contre le blanchiment des flux financiers issus du trafic de stupéfiants :

· le règlement sur les marchés de cryptoactifs, dit « MiCA »946(*), crée le statut de prestataires de services sur cryptoactifs (PSCA), très largement inspiré des obligations imposées aux PSAN en France pour obtenir leur agrément. La Commission européenne devrait rendre un rapport d'ici 2024 pour étendre ou non les dispositions du règlement aux jetons non fongibles (non fungible tokens, NFT) ;

· le règlement TFR947(*) impose aux PSCA de veiller à ce que les transferts de cryptoactifs sont accompagnés d'informations sur l'initiateur et le bénéficiaire de la transaction (identité, adresse du registre distribué, numéro de compte, adresse, numéro du document d'identité officiel, numéro d'identification du client). Les données devront être conservées pendant cinq ans. Les PSCA devront également prendre en compte des facteurs de risques supplémentaires propres à certains transferts, par exemple ceux liés à des produits, à des transactions ou à des technologies conçus pour renforcer l'anonymat (portefeuilles confidentiels, services de mixage ou de brassage). Il convient toutefois de noter que ces règles ne seront applicables que pour les transactions supérieures à 1 000 euros et que, comme tout seuil, les organisations criminelles pourraient vouloir le contourner en répliquant une technique utilisée dans le monde monétaire « réel » : le « schtroumpfage ».

À l'instar des constats dressés sur le cadre français, la mise en place d'un cadre européen renforcé pour les PSCA ne résoudra pas la question des prestataires non-agréés et donc non supervisés. Or, la détection de ces prestataires se heurte aujourd'hui à plusieurs limites techniques, l'AMF s'appuyant principalement sur les réclamations des investisseurs, sur les signalements adressés par les prestataires enregistrés et sur une veille en ligne pour les identifier948(*). Depuis 2021, six prestataires non enregistrés ont vu leurs adresses Internet être bloquées et 70 signalements effectués par l'AMF au parquet portaient sur la fourniture illicite de services sur cryptoactifs949(*).

Ni l'AMF ni l'ACPR ne disposent ainsi de la possibilité de recourir à des identités d'emprunt pour accéder à certains prestataires en ligne. La commission d'enquête propose de faire évoluer le cadre juridique en ce sens. Les enquêteurs de l'ACPR et de l'AMF pourraient ainsi tester la robustesse du processus d'entrée en relation d'affaires à distance (vérification de l'identité et connaissance de la clientèle) des assujettis, et notamment des Psan.

(b) La formation, un enjeu clé

Tracfin a créé dès 2018 une structure dédiée aux investigations financières relatives aux cryptoactifs. Pour tenir compte de la montée en puissance de ce vecteur dans le blanchiment des capitaux, le service a par la suite adapté son organisation : de la spécialisation de quelques agents, ce sont désormais l'ensemble des analystes et enquêteurs traitant des dossiers de blanchiment qui ont été sensibilisés à cet enjeu950(*). Pour monter en compétence, Tracfin souligne que la formation continue est primordiale.

Le SEJF s'est organisé en 2020 pour acquérir et développer une compétence en matière de cryptoactifs, avec une sensibilisation de premier niveau à la détection et à la saisie de ces avoirs951(*). De fait, le SEJF est devenu le service d'enquête le plus sollicité dans des dossiers de blanchiment via les cryptoactifs, aux côtés des services spécialisés dans la lutte contre la cybercriminalité.

Enfin, selon la direction générale de la police nationale952(*), l'une des actions menées dans le cadre du nouveau plan de lutte contre les stupéfiants sera de former les agents en matière de détection et de traçage des cryptoactifs. La mesure serait pilotée par l'office central en charge de la lutte contre la cybercriminalité, rattaché à la police nationale, mais devrait inclure, selon la commission d'enquête, des services comme Tracfin ou le SEJF, qui disposent désormais de l'expertise nécessaire pour déceler ces transactions mais aussi expliquer aux enquêteurs comment les traiter dans un cadre judiciaire.

Bien entendu, la formation seule ne suffira pas : des effectifs doivent être dédiés à ce vecteur d'enrichissement et de blanchiment. Actuellement, un seul agent de la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE) est spécialisé sur le traçage des fonds en cryptoactifs et leur saisie et reçoit donc de très nombreuses requêtes.

(c) Les cryptoactifs, des faiblesses inhérentes à exploiter

Les cryptoactifs se distinguent des autres vecteurs de blanchiment en ce que leurs caractéristiques, d'apparence si favorables au blanchiment de flux illicites, peuvent se « retourner » contre les narcotrafiquants, au bénéfice des services chargés de les entraver.

D'une part, la volatilité des cryptoactifs conduit de nombreux narcotrafiquants à considérer que ces actifs ne sont pas des réserves de valeur. Ainsi, pour éviter des pertes trop importantes, ils vont rapidement re-fiduciariser leurs fonds, que ce soit pour procéder à des opérations de consommation ou d'investissement ou pour protéger leurs biens953(*). Les fonds réintègrent alors un marché de professionnels assujettis à la LBC-FT.

D'autre part, si la blockchain a constitué l'une des principales innovations de ces dernières années pour sécuriser les transactions, mais aussi pour les anonymiser, son invulnérabilité s'effrite. En effet, les outils d'analyse transactionnelle renversent l'avantage comparatif obtenu par les trafiquants puisqu'ils permettent de lire et de déchiffrer les chaînes de blocs, et donc de retracer l'historique complet des transactions. Ce qui fait la force des cryptoactifs pour les réseaux criminels peut donc devenir leur principal point de faiblesse, à condition que les services d'enquête disposent des outils technologiques adéquats.

Enfin, les cryptoactifs peuvent faire l'objet de la procédure de saisie rapide954(*) prévue à l'article 706-154 du code de procédure pénale (voir supra). Pour éviter le contournement de cette procédure, la commission d'enquête estime que cette procédure, également applicable aux comptes bancaires, pourrait être étendue aux comptes de paiement en ligne, de plus en plus utilisés par les réseaux de narcotrafic ; elle se réjouit que cette évolution ait fait l'objet d'un amendement de la commission des lois du Sénat, intégré au texte adopté, sur la proposition de loi déjà citée visant à renforcer l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation.

d) Affecter davantage de biens aux services impliqués dans la lutte contre le narcotrafic

La commission d'enquête soutient tout d'abord le fonctionnement du « fonds de concours drogues », constitué des sommes définitivement confisquées par l'autorité judiciaire en matière de trafic de stupéfiants et réparti de la manière suivante : 35 % pour la police, 25 % pour la gendarmerie, 20 % pour la justice, 10 % pour la douane et 10 % pour des actions de prévention sous l'égide de la Mildeca. En 2023, 50,1 millions d'euros ont été versés sur ce fonds par l'Agrasc, pour un total d'avoirs confisqués d'une valeur d'environ 175,5 millions d'euros.

Même si ce fonds de concours déroge aux règles budgétaires, il a pour principale vertu de rendre visible le « retour sur investissement » des services en première ligne dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. Il permet ainsi aux forces de sécurité intérieure et aux douaniers de disposer de crédits complémentaires pour acquérir des matériels de pointe pour recueillir du renseignement ou des preuves, ou encore pour garantir la sécurité des agents sur le terrain.

Les biens saisis doivent enfin pouvoir davantage profiter aux services d'enquête et aux douanes : la lutte contre le narcotrafic est une mission rentable pour l'État. Deux évolutions doivent être envisagées :

· sur le plan juridique, et à l'initiative de la commission des lois du Sénat, la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels comprend désormais une disposition ouvrant la possibilité aux services d'enquête et aux services judiciaires de se voir affecter à titre gratuit des biens immeubles saisis ou confisqués, à l'instar de la possibilité dont ils disposent déjà pour les biens meubles ;

· sur le plan pratique, certains critères de « gestion » pourraient être assouplis pour permettre de donner plus aux services impliqués dans la lutte contre le narcotrafic. S'agissant par exemple des véhicules, le critère relatif au kilométrage - assimilé à l'évolution du coût d'entretien - pourrait être révisé pour permettre d'affecter davantage de véhicules à ces services.

Recommandation n° 33 de la commission d'enquête : frapper enfin les narcotrafiquants au portefeuille

· Instaurer une procédure d'injonction pour richesse inexpliquée ;

· Recourir davantage à la présomption de blanchiment ;

· Instaurer une procédure de gel judiciaire et de saisie conservatoire des biens des narcotrafiquants ;

· Autoriser la confiscation civile sans condamnation pénale ;

· Faciliter la saisie des fonds de commerce ;

· Systématiser les « circuits courts » pour lutter contre les sociétés éphémères ;

· Mieux identifier les bénéficiaires effectifs en prévoyant une radiation d'office des entreprises qui ne se sont pas soumises à leurs obligations et abaisser le seuil de déclaration ;

· Former davantage à la saisie des cryptoactifs ;

· Étendre la procédure de saisie rapide aux comptes de paiement en ligne ;

· Étendre aux enquêteurs de l'AMF et de l'ACPR la possibilité de recourir à une identité d'emprunt pour contrôler les prestataires en ligne ;

· Affecter davantage de biens confisqués aux services d'enquête et aux juridictions.


* 920 Selon les informations transmises au rapporteur par le service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la direction générale des finances publiques. Il est impossible de distinguer parmi ces montants ceux qui relèvent de dossiers liés au narcotrafic.

* 921 Institut des hautes études du ministère de l'intérieur, Caterina Baglivi, « La dimension internationale de la coopération contre la criminalité organisée de type mafieux : nouveaux défis, nouvelles réponses », 2022.

* 922 Le Monde, «  Le narcotrafic est une guerre à laquelle le débat politique doit s'intéresser », 1er décembre 2024.

* 923 Contribution de la préfecture de police de Paris aux travaux de la commission d'enquête, mars 2024.

* 924 Déplacement de la commission d'enquête à Dijon et à Lyon, 15 et 16 février 2024.

* 925 Groupe d'action financière, «  Mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. France, Rapport d'évaluation mutuelle », mai 2022.

* 926 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Politique pénale du parquet de Créteil relative au traitement des faits de trafic de stupéfiants et blanchiment sur la plateforme aéroportuaire d'Orly », 7 juillet 2023.

* 927  Dossier législatif de la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels.

* 928 Voir le rapport n° 445 (2023-2024) fait par Muriel Jourda au nom de la commission des lois, déposé le 20 mars 2024.

* 929 Pour davantage de détails, se reporter au rapport précité.

* 930  Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs, telle qu'issue de la première lecture du Parlement européen, 15 mars 2024.

* 931 Commission européenne, « Feuille de route de l'Union européenne en matière de lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée », 18 octobre 2023.

* 932 Elle devrait être formellement adoptée au printemps 2024 et le délai de transposition serait de deux ans.

* 933 Pour lesquelles la peine encourue est d'au moins quatre ans.

* 934 Déplacement de la commission d'enquête à Marseille, 7 et 8 mars 2024.

* 935 Articles L. 562-1 à L. 562-15 du code monétaire et financier.

* 936 Selon les éléments transmis par la direction générale des douanes et des droits indirects en réponse au questionnaire du rapporteur.

* 937 Source : lignes directrices conjointes de la direction générale du Trésor et de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution sur la mise en oeuvre des mesures de gel des avoirs, mise à jour juin 2021.

* 938 Par exemple en avertissant un narcotrafiquant qu'il est considéré comme une cible prioritaire.

* 939 Note du procureur de la République près le tribunal judiciaire de Marseille, « La criminalité organisée dans le ressort de la Jirs de Marseille. État des lieux et pistes d'amélioration », 13 novembre 2023.

* 940 Audition en format rapporteur de Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, 26 février 2024.

* 941 Audition du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, 11 mars 2024.

* 942 Source : Audition de Magali Caillat, contrôleuse générale, sous directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la direction nationale de la police judiciaire, et de Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherche, 12 mars 2024.

* 943 Une recommandation déjà portée dans une dépêche de la direction des affaires criminelles et des grâces portant sur la politique pénale relative à la lutte contre le blanchiment de fonds en date du 11 décembre 2020, mais qui n'a pas été systématisée.

* 944 Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, « Livre blanc - 15 propositions pour lutter efficacement contre la criminalité financière », 2024.

* 945 Contribution de Transparency international aux travaux de la commission d'enquête.

* 946  Règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de cryptoactifs, et modifiant les règlements (UE) n° 1093/2010 et (UE) n° 1095/2010 et les directives 2013/36/UE et (UE) 2019/1937.

* 947  Règlement (UE) 2023/1113 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les informations accompagnant les transferts de fonds et de certains cryptoactifs, et modifiant la directive (UE) 2015/849.

* 948 Cour des comptes, «  Les crypto-actifs : une régulation à renforcer », 19 décembre 2023.

* 949 Ibid.

* 950 Réponse de Tracfin au questionnaire du rapporteur.

* 951 Réponse du service d'enquêtes judiciaires des finances au questionnaire du rapporteur.

* 952 En réponse au questionnaire du rapporteur.

* 953 Droit et pratique de la lutte contre la criminalité organisée, sous la direction de Damien Brunet, avril 2024.

* 954 Le procureur de la République ou le juge d'instruction peuvent autoriser l'officier de police judiciaire à procéder à cette saisie par tout moyen, à charge ensuite pour le juge des libertés et de la détention de se prononcer, dans un délai de dix jours, sur le maintien ou la mainlevée de la saisie.

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