VIII. LUTTER DE MANIÈRE IMPLACABLE CONTRE TOUS LES BLANCHIMENTS

Le narcotrafic se distingue par la possibilité pour les forces de sécurité et pour les juridictions d'intervenir sur trois volets patrimoniaux, pour enrayer les moyens du trafic, confisquer le produit du trafic et avoir une action sur le patrimoine du trafiquant.

Les recommandations de la commission d'enquête visent ces trois volets, avec un objectif clair : mettre en place un système dans lequel il est impossible de gagner de l'argent en commettant une infraction et « empêcher les plus gros réseaux d'atteindre une taille critique sur le plan financier, afin d'éviter l'émergence de cartels propres à menacer les institutions »880(*), par des mesures concrètes qui vont au-delà des déclarations d'intention. La commission d'enquête s'inscrit donc à rebours de la stratégie particulièrement floue affichée par le Gouvernement dans le nouveau plan de lutte contre les stupéfiants qui, de surcroît, s'entête à vouloir partir du « petit » pour aller vers le haut.

Or, pour freiner le narcotrafic, pour l'entraver, il faut avant tout frapper le haut du spectre et les têtes de réseaux, assécher leurs capacités financières et remonter les flux financiers pour les démanteler et compliquer leur potentielle reconstitution. Dans un contexte où les narcotrafiquants ne sont motivés que par l'argent et où, comme le résumait un officier de police rencontré par la commission d'enquête en déplacement, « la saisie de stupéfiants est en pertes et profits dans leur business plan », il ne suffit plus de suivre les flux de produits : l'effort doit désormais être mis sur les avoirs criminels.

A. « IL FAUT SUIVRE L'ARGENT POUR COMPRENDRE LE SYSTÈME »

« Suivre l'argent pour comprendre » : cette citation du juge antimafia Giovanni Falcone illustre parfaitement le caractère fondamental du volet financier dans la lutte contre le narcotrafic. En plus de frapper les trafiquants au portefeuille, il est impératif de comprendre, enfin, la façon dont les réseaux fonctionnent et s'organisent. Le renseignement doit pleinement jouer son rôle.

1. Renforcer le rôle-pivot de Tracfin

En tant que service de renseignement du premier cercle chargé de la lutte contre les circuits financiers clandestins, le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, Tracfin est amené à identifier des circuits de blanchiment des trafics de stupéfiants, en lien avec l'Ofast, et à des fins de judiciarisation ou de renseignement. Sur ce dernier volet, la coopération s'opère principalement avec le pôle renseignement de l'Ofast, dans le cadre du suivi des cibles prioritaires, de leurs mécanismes de blanchiment et de l'identification de leurs avoirs criminels à l'étranger.

La détection des flux financiers suspects par Tracfin

Pour parvenir à détecter les flux financiers suspects, Tracfin peut s'appuyer sur quatre principaux leviers :

· les déclarations de soupçon émises par les professionnels assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme ;

· les communications systématiques d'informations (COSI). Deux types de transactions sont aujourd'hui visés : la transmission de fonds à partir d'un versement d'espèces ou en monnaie électronique supérieur à 1 000 euros par opération ou d'un montant cumulé de 2 000 euros pour une même personne sur un mois civil et les dépôts ou retraits d'espèces dont le montant cumulé sur un mois civil dépasse 10 000 euros ;

· les droits de communication adressés par Tracfin dans le cadre de ses enquêtes ;

· les informations recueillies par Tracfin auprès de ses homologues étrangers, dans le cadre de la coopération internationale opérationnelle au sein du groupe Egmont.

Source : réponse de Tracfin au questionnaire du rapporteur

Dans la lutte contre le narcotrafic et le blanchiment des flux financiers qui y sont liés, Tracfin doit continuer à servir d'interface à la fois avec les autres services impliqués dans cette lutte, via des échanges opérationnels en renseignement, mais également avec l'autorité judiciaire. En 2022, 251 notes ont été transmises par le service aux juridictions, dont 21 directement liées au trafic de stupéfiants. Le service joue ainsi un « rôle pivot » :

· en répondant aux demandes de criblage adressées par les services d'enquête sur des dossiers en cours ou aux demandes de réquisitions judiciaires ;

· en recevant des notes révélant des soupçons d'ordre financier de la part des juridictions et des offices centraux de la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), mais aussi de toute administration de l'État ;

· en échangeant avec les juridictions pour que ces dernières lui adressent des informations de soupçon en lien avec des dossiers d'intérêt commun sur lesquels ses capacités d'investigation financière sont susceptibles d'avoir une plus-value.

Les échanges d'information : l'une des clés du succès

« Un autre exemple concerne Marseille. Nous y avions remarqué des mouvements quelque peu atypiques en matière de jeux, sur des points de vente, avec des rachats de tickets gagnants ou la présentation de cartes d'identité qui semblaient ne pas correspondre à des personnes pouvant effectivement se rendre dans ces points de vente. À la suite du croisement de fichiers, il était apparu qu'il s'agissait de cartes d'identité volées ou déclarées perdues.

« Nous n'avions pas établi de lien avec un trafic de stupéfiants, en étions restés à la présomption de blanchiment et en avions référé à la Jirs de Marseille. Cette juridiction a mis en place une surveillance des points de vente suspects. Celle-ci a permis d'identifier les personnes qui s'y déplaçaient, de comprendre que nous étions en présence de blanchiment de trafic de stupéfiants et, en définitive, de mettre à mal le circuit financier d'un microtrafic local.

« Dans cet exemple, nous avons été amenés à travailler sur l'aspect partenarial des échanges d'informations, non seulement sur le volet renseignement, mais aussi sur le volet judiciaire. La Jirs nous a communiqué une liste de points de vente qu'elle avait établie avec l'aide de ses propres partenaires locaux. À partir de cette liste, nous avons de notre côté cherché à identifier des comportements atypiques susceptibles de conforter un schéma commun. »881(*)

Dans le futur « plan stups », le Gouvernement, qui appelle de ses voeux le renforcement de l'action de Tracfin, se contente de citer le volet de la coopération internationale. S'il est capital pour pouvoir identifier des intermédiaires financiers et traquer des organisations internationales qui se jouent des frontières, davantage peut également être fait au niveau national, et de manière plus concrète.

a) Accroître les échanges d'informations

Si la coopération a nettement progressé entre Tracfin, les services d'enquête, les offices centraux et les juridictions, elle peut encore être approfondie dans quatre domaines :

· la diffusion d'informations entre les services sur les « lessiveuses » utilisées par les narcotrafiquants, tout en préservant la confidentialité de la procédure. Des informations non utiles dans un dossier en cours peuvent se révéler très précieuses pour des enquêtes financières : aucune information ne doit être « perdue ». Certains commerces ou centres de gros sont en effet notoirement connus pour servir de lessiveuses aux organisations criminelles, et la commission d'enquête proposera d'ailleurs la mise en place d'une procédure administrative de fermeture de ces « sociétés » (voir infra) ;

· la saisine quasi-systématique de Tracfin par les Jirs pour des demandes de criblage lors des ouvertures d'information judiciaire et dans les enquêtes préliminaires pouvant concerner des faits de blanchiment de trafic de stupéfiants ;

· l'organisation de réunions « retex » sur les dossiers d'enquête traités par un service dont l'origine est une transmission judiciaire de Tracfin ;

· la mutualisation des connaissances sur les mécanismes de blanchiment et les modes d'investigation dédiés entre services. L'objectif est de valoriser le renseignement criminel pour détecter les nouvelles menaces et mettre en place des dispositifs visant à entraver spécifiquement les actions des organisations criminelles.

Dans ce sens, un rappel systématique pourrait être effectué auprès des juridictions s'agissant de la procédure d'échange d'information avec Tracfin. Dans un second temps, il pourrait être envisagé de donner à Tracfin un accès aux données des dossiers judiciaires pertinents, sous le contrôle de l'autorité judiciaire.

Il convient en effet que Tracfin puisse exploiter l'ensemble des informations nécessaires à ses missions. Du côté de l'autorité judiciaire, des magistrats référents ont été nommés par chaque parquet et parquet général. Le déploiement du logiciel « TRAJET » en 2021 a en outre facilité la transmission et le suivi d'informations entre Tracfin et les juridictions, par voie dématérialisée.

Les échanges d'informations entre Tracfin et l'autorité judiciaire

Tracfin transmet deux types de signalements à l'autorité judiciaire :

· les transmissions judiciaires (article L. 561-30-1 du code monétaire et financier), lorsque les investigations diligentées par Tracfin mettent en évidence des faits susceptibles de relever du blanchiment du produit d'une infraction punie d'une peine privative de liberté supérieure à un an ou de financement du terrorisme ;

· les transmissions spontanées (article L. 561-31 du code monétaire et financier), qui ne portent pas nécessairement sur la présomption de commission d'une infraction de blanchiment ou de financement du terrorisme mais sur des informations qui sont en relation avec les missions des autorités judiciaires. Elles viennent généralement alimenter des procédures en cours.

L'applicatif Trajet permet la transmission dématérialisée de ces deux types de transmission. En retour, il permet à l'autorité judiciaire d'informer Tracfin des suites qui ont été apportées aux transmissions judiciaires. Toutefois, en l'absence d'interconnexion entre Trajet et Cassiopée, les applications doivent être complétées en parallèle.882(*)

Sur un sujet connexe et qui ne concerne pas directement Tracfin, il importe que les échanges d'informations soient également formalisés entre les juridictions et la douane, par la signature de protocoles dédiés. En particulier, les informations sur les flux d'argent liquide aux frontières doivent être remontées aux parquets, que ces informations concernent des retenues d'argent liquide aux frontières, de simples déclarations ou encore des manquements aux obligations déclaratives n'ayant pas donné lieu à une retenue d'argent liquide mais à une transaction douanière. Ces informations peuvent être recoupées par les parquets avec les dossiers en cours883(*).

b) Inciter les personnes assujetties et les parties prenantes à saisir davantage Tracfin en cas de soupçon

48 professions sont assujetties au dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC-FT), soit environ 220 000 professionnels. Ceux-ci sont soumis parfois depuis de nombreuses années à des obligations de vigilance, de déclaration et d'information, dont le nombre total a atteint 190 653 en 2023884(*).

(1) Mobiliser les professionnels assujettis qui manquent de diligence

Si certaines des professions assujetties se montrent exemplaires dans le respect de leurs obligations de LBC-FT, d'autres n'y répondent que de manière parcellaire, créant de fait des failles dont profitent les organisations criminelles et les narcotrafiquants. Il importe donc de davantage mobiliser les professions qui, en dépit d'une augmentation constatée en 2023, ne transmettent pas suffisamment de déclarations de soupçon, alors même qu'elles ont connaissance de transactions suspectes ou de transactions dans des domaines propices au blanchiment : professions immobilières, notaires, marché de l'art, administrateurs et mandataires judiciaires, secteur des jeux en ligne.

Dans ce qui a pu être qualifié de blanchiment de « deuxième niveau »885(*), l'échange d'argent liquide contre des tickets à gratter, de tickets de loterie ou de paris sportifs - qui permettent ensuite de se faire payer les gains par voie bancaire - constitue par exemple un « angle mort » de la lutte contre le blanchiment des avoirs issus du trafic de stupéfiants. Plusieurs procédures judiciaires de la brigade de soutien de quartier de Seine-Saint-Denis (BQS 93) faisaient par exemple état de gains issus de jeux d'argent pouvant aller jusqu'à plus de 100 000 euros par an886(*).

La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) contrôle le bon respect, par les professionnels de l'immobilier, les domiciliataires d'entreprises887(*) et les professionnels du luxe, de leurs obligations de vigilance. Elle peut à cet égard saisir la Commission nationale des sanctions (CNS), qui elle-même peut prononcer un avertissement, un blâme, une interdiction d'exercice d'une activité, un retrait de la carte professionnelle, des sanctions pécuniaires et la publication des sanctions.

En 2022, ses investigations l'ont conduite à conclure qu'il y avait de nombreux manquements888(*) :

· le taux d'anomalie est de 60 % parmi les près de 300 professionnels de l'immobilier contrôlés (absence de dispositif d'évaluation et de gestion des risques, procédures internes incomplètes ou mal appliquées, absence d'identification du client ou du bénéficiaire effectif, défaut d'information sur la provenance des fonds, défaut de formation, large ignorance du dispositif de gel des avoirs). Les contrôles ont mené à 104 lettres de rappel de la réglementation, 46 injonctions, 28 rapports d'intervention en vue d'une saisine de la CNS et deux procès-verbaux ;

· le taux d'anomalie est également de 60 % parmi les 50 domiciliataires d'entreprises contrôlés (manque de rigueur dans la gestion des pièces des dossiers, défaut dans le suivi des justificatifs). Douze rapports d'intervention ont été rédigés par la DGCCRF en vue d'une saisine de la CNS. La DGCCRF a également adressé 10 avertissements et 19 injonctions et dressé un procès-verbal pénal ;

· le taux d'anomalie est de 50 % pour les 25 professionnels du luxe contrôlés (efforts insuffisants en matière d'identification des bénéficiaires effectifs, de mise en place de mesures de vigilance complémentaire et de déclarations de soupçons, méconnaissance des obligations). La CNS a été saisie pour deux d'entre eux, la DGCCRF ayant également adressé trois lettres de rappel de la réglementation et cinq injonctions.

Comme le relève la Cour des comptes, « l'élargissement du périmètre des professions assujetties n'a pas été accompagné, en parallèle, d'une dynamique d'appropriation de leurs obligations par toutes les professions. Elles continuent de présenter un niveau de connaissance et de maîtrise des règles très variables »889(*). La Cour relève le cas des professions non financières qui ne disposent pas d'une autorité de supervision. En particulier, les agents immobiliers, les commerçants de métaux et pierres précieuses et les négociants d'antiquités ou d'oeuvres d'art émettent un nombre de déclarations en deçà des enjeux identifiés dans leurs secteurs et ne sont soumis à aucune obligation de formation.

Pour répondre à cet état de fait, des initiatives peuvent d'abord être prises au niveau local. Les parquets pourraient par exemple réunir régulièrement les professions assujetties au dispositif LBC-FT et leurs instances représentatives afin de les inciter à signaler davantage de transactions à Tracfin890(*). Cette sensibilisation doit être particulièrement prononcée à l'égard des professions immobilières au sens large : les biens de luxe sont fortement investis par les trafiquants du haut du spectre, qui entendent également se constituer un patrimoine et pouvoir, le cas échéant, en disposer à l'issue de leur « carrière » ou le transmettre.

Ensuite, la formation initiale et continue apparaît essentielle, par l'intermédiaire des ordres professionnels quand ils existent ou des chambres de commerce et d'industrie, qui délivrent par exemple la carte professionnelle d'agent immobilier. Pour accroître la professionnalisation de certaines professions assujetties, la Cour des comptes recommande la mise à disposition de formulaires adaptés de déclaration de soupçon, des contrôles plus fréquents, des retours sur les déclarations de soupçon émises pour en améliorer la qualité, une communication plus régulière de Tracfin à leur profit, par exemple pour les sensibiliser à certaines problématiques spécifiques à leur secteur d'activité.

Enfin, la commission d'enquête soutient la proposition de Tracfin de vouloir proposer une certification professionnelle de connaissances minimales en LBC-FT à l'ensemble des personnes assujetties891(*).

(2) Élargir le périmètre des déclarants

Il ressort des auditions menées par la commission d'enquête que le recours à des sociétés de location de véhicules de luxe est de plus en plus utilisé dans le blanchiment des avoirs criminels. Ces biens présentent l'avantage de ne pas pouvoir être saisis s'ils appartiennent à un concessionnaire de « bonne foi ». De même, une partie des flux d'argent liquide issus du trafic des stupéfiants alimente une consommation somptuaire, tournée vers les biens de luxe.

Dans ce cadre, la commission d'enquête estime que le périmètre des professions assujetties pourrait inclure ces sociétés de location et que le commerce de luxe pourrait être incité à signaler des transactions douteuses.

(3) Accroître la contribution des personnes publiques

Outre les professions assujetties, les administrations doivent également être incitées à faire remonter davantage d'informations vers Tracfin.

Échanges d'informations entre Tracfin et les administrations publiques

Tracfin reçoit à l'initiative des administrations de l'État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des organismes de sécurité sociale et de toute autre personne chargée d'une mission de service public, toutes les informations nécessaires à l'accomplissement de sa mission ou les obtient en temps utile de ceux-ci à sa demande. L'autorité judiciaire, les juridictions financières, les officiers de police judiciaire et les services de renseignement peuvent également rendre Tracfin destinataire de toute information.

Tracfin dispose également d'un droit d'accès direct aux fichiers de la DGFiP et au fichier des antécédents judiciaires.

Source : article L. 561-27 du code monétaire et financier

Comme le relève la Cour des comptes, les informations de soupçon transmises chaque année par les administrations publiques sont peu nombreuses au regard du périmètre couvert - 2 428 en 2023892(*) - et leur qualité est variable893(*). Tracfin ne reçoit ainsi qu'une faible part des informations utilisées par les administrations dans leurs actions de lutte contre le blanchiment des capitaux. À titre d'exemple, la Cour souligne qu'un très faible nombre d'affaires traitées par le Parquet national financier procède d'informations transmises par Tracfin, mais qu'un nombre bien plus important provient de la DGFiP et des forces de sécurité intérieure. Tracfin ne dispose donc que d'une petite partie des informations sur des faits de blanchiment et sur les personnes qui y sont impliquées.

De la même façon, le directeur de Tracfin s'est montré très favorable à ce que les élus locaux soient davantage incités à transmettre des signalements. Leur connaissance de l'immobilier et de l'économie locale peut s'avérer très précieuse et leur ancrage territorial permettrait à Tracfin de doubler ses « capteurs parisiens » de « capteurs locaux » ; comme on l'a vu, ce souhait est partagé par les maires qui, bien souvent, ignorent l'existence même d'une telle procédure (voir supra).

c) Donner à Tracfin les moyens d'être associé à la lutte contre les flux de toute intensité

Lors de son audition, le directeur de Tracfin a admis qu'« au regard de ses capacités, Tracfin ne saurait traiter du blanchiment de l'ensemble des sommes liées au trafic de stupéfiants en France »894(*). Dans une logique d'optimisation de l'allocation des moyens, il serait en effet impossible de confier ce rôle à Tracfin, pour un apport qui ne pourrait qu'être marginal dans les plus petits dossiers. En revanche, il importe que le service dispose de moyens adaptés à la lutte contre les intermédiaires et le haut du spectre.

La commission d'enquête reprend l'une des recommandations de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) qui, en 2022895(*), appelait à « accompagner la croissance de Tracfin afin de permettre un développement de ses compétences et une diffusion de son expertise en matière de blanchiment ». Si, dans son rapport publié au mois de juin 2023896(*), la DPR a estimé que cette recommandation avait été suivie d'effets, il existe encore des marges de progrès : la commission d'enquête propose donc d'aller plus loin et faire en sorte que Tracfin dispose de moyens lui permettant d'être pleinement associé, à la demande des services d'enquête, à la lutte contre les flux de haute comme de moyenne intensité.

2. Cartographier les flux financiers issus du narcotrafic

À l'issue de ses travaux et en dépit de ses efforts, la commission d'enquête se situe encore dans une relative opacité quand il s'agit de comprendre et de suivre les flux financiers issus du narcotrafic. Les services d'enquête ne sont pas nécessairement mieux lotis, même lorsqu'ils sont parvenus à remonter toute une filière, voire à démanteler le réseau. Porter une attention supplémentaire à la cartographie de ces flux financiers, pour mieux les tracer et pour mieux comprendre le fonctionnement des organisations criminelles, apparaît donc essentiel non seulement pour assurer la saisie effective des avoirs criminels, mais aussi pour identifier l'écosystème des argentiers (sarrafs, brokers, collecteurs...) et des logisticiens qui apportent un concours indispensable au trafic et qui échappent aujourd'hui largement à toute sanction pénale.

a) Parvenir à suivre les flux d'argent liquide

Dans l'état de la menace en 2023, l'Ofast souligne que la menace est soutenue par la multiplicité de techniques peu complexes pour blanchir l'argent, mais difficiles à détecter : conversion rapide en écritures bancaires par le dépôt de sommes modestes, prêt bancaire ou crédit à la consommation contractés par un intermédiaire, opérations de change, acquisition ou alimentation de cartes prépayées, investissement dans le chiffre d'affaires de commerces de proximité dont le gonflement sera justifié par une fausse écriture comptable, recours aux jeux d'argent... Le constat est le même s'agissant de l'évacuation de cet argent vers l'étranger, que ce soit par le biais d'opérateurs de transferts de fonds ou encore plus simplement par du transport « physique »897(*).

Outre le sujet du contrôle et de la détection des commerces « contaminés » par l'argent du narcotrafic, qui sera abordé ci-après, se pose également la question des paiements en liquide. En France, ces paiements sont réglementés, mais ce n'est pas le cas partout encore en Europe - pour mémoire, certains pays comme l'Autriche, Chypre, l'Estonie, la Finlande, l'Allemagne ou la Hongrie n'ont prévu aucun plafond (voir supra).

Payer en espèces en France

Le paiement en espèces entre particuliers (achat d'une voiture par exemple) n'est pas limité. Un écrit est nécessaire au-delà de 1 500 euros pour prouver les versements. En revanche, le paiement en espèces d'un particulier à un professionnel ou entre professionnels est limité à 1 000 euros, plafond relevé à 15 000 euros si le domicile fiscal du particulier se situe à l'étranger et qu'il règle une dépense personnelle.

Une pièce d'identité doit être présentée pour tout paiement supérieur à 1 000 euros. Si le paiement en espèces dépasse ces plafonds, une amende d'un montant maximum de 5 % des sommes payées illégalement en espèces est encourue. La moitié doit être payée par le client, l'autre par le professionnel qui a accepté le règlement en espèces.

Les paiements effectués ou reçus par un notaire pour le règlement de certaines transactions immobilières peuvent s'effectuer en espèces si la transaction ne dépasse pas 3 000 euros. C'est le cas, par exemple, pour l'achat d'un terrain ou d'un logement. Au-delà de cette somme, ces paiements doivent être réglés par virement.

Source : service-public.fr, Paiement en espèces

Le nouveau « paquet antiblanchiment », en cours d'adoption au niveau européen, prévoit cependant, et enfin, de limiter à 10 000 euros les paiements en espèces au sein de l'Union européenne. La commission d'enquête considère que ce plafond est encore trop élevé, même s'il est aligné sur celui applicable au transport d'argent liquide vers ou depuis l'Union européenne, dans le cas du franchissement d'une frontière. Un abaissement devrait être défendu par la France au niveau européen : le plafond projeté n'empêche pas les organisations criminelles de recourir à des « mules financières » pour bancariser les fonds dans des pays de la zone euro moins exigeants, notamment en Europe de l'Est.

b) Comprendre, enfin, les liens financiers entre le « haut » et le « bas » du spectre

Un constat est apparu très clairement à la commission d'enquête : les liens entre le bas et le haut du spectre sont particulièrement opaques, même pour les services spécialisés. En dépit de demandes répétées en ce sens, les services entendus n'ont pu apporter que très peu de précisions sur ces liens, d'autant plus que la majorité des flux repose sur de l'argent liquide.

La cartographie appelée de ses voeux par la commission d'enquête devra donc prêter une attention particulière aux réseaux des collecteurs, dont on sait qu'ils constituent l'interface entre les échelons intermédiaires du narcotrafic et les réseaux de blanchiment plus sophistiqué. Le Cifa d'Aubervilliers, plaque tournante du blanchiment, s'appuie ainsi sur des réseaux de collecteurs appartenant à la diaspora chinoise, qui mêlent fonds légaux et illégaux898(*). De même, des réseaux pakistanais ont fortement investi les schémas de compensation entre la France et les Émirats arabes unis, avec des donneurs d'ordre installés à Dubaï. En France, la diaspora pakistanaise s'appuie sur des secteurs tels que le BTP, la téléphonie, la restauration ou le commerce communautaire899(*).

À l'issue de ces travaux, la commission d'enquête a connaissance des différents moyens employés pour transférer les fonds à l'étranger ou les blanchir, des schémas les plus simples aux plus complexes, ainsi que des grandes étapes du circuit - la sortie du point de vente, la rémunération des acteurs locaux, la récupération par des collecteurs, le paiement des intermédiaires, la sortie des frontières pour rejoindre le patrimoine des têtes de réseaux. Elle ne saurait pas pour autant décrire précisément les étapes entre la vente sur un point de deal et l'enrichissement caractérisé des narcotrafiquants du haut du spectre.

Une telle cartographie est d'autant plus complexe à établir que les stratagèmes employés sont nombreux et internationalisés et qu'il existe une multitude de points de fuite. Chaque acteur impliqué dans le narcotrafic blanchit à son niveau la rémunération reçue en contrepartie de ses « services » : producteur, convoyeur, nourrice, vendeur, guetteur, etc.

S'il est complexe, ce travail de cartographie est pourtant nécessaire. Ainsi que le relevait la Jirs de Marseille, de nombreux dossiers ont pu aboutir à des non-lieux en fin d'information faute d'investigations, et les investigations sont insuffisantes sur la compréhension du mécanisme de blanchiment des fonds issus des points de vente. Les magistrats et les services d'enquête ne disposent dès lors que d'une compréhension très partielle de ce que devient l'argent liquide qui sort des points de deal900(*).

Une telle cartographie permettrait également de mettre au jour les flux vers les fonctions « support » du trafic - le blanchiment lui-même, donc, mais aussi le transport, le stockage, la vente d'armes, etc. - et donc de repérer des intermédiaires qui, aujourd'hui, échappent à toute mise en cause pénale. Lors de son déplacement à Lyon, la commission d'enquête a ainsi noté avec intérêt que certaines entreprises de location de véhicules, dont les noms sont parfaitement connus des services de police judiciaire, étaient notoirement des sociétés « fantômes » reposant sur un marché parallèle occulte (dans lequel elles acceptent, contre rémunération, de faire immatriculer un véhicule qui appartient en réalité à un trafiquant ou à un réseau) : la société citée sur place, qui ne dispose même pas d'un site internet accessible au grand public et qui apparaît fréquemment dans des dossiers de stupéfiants, a ainsi fait immatriculer plus d'un millier de véhicules.

La commission d'enquête déplore que, en l'état, aucune action pénale ne puisse être engagée contre de telles sociétés, faute de temps et d'outils pour mener une enquête approfondie : cette situation n'est pas acceptable et la mise en cause pénale de tous les « soutiens » du narcotrafic, quel que soit leur rôle, doit à l'avenir être une priorité.

Recommandation n° 31 de la commission d'enquête : mieux suivre l'argent du narcotrafic et exploiter pleinement le rôle du renseignement

· Accroître le partage d'informations entre les services de renseignement, les services d'enquête et les juridictions en : a) diffusant les informations sur les « lessiveuses » ; b) prévoyant une saisine systématique de Tracfin de demandes de criblage sur des dossiers Jirs concernant des faits de blanchiment et de trafic de stupéfiants ; c) mutualisant les connaissances sur les mécanismes de blanchiment ; d) organisant des réunions « retex » sur les dossiers d'enquête traités par un service dont l'origine est une transmission judiciaire de Tracfin ; e) donnant un droit d'accès automatique de Tracfin aux dossiers judiciaires pertinents ;

· Mobiliser davantage les professions financières et non financières en : a) incitant les professions assujetties à mieux remplir leurs obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC-FT) ; b) professionnalisant certaines professions assujetties (formation, mise à disposition de formulaires « types », retours sur les déclarations de soupçon) ; c) créant une certification professionnelle de connaissances minimales en LBC-FT pour l'ensemble des personnes assujetties ; d) envisageant un élargissement du périmètre des déclarants aux sociétés de véhicules de luxe ; e) incitant les administrations publiques et les élus locaux à transmettre davantage d'informations de soupçon ;

· Donner davantage de moyens à Tracfin pour lui permettre de répondre à l'ensemble des demandes qui lui sont adressées ;

· Cartographier les flux financiers issus du narcotrafic et comprendre les liens entre le bas et le haut du spectre, en intégrant les collecteurs.


* 880 Tribunal judiciaire de Marseille, « Compte-rendu de la réunion de présentation du plan de lutte contre le blanchiment de trafics de stupéfiants », 3 juin 2022.

* 881 Source : Audition à huis clos de Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, 30 novembre 2023.

* 882 Source : direction des affaires criminelles et des grâces, dépêche relative au déploiement de l'applicatif Trajet portant sur l'envoi par Tracfin de transmissions aux juridictions et au retour fait à Tracfin des suites données, 4 mars 2021.

* 883 Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, Compte rendu de la présentation du plan d'actions de lutte contre le blanchiment de trafics de stupéfiants du 3 juin 2022.

* 884 Tracfin, «  LCB-FT : activité des professions déclarantes. Bilan 2023 », avril 2024.

* 885 Audition de Magali Caillat, contrôleuse générale, sous directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la direction nationale de la police judiciaire, et de Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherche, 12 mars 2024.

* 886 Réponse du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la direction générale des finances publiques au questionnaire du rapporteur.

* 887 Professionnels qui fournissent une domiciliation à des entreprises qui ne possèdent pas de locaux.

* 888 Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, « Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme : focus sur les secteurs de l'immobilier, des domiciliataires d'entreprises, et du luxe », avril 2024.

* 889 Cour des comptes, «  L'évolution du dispositif français de lutte contre le blanchiment », 23 février 2023.

* 890 Une telle initiative a par exemple été demandée par le garde des Sceaux dans la circulaire du 13 mars 2023 relative à la politique pénale territoriale pour la Corse.

* 891 Reprise par la Cour des comptes dans son rapport sur «  L'évolution du dispositif français de lutte contre le blanchiment », 23 février 2023.

* 892 Tracfin, «  LCB-FT : activité des professions déclarantes. Bilan 2023 », avril 2024.

* 893 Cour des comptes, «  L'évolution du dispositif français de lutte contre le blanchiment », 23 février 2023.

* 894 Audition en format rapporteur de Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, 26 février 2024.

* 895  Rapport n° 547 (2021-2022) fait par François-Noël Buffet au nom de la délégation parlementaire au renseignement, déposé le 24 février 2022.

* 896  Rapport n° 810 (2022-2023) fait par Christian Cambon et Sacha Houlié au nom de la délégation parlementaire au renseignement, déposé le 29 juin 2023.

* 897 Office anti-stupéfiants, État de la menace 2023.

* 898 Comme l'explique Nacer Lalam, les réseaux de collecteurs mélangent les fonds illégaux avec les fonds envoyés par les travailleurs étrangers dans leurs pays d'origine, pour soutenir leurs familles (voir « Recycler l'argent du crime, un exemple d'adaptation : les collecteurs », Cahiers de la sécurité et de la justice, n° 50, janvier 2021).

* 899 Office anti-stupéfiants, État de la menace 2023.

* 900 Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, Compte rendu de la présentation du plan d'actions de lutte contre le blanchiment de trafics de stupéfiants du 3 juin 2022.

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