C. PRENDRE EN COMPTE LES RISQUES NOUVEAUX QUI PÈSENT SUR LES PORTS SECONDAIRES

1. Entraver les stratégies de déport des narcotrafiquants
a) Sécuriser les ports secondaires

Pour prendre l'exemple des Pays-Bas, qui ont généralement quelques années « d'avance » sur la France dans le domaine du narcotrafic, les autorités craignent un phénomène de « vases communicants » entre le port de Rotterdam et les ports secondaires néerlandais. Si les saisies de cocaïne ont diminué à Rotterdam entre 2022 et 2023, pour se stabiliser autour de 45 tonnes, le volume de cocaïne intercepté dans le port de Vlissingen a été multiplié par plus de quatre, passant de 2,5 tonnes en 2022 à 11 tonnes en 2023. Ce phénomène pourrait déjà se produire en France : alors que les saisies de cocaïne seraient en forte baisse sur le port du Havre en 2023, elles augmenteraient dans des ports comme ceux de Montoir-de-Bretagne.

Les ports secondaires, bien que disposant d'une capacité d'accueil inférieure aux ports principaux, présentent plusieurs avantages pour les organisations criminelles : ils sont alimentés par le transbordement depuis les ports principaux, les enceintes sont parfois moins sécurisées et la liberté de circulation plus importante, facilitant de fait les entrées de personnes non habilitées et les opérations de sortie de marchandises illicites709(*). Dunkerque, Rouen, Montoir-de-Bretagne sont parmi les plus exposés.

Il est temps à cet égard que la douane dispose enfin de scanners camionnettes dans chacun des ports secondaires français métropolitains et ultramarins. Un scanner fixe et trois scanners mobiles constituent des moyens sous-dimensionnés par rapport à l'ampleur du commerce maritime et à celle du trafic de stupéfiants.

Dix scanners devraient être déployés d'ici 2025, après obtention d'un cofinancement européen de 15 millions d'euros : deux à Dunkerque, un au Havre, un à Gennevilliers, un à Saint-Nazaire, un à Sète, un à Marseille, un à Fort-de-France, un à Jarry et un à Dégrad des Cannes. Au regard du rapport entre le coût d'un appareil et son efficacité en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, rapporté plus globalement au nombre de conteneurs qui transitent chaque année dans les ports, la commission d'enquête peine à comprendre que le Gouvernement ait mis aussi longtemps à débloquer les fonds nécessaires pour la douane. La Commission européenne s'est montrée plus réactive et plus crédible quant à sa volonté de rehausser la robustesse des infrastructures portuaires face au trafic de stupéfiants. Selon les informations transmises par le secrétariat général de la mer, les zones de contrôle dédiées aux conteneurs devraient en conséquence être créées dans les ports d'ici à la fin de l'année 2024710(*).

Port secondaire, le port de Marseille dispose d'un scanner mobile et devrait bientôt bénéficier d'une nouvelle camionnette-scanner. Il apparaît donc plutôt bien doté par rapport aux autres ports français mais cela demeure insuffisant, alors que la juridiction interrégionale spéciale de Marseille a attiré plusieurs fois l'attention sur l'absence de stratégie consolidée quant à la lutte contre le trafic de stupéfiants, avec des mesures de sécurisation encore en déploiement.

Les mesures de sécurisation défendues par la commission d'enquête doivent enfin être pleinement appliquées dans les ports secondaires français, ce qui suppose également de leur octroyer des moyens supplémentaires. Le scan à 100 % des conteneurs à risque doit devenir une réalité dans l'ensemble des ports principaux et secondaires.

b) Doter les services compétents de moyens suffisants pour couvrir les ports secondaires

Alors que les ports secondaires deviennent un enjeu de premier ordre pour entraver les narcotrafiquants, la douane doit accompagner le déploiement de moyens techniques du renforcement de ses effectifs. Le port de Dunkerque, de plus en plus visé par les organisations criminelles et quasiment considéré comme un « port principal » au regard de sa localisation et des risques qui pèsent sur son détournement, ne dispose par exemple pas de sa propre brigade de surveillance extérieure des navires.

Le ministre chargé des comptes publics, Thomas Cazenave, n'a annoncé qu'au mois de décembre 2023 qu'une brigade de surveillance de 24 douaniers serait créée en 2024 à Dunkerque. La commission d'enquête s'en félicite mais s'interroge une nouvelle fois sur l'approche du Gouvernement français, de toujours courir après les narcotrafiquants : pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour créer cette brigade alors que les magistrats et les services d'enquête alertent sur la situation depuis plusieurs années ? Avec le temps nécessaire au recrutement et à la formation des effectifs, s'agissant d'opérations complexes, la brigade ne sera sans doute pas pleinement opérationnelle avant la fin de l'année 2024.

Par ailleurs, le Gouvernement n'a rien dit des moyens alloués aux autres ports secondaires ; peut-être faudra-il attendre, pour ces derniers, que les saisies de produits stupéfiants dépassent un certain volume...

c) Soutenir la coopération judiciaire et l'échange d'informations

Le constat porté sur le port de Marseille par la Jirs a incité le parquet général d'Aix-en-Provence à créer en 2022 une instance de coordination, en lien avec les parquets généraux de Montpellier et de Paris. Le bureau de liaison, qui en constitue la déclinaison opérationnelle, est piloté par la Jirs de Marseille, avec l'objectif de renforcer le partage et l'exploitation des renseignements entre les services spécialisés et de maintenir les échanges sur les procédures en cours entre les acteurs judiciaires concernés. À Marseille, cela s'est doublé d'un investissement spécifique de la DNRED, qui a adopté une démarche proactive auprès de la Jirs pour exploiter les éléments recueillis dans le cadre d'enquêtes judiciaires mais ne se traduisant pas par une réponse pénale. L'un des objectifs est de pouvoir vérifier les éventuels soupçons de complicité interne au milieu portuaire711(*).

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L'instance de coordination méditerranéenne réplique celle mise en place sur la façade nord dès 2016. Le bureau de liaison du Havre se réunit deux fois par an et associe le parquet du Havre ainsi que les parquets Jirs de Lille, de Paris, de Fort-de-France et de Rennes. Il avait par exemple permis d'alerter en 2019 sur un trafic de badges des dockers pour permettre l'accès au port et le démarrage des engins destinés à déplacer les conteneurs, mais aussi sur la complicité des transporteurs et des chauffeurs.

Pour tenir compte des stratégies de report vers les plus petits ports, en plus des ports secondaires, le procureur général près la cour d'appel de Bordeaux a demandé au mois de février 2023 à ce qu'une instance de coordination soit également créée pour couvrir l'arc Atlantique. Lancée le 27 octobre 2023, elle est composée des parquets généraux de Bordeaux, Rennes, Pau et Poitiers, des parquets disposant d'un ressort sur la façade atlantique et des parquets Jirs de Bordeaux et de Rennes.

Enfin, un bureau de liaison pourrait être créé pour le port de Fort-de-France712(*), dont l'extension à venir suscite de fortes inquiétudes au regard de l'incomplétude des mesures de sûreté-sécurité.

2. Anticiper les reports modaux

Hormis les ports secondaires, il convient d'anticiper et de se préparer à l'ensemble des stratégies de contournement et de déport que pourront mettre en place les organisations criminelles. Pour citer l'ancien directeur national du renseignement et des enquêtes douanières, Florian Colas, il faut être « lucides, les narcotrafiquants trouveront d'autres moyens, ils sont déjà en train de s'y atteler »713(*).

Ils pourront accroître leur recours au drop-off - c'est-à-dire au largage de ballots de produits stupéfiants en pleine mer, ensuite géolocalisés et récupérés par des marins ou par des navires de plaisance - mais aussi se tourner vers les centaines de petits ports de plaisance français ou encore vers les petits aérodromes.

Au cours du premier semestre 2023, 2,2 tonnes de cocaïne ont été récupérées sur les côtes bretonnes et normandes, sur des « ancres flottantes » équipées de balises GPS714(*). En parallèle, des saisies de plusieurs centaines de kilogrammes de cocaïne ont eu lieu dans les ports de Lorient et de Montoir-de-Bretagne mais aussi sur des voiliers de plaisance en Amérique du Sud715(*). Ces vecteurs doivent pouvoir faire l'objet d'une vigilance particulière, que ce soit par les forces de sécurité, les douaniers ou encore dans le cadre des Cross, dédiées aux échanges de renseignements.

Il faut, enfin, arrêter d'être en réaction mais pouvoir anticiper et prévenir. Les développements consacrés ci-avant, en première partie, aux modes alternatifs de transport des stupéfiants, notamment par voie aérienne, doivent être pris en compte dès maintenant comme des hypothèses crédibles qu'il conviendra, à terme, d'entraver : il ne faut pas attendre que, face à une porte fermée, les narcotrafiquants trouvent une fenêtre pour sécuriser l'ensemble de l'édifice, et une réflexion prospective sur les voies de report possibles ou probables devra à l'avenir être menée en parallèle de toute initiative de rehaussement des contrôles ou des obstacles au trafic.

Au titre des pistes d'avenir, la commission d'enquête appelle également à une meilleure prise en compte des flux de stupéfiants partant de l'Europe, désormais productrice de drogues de synthèse destinées au monde entier. Lors de leur déplacement sur le port d'Anvers-Zeebruges, le président et le rapporteur ont ainsi pris connaissance de l'existence, évoquée par la police fédérale, d'exports de telles drogues depuis la Belgique vers l'Australie - ces flux étant longtemps passés inaperçus dans la mesure où l'export n'est pas contrôlé : ce constat impose une réaction rapide pour éviter que, après avoir été noyé sous des stupéfiants produits à l'étranger, l'Hexagone ne devienne lui-même une « zone de rebond » pour l'expédition de nouvelles drogues à l'autre bout de la planète.

Recommandation n° 14 de la commission d'enquête : entraver les stratégies de déport des narcotrafiquants sur les ports secondaires

· Accroître les moyens techniques de détection (scanners fixes et mobiles) et les moyens humains (brigades de surveillance extérieure) dans les ports principaux et secondaires, en plus des renforts déjà annoncés ;

· Sécuriser les infrastructures portuaires secondaires ;

· Anticiper les reports modaux.


* 709 Office antistupéfiants, État de la menace 2023.

* 710 Réponse au questionnaire du rapporteur.

* 711 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Activités portuaires en Méditerranée - Parquet général Aix-en-Provence », 21 juin 2022.

* 712 Contribution de Patrice Camberou, procureur général près la cour d'appel de Fort-de-France.

* 713 Audition à huis clos du 25 mars 2024.

* 714 Audition d'Hubert Bonneau, commandant de la région de gendarmerie de Bretagne, 6 février 2024.

* 715 Ibid.

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