B. PORTER DES POSITIONS FORTES À L'ÉCHELLE DE L'UNION EUROPÉENNE POUR RENFORCER LA COORDINATION ET HARMONISER LES RÈGLES JURIDIQUES STRATÉGIQUES
1. Utiliser pleinement les leviers offerts par le droit européen
Le Digital Services Act (DSA), en français « législation sur les services numériques », a pour objet de mettre en application le principe selon lequel ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne. Pour ce faire, il assigne un ensemble d'obligations aux pourvoyeurs de services numériques, en particulier les réseaux sociaux. Ces obligations incluent notamment :
· des mesures visant à lutter contre les contenus illicites en ligne, notamment des mécanismes permettant aux utilisateurs de signaler ces contenus, et aux plateformes de coopérer avec des « signaleurs de confiance » spécialisés en vue d'identifier et de supprimer les contenus illicites ;
· des mesures de transparence, en particulier sur les algorithmes utilisés pour recommander des contenus ou des produits aux utilisateurs ;
· de nouvelles obligations en matière de protection des mineurs ;
· des mesures spécifiques pour les très grandes plateformes en ligne et très grands moteurs de recherche (plus de 45 millions d'utilisateurs européens par mois), comme un audit indépendant des mesures de gestion des risques ou encore des mesures d'atténuation des risques pour les préjudices causés aux mineurs641(*).
Les enjeux liés à la lutte contre le trafic de stupéfiants en ligne sont de plusieurs ordres :
· protéger les mineurs contre la vente de drogue via les réseaux sociaux ;
· obtenir la fermeture rapide des comptes dédiés à cette vente : dans ce but, le DSA doit faciliter l'exécution des injonctions transfrontalières ;
· obtenir une réponse rapide aux réquisitions des autorités judiciaires, notamment sur les activités de type « Uber shit » et le recrutement en ligne des « petites mains » du trafic.
Le DSA est entré en vigueur le 17 février 2024. Les éléments de communication fournis par les représentants des réseaux sociaux, qui lors de leur audition à huis clos ont assuré la commission d'enquête de leur bonne coopération avec les services de police et l'autorité judiciaire642(*), sont apparus en décalage avec les témoignages des policiers de terrain comme avec les recherches effectuées en direct par le président et le rapporteur qui ont, en quelques minutes, trouvé sur chacune des plateformes représentées (Meta, Snapchat, TikTok et X) des pages ou des comptes permettant l'achat en ligne de stupéfiants.
Ainsi, le recrutement des « jobbeurs » sur les réseaux ne semble pas avoir été identifié par les plateformes comme un problème majeur ; elles ont indiqué n'avoir reçu qu'un nombre « anecdotique » de demandes en lien avec ce phénomène643(*), alors qu'un très grand nombre de membres des services de police rencontrés par la commission d'enquête lors de ses déplacements alertent sur le recrutement des « petites mains » sur les plateformes. Les réponses écrites apportées par la société TikTok au questionnaire du rapporteur, en particulier, témoignent d'une très faible appréhension par la plateforme de ses responsabilités vis-à-vis du narcotrafic.
Il conviendra donc de s'assurer que les outils fournis par le DSA sont pleinement utilisés par les autorités et que les obligations sont bien intégrées par les plateformes. De plus, le contrôle des « très grandes plateformes » étant assuré non au niveau national mais par la Commission européenne, il est indispensable de s'assurer de la cohérence de ce contrôle entre les deux niveaux.
Le Gouvernement doit également tourner ses efforts vers la résolution de l'épineux dossier de l'accès des services d'enquête aux données de connexion, abondamment évoqué par les gendarmes et les policiers au fil des déplacements de la commission d'enquête.
Comme le rappelait un récent rapport de la commission des lois sur le sujet, cette situation impose « une action déterminée de la France à l'échelle européenne afin d'obtenir une meilleure prise en compte des besoins opérationnels des services d'enquête - qui, eux-mêmes, sont les reflets des attentes des citoyens en matière de sécurité publique » et doit pousser le Gouvernement à « assumer une position forte dans les négociations européennes »644(*) pour obtenir l'assouplissement des règles applicables en la matière - ce point étant crucial dans une matière comme le narcotrafic, qui repose encore largement sur l'exploitation des données de téléphonie.
Le Gouvernement doit également oeuvrer pour l'aboutissement et la traduction rapide en droit national des textes en cours d'examen et cités en première partie, qui permettront entre autres de réelles avancées dans la lutte contre le blanchiment avec, notamment, l'arrivée prochaine dans notre arsenal législatif d'un mécanisme de confiscation sans condamnation de fortunes inexpliquées liées à la criminalité organisée, très attendue par les acteurs français.
Pourrait, en outre, être envisagé le renforcement de la clause dite « attrape-tout » ou « catch-all » qui permet une meilleure lutte contre les drogues de synthèse - puisque, à l'image de l'évolution annoncée par Gérald Darmanin sur les précurseurs chimiques (voir supra), cette clause permet de considérer tout produit non autorisé comme interdit et donc de procéder à sa saisie douanière. Déjà prévue par le droit européen645(*), la clause « catch-all » souffre en effet de deux faiblesses juridiques liées, d'une part, aux importantes marges d'appréciation laissées aux États et à l'exigence d'un faisceau d'indices quant à l'utilisation illicite des produits non classifiés (ce qui ne permet pas de systématiser la saisie de ces derniers) et, d'autre part, à ses conséquences sur les donneurs d'ordres, puisque celles-ci se limitent à une interception sans sanction. Ce cadre gagnerait à être approfondi et rendu plus rigoureux, à la fois pour étendre le périmètre du « catch-all » à tous les produits qui n'ont pas été autorisés et pour imposer aux États le prononcé de sanctions à l'encontre des entités qui tentent de faire entrer des précurseurs chimiques inconnus dans l'Union. À l'heure où, comme on l'a vu en première partie, le fentanyl commence à être détecté en Europe, une telle réforme serait tout sauf anecdotique et garantirait aux populations européennes une protection efficace contre les opioïdes, qui font d'ores et déjà plusieurs dizaines de milliers de morts chaque année aux États-Unis.
Recommandation n° 6 de la commission d'enquête : assurer la pleine mobilisation des leviers européens pour lutter contre les trafics
· S'assurer de la bonne information des services d'enquête sur les obligations des plateformes liées au DSA ;
· S'assurer de la cohérence du contrôle exercé par la Commission européenne sur les « très grandes plateformes » avec le contrôle exercé au niveau national sur les autres opérateurs ;
· Étendre la clause dite « catch-all » pour protéger les populations contre le risque d'une arrivée en Europe de nouvelles drogues de synthèse.
Il importe enfin que l'Union soit, comme cela a été évoqué plus haut s'agissant des magistrats de liaison, un levier de renforcement de la coopération judiciaire et policière : à ce titre, les initiatives menées par Eurojust à destination de pays tiers doivent être renforcées en ciblant les États les plus touchés par le narcotrafic - dont certains sont d'ores et déjà concernés puisque la plus récente liste validée par la Commission européenne inclut, comme le rappelait lors de son audition Baudoin Thouvenot, membre national pour la France d'Eurojust, la Colombie, le Maroc, la Tunisie, l'Algérie et le Liban, ce qui devrait aboutir à court terme à la conclusion avec ceux-ci d'un accord européen de coopération judiciaire.
2. Dynamiser le partage d'informations et la coopération au niveau des États membres
Plusieurs initiatives ont été prises par certains États membres les plus touchés par le narcotrafic afin de renforcer la coopération judiciaire et sécuritaire, dont le groupe quadripartite France/Pays-Bas/Belgique/Espagne en matière de sûreté portuaire, rejoint par l'Allemagne et l'Italie646(*), pour renforcer la coopération en matière de criminalité organisée, tandis que l'Alliance des ports européens présentée par la commissaire nationale aux drogues de la Belgique, Ine Van Wymersch647(*), a pour ambition de développer l'articulation public/privé.
Sur le plan judiciaire, il existe un réseau de magistrats, le réseau judiciaire européen en matière pénale (RJE), dont le but est d'identifier des « points de contact » spécialisés dans certains domaines, comme le trafic de stupéfiants, afin de faciliter l'entraide pénale. En parallèle de ce réseau, la présidence belge du conseil de l'Union européenne porte une initiative qui « permettrait aux magistrats d'échanger à niveau opérationnel sur les bonnes pratiques, leur connaissance des réseaux et les poursuites exercées au niveau national »648(*).
Ces initiatives s'inscrivent désormais dans la feuille de route de lutte contre la criminalité organisée et le trafic de drogue présentée par la Commission européenne le 18 octobre 2023.
Dans ce domaine, la commission d'enquête estime qu'un arbitrage est nécessaire entre la nécessaire coopération internationale et la lourdeur inhérente aux institutions communautaires : les initiatives inter-États membres peu formalisées mais dynamiques finissent trop souvent, en arrivant au niveau de l'Union européenne, par se dissoudre dans la comitologie propre à l'UE, dans un paysage complexe de structures et de comités.
Recommandation n° 7 de la commission d'enquête : renforcer la coopération opérationnelle au sein de l'Union européenne
· Privilégier les réseaux de coopération spécialisés ad hoc entre États, éventuellement soutenus par les structures légères telles qu'Eurojust et Europol.
La commission d'enquête estime par ailleurs nécessaire que le niveau européen soit privilégié pour le développement des outils techniques requis pour renforcer la lutte contre le narcotrafic et pour donner aux services d'enquête les moyens de jouer non pas à armes égales (ce qui est impossible au vu de la déloyauté qu'implique toute entreprise criminelle), mais à armes moins inégales avec les trafiquants. Tel est notamment le cas pour les outils qui seront exposés dans la suite du présent rapport, qu'ils concernent l'intelligence artificielle ou le traitement en masse de données.
En la matière, et pour éviter que la France - et les autres États membres - ne dépende d'outils étrangers qui peuvent faire peser sur le secteur régalien le risque d'ingérences, il est en effet vital que des « champions européens » puissent émerger et que les expertises soient mises en commun, au niveau tant du milieu universitaire que dans le secteur privé. Faute de débouchés commerciaux directs, le secteur du law enforcement reste en effet peu investi par la recherche, ce qui constitue un préjudice dommageable au « rattrapage » technologique que les services concernés par la lutte contre le narcotrafic doivent effectuer pour combler le vide numérique qui s'est créé entre eux et les trafiquants. La commission d'enquête rejoint ainsi les propos tenus par Isabelle Braun-Lemaire, alors directrice générale des douanes et des droits indirects, lors de son audition en novembre 2023 et estime qu'il convient de « [faire] le pari de la technologie, comme le font les trafiquants ». Ce pari est aujourd'hui une nécessité vitale face aux phénomènes commentés en première partie (recours aux messageries cryptées, adaptation des stratégies de trafic à la riposte judiciaire, recours aux plateformes en ligne, développement de nouveaux produits difficiles à détecter...) : les services répressifs ne doivent plus être en réaction face aux tactiques des narcotrafiquants, mais construire des outils puissants qui leur permettront d'anticiper le monde de demain.
Outre l'intelligence artificielle, plusieurs secteurs d'innovation doivent être investis : tel est notamment le cas des communications satellitaires, dont l'essor - prédit par certains, et qui sont de toute évidence un point d'inquiétude pour le ministre de l'intérieur et des outre-mer qui a expressément cité cette technologie au cours de son audition649(*) - peut rendre plus difficile encore l'accès des services répressifs aux échanges.
Lutte contre le narcotrafic et intelligence artificielle : quelles perspectives ?
Le rapporteur a reçu, au cours d'une audition non publique, Gaël Richard, co-directeur scientifique du centre interdisciplinaire Hi ! Paris rattaché à l'Institut polytechnique.
Les éléments recueillis à cette occasion laissent imaginer plusieurs pistes d'utilisation de l'intelligence artificielle en matière de lutte contre le narcotrafic :
· facilitation de l'exploitation des enregistrements issus des sonorisations ou des données issues des enquêtes ;
· lutte contre le phénomène « Uber shit » via la modélisation des livraisons suspectes ;
· lutte contre le blanchiment sur la base, là encore, d'une modélisation permettant la détection des flux suspects.
L'usage de cet outil peut générer - notamment en matière pénale - des biais identifiés lors de précédentes recherches académiques et qu'il conviendra de neutraliser afin d'éviter un phénomène de « faux positifs », voire la reproduction de biais socioculturels présents dans les données d'« apprentissage » du logiciel (il s'agit, en d'autres termes, d'éviter qu'un biais présent dans les informations sources soit considéré comme « valide » par l'outil et donc intégré à ses critères de choix et de décision) : ici réside peut-être le principal défi de l'application de l'intelligence artificielle à la lutte contre le narcotrafic.
Il est tout aussi crucial que l'effort d'innovation des services de renseignement soit soutenu : à cet égard, la commission d'enquête relève que la DNRED fait figure de précurseur en matière d'intelligence artificielle et qu'elle a su développer en « interne » des solutions qui ont ensuite suscité l'intérêt du secteur privé - elle s'est d'ailleurs récemment dotée d'un conseil scientifique pour créer un lien pérenne, et mutuellement profitable, avec le monde académique.
De telles initiatives ne peuvent qu'être encouragées et communiquées aux autres administrations afin qu'elles puissent, fortes de l'expérience acquise, s'en inspirer et les répliquer.
Recommandation n° 8 de la commission d'enquête : dynamiser la coopération inter-européenne
· OEuvrer pour le développement de solutions numériques européennes en matière d'intelligence artificielle et de traitement en masse de données ;
· Soutenir l'effort d'innovation des services de renseignement engagés dans la lutte contre le narcotrafic et encourager la constitution de ponts entre ces services et le milieu académique.
* 641 Voir une présentation sur le site de la commission européenne.
* 642 Audition du 12 mars 2024. Un commissaire de police rencontré par la commission d'enquête lors du déplacement en Bourgogne et à Lyon assure au contraire que les requêtes adressées à WhatsApp n'ont « pas de chances d'aboutir ».
* 643 Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques pour Meta France, assure ainsi :« les requêtes portant sur la vente de drogues ou le recrutement de petites mains se situent à un niveau anecdotique par rapport au volume de contenus que nous gérons ».
* 644 Rapport n° 110 (2023-2024) Surveiller pour punir ? Pour une réforme de l'accès aux données de connexion dans l'enquête pénale fait par Agnès Canayer et Philippe Bonnecarrère au nom de la commission des lois, déposé le 15 novembre 2023.
* 645 Articles 26§3 bis et 3 ter du règlement n° 111/2005 (pour les flux extra-UE) et article 10§2 du règlement n° 273/2004 (pour les flux intra-UE). La clause permet de saisir une substance non classifiée dès lors qu'un faisceau d'indices permet de supposer une utilisation illicite.
* 646 Voir la partie II-1.
* 647 Audition du 19 mars 2024.
* 648 « Réunion informelle des ministres de la justice 26 janvier 2024 - Bruxelles (Belgique) », document transmis au rapporteur par le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE).
* 649 Audition du 10 avril 2024 : « le ministère de l'intérieur n'est pas en capacité d'écouter les communications satellitaires, qui relèvent de ce que fait le ministère des armées dans les théâtres d'opérations extérieures ».