C. DES SERVICES RÉPRESSIFS MOBILISÉS ET PLEINEMENT INVESTIS DANS LEUR MISSION, MAIS NÉGLIGÉS ET SOUS-DOTÉS
La commission d'enquête a été frappée par la grande implication des personnels mobilisés au quotidien par la lutte contre le narcotrafic. La commission d'enquête trouve d'autant plus admirable l'engagement des forces de sécurité intérieure et des magistrats qu'un gouffre les sépare des narcotrafiquants, assis sur une manne financière de plusieurs milliards d'euros.
1. Des services d'enquête démunis
L'augmentation des effectifs dans les forces de sécurité intérieure n'est pas en adéquation avec le niveau du narcotrafic, un fléau désormais présent dans l'ensemble des territoires, y compris les plus ruraux d'entre eux.
Alors que les trafiquants sont de plus en plus ingénieux et tirent pleinement profit des nouvelles technologies et des réseaux cryptés, les services d'enquête accusent un retard technologique. Il y a sur ce point un décalage significatif et inquiétant entre le discours du ministère de l'intérieur, qui estime qu'il n'y a pas de problème « capacitaire » dans le déploiement des techniques spéciales d'enquête (géolocalisation, interception des communications), et la réalité du terrain décrite par les services. Non seulement les matériels sophistiqués (IMSI-catchers, key-loggers...) manquent, mais surtout l'informatique ne permet même pas une exploitation sereine des écoutes téléphoniques par les services d'enquête. Plus structurellement, l'absence de réponse au déficit d'attractivité de la filière investigation ne peut que susciter les plus grandes inquiétudes pour l'avenir de la lutte contre le narcotrafic, d'autant que la réforme de la police judiciaire pourrait aggraver la désaffection des enquêteurs.
À ces failles matérielles, s'ajoutent des failles juridiques. Une grande partie des femmes et des hommes engagés au quotidien sur le terrain dans la lutte contre le narcotrafic s'inquiète davantage de sa sécurité juridique que de son intégrité physique. La gestion des sources - le renseignement humain demeurant la clé de voûte des investigations -, le recours aux collaborateurs de justice (les « repentis ») ainsi que les enquêtes sous pseudonyme et les infiltrations font partie des sources d'insécurité et/ou d'entrave pour l'action des policiers et des gendarmes, qui craignent légitimement d'être accusés de provocation à l'infraction.
Ce contexte explique que la commission d'enquête ait rencontré sur le terrain des policiers et des gendarmes qui avouent se limiter au bas - ou, au mieux, au milieu - du spectre, faute de moyens juridiques et humains leur permettant de toucher les têtes de réseau, et qui admettent être saturés par le traitement des « petites mains » interpellées dans le cadre des opérations de voie publique type « place nette » : une telle situation ne saurait être admise.
Ces difficultés vont au-delà de la police et de la gendarmerie. Administration de la frontière et de la marchandise, la douane se situe en première ligne pour intervenir sur deux caractéristiques du narcotrafic : sa matérialité, les marchandises illicites, et sa territorialité, le franchissement de frontières et l'exploitation de la porosité des plateformes logistiques. Pourtant, les effectifs demeurent insuffisants dans les ports et dans les aéroports, en particulier dans les ports dits « secondaires », ainsi qu'au sein de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). La charge de la DNRED est d'autant plus forte que d'autres services du premier cercle du renseignement se sont désinvestis de la lutte contre le narcotrafic.
2. Une autorité judiciaire débordée malgré des renforts par à-coups
Les magistrats sont unanimes quant à la faiblesse des moyens matériels et humains qui leur sont accordés, y compris dans les juridictions spécialisées dans la lutte contre la criminalité organisée. La pénurie ne concerne pas seulement les magistrats, mais aussi les greffiers et les assistants spécialisés. Les renforts sont obsolètes quasiment dès le moment de leur annonce. Qu'on en juge : si les effectifs du tribunal judiciaire de Marseille ont bien été augmentés, parallèlement, le nombre de dossiers en stock liés à la criminalité organisée a augmenté de 21 % entre 2022 et 2023, avec une augmentation de 91 % pour les seuls règlements de comptes. Cette situation conduit à des situations peu admissibles, comme à Valence où, faute d'effectifs suffisants et de temps d'audience disponible aux assises, des violences assimilables à des actes de barbarie sont traitées en comparution immédiate.
3. Les opérations « place nette » : de la poudre aux yeux ?
Si les opérations « place nette », « XXL » ou non, sont apparues récemment dans le vocabulaire gouvernemental, puis médiatique et public, elles ne sont pas une nouveauté. Elles constituent en effet la plus récente déclinaison d'une stratégie annoncée dès le « plan stups » de 2019, appliquée depuis 2020-2021 et qui avait auparavant pris la forme des opérations « Tempête » ou le visage du « pilonnage » des points de deal. Le bilan de ces opérations appelle plusieurs questions : sont-elles un outil d'ordre public ou, comme le soutient le Gouvernement, la pierre angulaire de la lutte contre le narcotrafic ? Permettent-elles vraiment de démanteler les réseaux ou sont-elles limitées à l'appréhension des « petites mains » du trafic ?
473 opérations « place nette » ont été menées entre le 25 septembre 2023 et le 12 avril 2024. Les résultats sont pour le moins limités : les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles - moins de 40 kilogrammes pour la cocaïne -, à peine quelques millions d'euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés. Si on se limite aux seules opérations dites « XXL », les résultats ne sont pas meilleurs, avec à peine de 18 kilogrammes de cocaïne saisis.
Les résultats judiciaires apparaissent également décevants : sur la période précitée, 728 personnes ont été déférées, ce qui est particulièrement faible pour des opérations qui - par nature - visent soit des « cibles judiciaires » pré-identifiées, soit des cas de flagrance. Faut-il s'en étonner dans un contexte où les parquets ne sont pas associés à la décision de lancer une opération « place nette », qui revient exclusivement au préfet ?
Les travaux de la commission d'enquête montrent, aussi et surtout, que les opérations « place nette » sont moins efficaces que les opérations de « pilonnage » qui, en 2023, avaient permis de saisir plus de 425 kilogrammes de cocaïne, 1 268 armes et 13,7 millions d'euros d'avoirs criminels.
Par ailleurs, aucune réponse n'a été apportée à la commission d'enquête sur la proportion de points de deal démantelés qui se traduisent par un report vers d'autres formes de trafic, plus difficiles encore à détecter et qui restent aujourd'hui « sous les radars » : commandes par messageries cryptées, livraisons postales, « Uber shit » et « Uber coke », etc. Des questions, non moins importantes, demeurent aussi sur l'articulation entre les opérations « place nette » et les enquêtes judiciaires et patrimoniales, seules à même de véritablement permettre de remonter une filière et de faire durablement tomber des réseaux.