DEUXIÈME PARTIE - LA LUTTE CONTRE LE NARCOTRAFIC DÉSARMÉE : VIDER L'OCÉAN À LA PETITE CUILLÈRE
Le constat dressé en première partie est sans appel : non seulement l'empire de l'hydre du narcotrafic s'étend, mais la France elle-même se trouve à un point de bascule et le pouvoir des réseaux a atteint des proportions qui devraient mener chacun à éprouver inquiétude et consternation.
Or, loin d'être armée pour lutter contre ce fléau, la France apparaît singulièrement vulnérable et désarmée. Si la drogue est, comme l'affirmait puissamment le titre du rapport de la commission d'enquête constituée en 2003 par le Sénat, un « cancer », force est de constater que le pays a développé des métastases et que l'influence de la maladie menace de gagner les organes vitaux.
I. UNE COOPÉRATION INTERNATIONALE DÉFAILLANTE
La coopération internationale entre la France et les États tiers en matière de lutte contre le narcotrafic est, au vu du caractère fondamentalement international du phénomène, un enjeu décisif ; elle s'avère pourtant d'une efficacité variable, pour le plus grand bénéfice de trafiquants qui ont toujours su se jouer des frontières et de l'autorité publique.
Hors de l'Union européenne, cette coopération s'applique d'abord en mer, la problématique maritime étant un défi de taille pour la France dont les frontières occidentales constituent l'une des façades extérieures du continent. Cette coopération connaît toutefois des limites liées aux réalités matérielles et juridiques de l'espace maritime - la haute mer complexifiant l'engagement d'une réponse pénale, quelle que soit sa source étatique, à l'encontre des trafiquants -, limites que les États ont tenté de combler par des échanges de renseignements ; parallèlement, la coopération judiciaire et policière n'échappe ni aux « trous noirs » que constituent les États faillis, avec lesquels toute coopération est impossible, ni aux « trous gris » que sont les pays « refuges » où les trafiquants et leurs avoirs profitent d'une choquante impunité.
L'Union européenne affiche, pour sa part, une ambition forte, incarnée par plusieurs textes « phares » en cours d'adoption. Cette volonté politique commune ne suffit pas à surmonter les blocages créés à la fois par des exigences européennes qui viennent parfois limiter l'action des services d'enquête, et par le manque d'effectivité des initiatives lancées pour lutter contre la criminalité organisée.
A. LES « TROUS NOIRS » DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE
L'action de la France en matière de coopération internationale s'inscrit dans une stratégie dite du « bouclier », qui consiste à agir le plus en amont possible pour empêcher l'arrivée des stupéfiants sur le territoire français. Mais le bouclier est une arme défensive et cette stratégie, tout entière tournée vers la protection du territoire, ne permet pas toujours de faire face à la tactique agressive des trafiquants qui, parfois appuyés par des pays qui fonctionnent comme de véritables bases arrière, continuent à trouver des points de vulnérabilité.
1. La coopération internationale en mer : la Marine nationale, acteur décisif de la lutte contre le narcotrafic
a) Les conventions qui régissent l'action en haute mer contre le narcotrafic
La haute mer238(*) représente 64 % de la surface des océans. Dans cet espace immense, où l'ordre juridique est celui du pavillon du navire, la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants du 20 décembre 1988, dite Convention de Vienne, a précisé le cadre juridique de la lutte contre le narcotrafic.
Son article 17 « Trafic illicite par mer » fixe en effet les conditions auxquelles l'arraisonnement et la visite d'un navire sont possibles : il faut pour cela que l'État du pavillon confirme l'immatriculation du navire et donne son accord239(*).
L'accord de San José, exemple le plus abouti de coopération pénale en haute mer
Signé le 10 avril 2003 par la plupart des États riverains des Caraïbes, l'accord de San José permet notamment aux États parties d'intervenir sur les navires soupçonnés de trafic de stupéfiants à l'intérieur même des eaux territoriales des autres États Parties, voire de leurs eaux intérieures240(*). C'est un cadre adapté à l'environnement de la mer des Caraïbes, dont les États riverains sont nombreux et où les trafiquants pratiquaient les « sauts de juridiction » pour échapper aux forces de l'ordre.
En Europe, l'Espagne a été à l'initiative d'une tentative de mise en place d'un cadre permettant notamment « aux navires ou aux aéronefs appartenant à leurs autorités douanières respectives d'intervenir contre les navires d'un autre État membre, sans avoir à attendre son autorisation »241(*), mais un projet de convention adopté en 2004 par le Parlement européen n'a pas eu de suite.
C'est sur ces bases que s'est organisée, sur le plan opérationnel, la lutte contre le trafic de stupéfiants en haute mer. Cette lutte est assurée, en France, par la Marine nationale et par les douanes qui, aux termes de la loi du 15 juillet 1994 relative à l'exercice par l'État de ses pouvoirs de police en mer, disposent d'une compétence concurrente en matière de recherche et constatation d'infractions au trafic de stupéfiants.
b) La procédure d'intervention
La Marine nationale, lorsqu'elle approche un navire soupçonné de transporter une cargaison de stupéfiants, fait parvenir une demande à l'État du pavillon, afin de :
· confirmer l'immatriculation du navire et demander à l'arraisonner ;
· si des preuves de participation à un trafic illicite sont découvertes, prendre toutes les mesures appropriées à l'égard du navire, de la cargaison et des personnes qui se trouvent à bord242(*).
La demande à l'État du pavillon est transmise par voie diplomatique243(*). Celui-ci doit y répondre « sans retard », dans les termes de l'article 17.7 de la Convention de Vienne. Le formalisme du processus est très réduit, dans l'intérêt de la rapidité d'action : un courriel244(*) de l'État du pavillon à l'ambassadeur de France suffit à établir son accord à prendre les mesures appropriées.
Trois cas de figure se présentent alors :
· l'État du pavillon délivre l'autorisation d'arraisonner, de visiter et de dérouter et abandonne sa compétence juridictionnelle ;
· l'État du pavillon délivre l'autorisation d'arraisonner, de visiter et de dérouter mais refuse d'abandonner sa compétence juridictionnelle ;
· l'État du pavillon refuse d'accorder le droit d'arraisonner, de visiter et de dérouter, et l'opération prend fin.
Dans le premier cas, le navire et son équipage passent sous la compétence des autorités françaises. Il faut alors organiser la remise des personnes présentes à bord, ce qui peut s'avérer particulièrement lourd lorsque l'intervention se passe dans une zone éloignée des côtes françaises. C'est pourquoi à partir de 2016, la procédure dite « de dissociation » permise par la loi du 15 juillet 1994 a été mise en oeuvre, afin de libérer plus rapidement les bâtiments de la Marine nationale.
La dissociation, une solution pragmatique
Si la loi du 15 juillet 1994, modifiée par la loi du 29 avril 1996, a permis à la Marine nationale de contribuer à la lutte contre les stupéfiants, elle lui a aussi imposé un cadre particulièrement contraignant. En effet, en cas de découverte de drogue dans un navire, deux cas de figure se présentaient :
· en cas de suites judiciaires, le navire, sa cargaison et son équipage devaient nécessairement être conduits dans un port français pour être remis aux autorités compétentes ;
· en l'absence de poursuite, la drogue retrouvée sur le navire ne pouvait être ni saisie ni détruite.
Pour mettre fin à cette double contrainte, une ordonnance245(*) a été prise en 2015 pour permettre un traitement administratif de la matière stupéfiante : même en l'absence de poursuites judiciaires engagées contre les membres de l'équipage du navire - ce qui est souvent le cas lorsque ceux-ci ne sont ni des citoyens français, ni des parties prenantes du trafic - la drogue peut désormais être détruite, avec l'autorisation du procureur de la République. Le bâtiment de la Marine nationale est ainsi libéré plus rapidement, tout en satisfaisant à sa mission d'entrave du trafic de stupéfiants.
c) Les différents cadres d'intervention de la Marine nationale
Dans le cadre juridique ainsi fixé, les interventions de la Marine nationale contre le trafic de stupéfiants s'organisent différemment selon la zone concernée. Les Antilles sont une zone d'effort permanent, où les opérations « Narcops » sont la principale mission dévolue à la Marine, notamment dans le cadre de l'opération Carib Royal. La coordination internationale des opérations s'effectue dans le cadre de la Joint Interagency Task Force South (JIATF-S) dirigée par les États-Unis, qui réunit une vingtaine de pays de la zone.
En revanche, dans l'océan Atlantique, l'intervention des bâtiments de la Marine nationale dans la lutte contre le narcotrafic se fait davantage de manière ponctuelle et en opportunité. Le renseignement est coordonné dans le cadre du MAOC-N (en français, « Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants »), basé à Lisbonne, qui réunit six États de l'Union européenne et le Royaume-Uni (voir ci-après).
Dans l'océan Indien, le cadre est double : la Marine intervient dans le cadre de la Combined Task Force 150 basée à Bahreïn et sous commandement américain, initialement orientée contre les trafics alimentant le terrorisme, et dans celui de l'opération Atalante sous commandement français, à l'origine destinée à lutter contre la piraterie et le trafic d'armes mais parfois amenée à intervenir en opportunité en matière de narcotrafic.
Enfin, dans l'océan Pacifique, les interventions se font également en opportunité, avec des difficultés particulières liées à l'éloignement du territoire métropolitain : il est difficile d'amener dans une juridiction française une marchandise et des hommes pour les remettre à la justice, conduisant fréquemment à des contrôles sur les navires qui, lorsque des produits stupéfiants y sont découverts, débouchent sur la destruction desdits produits mais sur le maintien en liberté de l'équipage, qui est laissé libre de reprendre sa route à l'issue du contrôle. Des difficultés analogues existent dans l'Atlantique, puisque le procureur de la République compétent est celui de Brest246(*).
d) Le MAOC-N et ses limites : une « success story » contrariée
Créé en 2007, le MAOC-N répond à un besoin de coordination entre États dans les domaines du renseignement et de l'action policière opérationnelle en haute mer. Il regroupe des officiers de liaison des sept pays membres (France, Irlande, Italie, Espagne, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni) ; les États-Unis sont représentés en tant que membre observateur.
La compétence du MAOC-N s'étend aux vaisseaux, mais aussi aux aéronefs non commerciaux - il n'est donc pas compétent pour les porte-conteneurs.
Il s'agit d'une structure très légère ne comptant que 28 personnels permanents (officiers de liaison et analystes principalement) ; la France y est représentée par un officier de marine et, actuellement, un douanier. C'est la cheffe de l'Ofast, Stéphanie Cherbonnier, qui la représente au comité exécutif.
Le MAOC-N alimente notamment une liste des navires d'intérêt (« vessels of interest », VOI) contenant, à la fin 2023, environ 550 items et se divisant en deux catégories :
· 140 navires faisant l'objet d'une enquête judiciaire, d'une surveillance technique ou devant faire l'objet d'une interception ; les États membres s'engagent à ne pas intervenir sans accord préalable du ou des pays inscripteurs ;
· 410 navires faisant simplement l'objet d'investigations247(*).
Tous les acteurs interrogés par la commission d'enquête (secrétaire général de la mer, Marine nationale, officier de liaison au MAOC-N) s'accordent pour souligner l'efficacité de la coopération dans le cadre du MAOC, l'un d'entre eux le qualifiant même de « success story », « car nous avons réussi à partager ce qui se partage le plus difficilement : le renseignement national »248(*).
De fait, les quantités de cocaïne saisies grâce au partage de renseignements et à la coopération opérationnelle au sein du MAOC-N se chiffrent en dizaines de tonnes, 2023 étant une année record de ce point de vue avec près de 80 tonnes, soit presque le double de la précédente année record, 2021.
Saisies annuelles de cocaïne déclarées par le MAOC-N
Source : Statistiques opérationnelles MAOC-N, 2023, document transmis au rapporteur par l'état-major de la Marine nationale
Si le cadre juridique et opérationnel progressivement mis en place a permis de renforcer la coopération internationale en matière de lutte contre les stupéfiants en haute mer, celle-ci continue de se heurter à une double limite : le manque de coopération et le manque de capacités.
Le manque de coopération est le fait de certains pays qui ne s'insèrent pas dans le cadre international décrit supra.
Ainsi le Venezuela donne son accord à l'arraisonnement des navires battant son pavillon et soupçonnés de transporter des stupéfiants, mais refuse systématiquement d'abandonner sa compétence juridictionnelle249(*).
Le cas de la Pologne est plus complexe, car ce pays ne répond jamais aux demandes du droit d'arraisonner, de visiter et de dérouter les navires qui battent son pavillon. Selon Didier Lallement, secrétaire général de la mer, « nos amis polonais [...] immatriculent beaucoup de navires mais ne se sont pas dotés d'un dispositif pertinent et, dans bien des cas, ne répondent pas aux demandes de visite »250(*), obligeant à abandonner l'opération.
Le manque de capacités pose également problème. Selon la Marine nationale251(*), « faute de moyens maritimes disponibles pour mener des opérations, environ 70 % des navires inscrits au [MAOC-N] et considérés comme “chargés” [dans le golfe de Guinée] ne font pas l'objet d'interception ». Les saisies de cocaïne ayant atteint 30 tonnes en 2023 dans cette zone, cela représente potentiellement 90 tonnes de cocaïne non saisies malgré des renseignements qui auraient permis de le faire. Ce constat a été corroboré auprès du rapporteur par la DNRED252(*) : en matière de moyens, l'effort collectif est insuffisant alors que l'Afrique de l'Ouest est clairement identifiée, au niveau international, comme un point nodal du trafic de cocaïne.
Source : « Statistiques opérationnelles MAOC-N, 2023 », document transmis par l'état-major de la Marine nationale (EMMN)
Cela est dû au manque de capacités de certains États du MAOC-N : ainsi les marines espagnole, italienne et néerlandaise « disposent très régulièrement de moyens maritimes dans la zone mais [...] ne conduisent pas d'opération de lutte contre le narcotrafic »253(*). Concernant les marines espagnole et italienne, cette inaction est due au fait qu'elles n'ont pas de mandat pour exercer la police en mer. Même la Marine nationale française, qui exerce ce mandat avec une grande efficacité, est fortement sollicitée par ses missions premières (protection des approches maritimes du territoire, dissuasion, appui opérationnel, police des pêches, etc.).
La seconde raison réside dans les capacités limitées des marines des pays de la région, que le MAOC-N peut solliciter pour obtenir leur concours sur la base des informations partagées entre les membres. Comme l'a souligné la Marine Nationale dans sa réponse à un questionnaire écrit du rapporteur, « À ce jour, seul le Sénégal dispose d'une capacité autonome à agir loin des côtes dans la durée et à disposer des structures permettant de conduire une opération “complète” d'interception (prise en compte du renseignement initial, mise à disposition des moyens, conduite de l'interception, traitement du navire à quai et engagement de la procédure judiciaire). Certains pays de la zone (notamment le Cap-Vert) pourraient contribuer davantage à cet effort moyennant certains appuis ».
Enfin, il convient de noter que le MAOC-N a un équivalent en mer Méditerranée, le CeCLAD-M (Centre de coordination de la lutte anti-drogue en Méditerranée). Créé en décembre 2008 et adossé à l'OCRTIS (Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants, soit l'ancêtre de l'Ofast - qui héberge toujours son centre opérationnel), celui-ci est chargé de la centralisation du renseignement sur le trafic illicite des stupéfiants par voie maritime et aérienne en Méditerranée en vue de la conduite d'opérations d'interception en mer ou à l'arrivée à quai. Le centre anime un réseau composé d'officiers de liaison français et étrangers (Espagne, Maroc et Sénégal), et dispose de correspondants dans des pays partenaires (Égypte, Grèce, Tunisie et Italie). Toutefois, selon la Marine nationale254(*), « le MAOC étant également compétent pour la Méditerranée, la dualité conduit aujourd'hui à une réflexion menée au niveau des administrations concernées », ce dont on peut aisément déduire qu'il existe des difficultés de coordination, voire des « frottements » entre ces deux entités concurrentes. Le CeCLAD semble ainsi moins actif et opérationnel, notamment du fait de ce « doublon » entre ce dernier et le MAOC, et l'on peut s'interroger sur l'intégration de ses locaux à l'Ofast (Nanterre), à grande distance du théâtre d'opérations.
2. La coopération judiciaire et policière avec les États extra-européens : « trous noirs » et États refuges
Outre l'action en mer, le second levier dont dispose la France pour contrecarrer l'internationalisme des narcotrafiquants est celui de la coopération judiciaire et policière. Mais, comme le résument avec sagesse les anglophones, il faut être deux pour danser le tango, et la France se heurte en la matière à l'inertie de certains États peu désireux, pour des raisons aussi diverses que le sont leurs relations avec Paris, de coopérer avec elle.
Le tableau de la coopération internationale contre le narcotrafic avec les États extra-européens est ainsi contrasté. Sophie Aleksic, coordinatrice du pôle criminalité organisée au tribunal judiciaire de Paris, soulignait à cet égard qu'« en dehors de l'Europe, cela dépend des pays et il est difficile d'avancer des généralités. Avec un même pays, la coopération peut très bien fonctionner sur un dossier et pas du tout sur un autre, sans que nous puissions l'analyser de façon rationnelle »255(*).
a) La coopération policière et judiciaire : un réseau indispensable à la prévention des trafics en amont
En matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, la coopération internationale est assurée par les 78 services de sécurité intérieure (SSI) en poste dans les ambassades et postes consulaires français, couvrant 161 pays, les 14 attachés douaniers (AD) à compétence soit nationale, soit régionale, et les 18 magistrats de liaison couvrant 48 pays - avant l'ouverture imminente d'un dix-neuvième poste aux Émirats arabes unis. Tous sont chargés d'assurer la coordination avec les États partenaires sur les plans sécuritaire, douanier et judiciaire.
Comme la Marine nationale, les réseaux des SSI et des AD s'inscrivent dans la stratégie dite du « bouclier ». Si leur domaine de compétences couvre l'ensemble des questions douanières et sécuritaires, leur action présente un volet important dédié à la lutte contre le narcotrafic dans les pays les plus sensibles.
Le président et le rapporteur ont entendu, les 23 et 24 janvier 2024, plusieurs services de sécurité intérieure et attachés douaniers de pays ou régions de départ ou de transit du trafic vers la France : Colombie, États-Unis, Afrique de l'Ouest, Albanie, Turquie, Émirats arabes unis. Ils ont pu constater l'implication et la compétence remarquables de ces agents dont l'action est aussi indispensable que peu connue de nos concitoyens, et qui coopèrent efficacement avec les magistrats de liaison, qui forment eux aussi un rouage essentiel pour l'efficacité de la coopération de la France avec des pays tiers.
(1) Le réseau des attachés douaniers
En matière de narcotrafic, les missions des attachés douaniers (AD), qui relèvent de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), consistent d'abord à détecter les trafics illicites : ils ont donc une importante activité de renseignement, en lien avec la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Ils organisent également la coopération avec les services douaniers du pays hôte et assurent des actions de formation et de renforcement des capacités dans certaines zones, notamment en Afrique.
Leur zone de compétence est généralement régionale : ainsi l'attaché douanier à Miami est compétent pour les Caraïbes, tandis que celui de Dakar couvre 13 pays d'Afrique de l'Ouest, ce qui est cohérent avec la vocation transnationale des services douaniers.
Source : douane.gouv.fr
(1) (2) Le réseau des services de sécurité intérieure
Les services de sécurité intérieure (SSI) constituent un réseau animé par la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS) du ministère de l'intérieur et des outre-mer, commun à la police et à la gendarmerie nationale. Ils s'attachent au démantèlement des organisations criminelles, en particulier lorsqu'elles ont un lien avec la France.
En matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, l'action de l'attaché de sécurité intérieure s'inscrit dans les axes suivants :
· apporter une compréhension fine du fonctionnement des réseaux criminels, notamment lorsqu'ils sont en lien avec des communautés originaires du pays en France, et de l'organisation sécuritaire du pays hôte : les attachés de sécurité intérieure entendus par le rapporteur ont ainsi fourni des éléments d'analyse particulièrement circonstanciés s'agissant non seulement de la situation locale de leur pays d'accueil, mais aussi de l'éventuelle implantation de délinquants ou de groupes criminels français ou européens sur leur sol, permettant par exemple de confirmer que les mafias du vieux continent envoient leurs représentants en Colombie, au plus près de la production de cocaïne, et de détailler les modes d'actions de celles-ci ;
· aider les services répressifs des pays partenaires, dans les zones les plus touchées par le trafic, à renforcer leurs capacités ;
· animer la coopération institutionnelle avec les partenaires de la France, notamment en organisant des séminaires dédiés au partage d'information.
Ils peuvent, comme leurs homologues des douanes, être compétents pour un pays ou pour une zone (celle du SSI de Bogotá couvre ainsi la Colombie, le Costa Rica, Panama et le Nicaragua). Les effectifs d'un SSI sont variables : ils peuvent aller d'une seule personne jusqu'à un effectif assez nourri. L'attaché de sécurité intérieure a parfois à ses côtés un officier de liaison spécialisé sur la criminalité organisée et la lutte contre le narcotrafic ; c'est, par exemple, le cas à Dubaï.
Source : Ambassade de France en Turquie
(1) (3) Le réseau des magistrats de liaison, rouage essentiel de la coopération judiciaire
En matière judiciaire, et en particulier dans le cadre des procédures engagées contre des narcotrafiquants, la coopération relève de l'entraide pénale, qui peut être régie ou non par des conventions bilatérales signées avec certains pays - une cinquantaine environ. Mais la réalité des relations judiciaires bilatérales est beaucoup plus complexe que la lettre des textes, justifiant que soient nommés, dans certains postes diplomatiques, des magistrats en mesure de faciliter la coopération.
L'existence des magistrats de liaison est relativement récente puisqu'elle remonte à 1993. Elle a partie liée avec le crime organisé, car c'est à l'origine une idée du juge antimafia Giovanni Falcone ; le premier magistrat de liaison a au demeurant été nommé en Italie quelques mois après l'assassinat du juge Falcone par la mafia sicilienne Cosa Nostra.
En matière de trafic de stupéfiants, le magistrat de liaison a notamment pour mission d'assurer la transmission des commissions rogatoires internationales adressées par les juges d'instruction, les demandes d'entraide émises par les procureurs, et les demandes d'extradition. Sa connaissance du système judiciaire du pays d'accueil et de ses acteurs est importante pour aider à la rédaction des demandes et en assurer le suivi256(*).
Les magistrats de liaison français à l'étranger et étrangers en France en 2023
17 magistrats de liaison français en exercice, couvrant 52 États :
· 8 magistrats de liaison en Europe : Allemagne, Belgique (et Luxembourg), Espagne, Italie (et Malte), Pays-Bas, Roumanie (et Moldavie et Bulgarie), Royaume-Uni (et Irlande), Serbie (et Albanie, Chypre, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Monténégro, Macédoine) ;
· 6 magistrats de liaison en Afrique et au Moyen-Orient : Turquie (et Irak), Algérie, Maroc, Tunisie, Sénégal (et Burkina Faso, Cap-Vert, Gambie, Guinée, Mali, Mauritanie), Côte-d'Ivoire (et Cameroun, Togo, Bénin, Ghana, Niger, Nigeria et Tchad) ;
· 2 magistrats de liaison en Amérique : États-Unis (et Canada), Brésil (et Guyana, Suriname) ;
· 1 magistrat de liaison en Asie, couvrant 8 États et basé en Thaïlande (Chine, Indonésie, Japon, Malaisie, Philippines, Singapour, Vietnam) ;
11 magistrats de liaison étrangers présents en France : Algérie, Allemagne, Canada, Espagne, États-Unis, Italie, Japon, Maroc, Pays-Bas, Royaume-Uni, Turquie.257(*)
b) Une coopération souvent tributaire de la situation politique intérieure des pays partenaires : les exemples de la Turquie et de la Colombie
Les SSI et attachés douaniers entendus par le rapporteur ont dressé un tableau contrasté de la coopération avec les pays concernés. Globalement, le travail en commun permet d'avancer sur la problématique du narcotrafic ; des avancées ont également été observées avec certains États, mais le constat général reste celui d'une inégalité fondamentale entre des trafiquants et des produits qui se meuvent librement, et des services répressifs qui peinent à coordonner leur action dans la continuité.
Ainsi, en Turquie, les autorités ont considérablement durci la répression contre les narcotrafiquants. Ce pays était autrefois désigné comme un véritable lieu de villégiature pour les trafiquants, qui pouvaient acquérir la nationalité turque (et ainsi se mettre à l'abri de l'extradition) à partir d'un certain niveau d'investissement immobilier. Mais l'élection présidentielle de juillet 2023 a marqué un tour de vis sécuritaire, avec un durcissement des conditions d'acquisition de la nationalité et la déchéance de celle-ci pour un trafiquant afin de permettre son extradition vers la France.
En Colombie, le nouveau président Gustavo Petro a imprimé un tournant majeur à la politique antidrogue de son pays en décidant de relâcher la pression sur les petits producteurs - ce qui a entraîné une forte hausse de la production. En conséquence, les forces de sécurité ont réorienté leur action vers le haut du spectre. Cet exemple, qu'on pourrait décliner dans d'autres pays, illustre l'importance d'une coopération au plus proche afin de comprendre les inflexions des politiques de sécurité de nos partenaires et d'adapter notre réponse. De fait, si la France subit nécessairement les conséquences de certaines politiques - en l'espèce une augmentation de la production, donc des flux vers notre pays -, il est essentiel de les prendre en compte le plus en amont possible.
L'équipe dédiée : un outil précieux, un modèle à reproduire ?
En 2013, les autorités françaises et colombiennes ont mis sur pied une équipe dotée d'un budget de 216 000 euros prélevé sur le Fonds de concours « Drogues » piloté par la Mildeca258(*). Celle-ci, armée par une vingtaine d'agents colombiens et dirigée par le SSI, est active sur tous les fronts de la lutte antidrogue : arrestations, saisies, traques de personnes recherchées par les polices françaises ou européennes, renseignement criminel, lutte contre le blanchiment. C'est un outil de coopération précieux et opérationnel, d'un coût très modeste rapporté à ses résultats : 18 tonnes saisies, 180 personnes interpellées depuis 2013, 15,5 millions d'euros confisqués en 2023.
c) Les Antilles : une coopération largement défaillante
La nécessité d'une coopération solide avec nos partenaires est un enjeu d'une particulière importance pour la France qui, outre son territoire hexagonal, voit ses collectivités ultramarines particulièrement exposées à des formes de criminalité ayant des liens avec les pays frontaliers.
À ce titre, les magistrats en poste aux Antilles259(*) ont fait part à la commission d'enquête des difficultés rencontrées dans la coopération judiciaire et policière avec les États voisins, notamment insulaires, d'où vient la drogue débarquée en Martinique.
Ainsi Clarisse Taron, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Fort-de-France, soulignait-elle que « Sainte-Lucie aura mis en oeuvre pour la première fois la convention d'extradition nous liant depuis plusieurs années et peine à exécuter les demandes d'entraide. Du côté de la Dominique, la situation est pire encore. Par ailleurs, il reste très compliqué d'obtenir de l'aide et des contributions aux enquêtes de la part des autres États des Caraïbes ».
Dominique Vinsonneau, première vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Fort-de-France, entendue lors de la même audition, abonde : « Dans environ deux dossiers d'instruction sur trois, des fournisseurs, des complices ou des coauteurs sont saint-luciens. [...] Des ressortissants saint-luciens sont liés de façon très étroite avec certains cartels d'Amérique du Sud. Ils s'échangent des points GPS, se retrouvent en mer et transvasent les chargements vénézuéliens sur des bateaux saint-luciens [...] avant de procéder à un deuxième transbordement dans les eaux proches de la Martinique ou de débarquer sur nos plages ou sur nos pontons le moment venu. »
C'est pourquoi les deux magistrates se félicitent de la création d'un poste de magistrat de liaison à Sainte-Lucie, confirmée par le garde des Sceaux lors de son audition par la commission d'enquête260(*). Comme pour le Venezuela (voir infra), l'enjeu est d'importance, les Antilles étant l'une des principales zones de trafic de cocaïne au monde avec des flux verticaux vers les États-Unis et horizontaux vers l'Europe.
d) Les cas de Dubaï et du Maroc, États refuges
Le constat dressé par Sophie Aleksic, première vice-présidente et coordinatrice du pôle criminalité organisée du tribunal de Paris, est particulièrement préoccupant : « Établis temporairement ou durablement aux Émirats arabes unis, dans des pays du Maghreb, en Espagne ou dans certains pays d'Amérique du Sud, [certains trafiquants] continuent à se déplacer en dépit de mandats d'arrêt internationaux ou européens. Comment cela est-il possible ? Deux réponses : ou bien ils utilisent de fausses identités, sachant qu'il y a tout un trafic de faux papiers qui est lié au trafic de stupéfiants ; ou bien ils utilisent leur véritable identité, et se pose alors la question du système de coopération, dont on peut dire qu'il est perfectible »261(*).
C'est ainsi qu'un travail policier et judiciaire de longue haleine mené en France peut être compromis par les vicissitudes d'une relation bilatérale ou par les arcanes d'un système juridique. Deux exemples en témoignent avec une acuité particulière : Dubaï et le Maroc.
(1) Dubaï, le pays d'où l'on ne revient pas
La France se heurte depuis plusieurs années à de très grandes difficultés dans la coopération judiciaire avec l'émirat de Dubaï, où se trouvent désormais de nombreux trafiquants français du « haut du spectre », attirés par les multiples avantages qu'offre l'Émirat (et qui ont été décrits en première partie).
La coopération policière a fait certains progrès récents, a souligné Jean-Noël Bonnieu, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, devant la commission d'enquête :
« En mars 2022, nous avons déployé aux Émirats un officier de liaison, spécifiquement placé à l'ambassade de France à Abou Dabi pour améliorer la coopération policière avec les autorités de police émiraties, ce qui a eu un effet en particulier dans la coopération des Émirats avec l'Ofast. Il y a eu alors des arrestations »262(*).
En matière financière, le ministre de l'économie et des finances a signalé une avancée récente à la commission d'enquête avec la signature « d'un accord de coopération avec les Émiratis pour identifier les avoirs criminels »263(*).
Mais la coopération judiciaire marque le pas, alors que 17 des 34 des procédures extraditionnelles en cours entre les deux pays ont trait à des personnes recherchées pour infraction à la législation contre les stupéfiants.
La France et les Émirats arabes unis sont pourtant liés par une convention bilatérale d'entraide judiciaire en matière pénale, et par une convention d'extradition toutes deux signées le 2 mai 2007, ainsi que par des conventions internationales dont la Convention de Vienne de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants.
Malgré ces accords, deux trafiquants français de haut vol condamnés en France, arrêtés en novembre 2023 par les autorités émiriennes, Abdel Karim Touil et Abdelkader Bouguettaia, ont été libérés à l'issue du délai de 40 jours prévu par la convention du 2 mai 2007 pour la présentation de la demande d'extradition par les autorités françaises264(*).
Les autorités émiriennes ont affirmé que la demande n'avait pas été présentée dans les formes et les délais nécessaires, mais selon l'analyse de la Direction des affaires criminelles et des grâces, sollicitée par la commission d'enquête, il s'agirait en réalité de divergences d'interprétation sur les dispositions de la convention relatives aux délais et aux formes de la demande.
Au-delà de l'analyse juridique, le service de sécurité intérieure de l'ambassade française a également pointé, devant le président et le rapporteur265(*), des difficultés de deux ordres :
· l'organisation institutionnelle de la Fédération des Émirats arabes unis, dont chacune des sept entités jouit d'une forte autonomie. Dubaï est, de plus, en forte concurrence avec la capitale Abou Dabi, ce qui nuit à la fluidité des échanges et à l'identification des interlocuteurs idoines ;
· pratiquement, le manque de ressources humaines pour traiter les très nombreuses demandes d'extradition ; le rejet des dossiers pour des motifs de forme peut ainsi être utilisé comme une forme de filtrage qui permet aux rares effectifs affectés à la coopération judiciaire de privilégier les dossiers les mieux ficelés, ou les plus simples, afin de pallier le manque de temps qu'ils ont à consacrer à leur mission.
La France n'est pas le seul pays à rencontrer des difficultés de ce type, puisque des narcotrafiquants de toutes nationalités se retrouvent à Dubaï pour y poursuivre leurs activités et blanchir les fruits qu'ils ont tirés du trafic. Cependant, les Émirats ne font pas montre d'une résistance systématique aux demandes qui leur sont adressées : l'Italie a ainsi obtenu l'arrestation d'un membre notoire de la `Ndrangheta, Raffaele Imperiale266(*), puis son extradition. De même que l'arrestation d'Abdel Karim Touil et Abdelkader Bouguettaia, ces mesures faisaient suite à des visites de haut niveau : le ministre de l'intérieur français s'est en effet rendu aux Émirats en octobre 2023 pour évoquer la coopération judiciaire.
Le cas de Dubaï est porteur de deux enseignements en matière de coopération internationale bilatérale contre le narcotrafic.
D'abord, les conventions d'entraide pénale et d'extradition ne suffisent pas à garantir la coopération judiciaire : il faut les faire vivre et maintenir un dialogue suivi pour éviter les divergences d'interprétation et identifier les bons interlocuteurs. La création d'un poste de magistrat de liaison aux Émirats arabes unis est, de ce point de vue, la réponse adéquate.
Ensuite, la coopération judiciaire doit être constamment appuyée au niveau diplomatique, mais aussi politique : ce sont vraisemblablement des rencontres de haut niveau qui ont débloqué, malheureusement de manière temporaire, les dossiers des deux trafiquants arrêtés en novembre 2023.
(2) Le Maroc : une coopération tributaire de l'état des relations bilatérales
Les pays du Maghreb ont été cités par de très nombreux interlocuteurs de la commission d'enquête comme des bases de repli pour certains trafiquants de haut niveau, en raison des difficultés inhérentes à la relation entre la France et ces pays. Les relations diplomatiques complexes entre la France et ces États ne sont guère propices à des échanges fluides, ce qui met à mal la coopération policière et judiciaire. Le cas du Maroc, pays producteur de cannabis et que sa proximité avec l'Espagne érige en « repli » pour des trafiquants du haut du spectre, est l'un des emblèmes de cette complexité : plusieurs personnes auditionnées par la commission d'enquête ont ainsi rappelé que ce pays était une zone d'investissements immobiliers pour certains narcotrafiquants. Plus largement, et comme le synthétisait pudiquement Amélie Delaroche, sous-directrice de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée au ministère de l'Europe et des affaires étrangères lors d'une audition plénière, « la coopération avec [le Maroc] reste prioritaire ; dans un contexte où les relations sont compliquées par bien d'autres facteurs, nous avons comme ambition de poursuivre le dialogue ». Alain Bauer constatait, de même, que « l'Algérie et le Maroc entretiennent des relations complexes avec la France, ce qui n'est pas le cas de Dubaï ou des Émirats arabes unis. Il est possible d'avoir une relation directe et opérationnelle avec ces derniers, qui tiennent de plus en plus à leur réputation. Dans les autres cas, la question relève du remords colonial et est très compliquée à traiter, même si ces pays ont mené des politiques répressives majeures par moments »267(*).
Dans ces conditions, le baromètre de la coopération judiciaire est étroitement corrélé à celui des relations politiques bilatérales. Il est ainsi difficile de ne pas faire de lien entre le tout récent réchauffement des relations franco-marocaines, matérialisé par le soutien du ministre de l'Europe et des affaires étrangères au « plan d'autonomie du Maroc pour le Sahara marocain »268(*), et l'arrestation de Félix Bingui269(*), chef du gang marseillais Yoda dont l'affrontement avec la bande rivale DZ Mafia a ensanglanté Marseille en 2023. En revanche, les relations restent très difficiles entre la France et l'Algérie - d'autant qu'elles varient en raison inverse de celles que nous entretenons avec le Maroc.
L'aspect éminemment politique de la relation bilatérale avec certains États, en particulier dans l'ancien empire colonial français, apparaît comme un facteur exogène, impondérable et difficilement maîtrisable de la coopération en matière de lutte contre le trafic.
e) Les narco-États, trous noirs de la coopération judiciaire et policière
Si la relation est complexe avec les États « refuges », elle a malgré tout le mérite d'exister, ce dont ne peut pas s'enorgueillir la coopération entre la France et des pays qui, n'ayant plus les moyens de lutter contre les réseaux de narcotrafic, en sont devenus les otages.
(1) Golfe de Guinée, Afrique de l'Ouest : la pénétration du narcotrafic au plus haut niveau
Plusieurs États apparaissent infiltrés au plus haut niveau par les intérêts des narcotrafiquants. C'est notamment le cas en Afrique de l'Ouest (voir première partie) : une note du Centre d'analyse et de prévision stratégique270(*) décrit comment, à partir des années 2000, les trafiquants latino-américains ont pris pied dans la région et rapidement tissé un réseau de complicités pour assurer le « rebond » de la cocaïne vers l'Europe. En Guinée-Conakry, ils avaient « pignon sur rue » sous la présidence de Lansana Conté (jusqu'en 2008), bénéficiant même de la protection de la garde présidentielle. La Guinée-Bissau était devenue un quasi-narco-État où le fils même du président a été impliqué dans un trafic de cocaïne271(*).
La corruption est remontée le long de la route terrestre de la drogue vers le nord : ainsi le fils de l'ancien président de Mauritanie, Sidi Mohamed Ould Haïdallah, a été impliqué dans un trafic de cocaïne en 2007272(*). Selon l'attaché douanier de Dakar273(*), tous les pays de la région sont désormais concernés par le transit de cocaïne.
Cette situation est aggravée par le récent repli stratégique de la France dans la région du Sahel, avec une succession de coups d'État au Mali, au Niger et au Burkina Faso qui ont porté au pouvoir des régimes militaires ouvertement hostiles et porté un coup sévère aux relations bilatérales. De plus, la fin de l'opération Barkhane, conduite par l'armée française contre les réseaux djihadistes opérant dans la région, a été actée le 9 novembre 2022 ; elle crée ainsi un vide sécuritaire dont profitent les réseaux du trafic de drogue, qui dans cette région ont une certaine porosité avec les réseaux terroristes.
(2) Le Venezuela : un État de transit pour la cocaïne, gangrené par les réseaux
Le Venezuela est historiquement, pour la cocaïne produite en Colombie, au Pérou et en Bolivie, un pays de transit vers les Antilles - c'est donc une voie d'arrivée de la drogue en territoire français ; mais il est également en train de devenir un pays de production.
L'infiltration par les narcotrafiquants des plus hauts niveaux de l'État est attestée par plusieurs rapports : l'un d'entre eux, du think tank Insight Crime, décrit comment le président Nicolás Maduro, au pouvoir depuis 2013, a assumé une position de « gardien du trafic de drogue dans le pays, contrôlant l'accès aux richesses de la cocaïne non seulement pour les trafiquants de drogue, mais aussi pour les politiciens corrompus et pour le réseau implanté dans l'armée connu sous le nom de “Cartel des soleils” »274(*). Les autorités judiciaires américaines ont officiellement accusé le président Maduro et plusieurs dirigeants, dont le vice-président Tareck El Aissami, d'implication dans le trafic de cocaïne à destination des États-Unis275(*).
La coopération sécuritaire et judiciaire est d'autant plus difficile avec le Venezuela que les relations bilatérales, sous la présidence de Hugo Chávez mais surtout de son successeur Nicolás Maduro, ont traversé une passe très difficile, la France, à la suite des États-Unis, ayant refusé de reconnaître la réélection jugée frauduleuse de Nicolás Maduro en 2018276(*).
Ce constat a été confirmé au cours des auditions de la commission d'enquête : selon Jean-Christophe Tallard-Fleury, sous-directeur d'Amérique du Sud du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, « avec le Venezuela, notre coopération est des plus limitées, [...] d'autant qu'il y a des factions armées dans l'affaire »277(*).
Ainsi, en cas de saisie de drogue par la Marine ou les douanes françaises sur des bateaux battant pavillon vénézuélien, le Venezuela ne renonce pas à sa compétence juridictionnelle. Cela nécessite l'organisation d'un rendez-vous en mer pour la remise du bateau, en haute mer ou à la limite des eaux territoriales vénézuéliennes, ce qui illustre la confiance limitée entre les deux parties. Cependant, le Venezuela accepte la destruction de la matière stupéfiante trouvée dans le navire en présence de l'attaché de sécurité intérieure français dans ce pays, signe qu'une coopération sécuritaire limitée est possible.
Toutefois, le problème de l'infiltration de l'État, en particulier de l'armée, par les cartels demeure entier, justifiant la qualification de « narco-État ». Dans le même temps, les négociations entamées par le pouvoir et l'opposition dans la perspective de l'élection présidentielle de juillet 2024, qui avaient abouti le 17 octobre 2023 aux accords de la Barbade278(*), ont été abruptement interrompues par le gouvernement vénézuélien en janvier 2024, la candidate de l'opposition, María Corina Machado, ayant notamment été déclarée inéligible279(*).
Au vu de l'importance prise par la voie de rebond africaine dans le trafic transatlantique, ainsi que du Venezuela dans le transit de la cocaïne vers les Antilles, ces « trous noirs » sont un facteur de vulnérabilité pour l'Europe et en particulier pour la France, ce qui met en relief l'importance cruciale de la coopération sécuritaire dans des pays où la coopération judiciaire est impossible car elle repose sur des institutions « contaminées » par le pouvoir corrupteur des trafiquants.
f) Hong Kong ne répond plus
Plusieurs auditions menées par la commission d'enquête ont mis en évidence le manque de coopération avec la Chine sur le sujet du blanchiment, et plus spécifiquement avec Hong Kong, l'une de ses principales places financières. Cela constitue une entrave particulièrement frustrante pour les enquêteurs et la justice, d'autant que le rôle des réseaux chinois dans le blanchiment est manifeste (voir supra). Le directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances, Christophe Perruaux280(*), a ainsi souligné, en décrivant le processus de blanchiment d'argent au Cifa d'Aubervilliers : « Une fois bancarisé, le cash disparaît très vite vers des pays ou vers des territoires tels que Hong Kong, qui ne coopèrent pas avec nous ». En effet, poursuit Christophe Perruaux, « quand nous adressons aujourd'hui une demande d'entraide ou une commission rogatoire internationale à Hong Kong, nous n'obtenons pas de réponse, alors que nous en recevions encore récemment ».
Ce constat est corroboré en tous points par le chercheur Bertrand Monnet281(*) : « S'agissant de Hong Kong, au cours de l'entretien auquel j'ai assisté282(*), les ingénieurs en blanchiment d'argent qui conseillaient le narcotrafiquant ont immédiatement mentionné un passage par ce territoire. Depuis que l'État chinois y est très présent, Hong Kong ne coopère absolument plus ».
À ce stade, il semble qu'il y ait peu à attendre de la coopération, à tout le moins bilatérale, avec les autorités chinoises. Selon le général Lecouffe, directeur exécutif adjoint Opérations d'Europol283(*), « En ce qui concerne la Chine et Hong Kong, des actions sont entreprises au niveau européen. Je pense notamment à l'initiative sur le blanchiment d'argent et à la création imminente de l'autorité anti-blanchiment284(*). [...] C'est à travers de telles autorités et par la collaboration entre les secteurs que la surveillance de ces pays doit s'organiser. Pour ce qui est des réseaux de blanchiment chinois, nous sommes conscients de leur existence et nous essayons de collaborer avec d'autres pays sur ces questions. Cependant, nous n'avons pas d'informations particulières sur les flux financiers en provenance de Chine et de Hong Kong, sauf enquête spécifique ».
En d'autres termes, Hong Kong est devenu à proprement parler un « trou noir » : enquêteurs et services judiciaires français et européens sont pour le moment à peu près aveugles sur les flux liés au blanchiment des produits du narcotrafic285(*).
* 238 Aux termes des articles 86 et suivants de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay, du 10 décembre 1982, la haute mer s'entend de toutes les parties de la mer qui ne sont comprises ni dans la zone économique exclusive, la mer territoriale ou les eaux intérieures d'un État, ni dans les eaux archipélagiques d'un État archipel.
* 239 « Une Partie qui a des motifs raisonnables de soupçonner qu'un navire exerçant la liberté de navigation conformément au droit international et battant le pavillon ou portant une immatriculation d'une autre Partie se livre au trafic illicite peut le notifier à l'État du pavillon, demander confirmation de l'immatriculation et, si celle-ci est confirmée, demander l'autorisation à cet État de prendre les mesures appropriées à l'égard de ce navire ».
* 240 Voir Valérie Boré Eveno, « Le cadre juridique international de la lutte contre le trafic maritime de stupéfiants : Quelles compétences pour les États ? ».
* 241 Ibid.
* 242 Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), Focus sur l'action de l'État en mer, document transmis à la commission d'enquête.
* 243 Pour les cas où le pavillon n'est pas apparent ou connu, la Marine peut procéder à une enquête de pavillon. Si la nationalité ne peut être établie, en application de l'article 5 de la loi du 15 juillet 1994 le navire est considéré comme relevant de la compétence des juridictions françaises.
* 244 Décision de la Cour de cassation n°06-86945 du 13 décembre 2006. La Cour de cassation a considéré que l'article 17 de la Convention de Vienne n'imposait aucun formalisme.
* 245 Ordonnance n° 2015-1534 du 26 novembre 2015 modifiant la loi du 15 juillet 1994
* 246 Le procureur de la République compétent est celui de la zone du délégué de l'action de l'État en mer, en l'occurrence le préfet maritime de l'Atlantique, basé à Brest. Dans la zone Antilles, le délégué de l'action de l'État en mer est le préfet de la Martinique.
* 247 Contribution écrite transmise par la Marine nationale à la commission d'enquête.
* 248 Audition « rapporteur » de la Marine nationale.
* 249 Voir, infra, la section consacrée à la coopération avec le Venezuela.
* 250 Audition du 11 décembre 2023.
* 251 Contribution écrite transmise à la commission d'enquête.
* 252 Entendue en audition « rapporteur » le 10 janvier 2024.
* 253 Contribution écrite transmise à la commission d'enquête.
* 254 Réponse au questionnaire écrit du rapporteur.
* 255 Audition de la Junalco du 7 décembre 2023.
* 256 Dalloz, « Entraide judiciaire internationale : les trente ans des magistrats de liaison français », 20 octobre 2023.
* 257 Source : Ministère de la justice, septembre 2023
* 258 Cette équipe est notamment évoquée par un rapport sénatorial de 2019, « Colombie : une paix encore fragile » (n° 548, 2018-2019).
* 259 Audition de magistrats en poste aux Antilles du 18 décembre 2024.
* 260 Audition du 9 avril 2024.
* 261 Audition de la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée, 7 décembre 2023.
* 262 Audition du 22 janvier 2024.
* 263 Audition du 26 mars 2024.
* 264 Le Parisien/AFP, « Deux gros narcotrafiquants français interpellés à Dubaï ont été relâchés, avant leur extradition », 11 janvier 2024. L'un d'entre eux a été à nouveau arrêté au Liban le 19 mars 2024 : Le Parisien/AFP, « L'un des deux gros narcotrafiquants français récemment relâchés à Dubaï interpellé au Liban », 19 mars 2024.
* 265 Audition du 23 janvier 2024.
* 266 Le Figaro/AFP, « Dubaï confirme l'arrestation d'un baron de la drogue italien », 25 août 2021. Imperiale a ensuite été extradé et son procès a commencé en octobre 2023 en Italie.
* 267 Audition du 29 janvier 2024.
* 268 Voir par exemple France24, « Sur le Sahara occidental, Paris réitère son "soutien clair et constant" au plan marocain », 26 février 2024.
* 269 France24/AFP, « Trafic de drogue : le chef présumé du gang marseillais Yoda interpellé au Maroc », 9 mars 2024.
* 270 CAPS, « Trafic de drogue en Afrique de l'Ouest », 23 juin 2016.
* 271 Voir la première partie du présent rapport.
* 272 Ibid., et Le Temps, « En Mauritanie, un trafic de cocaïne éclabousse des notables », 15 juin 2007.
* 273 Audition « rapporteur » du 24 janvier 2024.
* 274 InSight Crime, « Venezuela's Cocaine Revolution », avril 2022.
* 275 Voir le communiqué de presse du département de la Justice des États-Unis.
* 276 Le Sénat avait d'ailleurs adopté, le 30 octobre 2019, à l'initiative d'Olivier Cadic, une résolution pour le renforcement des sanctions adoptées par le Conseil européen contre des responsables des violations des droits humains au Venezuela et pour soutenir les États signataires de l'enquête auprès de la Cour pénale internationale.
* 277 Audition du 22 janvier 2024.
* 278 Ces accords prévoient une feuille de route en vue d'un scrutin « libre et inclusif ».
* 279 Les autorités vénézuéliennes ont également évoqué un « complot » pour assassiner le président ( France24 : « Au Venezuela, Nicolas Maduro dénoncent (sic) les accords de négociation avec l'opposition » (26 janvier 2024).
* 280 Audition du 11 décembre 2023.
* 281 Table ronde de journalistes du 18 décembre 2023.
* 282 Il s'agit de l'entretien que l'on peut voir dans le document « Dubaï connexion, comment blanchir 50 millions de dollars » réalisé par Bertrand Monnet et publié par Le Monde le 1er décembre 2023.
* 283 Audition du 22 janvier 2024.
* 284 Voir la partie suivante sur les initiatives européennes.
* 285 Ces failles ne sont pas le propre de l'Europe, comme en témoignent les difficultés rencontrées par les autorités américaines dans la lutte contre le fentanyl, produit sur la base de précurseurs chimiques fabriqués en Chine - certains élus ayant récemment émis des accusations selon lesquelles Pékin subventionnerait la production de fentanyl.