E. UN BLANCHIMENT TENTACULAIRE : CASH, HAWALA ET RÉSEAUX DE LA MAFIA CHINOISE

Le blanchiment consiste, dans la définition donnée par Interpol, à « dissimuler l'origine de fonds obtenus illégalement afin qu'ils paraissent être issus de sources légitimes »104(*). Il existe une très grande variété de méthodes de blanchiment, où là encore se révèle l'ingéniosité des trafiquants. Grâce à des systèmes de « troc », ceux-ci peuvent même éviter complètement le recours au système monétaire, comme le relevait Christophe Straudo, inspecteur général, chef de l'inspection générale de la justice, lors de son audition : il expliquait avoir assisté en outre-mer, dans de précédentes fonctions, « à la naissance de trafics réciproques. On se rendait compte que le prix du gramme de cocaïne était l'équivalent du prix de la résine de cannabis [...]. C'était du troc : cocaïne contre résine de cannabis »105(*).

Lorsqu'il existe, le blanchiment ne peut toutefois pas se dérouler n'importe où ni n'importe comment, notamment lorsque les sommes concernées sont importantes et que leur détenteur a la volonté de les réinjecter, à plus ou moins long terme, dans l'économie légale. Comme l'a souligné Guillaume Valette-Valla, alors directeur de Tracfin, lors de son audition par la commission106(*), « blanchir de l'argent suppose une “industrie” financière et juridique d'avocats, de comptables, de commissaires aux comptes, de cabinets de consultants, ainsi qu'un marché de l'immobilier suffisamment liquide. [...] Cela suppose une place de marché d'une surface, d'une profondeur et d'une industrie qui puisse le recueillir ».

1. Des formes très diverses de blanchiment, de la plus simple à la plus complexe

Comme le rappelle Clotilde Champeyrache dans sa réponse écrite au questionnaire du rapporteur, « le blanchiment se prête [...] à beaucoup de fantasmes. Si l'attention se concentre sur les schémas sophistiqués de blanchiment international, il ne faut pas oublier qu'une part importante - qu'il faudrait réussir à estimer - d'argent sale circule directement dans l'économie légale sans être blanchi : cela concerne notamment les salaires de la main-d'oeuvre criminelle et les pots-de-vin versés. Ce décalage entre revenus légaux distribués et revenus réellement dépensés dans l'économie légale transparaît (même s'il n'est pas l'explication exclusive) dans le décalage observé par les instituts de statistiques nationaux entre somme des emplois et somme des ressources en fin d'exercice ».

La forme la plus simple de blanchiment consiste à acheter des biens de consommation avec l'argent liquide issu du trafic ; dans ce cas, il ne s'agit pas d'une démarche volontaire de dissimulation de l'origine des fonds, mais d'un acte de consommation, notamment des petites mains du trafic.

Les espèces peuvent également être tout simplement transportées dans un pays étranger (souvent le pays d'origine du trafiquant) où elles seront plus aisément recyclées du fait d'une réglementation moins stricte ; on rappellera à cet égard que, à date, plusieurs États européens (Autriche, Chypre, Estonie, Finlande, Allemagne, Hongrie...), dont certains sont frontaliers de la France, ne prévoient aucun plafond aux paiements en liquide, ce qui constitue indéniablement un facteur facilitant pour le blanchiment.

Dans une forme légèrement plus sophistiquée, l'argent liquide est utilisé pour l'achat de biens tels que des véhicules ou des montres de luxe, ensuite revendus dans le pays d'origine.

La commission a par ailleurs appris que des groupes criminels se spécialisaient dans le blanchiment, et notamment certaines mafias asiatiques. Comme le soulignait le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti lors de son audition le 9 avril 2024, « pour blanchir les fonds provenant des trafics de stupéfiants, les narcotrafiquants français n'hésitent [...] pas à s'allier avec des groupes implantés en Asie ». Plus largement, un nombre important de personnes entendues par la commission ont mis en avant le rôle-clé de certains réseaux criminels chinois dans l'industrialisation du blanchiment des revenus criminels, quelle qu'en soit l'origine - y compris, donc, au profit des narcotrafiquants.

Le Cifa d'Aubervilliers : une énorme machine à traiter du cash

« La communauté criminelle chinoise - mais elle n'est pas la seule - a acquis une véritable compétence en matière de blanchiment, a indiqué Christophe Perruaux, directeur du SEJF, à la commission d'enquête107(*). Elle la met à disposition de ceux qui veulent en user, et ce dans bien d'autres domaines que le textile, son commerce d'origine : elle la propose ainsi aux acteurs de la fraude fiscale, du travail illégal et du trafic de stupéfiants, qui connaissent parfaitement la qualité de ses prestations. »

Selon Christophe Perruaux, mais aussi d'autres observateurs du phénomène, le Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers apparaît comme l'un des principaux centres dédiés à cette activité en raison des très importantes quantités d'argent liquide qu'il traite.

Mais l'une des formes les plus courantes de blanchiment reste l'investissement « de proximité » dans un commerce local : principalement des kebabs, « barbershops », ongleries, bars à chicha108(*). Ces commerces produisent ensuite de fausses factures permettant de justifier ces fonds. Une fois les fonds recyclés, le commerce est souvent mis en liquidation. Le processus peut être opacifié en mettant le commerce au nom d'un proche. Il s'agit là d'un « blanchiment dit de basse intensité (via des investissements criminels dans des structures de type restaurants, bars, boîtes de nuit, petits commerces) » qui « [offre] aux criminels une façade légale, un statut social tout en leur permettant un enracinement territorial (recrutements fictifs de personnel, points d'observation dans des rues / quartiers, possibilité de placer des marchandises illégales / d'en stocker) »109(*).

L'investissement immobilier est également une forme de blanchiment très appréciée dans les pays peu regardants sur l'origine des fonds achetés : Dubaï, avec son très important marché immobilier, arrive en tête des destinations (voir l'encadré consacré à Dubaï ci-avant). Dans ce cas, les montages peuvent être très sophistiqués et passer par des sociétés-écrans pour limiter le risque que le bien possédé ne soit « tracé » vers son propriétaire réel, donc repéré et in fine confisqué.

Les formes de blanchiment les plus sophistiquées mettent donc en contact les réseaux criminels avec l'économie légale, ce qui pose la question de la pénétration de nos économies par le crime. Selon un rapport publié par Europol110(*), « 86% des réseaux criminels les plus menaçants111(*) utilisent des structures légales » (Legal business structures, ou LBS), à la fois comme « un facilitateur pour commettre leurs crimes, une façade pour les dissimuler, et un véhicule de blanchiment des profits ». Europol identifie les secteurs de la construction, de l'hôtellerie et de la logistique les plus vulnérables. Cette imbrication étroite est illustrée dans l'étude de cas présentée en encadré, qui met aussi en évidence la très forte internationalisation des réseaux.

La pénétration de l'économie légale par les réseaux criminels : un cas d'espèce

« Le chef d'un réseau criminel, un homme d'affaires italien d'origine argentine résidant à Marbella, utilise ses entreprises pour dissimuler ses activités à la fois dans le trafic de drogue et le blanchiment d'argent. Il gère plusieurs entreprises, dont l'une importe des bananes en Union européenne depuis l'Équateur. Il possède également des centres sportifs à Marbella, des centres commerciaux à Marbella et de nombreux bars et restaurants. Un complice albanais, résidant en Équateur, se charge de l'importation de la cocaïne de Colombie en Équateur, puis de la distribution dans l'Union européenne. Les entreprises équatoriennes de négoce de fruits sont utilisées comme façades pour ce type d'activités criminelles. »112(*)

2. La hawala : un système de transfert de fonds très ancien mis au service du narcotrafic

La hawala est un moyen simple mais très efficace de transfert immédiat de fonds d'un pays à un autre, utilisé depuis des siècles, notamment par les commerçants dans les pays musulmans, pour éviter l'opération risquée du transport de fonds.

Elle consiste, pour un individu (le sarraf) situé dans un pays A, à remettre une somme d'argent à un commerçant (le hawaladar). Celui-ci lui remet un code, et envoie un ordre de virement à son correspondant, le hawaladar du pays B. Le destinataire des fonds, dans le pays B, se présente au hawaladar avec le code en question, transmis par le premier individu, et l'argent lui est transféré.

Source : direction des affaires criminelles et des grâces

Ce processus crée une dette du hawaladar du pays A envers son correspondant du pays B, correspondant à la somme transférée. Elle sera compensée ultérieurement, soit par une opération inverse, soit par des importations de matériels, de fournitures ou de véhicules, par exemple.

Ce système informel, car échappant aux circuits bancaires, est très utilisé par les travailleurs immigrés pour transférer des fonds à leur famille. Mais il présente également des avantages certains pour les criminels : absence de formalités, anonymat, rapidité, disponibilité (commerces aux horaires d'ouverture étendus), coût moins élevé que les commissions des changeurs, confiance dans les membres du réseau (souvent communautaire).

À la tête du système se trouve un donneur d'ordre, le sarraf, qui organise notamment la compensation. Les affaires Kouri en 2016, Byblos ou encore Virus en 2018 (voir encadré ci-après) ont mis en évidence des réseaux tentaculaires, impliquant des circuits complexes de biens et d'argent pour des sommes atteignant les centaines de millions de dollars, et utilisés pour le blanchiment de toutes sortes d'activités criminelles.

Une brève description de l'affaire « Virus »

L'hypothèse était celle de fournisseurs au Maroc qui, pour pouvoir récupérer les bénéfices générés en France par le trafic de cannabis, sollicitaient les services d'un intermédiaire marocain, le sarraf, faisant office de banquier, de superviseur ou encore de courtier, à l'instar des « brokers » connus et existants aux États-Unis et en Colombie depuis des dizaines d'années.

Ce dernier se chargeait alors d'activer un ou plusieurs réseaux de collecteurs, localisé(s) sur le territoire français ou à l'étranger, ayant pour tâche, dans un fonctionnement pyramidal, de collecter l'argent issu des ventes auprès des trafiquants locaux. Chaque collecteur, habituel ou occasionnel, recevait ainsi pour mission de se rendre au contact d'un trafiquant qui ne lui était pas nécessairement présenté comme tel et avec lequel il n'avait aucune relation antérieure, et de récupérer une somme d'argent remise de la main à la main et parfois transportée sans aucune précaution particulière autre que la simple protection offerte par un sac.

Ces sommes, comptées et recomptées, étaient ensuite remises à l'échelon supérieur obéissant ainsi à une forme de centralisation des capitaux à disposition du chef du réseau de collecteurs les tenant lui-même à disposition du sarraf. Afin de cerner au mieux les enjeux en présence, il convient de préciser que les sommes collectées ont pu dépasser plusieurs centaines de millions d'euros au cours de plusieurs années et ceci, pour les seuls réseaux considérés au cours des investigations.

Les connexions du sarraf avec les responsables d'une société suisse complice permettaient dans le même temps de répondre aux besoins de fraudeurs fiscaux, titulaires de comptes bancaires non déclarés et désireux de disposer d'espèces sur le sol national. L'argent des stupéfiants était ainsi, selon un mouvement contraire, redistribué et remis physiquement à ces fraudeurs fiscaux qui, concomitamment, procédaient depuis leurs comptes bancaires dissimulés à l'étranger, parfois via la constitution de trusts, à des virements vers des sociétés contrôlées, faisant également office de sociétés écrans et devant profiter in fine aux trafiquants de stupéfiants initiaux, notamment ceux établis au Maroc.

Source : Mémento sur la criminalité organisée de la DACG

Facteur supplémentaire d'opacité, la hawala fait parfois l'objet d'une mutualisation de la part de réseaux spécialisés qui viennent collecter, puis blanchir des fonds quelle que soit l'infraction criminelle qui a permis de les récolter, en passant outre les frontières des États pour renforcer leurs capacités de dissimulation. Ainsi, « les collecteurs ramassent parfois l'argent pour plusieurs équipes différentes et s'occupent aussi de créer des compensations avec d'autres organisations criminelles intéressées par l'idée de disposer d'espèces en France et de faire des transferts à l'étranger sur des comptes bancaires. Cela se fait selon des systèmes de transaction un peu compliqués impliquant, par exemple, d'acheter de l'or en Inde, d'alimenter des comptes au Pakistan, en Chine ou à Dubaï, ou encore d'acheter des propriétés dans certains pays d'Afrique du Nord. Des communautés étrangères présentes sur notre territoire récupèrent ces sommes d'argent ou les font transiter par des pays voisins comme la Suisse, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni »113(*).

Même à un niveau local, les sommes en jeu sont considérables. Marc Perrot, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes, indique ainsi : « dans un seul dossier traité en 2023, nous avons constaté qu'en six à huit mois, plusieurs millions d'euros avaient été envoyés aux sarrafs »114(*).

3. La montée en puissance des cryptomonnaies

« Nous découvrons des cryptomonnaies lors de la quasi-totalité de nos perquisitions », a déclaré Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF), à la commission d'enquête115(*). Dématérialisée, la cryptomonnaie est échangée et conservée dans un wallet, c'est-à-dire un portefeuille virtuel. Le wallet n'est pas accessible aux enquêteurs sans le code détenu par le propriétaire, ce qui permet d'échapper aux saisies.

Les actifs numériques : virtualité, décentralisation et anonymat

L'Autorité des marchés financiers (AMF) définit les cryptoactifs116(*) comme des actifs numériques virtuels qui reposent sur la technologie de la chaîne de blocs (blockchain) à travers un registre décentralisé et un protocole informatique crypté. Il ressort de cette définition que :

· les actifs numériques sont créés par une communauté virtuelle, à partir d'un algorithme qui génère des « jetons » qui sont ensuite alloués à chaque personne qui participe au fonctionnement de ce système. Cette activité est communément désignée sous le terme de « minage », les personnes participant à l'émission des actifs numériques étant, elles, qualifiées de miners. Les actifs numériques sont ensuite utilisés comme moyen d'échanges, voire de paiement dans les rares cas où ils sont acceptés. Ils servent également de support d'investissement, par nature plus volatil et plus risqué ;

· les actifs numériques ne sont soumis à aucune supervision en tant que telle, puisque leur gestion est décentralisée - au contraire par exemple des monnaies traditionnelles (fiat), avec les banques centrales. Sont cependant soumis à la supervision de l'AMF les prestataires de services sur actifs numériques (Psan). L'absence de centralisation signifie également que ces actifs n'ont pas d'adossement économique ou financier, ils tirent leur valeur de leur propre existence et de leurs potentialités (par exemple, un transfert d'argent) - ce qui est de nature à alimenter la spéculation. Le bitcoin par exemple, le plus connu des actifs numériques, a vu son cours passer de 15 000 euros à quasiment 57 000 euros entre les mois de janvier et novembre 2021, avant de redescendre brutalement à 30 000 euros au mois de janvier 2022 puis 15 000 euros de nouveau au mois de janvier 2023 ;

· les actifs numériques se déploient de manière virtuelle. Ils sont stockés dans des portefeuilles électroniques et leur valeur se matérialise soit à l'achat d'un bien ou d'un service (certains acteurs économiques les acceptent en paiement), soit au moment de leur transformation en monnaies fiat (euro, dollar). Ce caractère virtuel conduit également à un anonymat des utilisateurs. L'article 1649 bis C du code général des impôts impose toutefois aux personnes physiques de déclarer, en même temps que leur déclaration de revenus, les références des comptes d'actifs numériques ouverts, détenus, utilisés ou clos auprès d'organismes établis à l'étranger ;

· les actifs numériques reposent en grande majorité, mais pas exclusivement, sur la technologie de la blockchain, une technologie de validation des transactions, juridiquement qualifiée de « dispositif d'enregistrement électronique partagé ». Schématiquement, la blockchain correspond à une chaîne de livres de compte virtuels retraçant l'ensemble des transactions effectuées. Sa principale caractéristique réside dans la validation décentralisée des transactions, qui ne fait intervenir aucun tiers de confiance pour valider les opérations. Elle est donc réputée plus fiable : un lien cryptographique est établi entre chaque bloc et il est rétrospectivement impossible de modifier un bloc de la chaîne sans que tous les suivants ne le soient également de manière visible. Il convient de noter que l'usage de la blockchain ne se résume pas aux actifs numériques : cette technologie est de plus en plus utilisée pour sécuriser des transactions ou des transferts, dans d'autres domaines (par exemple : marchés financiers, transferts d'argent).

Les actifs numériques : une définition construite dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme

Selon CoinMarketCap, acteur de référence du marché des actifs numériques, il existait, au 26 avril 2023, plus de 23 600 cryptoactifs, pour une valorisation totale d'environ 1 080 milliards d'euros. Ces chiffres sont à comparer à ceux de 2021, où le nombre de cryptoactifs en circulation avait été évalué à 5 000, pour une valorisation de 2 031 milliards d'euros.

La loi « Pacte »117(*) a précisé la définition des actifs. Aux termes de l'article L. 54-10-1 du code monétaire et financier, est un actif numérique « toute représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».

La première définition des actifs numériques est apparue avec les impératifs de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC-FT). La cinquième directive européenne anti-blanchiment a en effet fait entrer dans le champ des assujettis à la LBC-FT les prestataires de services d'échange entre monnaies virtuelles et monnaies légales ainsi que les prestataires de services de portefeuilles de conservation. Ces obligations ont ensuite été étendues aux services d'échange d'actifs numériques contre d'autres actifs numériques, au transfert de ces actifs et à la fourniture de services relatifs à une émission d'actifs numériques ou à une vente d'actifs numériques.

Les cryptomonnaies sont utilisées pour tous les paiements sur le darknet, notamment pour les commandes de drogues à domicile. Elles commencent également à émerger sur les points de deal, même si le système de la collecte reste dominant118(*).

De multiples alertes ont été émises sur les risques liés aux actifs numériques : dans son rapport annuel 2022119(*), Tracfin (service de renseignement financier) a de nouveau pointé le recours croissant aux cryptoactifs, lesquels sont utilisés aussi bien pour le blanchiment de fonds issus d'activités criminelles que dans des circuits de fraude fiscale ou de financement du terrorisme. Le service a également émis une alerte considérant que le recours aux cryptoactifs constituait un nouveau vecteur de financement du terrorisme, dans la mesure où il sert d'alternative au démantèlement de réseaux traditionnels et aux mesures de conformité mises en place par les professions financières. Parmi les signaux d'alerte que doivent repérer les Psan figurent l'envoi de fonds vers des pays vulnérables en matière de LBC-FT ou encore le fractionnement des sommes pour achat de cryptoactifs.

Concernant plus spécifiquement le trafic de stupéfiants, il fait partie, avec les fraudes aux finances publiques et les escroqueries, des trois menaces criminelles majeures auxquelles la France est exposée s'agissant du blanchiment de capitaux. En parallèle, les Psan relèvent dans l'analyse nationale des risques 2023 de la catégorie des « menaces très élevées ». Les cryptoactifs constituent un moyen prisé de procéder à des transactions illégales puisqu'il s'agit d'un moyen de paiement anonyme, sans intermédiaire et difficilement traçable.

4. Narcotrafic et terrorisme : un lien allégué au plus haut niveau du Gouvernement, mais étonnamment non documenté

Les réseaux terroristes et ceux des trafiquants de drogue ont-ils partie liée ? La plupart des observateurs entendus par la commission d'enquête n'ont pas établi de lien régulier entre ces deux activités criminelles. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, a ainsi déclaré à la commission, lors de son audition à huis clos : « pour l'heure, [...] nous n'identifions pas de lien évident entre les réseaux de trafic de stupéfiants et les réseaux de financeurs d'actions terroristes »120(*). La directrice générale de la sécurité intérieure (DGSI), Céline Berthon121(*), est parvenue à la même conclusion : « nous ne constatons pas de porosité entre le terrorisme et le narcotrafic, et plus généralement la criminalité organisée ».

Selon le chercheur David Weinberger, il y a « des points de jonction entre les deux phénomènes, avec de[s] structures et de[s] personnes qui mettent en contact l'économie aussi bien illégale que légale avec des groupes terroristes ». Mais « ces liens se révèlent complexes, volatils et, en définitive, difficiles à établir selon des lignes directrices claires »122(*).

Il semble donc que les liens entre terrorisme et narcotrafic restent ponctuels et ténus - et, surtout, involontaires pour les deux parties, du moins en Europe123(*).

Les groupes terroristes semblent en effet avoir une vision essentiellement opportuniste du narcotrafic, considéré comme source de revenus, mais sans véritable convergence d'objectifs ou de moyens entre narcotrafiquants et terroristes ; ce phénomène ne s'observe, par ailleurs, qu'à l'étranger et même hors du continent européen, et il est acquis qu'il n'a pas été documenté en France.

Ce constat général, qui paraissait fermement établi par les travaux de la commission d'enquête, a pourtant été remis en cause par le ministre de l'économie et des finances, selon qui « les phénomènes du narcotrafic et du terrorisme, comparables de par leur intensité et de par la menace qu'ils font peser sur la France, sont liés ». Le ministre a ajouté : « nous disposons d'éléments attestant l'existence de liens financiers entre le terrorisme et le narcotrafic : un phénomène d'hybridation des menaces est à l'oeuvre, rendant plus malaisée leur détection comme la mise en place d'une réponse appropriée »124(*).

Invité par le rapporteur à produire des documents à l'appui de cette information, le cabinet de Bruno Le Maire a répondu le 4 avril 2024 que « les productions des administrations, notamment de la DNRED, sont classifiées et ne peuvent en conséquence être transmises ». Il s'est ainsi borné à produire, à l'appui du propos tenu sous serment par le ministre, des « extraits de littérature scientifique sur le sujet de l'hybridation de ces deux mondes ». 

Le rapporteur constate que ces « extraits », loin d'être convaincants, posent des difficultés de fond et de méthode :

· premièrement, ils consistent en des recensions - faites par la DNRED elle-même, donc par un service de Bercy - de deux ouvrages, Théorie des hybrides de Jean-François Gayraud, paru en 2017, et Les territoires conquis de l'islamisme, dirigé par Bernard Rougier et publié en 2020. Sur la forme, il est surprenant que ces deux livres, qui ont été rédigés il y a plusieurs années, soient mis en avant pour illustrer l'existence d'un phénomène prétendument nouveau ;

· deuxièmement, et sur le fond, les deux ouvrages précités ne semblent pas démontrer l'existence de liens entre terrorisme et narcotrafic en France, ni même en Europe. Le premier de ces ouvrages cite abondamment des exemples étrangers particulièrement divers (notamment le Hezbollah libanais, le Shebab somalien ou les Forces armées révolutionnaires de Colombie - FARC) et ne donne qu'une seule illustration d'un attentat sur le sol européen ayant impliqué un groupe terroriste dont l'un des membres était par ailleurs un narcotrafiquant ; ce précédent est au demeurant ancien et notoire, puisqu'il s'agit de l'attentat de Madrid du 11 mars 2004. Le second de ces ouvrages n'évoque tout simplement pas le sujet de manière directe ; il se borne à rappeler que certains djihadistes ont un passé de délinquants de plus ou moins grande envergure dans le narcotrafic et que certaines chaînes logistiques (fourniture d'armes, de faux papiers, de véhicules...) peuvent être communes au terrorisme islamiste et à la grande criminalité. Or ce constat (lui aussi connu de longue date) n'atteste ni d'un lien ni d'une « hybridation » entre le trafic de stupéfiants et le terrorisme : en effet, et comme on l'a relevé ci-avant, les liens observés en Europe entre ces deux sphères sont ponctuels, fortuits, généralement involontaires de part et d'autre et ne relèvent en aucun cas d'un financement du terrorisme par les revenus du narcotrafic.

Le ministre de l'intérieur et des outre-mer s'est montré tout aussi affirmatif que son collègue du Gouvernement en audition, mais surtout tout aussi évasif au moment de fournir des éléments à l'appui de ses dires. « Je maintiens, a-t-il dit, les propos que j'ai tenus sur le terrorisme. Le lien entre drogue et terrorisme est avéré. Désormais, les organisations terroristes ou dites “révolutionnaires” [...] se financent notamment par la surproduction de drogue, comme, par exemple, en Afghanistan »125(*).

Le cabinet de Gérald Darmanin a, comme le cabinet de Bruno Le Maire, été sollicité par écrit par le rapporteur en mars 2024 afin de permettre à la commission d'enquête d'obtenir des éléments circonstanciés sur l'existence d'un lien entre terrorisme et narcotrafic. Sur le fond, la réponse écrite de la place Beauvau n'est pas plus étayée que celle du ministère de l'économie et des finances : elle se contente effet de renvoyer aux « [observations des] organisations internationales, [du] monde universitaire et [de] la presse » et à celles « [de] la diplomatie et [des] services de renseignement compétents », sans autre précision, et de rappeler qu'il existe des liens entre groupes terroristes et trafic de drogue en Colombie, au Sahel et en Afghanistan126(*). Là encore, aucun lien entre ces deux phénomènes n'est démontré en Europe, ni a fortiori en France : cette situation pose question dans la mesure où les déclarations orales de Gérald Darmanin et, plus encore, celles de Bruno Le Maire suggéraient pour l'auditoire que l'hybridation du trafic de stupéfiants et du terrorisme était d'ores et déjà à l'oeuvre sur notre territoire ; or, rien ne démontre que ce soit le cas, donnant à la commission d'enquête le sentiment que les membres du Gouvernement ont - à tout le moins - commis une forme de généralisation malvenue, voire dolosive. Eux-mêmes n'ignoraient vraisemblablement pas qu'ils s'étaient laissés emporter, comme en témoigne le recul de Bruno Le Maire lors de l'audition précitée : relancé par les membres de la commission d'enquête quant à la portée de ses déclarations, le ministre a ainsi évoqué un « risque d'hybridation, qui pourrait concerner [...] les filières d'approvisionnement en armes » (ce qui est bien en deçà de l'hybridation évoquée, quelques minutes auparavant, comme une réalité tangible et documentée) et à préciser en incise, dans une formule révélatrice : « j'emploie le conditionnel tout en maintenant le propos »127(*).

Par ailleurs, et de manière étonnante, la réponse écrite du cabinet du ministre de l'intérieur et des outre-mer n'oppose pas le secret de la défense nationale à la commission d'enquête et ne fait pas état de l'existence d'informations classifiées sur ce sujet. Cette situation ne peut que générer une certaine perplexité quant à la réponse apportée par Bercy : quel peut être le statut des documents détenus par la DNRED auxquels le cabinet de Bruno Le Maire faisait allusion dans sa réponse écrite pour qu'ils ne soient pas connus par le ministère de l'intérieur, et notamment pour qu'ils n'aient pas été portés à la connaissance de la DGSI - comme en témoigne la réponse de sa directrice - ni même communiqués à Tracfin, service pourtant lui aussi rattaché au ministère de l'économie et des finances ? Faut-il en déduire que ces documents n'ont pas été partagés avec les autres services de renseignement du premier cercle, ce qui serait a minima inhabituel, ou y a-t-il d'autres explications à cette divergence ?

Il n'appartient pas à la commission d'enquête de mettre en doute les propos d'un membre du Gouvernement s'ils sont étayés par des informations confidentielles, l'ordonnance organique du 17 novembre 1958 ne lui donnant pas compétence pour connaître des informations couvertes par le secret de la défense nationale. À supposer que ce soit le cas, on relèvera cependant qu'aucun des services interrogés par la commission n'a corroboré les propos tenus par Bruno Le Maire et par Gérald Darmanin : à ce stade, il est ainsi impossible d'attester de liens autres que ponctuels et opportunistes entre les réseaux de narcotrafic et les réseaux terroristes dans notre pays.


* 104 Cette définition est accessible sur le site internet d'Interpol.

* 105 Audition du 12 février 2024.

* 106 Audition tenue à huis clos le 30 novembre 2023.

* 107 Ibid.

* 108 Exemples cités par Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, lors de son audition à huis clos du 30 novembre 2024, ainsi que par les directions interdépartementales de la police nationale (DIPN) de Nantes et de l'Essonne lors de leur audition du 17 janvier 2024.

* 109 Réponse écrite de Clotilde Champeyrache.

* 110 Europol, rapport précité « Decoding the EU's most threatening criminal networks ».

* 111 Europol a identifié 821 most threatening criminal networks dans l'Union européenne, regroupant environ 25 000 individus.

* 112 Europol, rap.cit.

* 113 Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, lors de sa seconde audition devant la commission d'enquête (18 mars 2024).

* 114 Audition du 17 janvier 2024.

* 115 Audition du 11 décembre 2023.

* 116 Les autorités de supervision refusent la qualification de « crypto-monnaies » pour ne pas alimenter la confusion entre ces actifs et les monnaies « traditionnelles ». À leur sens, les actifs numériques ne remplissent pas les trois fonctions dévolues à la monnaie, à savoir servir d'une unité de compte, d'intermédiaire des échanges et de réserve de valeur.

* 117 Loi n° 2019-486 relative à la croissance et la transformation des entreprises du 22 mai 2019.

* 118 Informations transmises à la commission lors de son déplacement à Marseille.

* 119 Rapport d'activité du service Tracfin.

* 120 Audition à huis clos du 30 novembre 2023.

* 121 Audition à huis clos du 14 mars 2024.

* 122 Table ronde de chercheurs du 12 décembre 2023.

* 123 La situation est plus complexe hors du vieux continent : selon Jean Noël Bonnieu, sous-directeur du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, « si les membres de Daech sont apparus comme des consommateurs de captagon en Irak, l'implication de l'organisation terroriste dans le narcotrafic, soupçonnée, n'a jamais été formellement établie. Toutefois, le contrôle résiduel de certains territoires ruraux par Daech donne inévitablement lieu au paiement de droits de passage à l'organisation. Au Yémen, les Houthis exercent un contrôle sur un large pan du trafic de stupéfiants, centré autour du khat » (audition du 22 janvier 2024).

* 124 Audition du 26 mars 2024.

* 125 Audition du 10 avril 2024.

* 126 Elle est même partiellement erronée concernant ce dernier pays puisque, comme expliqué supra, les Talibans ont interdit la culture du pavot à leur retour au pouvoir, ce qui s'est traduit par une baisse de 95 % de la production en 2023.

* 127 Audition du 26 mars 2024.

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