N° 588

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 7 mai 2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 mai 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier,

Président
M. Jérôme DURAIN,

Rapporteur
M. Étienne BLANC,

Sénateurs

Tome I - Rapport

(1) Cette commission est composée de : M. Jérôme Durain, président ; M. Étienne Blanc, rapporteur ; Mme Valérie Boyer, MM. Stéphane Le Rudulier, Olivier Cadic, Franck Menonville, Mmes Marie-Arlette Carlotti, Marie-Laure Phinera-Horth, M. Ian Brossat, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; MM. Michel Bonnus, Laurent Burgoa, Mmes Marie-Carole Ciuntu, Catherine Conconne, Karine Daniel, MM. Franck Dhersin, Khalifé Khalifé, Thierry Meignen, Pascal Martin, Didier Rambaud, Francis Szpiner.

L'ESSENTIEL - UN NÉCESSAIRE SURSAUT : SORTIR DU PIÈGE DU NARCOTRAFIC

I. LA FRANCE SUBMERGÉE PAR LE NARCOTRAFIC

Submersion : c'est l'image qui s'impose pour décrire le phénomène auquel la France est confrontée, tant les routes par lesquelles la drogue est acheminée dans notre pays sont nombreuses, tant les moyens par lesquels elle est introduite sont variés, tant les façons de la distribuer et de la vendre sont multiples. Avec l'explosion simultanée de l'offre et de la demande, plus aucun territoire, plus aucune catégorie sociale ne sont épargnés - et les outre-mer, victimes de leur situation géographique, sont particulièrement pénalisés. Le trafic s'infiltre partout, avec pour corollaire une violence exacerbée ; dans le même temps, il mute sous l'effet d'une ubérisation qui témoigne de l'extrême rationalité économique des trafiquants.

A. L'ÉTAT DU NARCOTRAFIC DANS LE MONDE : DES ROUTES, DES PRODUITS, DES PRATIQUES QUI ÉVOLUENT CONSTAMMENT

Jamais la drogue n'a été autant produite dans le monde, jamais elle n'a été autant distribuée. De profondes mutations sont intervenues depuis une trentaine d'années : toutes vont dans le sens d'une sophistication toujours croissante des procédés, que ce soit pour produire, transporter et distribuer la drogue, ou pour blanchir le produit du trafic.

1. L'émergence de produits nouveaux et la banalisation des drogues dures

Le cannabis reste de loin la drogue la plus répandue dans le monde : 219 millions de personnes, soit 4,3 % de la population adulte mondiale, en ont consommé en 2021, contre 192 millions en 2018. C'est davantage que toutes les autres drogues réunies. Or la dangerosité du cannabis, sous forme d'herbe comme de résine, augmente régulièrement avec le taux de THC : celui de la résine a doublé depuis 2012, du fait d'une hybridation de variétés de chanvre opérée par les trafiquants.

L'héroïne est, par comparaison, en relative stagnation, mais elle continue à faire des ravages sanitaires considérables ; parallèlement, on assiste à la montée en puissance d'un danger peut-être plus grand encore, celui des opioïdes de synthèse dont les effets sont similaires. Le plus connu d'entre eux, le fentanyl, d'une létalité bien supérieure à l'héroïne, a provoqué une véritable épidémie de santé publique aux États-Unis, avec plus de 80 000 morts en 2023. Si l'Europe semble épargnée pour le moment, des saisies montrent que cette drogue tueuse commence à arriver sur son sol par les ports de la façade nord.

Mais le phénomène le plus marquant des dix dernières années est bien, au niveau mondial, l'explosion du trafic de cocaïne. Le constat de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) est sans appel : « le monde connaît actuellement une augmentation massive et prolongée de l'offre et de la demande de cocaïne »1(*). Depuis 2015, les saisies mondiales sont en augmentation constante. La cocaïne est partout, tirée par une demande qui grimpe en flèche dans toutes les classes sociales, mais aussi par une production qui explose. Les saisies de plusieurs tonnes se banalisent.

Enfin, les drogues de synthèse apparaissent comme un « nouvel eldorado » pour les trafiquants : elles sont beaucoup plus faciles à produire discrètement puisqu'elles ne nécessitent pas de surfaces de culture. À côté des produits plus anciens comme les amphétamines ou la MDMA/ecstasy, les enquêteurs mettent régulièrement au jour de nouveaux produits dont le nom peut changer au gré des habillages marketing : PTC (pour « pète ton crâne »), cocaïne rose, ice (nom de la méthamphétamine en Polynésie française), etc. Au total, pas moins de 897 de ces nouvelles drogues de synthèse ont été répertoriées au niveau européen. Car l'Europe, notamment l'Europe de l'Est mais aussi les Pays-Bas et la Belgique, est désormais un lieu de production où sont implantés des dizaines de laboratoires clandestins : le danger est à nos portes.

2. Des routes du trafic qui changent constamment

Sans cesse plus nombreux, les produits stupéfiants sont acheminés par une infinie variété de routes, au gré de l'action répressive des États et des réponses trouvées par les trafiquants. Ces routes se reconfigurent constamment, au gré de la réponse pénale dans certains États ou, au contraire, des opportunités qui s'ouvrent dans certaines zones - l'Afrique de l'Ouest, zone « rebond » du trafic transatlantique de cocaïne, mais aussi, de manière particulièrement préoccupante, nos outre-mer (Antilles, Guyane), victimes du report du trafic partant du Suriname. En résumé, dès qu'une voie se ferme, une autre s'ouvre : comme un flot qui monte inexorablement, le trafic semble toujours trouver un moyen de s'infiltrer.

3. Les produits circulent, les trafiquants aussi

Le trafic d'aujourd'hui est fait de connexions horizontales autant que d'affiliations verticales. Groupes albanais et nigérians au Brésil, cartels sudaméricains qui commencent à s'implanter en France, voire véritables « ONU du crime » dans la ville espagnole de Marbella où se côtoient des groupes criminels de tous les continents : les trafiquants s'internationalisent, au mépris d'une réponse pénale qui reste souvent confinée au niveau national.

En effet, les trafiquants voyagent pour régler leurs affaires, pour trouver de nouvelles opportunités, mais aussi pour échapper à la justice de leur pays - et à leurs concurrents : c'est le phénomène particulièrement préoccupant des pays « refuges », au premier rang desquels figure l'émirat de Dubaï. Mais il existe d'autres refuges, en particulier le Maghreb, base arrière de très nombreux trafiquants de cannabis du « haut du spectre ». Cette situation, à tous égards, n'est pas acceptable.

4. Le narcotrafiquant : un opérateur économique agile, inventif et impitoyable

La mobilité devenue extrême des plus grands trafiquants est le reflet d'une mentalité en profonde évolution : ceux-ci sont, plus encore qu'avant, des opérateurs économiques qui raisonnent en termes de business et adoptent tous les procédés du capitalisme (division du travail, sous-traitance, délocalisations, etc.) - à cette différence près que leurs deux principaux moyens d'action sont la corruption et la violence, parfois extrême. Alors que les procédés utilisés par les cartels sudaméricains et mexicains étaient jusqu'ici inconnus en Europe, l'exemple de la « Mocro Maffia », ce groupe néerlando-marocain responsable de l'assassinat d'un célèbre journaliste néerlandais et d'un avocat, montre que ces organisations, même en Europe, n'hésitent plus à défier l'État.

Les narcotrafiquants se caractérisent également par une inventivité et une agilité peu communes, une capacité à s'adapter à la répression, à diversifier leurs modes d'action. Ils peuvent d'autant mieux le faire que la rentabilité colossale du trafic leur permet d'assumer des pertes importantes. En somme, ce sont des ultracapitalistes délivrés de la contrainte réglementaire.

5. Un blanchiment tentaculaire : cash, hawala et réseaux de la mafia chinoise

L'infinie variété des méthodes utilisées n'est nulle part aussi apparente que dans le blanchiment des revenus du narcotrafic. La commission d'enquête s'est trouvée en présence d'un vaste éventail de procédés parmi lesquels on distingue :

· une réutilisation directe des fonds criminels, sans même passer par l'étape « blanchiment », avec la réinjection immédiate des espèces (contre commission et avec une décote) dans des secteurs où se pratique le travail dissimulé ;

· un blanchiment dit de proximité dans des commerces locaux (onglerie, kebab, coiffeur...), souvent au nom d'un proche ;

· une forme traditionnelle de transfert de fonds appelée hawala, qui permet d'éviter le circuit bancaire, et qui peut atteindre un haut degré de complexité ;

· un blanchiment financier internationalisé, utilisant tous les procédés classiques de la fraude, appuyé sur des intermédiaires peu scrupuleux basés dans des paradis fiscaux.

Ces procédés, dont la liste n'est pas exhaustive, facilitent l'extraction très rapide des liquidités issues du narcotrafic, souvent à l'étranger, où elles deviennent très difficilement traçables. Dans ce domaine comme dans d'autres, les trafiquants savent se rendre insaisissables : ce sont ainsi des centaines de millions d'euros - 3,5 milliards d'euros au minimum, a déclaré le ministre de l'économie et des finances lors de son audition du 26 mars 2024 - qui sont générés chaque année par le narcotrafic et échappent aux autorités.

La commission d'enquête a toutefois constaté que l'existence d'un lien sur le sol européen entre narcotrafic et terrorisme (lien allégué par deux membres du Gouvernement au cours de leur audition, avec l'idée que le premier finançait le second), n'était pas documentée. Elle s'étonne de cette imprécision sur un sujet pourtant tout aussi majeur que sensible.


* 1 ONUDC, rapport mondial sur les drogues, résumé exécutif, 2023.

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