LES PRINCIPALES RECOMMANDATIONS
DE LA DÉLÉGATION POUR RÉUSSIR LA MISE EN OEUVRE DE LA
DIRECTIVE CSRD
1. Traduire les éléments clés de la directive CSRD et les European Sustainability Reporting Standards (ESRS) en un langage clair, accessible et compréhensible par les dirigeants d'entreprises de toutes catégories, diffusé à travers les réseaux consulaires et par les organisations représentatives d'employeurs
2. Inciter les entreprises à mettre les questions Environnement, Social, Gouvernance (ESG) au coeur des débats des instances de direction des entreprises
3. Mobiliser les fédérations professionnelles afin de permettre l'appropriation des enjeux de la directive CSRD par toutes les entreprises et de préparer les normes sectorielles
4. Accélérer et amplifier la formation des parties prenantes à la directive CSRD2(*), notamment en renforçant la formation initiale des experts-comptables
5. Obliger la commande publique à intégrer davantage la CSRD dans les critères de choix
6. Simplifier en instaurant une obligation, pour l'administration, de consulter les informations extra-financières contenues dans le rapport de durabilité avant de demander à l'entreprise ces informations
7. Aligner le futur Indicateur climat de la Banque de France sur la directive CSRD en le construisant après une large concertation avec les représentants des entreprises
8. Aligner les éléments de la future directive Corporate Sustainability Due Diligence (CSDD) sur la CSRD notamment pour l'intégration du risque climatique au devoir de vigilance
9. Geler le périmètre des informations de durabilité jusqu'à l'application totale de la directive CSRD
10. Évaluer l'impact de l'application de la directive CSRD en 2028 avec un bilan d'étape, fin 2024 ou début 2025, sur les coûts de mise oeuvre pour les entreprises
AVANT PROPOS
Dans la suite de ses précédents rapports sur la responsabilité sociale des entreprises, la délégation sénatoriale aux Entreprises a lancé, en octobre 2023, une mission d'information « flash » confiée aux sénateurs Anne-Sophie Romagny et Marion Canalès sur la mise en oeuvre de la Corporate Sustainability Reporting Directive (directive CSRD) du 14 décembre 2022.
Les travaux de la délégation mettent en évidence la nécessité d'harmoniser l'information extra-financière et le caractère particulièrement complexe et significativement coûteux, notamment pour les entreprises de taille intermédiaire, de ces « obligations de dire » l'impact de l'activité de l'entreprise sur les personnes et l'environnement. Elles devront se traduire par la fin du greenwashing3(*) et par la transformation profonde du modèle d'entreprise, la transition écologique étant désormais l'affaire de tous, même pour les plus petites entreprises.
À l'issue de leurs travaux, nourris par les témoignages concrets d'entreprises, les rapporteurs formulent dix propositions visant notamment à mieux accompagner les entreprises dans l'appréhension de la complexité de l'enjeu, majeur pour leur transformation et leur résilience.
Lors de sa réunion du mercredi 7 février 2024, la délégation aux Entreprises a pris acte d'un cadre européen qui, bien qu'imposant une harmonisation et une transparence de l'information extra-financière demandée par le marché et les investisseurs, demeure encore lourd et complexe, y compris pour les grandes entreprises, compte tenu de la multiplicité de leurs sous-traitants.
La délégation aux Entreprise sera particulièrement vigilante sur la mise en oeuvre nationale et opérationnelle de la directive CSRD ainsi que son corollaire, le projet de directive CSDD (Corporate Sustainability Due Diligence) sur le devoir de vigilance et veillera notamment à ce qu'aucune information nouvelle ne soit ajoutée en matière d'obligation d'information extra-financière à court terme.
Elle sera attentive à l'application du principe de proportionnalité des normes à la taille des entreprises et au principe de non-discrimination, qui ne doit pas conduire une grande entreprise de prétexter d'un reporting incomplet d'une PME sous-traitante pour l'exclure de sa chaîne de valeur.
Elle appelle les entreprises à ne pas externaliser l'analyse de matérialité qui doit demeurer au fondement de la stratégie de l'entreprise.
La délégation aux Entreprises a confié aux rapporteurs une mission de suivi de la mise en oeuvre de cette directive.
I. LA DIRECTIVE « CSRD » AMÉLIORE L'INFORMATION EXTRA-FINANCIÈRE DES ENTREPRISES POUR RÉPONDRE AUX ENJEUX DE DURABILITÉ
A. UN BESOIN CROISSANT DE DONNÉES EXTRA-FINANCIÈRES EXPRIMÉ PAR LES INSTITUTIONS FINANCIÈRES
1. Une publication de données extra-financières qui existe depuis 2001
En France, les obligations qui s'imposent aux entreprises cotées sont antérieures à ce que connaissent d'autres pays européens. Il s'agit d'un atout par rapport à d'autres entreprises dans le monde, qui arriveront plus tard dans ce processus de reporting.
La France a été précurseur en Europe en matière de publication de données extra-financières. L'article L. 225-102-1 du code de commerce, introduit par l'article 116 de la loi relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) du 15 mai 2001, prescrit que le rapport de gestion doit comprendre des informations, « sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité », renvoyant au décret en Conseil d'État4(*) pour les préciser.
Cette obligation ne concernait que les entreprises ayant recours à l'épargne sur le marché réglementé, à savoir 750 entreprises. Avant cette loi, seule une vingtaine de ces entreprises communiquaient spontanément des informations sur leur responsabilité sociale et environnementale5(*).
L'objectif de l'article 116 de la loi NRE a été d'obliger les grandes sociétés à communiquer sur les conséquences sociales et environnementales de leur activité, en leur laissant la totale responsabilité juridique de s'y contraindre. Cette « obligation de dire » ne créait aucune règle sociale ou environnementale nouvelle. Le dispositif comptait sur les différentes parties prenantes pour veiller à la bonne application de cette obligation de transparence.
Cette obligation d'information du public a créé une régulation d'un type nouveau en France. Cette transparence peut se révéler une arme redoutable dans un monde hyperconnecté et sensibilisé à certains enjeux : une défection de ses financiers, un détournement de clientèle, voire une démotivation de son personnel, représentent toujours un risque pour une entreprise, même parmi les plus grandes. Ces risques ne peuvent être ignorés ou négligés.
Cette obligation d'information a été étendue en 2010 aux entreprises non cotées de plus de 500 salariés et dont le total de bilan ou le chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros. Le nombre d'entreprises concernées par l'obligation de publication de données extra-financières est ainsi passé ainsi de 650 à 2 500. De plus, la loi a introduit l'exigence d'un bilan des émissions de gaz à effet de serre (« BEGES ») qui doit être produit par les entreprises6(*) de plus de 500 salariés en territoire métropolitain et de 250 salariés outre-mer.
2. Une harmonisation nécessaire
Le mouvement de transparence des entreprises sur la manière dont elles répondent aux enjeux climat augmente. Cette transparence est un levier essentiel des transitions sociales et environnementales.
Le champ d'application des obligations d'information a été étendu par l'ordonnance du 19 juillet 2017 transposant la directive 2014/95/Union européenne du 22 octobre 2014 sur le reporting non financier, dite directive « NFRD » (Non-Financial Reporting Directive). Elle impose la publication de déclarations extra-financières aux grandes sociétés cotées7(*), qui emploient plus de 500 salariés et ont un total de bilan supérieur à 20 millions d'euros ou un chiffre d'affaires supérieur à 40 millions d'euros. Elle a par ailleurs instauré la déclaration de performance extra-financière (DPEF) aujourd'hui applicable ( article L. 225-102-1 du code de commerce).
Comme le souligne le rapport Perrier de 20228(*) la France avait surtransposé la directive NFRD en :
i) élargissant le champ d'application des dispositions pour couvrir non seulement les sociétés cotées mais aussi les sociétés non-cotées qui emploient plus de 500 salariés et dont le total de bilan ou le montant net du chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros ;
ii) introduisant l'obligation d'un audit de la déclaration de performance extra-financière par un tiers indépendant.
Par ailleurs, comme l'a relevé la délégation aux Entreprises9(*), si la France « a choisi de retenir l'option proposée par la directive confiant la vérification de l'information à un prestataire de service extérieur, l'organisme tiers indépendant, [elle] est l'un des rares États à avoir fait ce choix. Seules l'Italie et l'Espagne ont exigé une telle certification mais avec des diligences différentes pour les vérificateurs ».
La volonté des pouvoirs publics était de faire de la publication d'informations non financières un outil de pilotage stratégique de l'entreprise, à la fois concis et accessible, concentré sur les informations significatives intéressant ses parties prenantes. Dès 201910(*) les représentants des entreprises se sont inquiétés des divergences des champs d'application des obligations, des informations redondantes ou inutiles ou de l'hétérogénéité du vocabulaire employé pour décrire l'objet des obligations. Le législateur n'a eu de cesse de créer à la charge des sociétés françaises de nouvelles obligations de reporting. Pendant plus de 15 ans, ces obligations se sont surajoutées les unes aux autres. Les entreprises françaises se trouvent désormais confrontées à une complexité considérable du reporting, due à l'empilement de ces textes sans mise en cohérence d'ensemble
Ainsi, un rapport du Haut comité juridique de la place financière de Paris de juillet 2022 recense treize dispositifs différents imposant la publication d'informations extra-financières dans le code de commerce (huit dispositifs), dans le code civil et le code de commerce (un dispositif) et dans des lois spécifiques (quatre dispositifs).
L'information issue des rapports a été jugée insuffisante, non fiable et non comparable entre entreprises du même secteur, faute de normes partagées par tous. En revanche, des labels privés se sont développés à partir de ce cadre règlementaire. Ce foisonnement a été qualifié de « tour de Babel des labels » dans un rapport de la délégation aux Entreprises de juin 2020. Ces labels privés sont « construits le plus souvent sur la base de déclarations, aux protocoles très inégaux et qui peuvent avoir une finalité plus marketing que stratégique »11(*).
Une rationalisation était devenue plus que nécessaire pour assurer la lisibilité de l'obligation d'information extra-financière.
* 2 La recommandation n° 8 du rapport de la délégation aux Entreprises n°89 du 27 octobre 2022 proposait déjà de « renforcer la formation RSE des membres des conseils d'administration ou des comités de direction ».
* 3 Ou « éco-blanchiment », une méthode de marketing consistant à communiquer auprès du public en utilisant l'argument écologique de manière trompeuse pour améliorer son image.
* 4 Décret n° 2002-221 du 20 février 2002 pris pour l'application de l'article L. 225-102-1 du code de commerce et modifiant le décret n° 67-236 du 23 mars 1967 sur les sociétés commerciales.
* 5 Selon le Rapport de mission sur l'application de l'article 116 de la loi sur les nouvelles régulations économiques - « Mise en oeuvre par les entreprises françaises cotées de l'obligation de publier des informations sociales et environnementales », Inspection générale de l'Environnement - Conseil général des Mines - Inspection générale des Affaires sociales, 1 er août 2007.
* 6 Cette obligation concerne également « l'État, les régions, les départements, les métropoles, les communautés urbaines, les communautés d'agglomération et les communes ou communautés de communes de plus de 50 000 habitants ainsi que les autres personnes morales de droit public employant plus de deux cent cinquante personnes ».
* 7 Cependant, du fait d'un « vide » juridique, les dispositions ne sont pas applicables aux sociétés par actions simplifiées. Suite à l'une des propositions du rapport d'information n° 572 (2019-2020) du 25 juin 2020 présenté par Mme Élisabeth Lamure et M. Jacques Le Nay au nom de la Délégation aux entreprises du Sénat : « Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) : une exemplarité à mieux encourager », la proposition de loi n° 728 (2019-2020) du 30 septembre 2020 a proposé de combler cette lacune.
* 8 Rapport Perrier, « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique, cadre d'actions », remis le 10 mars 2022.
* 9 Dans son rapport précité « Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) : une exemplarité à mieux encourager ».
* 10 Voir notamment le rapport de l'Association française des entreprises privées (AFEP) « Vers une rationalisation du reporting RSE » d'octobre 2019.
* 11 « Normes RSE : ne pas se tromper de combat », par Patrick d'Humières, président-fondateur d'Eco-Learn, Youmatter, 18 février 2022.