C. ÉVALUER ET AUDITER, POUR LIMITER LES RISQUES ET L'AMPLEUR DES DÉCALAGES CALENDAIRES ET BUDGÉTAIRES
1. Développer une véritable capacité d'audit auprès de l'APIJ
Le plan de création de 15 000 places de détention supplémentaires constitue un effort d'une ampleur inédite ces dernières années et un plan d'investissement immobilier assurément colossal et d'une grande complexité à suivre et à mettre en oeuvre. Ces contraintes doivent être prises en compte dans l'appréciation du pilotage de ce chantier par l'APIJ et par le ministère de la justice. Certaines personnes entendues par le rapporteur n'ont pas hésité à qualifier le ministère de la justice de « sous-administré ». Sans vouloir reprendre ce qualificatif, le rapporteur est néanmoins convaincu que le pilotage par le ministère, appuyé sur le secrétariat général, doit s'affirmer et les dispositifs d'audit être renforcés.
Ainsi, si le modèle d'agence choisi par le ministère de la justice pour conduire ses projets immobiliers d'ampleur, avec l'Agence pour l'immobilier de la justice (APIJ), fonctionne bien, cette dernière doit pouvoir s'appuyer sur des procédures d'audit et d'évaluation plus avancées, cruciales lorsqu'il s'agit de suivre la mise en oeuvre de programmes mobilisant plusieurs milliards d'euros sur une période de plus de 10 ans.
Il est vrai que l'APIJ dispose déjà d'un conseil d'administration, chargé d'approuver les délibérations sur les opérations immobilières judiciaires comme pénitentiaires, sur la gestion des comptes, sur les avenants aux opérations ainsi que sur des sujets transversaux tels que le fonctionnement de l'établissement ou son rapport d'activité.
La composition du conseil d'administration de l'APIJ
Le conseil d'administration de l'APIJ est présidé depuis le 1er juin 2023 par M. Frédéric Chastenet de Géry, conseiller maître à la Cour des comptes.
Le conseil se compose de sept membres de droit : la secrétaire générale du ministère de la justice, le directeur de l'administration pénitentiaire, le directeur des services judiciaires, la directrice de la protection judiciaire de la jeunesse, la directrice du budget, le directeur général de l'aménagement, du logement et de la nature et le directeur de l'immobilier de l'État. Il comprend également huit personnalités désignées par arrêté du garde des Sceaux (ex. directeur départemental des finances publiques, directeur interrégional des services pénitentiaires, procureur général, chef d'établissement pénitentiaire) et quatre représentants du personnel.
Source : APIJ, rapport d'activité pour l'année 2022, août 2023
La présence d'un conseil d'administration n'est toutefois pas suffisante : la principale source des décalages calendaires et budgétaires provient de l'instabilité des caractéristiques techniques, de l'absence de données détaillées sur le passage des coûts prévisionnels théoriques aux coûts réels mais aussi de l'obligation de devoir remédier à certains défauts de conception en cours de chantier.
Un comité d'audit apparaîtrait dès lors adapté à ces enjeux, en complément du conseil d'administration : il pourrait suivre de manière beaucoup plus fine chacun des projets, à l'instar de ce qui a été mis en place pour les chantiers menés dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Les rapports discutés en conseil d'administration ne permettent pas d'entrer dans ce niveau de détails, alors qu'un comité d'audit serait en mesure de regarder précisément la manière dont on passe des coûts théoriques aux coûts réels, de documenter le coût des modifications techniques et donc in fine de faciliter la prise de décisions.
Ce comité serait composé à la fois de représentants des administrations (secrétariat général du ministère de la justice, direction du budget, contrôleur budgétaire et comptable ministériel) et de professionnels de l'immobilier (direction de l'immobilier de l'État et experts extérieurs). Ce sont ces professionnels qui seraient en mesure d'évaluer les contrats et les évolutions proposées, en interrogeant les hypothèses, les choix du maître d'ouvrage comme du maître d'oeuvre ainsi que les demandes de l'administration pénitentiaire, avec l'objectif d'aboutir au dossier le plus fiable et le plus stable possible.
À cet égard, le rapporteur relève que, déjà, dans le Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire, Jean-René Lecerf regrettait que la direction de l'immobilier de l'État ne fût pas davantage associée aux opérations immobilières, dès la recherche et l'acquisition du foncier55(*). Sur cet aspect, il est également nécessaire de disposer de données précises sur les coûts d'acquisition et de réhabilitation des terrains, pour les centres pénitentiaires comme pour les centres éducatifs fermés.
En parallèle, un comité de suivi des investissements pourrait être mis en place en regroupant des acteurs interministériels, comme il en existe pour le suivi des projets d'ampleur des ministères de la défense et de la culture. Le ministère de la justice s'est en effet lancé depuis ces cinq dernières années dans de très importants projets, qu'ils soient immobiliers ou informatiques, très consommateurs de crédits budgétaires et de ressources humaines. Le comité de suivi mis en place sous l'impulsion du ministre de la justice, M. Dupond-Moretti, et qui se réunit mensuellement, ne regroupe que les administrations du ministère de la justice - il pourrait utilement s'élargir à d'autres, telles que la direction du budget ou la direction de l'immobilier de l'État.
Il ne s'agit donc absolument pas d'alourdir les processus mais de disposer d'un suivi et d'un audit davantage professionnalisés, au service des projets menés par l'APIJ, dans un ministère qui a longtemps souffert et qui souffre encore d'un manque d'évaluation.
Recommandation n° 9 : mettre en place un comité d'audit auprès de l'Agence publique pour l'immobilier de la justice ainsi qu'un comité de suivi des investissements du ministère de la justice, composé de membres des directions du budget, de l'immobilier de l'État, de l'administration pénitentiaire ainsi que de professionnels de l'immobilier (ministère de la justice).
2. Disposer d'outils de suivi plus fin du calendrier et des coûts des projets immobiliers de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse
La plus grande difficulté à laquelle s'est heurté le rapporteur dans ses travaux de contrôle budgétaire réside dans la mise à disposition d'informations détaillées sur les calendriers et coûts initiaux et actualisés de chacun des projets compris dans le plan 15 000 ainsi que dans le plan de création de 20 CEF de nouvelle génération.
Or, s'agissant d'un programme d'investissements d'ampleur, avec un coût minimal de 5,6 milliards d'euros pour l'administration pénitentiaire et de 110 millions d'euros pour la protection judiciaire de la jeunesse, il est primordial que ces données soient mises à disposition des parlementaires et des citoyens.
En effet, comme rappelé précédemment, le seul indicateur disponible aujourd'hui dans les documents budgétaires est l'indicateur 1.2 « Respect des coûts et des délais des grands projets immobiliers », attaché au programme 310 « Conduite et pilotage de la politique de la justice ». Il regroupe les opérations en maîtrise d'ouvrage publique, conception-réalisation ou en partenariat public-privé dont l'estimation du coût final excède 10 millions d'euros (construction, restructuration lourde). Le tableau transmis dans la documentation budgétaire reprend ainsi l'ensemble des opérations respectant ces critères et relevant du parc immobilier pénitentiaire, sans identifier celles relevant du plan 15 000. Aucun CEF n'est par définition non plus compris dans cet indicateur, qui ne permet pas non plus de suivre les réévaluations successives, d'année en année, des calendriers et des coûts prévisionnels.
L'absence de ces données conduit de fait à ce que le ministère de la justice n'ait pas besoin de justifier précisément les écarts constatés, ce qui est préjudiciable à toute évaluation de la mise en oeuvre de ces programmes.
Recommandation n° 10 : transmettre, dans les documents budgétaires, un tableau permettant, pour chacun des projets du plan de construction de 15 000 places de détention supplémentaires et du plan de création de 20 nouveaux centres éducatifs fermés, de disposer du calendrier initial et actualisé du projet ainsi que du coût initial et actualisé des travaux, depuis la phase d'études (ministère de la justice et direction du budget).
Recommandation n° 11 : avancer la clause de revoyure des crédits budgétaires alloués au plan de construction de 15 000 places de détention supplémentaires de 2026 à 2025, afin de disposer d'une prévision actualisée du coût total permettant plus spécifiquement de tenir compte de l'inflation et intégrant des réserves pour répondre aux demandes hors programme (ministère de la justice et direction du budget).
3. Mieux évaluer les nouveaux modes de prise en charge des détenus et des mineurs
Les programmes immobiliers de construction de 15 000 places supplémentaires en établissements pénitentiaires et de création de 20 centres éducatifs fermés de deuxième génération reposent en partie sur la nécessité de diversifier et d'adapter les modalités de prise en charge des personnes détenues et des mineurs.
C'est un aspect fondamental de ces plans, qui n'a pourtant encore fait l'objet d'aucune évaluation. Certes, il est impossible d'évaluer ce qui n'a pas encore été livré - les structures InSERRE connaissent par exemple d'importants retards - mais il existe déjà des structures d'accompagnement vers la sortie (SAS) et des centres éducatifs fermés. Surtout, conduire une évaluation ne s'improvise pas, le travail préparatoire doit donc être anticipé par le ministère de la justice.
Le rapporteur regrette à cet égard que ce dernier n'ait pas mieux tenu compte des observations relevées dans le cadre de la contre-expertise menée sur le plan 15 000 et n'ait pas, dès le début du plan, entamé la mise en place des outils nécessaires à l'évaluation de ces nouvelles modalités de détention : « En outre, le caractère expérimental et novateur à bien des égards des nouveaux modes de prise en charge des personnes détenues mérite que l'on mesure leur impact, vraisemblablement pour les conforter, mais certainement aussi pour les amender. Bien consciente [...de] la nécessité de vérifier les effets du choix très intéressant de la diversification des types d'établissement, la [contre-expertise] propose que soit engagée une évaluation à mi-parcours en 2022 »56(*).
Il en va de même pour les centres éducatifs fermés de deuxième génération. Si le rapporteur en partage les grandes orientations, il en regrette le manque d'évaluation, à l'instar des membres de la mission d'information sur la délinquance des mineurs, qui recommandaient que l'ensemble des mesures éducatives proposées par la DPJJ fassent l'objet d'un programme d'évaluation57(*). Cette recommandation a d'ailleurs été reprise par la Cour des comptes, qui a récemment publié ses observations définitives sur les centres éducatifs fermés, en plaidant pour que le prochain plan de création de CEF soit mieux préparé, avec une évaluation des besoins et de l'offre existante58(*).
Le rapporteur avait également appelé, dans son rapport budgétaire sur la mission « Justice » lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023, à ce qu'enfin soit disponible l'application permettant de suivre le parcours complet des mineurs pris en charge par la justice, quelles que soient les mesures de prise en charge et avec la possibilité pour le secteur associatif habilité (SAH) de pouvoir accéder à ces informations.
Alors que le ministère de la justice indique que l'application PARCOURS permet depuis deux ans le suivi des mineurs dans le secteur public comme dans le SAH, les personnels du SAH ne peuvent pas accéder à l'ensemble du dossier du mineur. L'outil PARCOURS fait partie des axes prioritaires du plan de transformation numérique (PTN) du ministère. Il devrait permettre, à l'issue de son déploiement, de pouvoir évaluer l'efficacité des mesures de placement et des peines prononcées sur la trajectoire des mineurs et leur réinsertion, ce qui est absolument essentiel et constitue un prérequis à tout nouveau programme immobilier sur le périmètre de la protection judiciaire de la jeunesse.
Recommandation n° 12 : finaliser l'outil de suivi du parcours des mineurs d'ici 2024, en le rendant accessible au secteur associatif habilité, et produire des évaluations sur la récidive et la réitération des mineurs pour mesurer l'efficacité des mesures de placement (ministère de la justice).
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Loin de parvenir à anticiper la dynamique de la population carcérale et d'être en mesure d'atteindre les objectifs fixés en matière de lutte contre la surpopulation et d'encellulement individuel, les programmes immobiliers pénitentiaires successifs ont davantage couru après le temps et l'évolution du nombre de détenus.
Le rapporteur partage dès lors en conclusion le constat du comité des États généraux de la Justice, qui rappelait dans la synthèse de ses travaux qu'une « réponse fondée uniquement sur la détention par l'enchaînement de programmes de construction d'établissements pénitentiaires ne peut constituer une réponse adéquate »59(*).
* 55 Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire, op. cit.
* 56 Secrétariat général pour l'investissement, op. cit.
* 57 Rapport d'information n° 885 (2021-2022), « Prévenir la délinquance des mineurs - Éviter la récidive », de Mme Céline BOULAY-ESPÉRONNIER, M. Bernard FIALAIRE, Mmes Laurence HARRIBEY et Muriel JOURDA, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et de la commission des lois, déposé le 21 septembre 2022
* 58 Cour des comptes, Observations définitives, « Les centres éducatifs fermés et les établissements pénitentiaires pour mineurs », juillet 2023.
* 59 Comité des États généraux de la Justice, « Rendre justice aux citoyens », avril 2022.