B. ACCROÎTRE L'AMBITION DE L'UNION EUROPÉENNE EN MATIÈRE D'ACHAT ET DE PRODUCTION DE MÉDICAMENTS
1. Renforcer le rôle d'HERA en « temps de paix », pour mieux réagir aux pénuries courantes
La création de l'HERA, l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire a été saluée par de nombreuses personnes entendues comme la plus grande avancée de l'Union européenne de la Santé au cours des quatre dernières années.
L'Autorité a été créée à partir du constat d'un éclatement de l'action de l'Union européenne en matière de santé, préjudiciable en cas de crise. Ainsi, la décision de la Commission européenne ayant instauré l'HERA indique que : « Jusqu'à présent, garantir l'approvisionnement et l'accès dans le domaine des contre-mesures médicales comme les vaccins, les médicaments, le matériel médical et les diagnostics, était une tâche répartie entre plusieurs cadres d'action et programmes de financement de l'Union. La nécessité de renforcer l'efficacité de la préparation et de la réaction aux situations d'urgence sanitaire exige la mise en place d'une structure centrale spécifique, l'HERA, en tant que service de la Commission, venant compléter et renforcer les structures et mécanismes existants de l'Union, y compris le système de préparation et de gestion des crises de l'Union. »680(*)
Son rôle est étendu, puisqu'elle a non seulement en charge la réaction aux crises sanitaires majeures (notamment aux « menaces transfrontières »), par les contre-mesures médicales681(*), mais aussi la mission de remédier aux vulnérabilités et aux dépendances stratégiques structurelles au sein de l'Union européenne. Elle peut donc recourir non seulement aux achats groupés, véritable révolution pour l'action de l'Europe en matière de santé, et aux stocks de produits stratégiques ; mais aussi à des mesures de soutien à l'innovation ou à la production. L'HERA est dotée d'un budget annuel d'un milliard d'euros environ.
Le règlement « contre-mesures »
Le règlement (UE) 2022/2372 du Conseil du 24 octobre 2022 relatif à un cadre de mesures visant à garantir la fourniture des contre-mesures médicales nécessaires en cas de crise dans l'éventualité d'une urgence de santé publique au niveau de l'Union fixe le cadre pour l'intervention de l'Union européenne en cas d'urgence de santé publique.
En cas d'urgence de santé publique, décidée par le Conseil de l'Union européenne sur proposition de la Commission européenne, des mesures temporaires de réaction peuvent être décidées (pour six mois, pouvant être prolongées). Elles incluent :
- la constitution d'un conseil de gestion des crises sanitaires, chargé d'assurer la coordination et l'intégration des actions liées aux contre-mesures médicales nécessaires en cas de crise au niveau de l'Union ;
- le suivi, la passation de marchés et l'achat de contre-mesures médicales ou de matières premières nécessaires ;
- l'activation de plans de recherche et d'innovation d'urgence, incluant des modalités de partage de données ;
- des financements d'urgence ;
- des mesures relatives à la production, à la disponibilité et à la fourniture de contre-mesures médicales, notamment par le biais d'un inventaire des installations de production disponibles, des équipements et matières premières nécessaires ; et des mesures visant à accroître la production dans l'UE.
Source : Commission d'enquête
L'HERA fonctionne donc selon deux « modes » : l'un en phase de préparation et l'autre en phase de crise, activé dès la reconnaissance d'une urgence de santé publique au niveau de l'Union dans les conditions fixées par le règlement dit « contre-mesures ». De manière générale, l'action préventive de l'HERA se concentre pour l'instant sur trois menaces graves : les menaces bactériologiques, chimiques et nucléaires (NBRC), les maladies émergentes, et l'antibiorésistance.
Les missions de l'HERA
Les missions de l'HERA sont fixées comme suit par la décision de la Commission du 16 septembre 2021 instituant l'Autorité de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire :
1. L'HERA s'emploie à améliorer la préparation et la réaction aux menaces transfrontières graves dans le domaine des contre-mesures médicales, notamment :
- en renforçant la coordination en matière de sécurité sanitaire au sein de l'Union pendant les périodes de préparation et les périodes de réaction aux situations de crise et en fédérant les États membres, l'industrie et les acteurs concernés dans le cadre d'une stratégie commune ;
- en remédiant aux vulnérabilités et aux dépendances stratégiques au sein de l'Union en ce qui concerne le développement, la production, l'acquisition, la constitution de stocks et la distribution de contre-mesures médicales ;
- en contribuant au renforcement de l'architecture mondiale de préparation et de réaction aux situations d'urgence sanitaire.
2. L'HERA est chargée des tâches suivantes :
- évaluer les menaces pour la santé et collecter des renseignements pertinents pour les contre-mesures médicales ;
- promouvoir la recherche et le développement avancés de contre-mesures médicales et de technologies liées ;
- relever les défis du marché et renforcer l'autonomie stratégique ouverte de l'Union dans la production de contre-mesures médicales ;
- passer des marchés publics concernant les contre-mesures médicales et distribuer celles-ci dans les meilleurs délais ;
- accroître la capacité de stockage de contre-mesures médicales ;
- renforcer les connaissances et les compétences en matière de préparation et de réaction liées aux contre-mesures médicales.
Ces tâches sont exercées en étroite coopération avec les États membres.
Source : Commission d'enquête
La coordination entre l'EMA et l'HERA est déjà intense. L'EMA a ainsi indiqué à la commission d'enquête que « les deux mandats se complètent et nous sommes constamment en contact, par exemple pour la résolution des tensions sur les antibiotiques ». Les deux organismes coopèrent aussi pour la mise en oeuvre de la plateforme de traitement des données recueillies auprès des industriels, et sur les mesures de prévisions d'offre et de demande. L'EMA joue un rôle de conseil scientifique auprès de l'HERA, par exemple sur les menaces liées aux maladies émergentes ou sur les produits innovants qui pourraient être soutenus par l'HERA. À l'inverse, l'EMA a d'ailleurs souligné que « le mandat de l'HERA va plus loin que celui de l'EMA : elle peut s'intéresser aux matières premières, à la chaîne de valeur et d'approvisionnement, prendre des mesures directes pour améliorer la fourniture... ».
Comme déjà évoqué précédemment, l'intervention d'HERA reste toutefois majoritairement orientée vers les crises sanitaires majeures, bien que son rôle en termes d'anticipation dépasse le strict cadre des menaces graves. D'ailleurs, il n'existe pas aujourd'hui, dans le droit européen, de définition de la pénurie qui ne soit pas liée directement à une situation d'urgence de santé publique, comme l'a déjà relevé le rapport de la commission des affaires européennes du Sénat intitulé « Pour une Europe du médicament au service des patients » et présenté en octobre 2022 par Pascale Gruny et Laurence Harribey.
L'absence de définition de la
pénurie au niveau de l'Union européenne
en dehors de l'urgence
sanitaire
(extrait du rapport d'information n° 63 (2022-2023) de Pascale Gruny et Laurence Harribey, fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 20 octobre 2022, intitulé « Pour une Europe du médicament au service des patients »)
« Il n'existe pas aujourd'hui de définition de la pénurie de médicaments à l'échelle européenne qui ne soit pas liée directement à une situation d'urgence de santé publique, telle que définie par le futur règlement européen concernant les menaces transfrontières graves pour la santé actuellement en cours d'adoption.
C'est uniquement dans ce cadre que le règlement (UE) n° 2022/123 du Parlement européen et du Conseil du 25 janvier 2022 - relatif à un rôle renforcé de l'Agence européenne des médicaments dans la préparation aux crises et la gestion de celles-ci en ce qui concerne les médicaments et les dispositifs médicaux - définit la pénurie comme une situation dans laquelle l'offre d'un médicament qui est autorisé et mis sur le marché dans un État membre ne répond pas à la demande de ce médicament au niveau national, quelle qu'en soit la cause.
Ce règlement a été adopté à la suite de la pandémie de covid-19. Or, les pénuries de médicaments sont devenues un problème chronique et ne sont pas nécessairement associées à une crise sanitaire.
En 2018, seuls trois États membres dont la France
avaient indiqué à
la Commission qu'ils disposaient d'une
définition légale de la pénurie ou de
la rupture
d'approvisionnement. »
Pourtant, nombre de ses outils pourraient être utilement mobilisés dans le cadre de la lutte des pénuries touchant plusieurs États membres.
C'est le cas des achats groupés, sous les réserves déjà évoquées, pour lesquels une négociation à l'échelle européenne des volumes et des prix pourrait améliorer l'attractivité du marché européen pour les industriels, et ainsi faciliter l'approvisionnement. Cette proposition a été avancée par Jérôme Salomon, directeur général de la santé, entendu par la commission d'enquête, qui a indiqué que : « le DGS et le DGE participent aux boards d'HERA. [...] Nous sommes très impliqués dans ses travaux. Nous avons également poussé pour que, sur la base du volontariat, des États membres puissent procéder à des achats et des négociations de prix conjoints. »682(*)
C'est aussi le cas de la réflexion sur les capacités de production disponibles, qui pourrait utilement s'articuler avec la réflexion des États membres sur la relocalisation de la production de médicaments stratégiques, en vue de réduire la dépendance de l'Europe.
Enfin, des stocks communautaires de médicaments pourraient être constitués en cas de pénurie importante, de la même manière que les stocks de contre-mesure sont constitués en cas de menace grave. Ainsi, dans sa résolution du 24 novembre 2021, le Parlement européen demandait à la Commission de réfléchir à la constitution d'une réserve européenne d'urgence des médicaments critiques présentant un risque élevé de pénurie.
Pour cela, il conviendrait donc, par exemple à l'échéance 2025 définie comme « clause de rendez-vous » pour évaluer l'action de l'HERA, d'étendre plus nettement le mandat de l'HERA aux périodes de forte tension sur l'approvisionnement ne constituant cependant pas des crises sanitaires.
De fait, la demande pour « plus d'Europe » en matière d'anticipation et de prévention des pénuries est unanime, sans toutefois que les textes en vigueur ne permettent d'aller plus loin qu'une intervention exceptionnelle en cas de crise majeure de santé publique, telle une pandémie. Il convient de combler cette lacune.
En outre, le statut de l'HERA fait actuellement débat au sein de l'Union européenne. Initialement imaginé comme une agence indépendante, telle que l'EMA, dotée d'un budget et d'une capacité d'action propre, l'HERA a finalement pris la forme d'un service dédié de la Commission européenne, placée sous son autorité. Comme l'a souligné Nathalie Colin-Oesterlé, députée européenne entendue par la commission d'enquête, cela limite sa capacité d'action et sa flexibilité, puisqu'elle ne dispose pas de budget propre ni de la capacité de conclure des contrats. Comme l'a signalé la DG Santé de l'Union européenne, cette « construction bizarre », voulue par le Conseil de l'Union européenne, ne correspond pas au souhait initialement formulé par le Parlement européen, qui aurait préféré un statut d'agence.
Recommandation n° 33 : Étendre le mandat de l'HERA afin qu'elle puisse intervenir de manière plus volontariste en dehors du cadre d'une crise sanitaire majeure, par exemple pour pouvoir procéder à des achats groupés de médicaments en cas de pénurie d'ampleur européenne.
2. Mieux piloter, au niveau européen, les efforts de relocalisation de la production pharmaceutique
De nombreux pays européens ont, depuis la prise de conscience engendrée par les pénuries survenues lors de la pandémie de covid-19, mis en oeuvre des stratégies de relocalisation de la production pharmaceutique et prévu des aides et incitations publiques à cet effet.
Cet effort nécessaire de reconstruction de capacités européennes devra nécessairement être concerté et coordonné au niveau européen, pour éviter des redondances ou des incohérences coûteuses. Tous les médicaments ne pourront être produits dans chaque pays, et l'accès aux volumes de la demande du marché européen (qui compte près de 450 millions d'habitants) est impératif pour assurer la soutenabilité de la production relocalisée.
Deux axes de coordination européenne semblent à cet égard prioritaires : l'identification et le ciblage des médicaments stratégiques, pour établir une stratégie européenne de relocalisation, et la mise en commun des moyens des États membres pour soutenir l'investissement conséquent dans les capacités de production.
a) Le ciblage de la relocalisation sur des médicaments stratégiques
Concernant le ciblage de la relocalisation sur des médicaments stratégiques, l'Agence européenne du médicament a été chargée, dans le cadre de son mandat élargi à la prévention des pénuries, de travailler à l'établissement d'une liste de médicaments critiques au niveau européen en cas d'urgence sanitaire majeure (après avoir d'ores et déjà établi une liste des médicaments critiques dans le cadre de la lutte contre la covid-19). Le groupe de pilotage exécutif de l'EMA travaille actuellement à son élaboration.
En parallèle, l'HERA dispose d'une nouvelle compétence en matière d'inventaire et d'analyse des capacités productives européennes ; dans le cadre de sa mission de « préparation » aux crises sanitaires. Cette compétence s'étend jusqu'à l'organisation de la production de contre-mesures médicales en cas d'urgence majeure.
Dans ce cadre, est notamment prévue la constitution d'un réseau dit « Fab EU », visant à maintenir au sein des usines européennes une capacité de production en veille, pouvant être rendues rapidement disponible pour fabriquer des médicaments et des vaccins en cas d'urgence sanitaire. Ce système de « réservation » de capacité impliquera une rémunération des industriels mettant à disposition leurs chaînes de production. Cet effort de préparation inclut la disponibilité de personnel qualifié et d'installations déjà validées du point de vue de la qualité de la production. Un budget annuel de 160 millions d'euros est prévu à cette fin683(*).
Les efforts de relocalisation des États membres doivent s'appuyer sur ces réflexions conduites au niveau européen par l'EMA et l'HERA, pour prioriser l'établissement de capacités à même de produire les médicaments les plus critiques, dans une logique de complémentarité avec l'outil industriel existant.
b) La mise en commun des ressources des États membres pour soutenir la relocalisation
Concernant la mise en commun des moyens des États membres pour soutenir l'investissement dans les capacités de production, le projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) Santé apparaît, à ce stade, comme l'outil le plus à même de concrétiser la stratégie européenne de relocalisation de la production de médicaments.
Ce PIIEC a été lancé par seize États membres, dont la France, en mars 2022.684(*) Ses axes stratégiques sont : le développement de technologies et procédés de production innovants et plus verts pour la fabrication de médicaments ; l'innovation dans les thématiques stratégiques comme la lutte contre la résistance aux antibiotiques ; le développement de traitements contre les maladies rares et, de manière complémentaire avec l'Autorité européenne de gestion des crises sanitaires (HERA), faire face aux futures pandémies ; et enfin, le développement des thérapies géniques et cellulaires. La France a annoncé mobiliser, dans le cadre de France 2030, un budget de 1,3 milliard d'euros au bénéfice de projets réalisés dans le cadre du PIIEC.
Toutefois, la traduction concrète de ce PIIEC en projets industriels semble tarder, seuls trois projets ayant pour l'instant été retenus dans ce cadre en France et pré-notifiés à la Commission européenne685(*). Selon Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre chargée de l'Industrie, « j'espère que la Commission européenne reviendra vers nous fin 2023. Entre le moment où nous avons commencé à en parler et l'éventuelle première décision, il s'est écoulé trois ans : cela témoigne de la quantité d'énergie qu'il faut mettre dans ces matières technologiques rapides pour faire avancer les sujets. [...] Nous sommes encore loin, toutefois, en termes d'ambition, d'équipes, de stabilité et de moyens financiers, de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) aux États-Unis. »686(*)
De plus, la contrainte fixée au PIIEC, exigeant une forte composante d'innovation dans les projets soutenus, apparait comme une limite à la capacité de le mobiliser en faveur de la relocalisation de médicaments matures sans avancée technologique particulière. Cette contrainte de financement de l'innovation exclusivement est une conséquence du cadre juridique de l'Union européenne en matière de concurrence, qui restreint le champ des aides publiques et est souvent cité comme l'un des freins à la souveraineté industrielle européenne. Ainsi, l'ancienne ministre de la santé Roselyne Bachelot a rappelé lors de son audition qu'« il faudra convaincre Mme la commissaire à la concurrence. Il y a certes une volonté de réindustrialisation, mais passer à la phase opérationnelle, c'est autre chose. [...] Tout ce que nous venons de dire se heurte à la défense des consommateurs et de la libre concurrence. »687(*)
Le « Critical Medicines Act », demandé par 19 États membres en mai dernier, pourrait donc prolonger cette réflexion et porter une stratégie de relocalisation européenne incluant la reconstruction de capacités industrielles de production pour des médicaments matures essentiels, ne rentrant pas dans les critères d'innovation ou dans les thématiques du PIIEC.
Plus généralement, la commission d'enquête regrette que la coopération européenne autour des enjeux de relocalisation soit aujourd'hui quasi-inexistante. Ainsi la Direction générale des entreprise a-t-elle indiqué que : « L'existence de projets concurrents au niveau européen a pu être appréciée au cas par cas dans France Relance, en fonction des informations disponibles, mais une vérification systématique n'est à ce stade pas possible, en l'absence de mécanisme de coordination établi au niveau européen. » Selon l'administration toutefois, « la capacité des industriels à s'assurer que leur modèle économique soit viable notamment vis-à-vis de potentielles redondances de projets entre pays a été contre expertisée par Bpifrance »688(*). La DGE aurait proposé à la DG Grow de l'Union européenne, lors d'une première réunion en janvier 2023, qu'une coordination des actions de relocalisation des États membres soit mise en place, celle-ci n'existant pas actuellement.
c) La création d'un établissement pharmaceutique européen
Enfin, plusieurs des personnes entendues par la commission d'enquête ont évoqué la possibilité de créer, dans cette même logique de relocalisation et pour complémenter les initiatives privées ou celles financées par le PIIEC, un établissement pharmaceutique européen à but non lucratif, capable de produire des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur délaissés par les laboratoires pharmaceutiques, notamment en raison de leur ancienneté ou de leur plus faible rentabilité.
Est souvent citée comme modèle l'initiative américaine « Civica » conduite aux États-Unis. Celle-ci rassemble près de 900 hôpitaux, qui ont décidé de mettre en commun leurs ressources et de fabriquer des médicaments essentiels au système de santé américain. On notera toutefois que l'objectif premier de ce groupement, dans le contexte d'un marché où les prix des médicaments sont libres, est avant tout la baisse de la dépense à la charge des hôpitaux et des patientes et patients et non d'assurer la sécurité d'approvisionnement. Ainsi, la production d'insuline, à compter de 2024, dans une usine située en Virginie, se fera à partir d'un principe actif indien, dans le cadre d'un partenariat entre Civica et le laboratoire Genesys.
De même, au Canada, le gouvernement fédéral a annoncé, en mars 2023, un investissement de 80 millions de dollars sur cinq ans à Edmonton (Alberta) pour produire des médicaments jugés essentiels. Le programme intégré de recherche, de développement et de fabrication de médicaments est mené par Applied Pharmaceutical Innovation, un organisme sans but lucratif, en partenariat avec l'université de l'Alberta. Pour sa part, le gouvernement provincial a expliqué avoir déjà investi 5,6 millions de dollars dans ce projet, ce qui aurait permis d'obtenir le financement fédéral.
Le Parlement européen a défendu cette solution d'une production publique par le biais d'un établissement pharmaceutique européen dans sa résolution sur les pénuries de médicaments, en date de 2020 : il « [invitait] la Commission et les États membres à étudier la possibilité de créer un ou plusieurs établissements pharmaceutiques européens à but non lucratif et d'intérêt général, capables de produire des médicaments d'intérêt sanitaire et stratégique pour les soins de santé, en l'absence d'une production industrielle existante, afin de compléter et garantir la sécurité d'approvisionnement et de prévenir les éventuelles pénuries de médicaments en cas d'urgence »689(*).
L'HERA a indiqué à la commission d'enquête avoir commandé une étude pour évaluer l'opportunité de mettre en oeuvre une production publique de certains médicaments, au niveau européen. Elle aurait toutefois pour l'instant écarté cette option au profit de son programme « Fab EU » précité, c'est-à-dire un système de réservation de capacités en cas de crise sanitaire. En outre, certains États membres se sont d'ores et déjà déclarés défavorables à cette solution : c'est le cas des Pays-Bas, dont la commission d'enquête a rencontré les équipes du ministère de la santé.
Parce qu'elle permettrait d'assurer la production de médicaments essentiels aux systèmes de santé de l'Union, lorsque les acteurs privés de l'industrie pharmaceutique ne sont plus capables de garantir l'approvisionnement, cette proposition doit donc être examinée avec intérêt. Le moment est propice, puisque de nombreux États ont engagé au niveau national une réflexion sur le maintien ou la création de capacités de production, à l'impulsion des pouvoirs publics.
3. Faire converger les prix européens par une plus grande coordination entre États membres : un objectif de long terme
À long terme, l'objectif de convergence des prix européens du médicament doit être mieux pris en compte.
La cohabitation de plusieurs systèmes nationaux de protection sociale et de fixation du prix du médicament est source de fragmentation du marché européen. La convergence des prix européens sera donc un facteur décisif, qui influera sur la capacité des États membres à acquérir ces traitements auprès des industriels. En effet, le poids de la demande européenne dans la consommation mondiale de médicaments, en particulier innovants, est un véritable atout dans la négociation avec les industriels du médicament. Il faut donc lutter contre les tentations de « chacun pour soi », qui consistent à regarder les prix nationaux de remboursement comme un levier d'attractivité du marché domestique, au profit d'une plus grande cohésion et d'une solidarité plus forte au sein de l'Union.
Les personnes entendues par la commission d'enquête ont indiqué que le mandat confié à HERA - celui d'effectuer des achats groupés dans le cadre de menaces sanitaires - s'est déjà heurté à la réticence de certains États, comme l'Allemagne, à aller vers des prix communs. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire, entendu par la commission d'enquête, a également souligné que « certains pays ont augmenté les offres de prix pour être prioritaires sur les livraisons de médicaments. Le Portugal et l'Allemagne, notamment, ont augmenté leurs prix et, comme par hasard, ces pays ont connu moins de tensions. L'Académie nationale de médecine a proposé l'idée d'un prix régulé européen ; ce serait vraiment une bonne chose, cela permettrait d'éviter cette concurrence entre les États. »
La fixation d'un prix européen unique du médicament est illusoire à court-terme, tant pour des raisons juridiques de compétence de l'Union, que pour des raisons politiques, certains États s'opposant à toute centralisation européenne du levier des prix. Cet état de fait a été rappelé par l'ancienne ministre de la santé Roselyne Bachelot, qui a estimé que : « chaque pays a son système de protection sociale et chaque électeur de chaque pays pense que le sien est le meilleur. Pour cette raison, nous n'aurons jamais de système de prix européens. »
Ces divergences ont néanmoins été clairement identifiées comme contribuant aux difficultés d'approvisionnement de certains marchés ; notamment ceux des pays à faible pouvoir d'achat.
Alors que la révision de la législation pharmaceutique européenne prévoit d'étendre encore le champ d'application de la « procédure centralisée » de mise sur le marché européen, promettant un approvisionnement plus équitable des différents États membres, la convergence des prix apparaît comme la prochaine « frontière » de l'harmonisation des règles européennes relatives aux médicaments690(*).
Les efforts actuels de convergence restent limités.
L'enceinte de dialogue existante, le réseau des autorités compétentes pour la fixation des prix et le remboursement (Network of Competent Authorities for Pricing and Reimbursement - NCAPR), qui se réunit environ deux fois par an sous l'égide de la Commission européenne, n'offre pas une coopération assez précise ni assez poussée.
Des obstacles juridiques persistent, comme l'opposition systématique du secret des affaires au partage d'informations concernant les conventions entre autorités nationales et industriels ou l'absence de base légale pour le partage de certaines données de prix. Mais que valent les obstacles juridiques dès lors qu'il s'agit du bien commun qu'est le médicament ? Ce caractère de bien universel pourrait justifier une réévaluation des protections juridiques accordées aux données industrielles relatives à leur production, que cela soit au niveau européen ou au niveau mondial, par l'intermédiaire des règles de l'OMC.
Enfin, les autorités nationales, aux moyens souvent limités, n'ont que peu de ressources humaines et budgétaires à consacrer aux échanges européens.
Le prix européen garanti, source de convergence des prix
En France, un mécanisme conventionnel contribue à une forme de convergence des prix des médicaments : le prix européen garanti.
Pour les spécialités d'ASMR I, II et III fabriquées en France, et pour certains médicaments d'ASMR IV, une garantie de stabilité de prix est accordée par le CEPS : sur une période de cinq ans, le niveau de prix de remboursement fixé en France ne pourra pas être inférieur au prix le plus bas parmi ceux pratiqués sur les quatre autres principaux marchés européens, à savoir l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne.
Le dispositif a été élargi par l'article 11 du dernier accord-cadre entre le CEPS et le Leem à de nouveaux types de médicaments d'ASMR IV (nouveaux antibiotiques, médicaments orphelins, médicaments très efficients, ASMR IV par rapport à des ASMR III récents, réponse à un besoin de santé publique insuffisamment couvert...).
Il a pour objectif d'inciter la fabrication en France et la commercialisation sur le marché français de médicaments innovants, mais a également pour effet de faire converger les prix de remboursement pratiqués par les principaux marchés européens.
Source : Commission d'enquête
À défaut d'une compétence européenne en la matière, la France devrait donc favoriser une plus grande coordination entre les autorités nationales chargées de la fixation du prix des médicaments.
En réponse aux insuffisances identifiées, certains pays européens ont d'ores et déjà mis en place volontairement des instances informelles de concertation autour des prix d'achat du médicament. C'est le cas de « Beneluxa », initiative rassemblant la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Autriche et l'Irlande, par laquelle les autorités nationales compétentes réalisent en commun des évaluations de certaines technologies de santé, négocier en commun le prix de certains médicaments et fixent des conditions de remboursement similaires dans chaque pays. Ces initiatives gagneraient à être répliquées au niveau européen.
En dépit des obstacles liés à la diversité des systèmes de protection sociale et de fixation des prix, il importe de conduire bien plus systématiquement des études comparatives des prix et de faire en sorte que les États membres puissent « parler d'une seule voix » face aux laboratoires. Cela contribuera à la solidarité et à l'attractivité du marché européen.
Recommandation n° 34 : Mieux coordonner les différents régulateurs des prix des médicaments à l'échelle européenne, pour éviter les effets de compétition susceptibles d'aggraver les phénomènes de pénuries.
* 680 Décision de la Commission du 16 septembre 2021 instituant l'Autorité de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire.
* 681 Médicaments à usage humain et les dispositifs médicaux ou d'autres biens ou services destinés à la préparation et à la réaction à une menace transfrontière grave pour la santé.
* 682 Audition de M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé, le 28 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/ce_penurie.html#toc3
* 683 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/api/files/attachment/872434/Factsheet%20EU%20FAB.pdf.pdf
* 684 Pour consulter le site du lancement de ce PIIEC en santé : https://www.entreprises.gouv.fr/fr/actualites/industrie/filieres/lancement-d-projet-important-d-interet-europeen-commun-piiec-sante
* 685 Il s'agit notamment du projet d'augmentation de capacité de production de l'entreprise EuroAPI sur deux sites français (Vertolaye et Saint-Aubin-lès-Elbeuf) pour plusieurs principes actifs intermédiaires servant à la production d'antibiotiques macrolides et de corticoïdes anti-inflammatoires. Le projet est actuellement en cours d'instruction par la Commission européenne, après avoir été pré-notifié.
* 686 Audition de Mme Agnès Pannier-Runacher, le 31 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230529/ce_penurie.html#toc5
* 687 Audition de Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la santé, le 2 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc2
* 688 Réponses au questionnaire de la commission d'enquête.
* 689 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2020-0142_FR.html#_section2
* 690 Le « paquet pharmaceutique » européen prévoit notamment que les médicaments relevant de l'AMM pédiatrique et que les antimicrobiens prioritaires ne puissent relever que de la procédure centralisée (source : ANSM).