D. LA PANDÉMIE DE COVID-19 : UNE DÉFAILLANCE MAJEURE DU SYSTÈME
1. Une remise en cause de l'accès aux soins pour toutes et tous
Les ressorts et conséquences de la pandémie de SARS-CoV-2 qui a frappé le monde à compter de l'automne 2019 jusqu'à ce que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare la fin de l'urgence sanitaire mondiale, début mai 2023, ont fait l'objet de nombre d'études et rapports, notamment parlementaires. Inattendue par son ampleur, elle a eu des conséquences importantes sur la prise en charge des patientes et des patients, qu'ils soient eux-mêmes frappés par ce virus, ou qu'ils aient subi l'impact de la pandémie sur leur santé.
L'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a d'ailleurs récemment consacré une étude à la surmortalité observée en 2022 par rapport à 2020 et 2021. Sans que cela constitue un phénomène explicatif unique, l'institut estime que l'épidémie de la covid-19 a pu entraîner depuis 2020 une hausse des décès en raison d'effets indirects, comme des reports d'opérations ainsi qu'une baisse du nombre des dépistages d'autres maladies21(*).
En outre, la pandémie a constitué un changement de dimension dans l'impact sanitaire des pénuries. Qui aurait pu, avant mars 2020, s'attendre à lire un jour un document intitulé « Utilisation parcimonieuse en période de crise sanitaire », établi par l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à destination des soignants confrontés aux manques de curares employés pour intuber les patients, d'hypnotiques et de sédatifs, d'antibiotiques ou de morphine, indispensable dans le traitement de la douleur et les fins de vie ? Avec un luxe de précision, il leur recommande d'« envisager les modes de ventilation alternatifs [...] pour éventuellement ne pas recourir ou réemployer des curares et/ou sédation-analgésie », de limiter le « gâchis » en évitant « à tout prix le renouvellement programmé d'une seringue si elle n'est pas totalement finie » et de « ne pas changer les tubulures » mais seulement la seringue pour gagner quelques millilitres.
Comment la France a fait face à la pénurie de curares
(Extrait du compte-rendu de l'audition par la commission d'enquête du Dr Claude Bernard, pharmacien, responsable de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP)
Le lundi de Pâques 2020, j'ai reçu un coup de téléphone d'un collègue me demandant si l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP pouvait stocker des principes actifs d'anesthésie en tension, dont les curares, le cisatracurium, l'atracurium, le midazolam, le propofol, etc. Nous avons passé le marché en une demi-journée. Nous avons acheté pour le compte de l'État plusieurs principes actifs pour plusieurs millions d'euros.
Assez rapidement, sous l'égide de l'ANSM et de la DGS, s'est posée la question de faire fabriquer par les PUI de certains CHU un de ces médicaments. L'attention a été portée sur les curares, en particulier le cisatracurium. Il faut savoir que le cisatracurium est très utilisé en dehors de l'AP-HP. Les anesthésistes réanimateurs à l'AP-HP utilisent quant à eux de l'atracurium. Les PUI se sont mis à étudier la question de fabriquer différentes formes injectables de cisatracurium, nécessaires lors de l'intubation de patients ayant besoin d'une respiration artificielle.
J'ai pris la décision en tant que pharmacien responsable de ne pas fabriquer en interne le cisatracurium parce que c'est un produit qui se conserve au froid (entre + 2 et + 8 degrés) et qu'il exige des techniques que nous n'avons pas. Par ailleurs, c'est un produit extrêmement actif. La mise en oeuvre de la production de cisatracurium n'est possible qu'à la condition d'avoir de fortes garanties sur le nettoyage après fabrication et elle exige d'importantes précautions pour manipuler ce type de produit extrêmement toxique. Il faut s'assurer qu'il n'y a plus de traces de cisatracurium dans le produit suivant qui sera fabriqué.
Les PUI ont développé des méthodes de fabrication et d'analyse et ont fait la preuve de concept fin 2020. En avril 2021, l'Ageps et l'ANSM nous ont demandé de faire fabriquer par Delpharm des ampoules de cisatracurium. Nous nous sommes entendus sur la formulation finale : 10 mg/ml avec des ampoules de 50 mg. Les quatre premiers lots ont été libérés sous le statut de préparations hospitalières début juillet 2021, soit deux mois et demi plus tard. Ce délai avec une AMM aurait pris au moins un an. Cela a permis de sauver des vies22(*).
Source : Commission d'enquête
Avant cette explosion de l'usage de ces produits, liée à la très forte augmentation du nombre de patients en réanimation, personne n'aurait en effet pensé qu'ils puissent un jour être frappés d'une pénurie. Au fil du temps, les pratiques de stockage de précaution avaient évolué vers une gestion en flux tendu. Parallèlement à ce sauvetage en urgence, qui souligne le rôle irremplaçable de l'Ageps et des PUI des centres hospitalo-universitaires, qui ont retrouvé la « recette » de ces produits au sein de la pharmacopée, l'État, par décret du 23 avril 2020, a pris la décision de réquisitionner cinq produits injectables d'anesthésie, dont deux hypnotiques (midazolam et propofol) et trois curares, ce qui lui confiait un monopole d'achat et de livraison. Cette décision sans précédent a montré qu'en cas de circonstance exceptionnelle, l'État peut « reprendre la main » sur la politique d'approvisionnement en médicaments, comme il l'a fait par ailleurs en matière de masques.
Quelques jours avant le premier confinement, les ventes de paracétamol, alors en libre-service, se sont également envolées, alors qu'elles étaient auparavant plutôt régulières, si l'on en croit le témoignage devant la commission d'enquête de Laurent Bendavid, président de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique. Mais, « durant toute la période de la covid, nous avons tous vécu des moments où, à la suite de rumeurs, le volume vendu passait d'une centaine de boîtes par mois à 2 000 boîtes en un jour, ce qui était la totalité du stock. Si nous avions eu 200 000 boîtes en stock, nous aurions vendu 200 000 boîtes ! »23(*).
En mettant en lumière la très grande fragilité du système de santé, ce dramatique événement de la pandémie a accéléré la prise de conscience de ce que le médicament constitue un produit stratégique. Elle a également cruellement illustré la très grande dépendance de la France vis-à-vis de fournisseurs implantés dans des pays n'appartenant pas à l'Union européenne, au premier rang desquels la Chine et l'Inde. Illustration concrète de ce phénomène global, lors de son audition par la commission, Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé de mai 2017 à février 2020, a expliqué avoir « été particulièrement marquée par la pénurie de corticoïdes que nous avons subie en 2019, car il n'y a quasiment pas de médicaments plus indispensables que ces derniers, qui sauvent des vies tous les jours. Or personne n'avait été vraiment alerté d'un risque de pénurie, du fait du nombre d'industriels qui produisent ce type de médicaments, sous différents dosages et sous différentes formes galéniques.
En tirant le fil jusqu'au bout, nous nous sommes rendu compte que l'un des principes actifs était fabriqué en Chine. Les Chinois ayant dû arrêter la production pour une raison X ou Y, ce ralentissement a eu un retentissement mondial en créant une pénurie de corticoïdes touchant tous les fabricants. »24(*)
2. Un bouleversement des politiques sanitaires
À l'automne 2013, une étude bibliographique réalisée par l'Université de Berne a constaté que les travaux de recherche consacrés à l'approvisionnement en médicaments s'intéressaient presqu'exclusivement à la situation aux États-Unis et qu'il n'existait aucune étude portant sur l'ampleur et les causes des difficultés d'approvisionnement en Suisse ou dans l'Union européenne. Dès l'automne 2015, la Suisse s'est dotée d'un système de surveillance - le « bureau de notification pour les médicaments vitaux à usage humain » -, sur la base d'un premier rapport consacré à la sécurité de l'approvisionnement en médicaments, en juin 2012.
En France, il a fallu attendre le 8 juillet 2019 pour que la ministre des solidarités et de la santé dévoile une feuille de route dont l'objectif était de « Lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France ». Un des axes de ce programme consistait à renforcer la coopération européenne pour mieux prévenir les pénuries de médicaments. Cependant, jusqu'à la rupture introduite par la pandémie, prévalait l'analyse selon laquelle « les compétences de l'Union européenne en matière de santé apparaissent limitées à la lecture du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), et ce malgré un développement permanent depuis 1957. Le rôle de l'Union est d'appuyer et de coordonner les actions des États membres qui restent en charge de la politique de santé », comme l'ont souligné Pascale Gruny et Laurence Harribey au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, dans le rapport qu'elles ont consacré à l'Union européenne et la santé, en juillet 202025(*).
Mais face à l'urgence et malgré le repli de chaque État membre sur lui-même, la Commission européenne a favorisé une réponse coordonnée et solidaire à la pandémie. Alors que les laboratoires se lancent dans une course contre la montre pour produire un vaccin, la Commission a signé un accord avec les 27 États membres l'autorisant à conclure en leur nom des contrats d'achat anticipé de vaccins. Au nom de l'objectif de mieux assurer la couverture vaccinale des Européennes et des Européens, de partager les risques et de regrouper les investissements tout en réalisant des économies d'échelle, la Commission, entre août 2020 et novembre 2021, va ainsi signer onze contrats avec huit fabricants de vaccins, garantissant ainsi 4,6 milliards de doses.
Dans le même temps, est créée une Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA), mise en place en tant que nouvelle direction générale de la Commission européenne le 16 septembre 2021.
Enfin, en réaction à la pandémie de covid-19 et afin de renforcer la préparation aux crises, l'Union européenne a engagé un programme « L'UE pour la santé » (EU4Health), doté d'un budget de 5,3 milliards d'euros pour la période 2021-2027. Tout ceci montre que la santé publique ne peut rester l'apanage des 27 États membres. Sans qu'on puisse encore parler d'une « politique pharmaceutique commune », il est clair que la pandémie a rebattu les cartes de la lutte contre les pénuries de médicaments, dont les causes profondes et multiples sont devenues criantes.
* 21 https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/7628176/ip1951.pdf
* 22 Audition de M. Renaud Cateland, directeur de l'Agence générale des équipements et produits de santé, le mardi 4 avril 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230403/ce_penurie.html
* 23 Audition de MM. Laurent Bendavid, président, et Emmanuel Déchin, délégué général, de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique, le 17 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230515/ce_penurie.html#toc9
* 24 Audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé, le 17 mai 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230515/ce_penurie.html#toc8
* 25 Rapport d'information n° 648 (2019-2020) de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey , fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 16 juillet 2020 : https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-648-notice.html