C. DES CONSÉQUENCES SANITAIRES ET FINANCIÈRES IMPORTANTES MAIS MAL MESURÉES
1. Un impact certain sur la vie des patientes et des patients
a) De nombreux témoignages...
La commission d'enquête a reçu de nombreux témoignages des conséquences graves des ruptures d'approvisionnement pour les malades. Par exemple, Catherine Simonin, représentante de France Assos Santé, a souligné que si l'absence de transmission systématique des informations relatives à la pénurie et aux traitements de substitution ne posait pas de problème dans les pharmacies, « la situation est plus complexe à l'hôpital, d'où des pertes de chances : une étude portant sur 402 personnes soignées pour un cancer de la vessie entre 2011 et 2016 à l'hôpital Édouard-Herriot de Lyon a montré une augmentation des récidives durant une pénurie, qui conduit à une augmentation de la mortalité à cinq ans. Il faut informer le patient en cas de substitution de traitement, car les effets secondaires, différents de ceux de son traitement habituel, peuvent parfois être graves. »13(*)
De même, Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, a expliqué à la commission d'enquête qu'en « 2022, 27 molécules [sur les quelques 200 acquises par les centres de lutte contre le cancer de manière mutualisée] ont été impactées par des problèmes d'approvisionnement, soit 13,5 %. 50 % étaient contingentées et 50 % en rupture »14(*).
Lors de son audition par la commission d'enquête, le professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation, a apporté une illustration très concrète des conséquences des pénuries de médicaments pour les patients, liées à leur impact en termes d'organisation des soins : « Les soins sont complexes. Imaginez un service de réanimation, avec des infirmiers qui préparent des médicaments. Il faut une homogénéité dans les procédures de préparation, et lorsqu'on substitue un médicament à un autre, on se retrouve avec des médicaments de concentration et de pharmacocinétique différentes, ce qui pose un problème d'organisation et fait le lit de l'erreur médicamenteuse. »15(*) Outre les conséquences de ces éventuelles erreurs, pour les patients, les répercussions des ruptures ou risques de ruptures d'approvisionnement sont en effet multiples, tant en ville qu'à l'hôpital : retard de prise en charge, hospitalisation prolongée avec ses répercussions propres, majoration de l'anxiété, voire perte de chance mettant en jeu le pronostic vital.
En outre, la substitution d'un traitement à un autre, y compris pour des malades chroniques dont le médecin traitant a pu déterminer, en toute confiance avec son patient, le meilleur traitement possible, a inéluctablement une incidence en termes de prise en charge. Pour certaines pathologies, cette substitution peut entraîner un changement important de mode de vie de la patiente ou du patient : substituer un antiépileptique à un autre, voire même un générique au princeps, peut avoir une incidence majeure sur la vie socio-professionnelle de la personne, sans compter son incidence psychologique.
Enfin, très concrètement, la gestion quotidienne des ruptures d'approvisionnement a une incidence sur la prise en charge. En ville, un patient souhaitant obtenir dans l'instant un médicament, par exemple prescrit pour un enfant, est obligé de le chercher dans plusieurs pharmacies ou de patienter dans sa pharmacie de quartier jusqu'à ce que le pharmacien ait réussi à trouver une solution de dépannage auprès d'un confrère. En milieu rural, cette situation est évidemment aggravée par la distance nécessaire pour se rendre dans la pharmacie disposant du médicament.
b) ...que corroborent les études disponibles ?
Plusieurs études universitaires, professionnelles ou officielles confirment ces témoignages, tant en France qu'à l'étranger16(*).
L'étude CIRUPT (Conséquences Iatrogènes des RUPtures de stock) conduite par plusieurs médecins et chercheurs du Réseau Français des Centres Régionaux de Pharmacovigilance (RFCRPV) et publiée dans le British Journal of Clinical Pharmacology en septembre 2022 confirme l'ampleur des conséquences médicales des pénuries. Cette étude se fonde sur l'analyse rétrospective de 462 cas d'effets indésirables liés à une rupture de stock de médicaments, enregistrés dans la base française de pharmacovigilance entre 1985 et 2019. Elle relève une aggravation de la maladie traitée dans 16 % des cas, principalement en raison d'un manque d'efficacité du médicament de remplacement, dont la moitié présentait un critère de gravité. L'étude montre que « si l'évolution était le plus souvent favorable (79 %), des décès ou des situations mettant en jeu le pronostic vital ont aussi été rapportés (6 %). Le contexte de rupture de stock expliquait la survenue d'une erreur médicamenteuse (EM) dans 51 cas (11 %), principalement au moment de l'étape de l'administration et impliquant un facteur humain. »
L'étude du groupement pharmaceutique de l'Union européenne précitée montre que dans la quasi-totalité des pays participants, les phénomènes de pénuries ont un impact négatif croissant sur la qualité de vie des patients, en engendrant d'abord inconfort et détresse, voire une interruption des traitements. L'accroissement du reste à charge est évoqué par plus des deux-tiers des pays et l'administration d'un traitement d'efficacité moindre dans plus de la moitié des cas. Plus du tiers des pays signale des erreurs médicales, un cinquième des événements indésirables et quatre pays au moins un décès.
Aux États-Unis, en mars 2023, un rapport de la commission de la sécurité intérieure et des affaires gouvernementales du Sénat17(*) est venu souligner que les pénuries de médicaments s'accroissaient, duraient plus longtemps et impactaient le soin aux patients. À fin 2022, le nombre de pénuries était supérieur de 30 % à ce qu'il était un an auparavant ; la durée moyenne de la pénurie était d'un an et demi et plus de 15 « médicaments critiques » (« critical drug products ») étaient en pénurie depuis plus d'une décennie ! Le rapport insiste sur les conséquences désastreuses de ces phénomènes pour les patients et les professionnels de santé, notamment les erreurs de prescriptions, le retard de mise en oeuvre de traitements, voire le rationnement de médicaments vitaux, dont le carboplatine, utilisé dans le traitement de nombreux cancers.
2. Des conséquences importantes sur les conditions de travail des professionnels de santé
Les études menées par les différents groupements de professionnels de santé et les témoignages recueillis par la commission d'enquête soulignent l'impact important des ruptures et risque de ruptures d'approvisionnement en médicaments sur leurs pratiques professionnelles et leur vie personnelle.
Le bilan annuel sur la sécurité des pharmaciens, publié par l'Ordre national des pharmaciens début juin 2023, a montré qu'« en moyenne, un pharmacien a été agressé chaque jour en France en 2022 »18(*). Sur les 355 agressions recensées, 94 sont liées à un refus de dispensation, qui constitue ainsi le principal motif d'agression.
Cet état de fait est d'autant plus révoltant que les pharmaciens consacrent, en moyenne, une heure par jour à gérer les pénuries, passant du temps avec les médecins prescripteurs, notamment pour pouvoir effectuer une substitution dans la même classe thérapeutique ou trouver des alternatives quand une substitution n'est pas possible. Sans compter le temps occupé à dénicher des stocks et informer les patients.
À l'hôpital, selon le témoignage devant la commission d'enquête de Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires, la gestion des médicaments manquants représente en moyenne un emploi de pharmacien à temps plein, occupé à « chercher, tous les jours, des solutions de gestion pour faire face aux tensions d'approvisionnement et aux ruptures de stocks de médicaments et dispositifs médicaux »19(*).
À ce sujet, devant la commission d'enquête, Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine, a souligné l'incidence différente des pénuries sur les pratiques médicales en ville et à l'hôpital.
Pour lui, « l'on parvient généralement à trouver des solutions par la substitution thérapeutique. Celle-ci n'est toutefois pas la panacée : il faut un suivi et, si celui-ci peut être assuré à l'hôpital, grâce à la présence permanente de médecins, ce n'est pas le cas en ville. Le patient doit aussi comprendre ce qui se passe et disposer d'un recours au moindre problème. Or, là encore, le pharmacien est beaucoup plus accessible et, intervenant en ligne directe sur ces sujets, beaucoup mieux informé que le médecin, d'où la nécessité absolue d'une conjonction entre ces deux professions. »20(*)
3. Une évaluation insuffisante des conséquences sanitaires et financières des pénuries
Les témoignages recueillis par la commission d'enquête et les études disponibles fournissent des éléments probants sur les effets délétères des pénuries de médicaments. Cependant, malgré tous ses efforts, la commission d'enquête n'a pu obtenir d'évaluation d'ensemble des conséquences sanitaires et financières des pénuries de médicaments.
Il est gravement préjudiciable de constater qu'aucune évaluation chiffrée des conséquences financières et sanitaires n'est produite à ce jour par les autorités compétentes.
S'agissant des incidences des pénuries en termes de santé publique lors de son audition par la commission d'enquête, Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) a simplement déclaré ne pas avoir « eu connaissance de travaux engagés sur ce sujet récemment ».
Sur le plan financier, les remontées de terrain illustrent l'accroissement du coût des prises en charge, ne serait-ce qu'en raison de la substitution d'un médicament par un autre. La pénurie de bétaméthasone ou de prednisolone a, par exemple, conduit les professionnels à se tourner vers le Medrol, dont le principe actif est la methylprednisolone, proportionnellement beaucoup plus onéreux.
Mais d'un point de vue global, le directeur général de la Cnam a expliqué « ne pas avoir de réponse extrêmement étayée [...] s'agissant de l'évaluation des effets des ruptures de stock, en termes de coût, en raison du recours à des solutions thérapeutiques de substitution plus coûteuses et des incidences de santé publique ».
Certes, il est louable de considérer que « dès lors que les pénuries, y compris lors de la crise récente, exposent nos assurés à des risques de défaut de prise en charge, le critère financier n'est pas le premier à entrer en ligne de compte. Pour dire les choses encore plus directement, nous avons financé - il fallait le faire - des préparations magistrales, réalisées par les pharmaciens, à des niveaux de prix nettement plus élevés que celui des médicaments en rupture. Nous ne nous sommes pas demandé s'il fallait le faire ou pas. » Dans ce cadre, indiquer clairement que « la question de la régulation budgétaire n'a pas vocation à se poser pour faire face à des situations d'urgence » est évident.
La prise en charge des patients, que ce soit à travers la prise en charge médicale ou à travers la dépense de médicaments est partie intégrante du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). À tout le moins, afin qu'il puisse se prononcer en pleine connaissance de cause, il est indispensable d'établir rapidement une étude d'impact d'ensemble de l'incidence des pénuries de médicaments et de produits de santé. Celle-ci devrait notamment se pencher sur les inégalités territoriales face aux pénuries, aussi bien entre milieu urbain et monde rural qu'entre l'Hexagone et les territoires d'outre-mer, particulièrement affectés par la désorganisation des transports maritime et aérien, qui peinent parfois à revenir à la normale.
Recommandation n° 1 : Mener rapidement une évaluation complète de l'impact sanitaire et de l'incidence financière des pénuries de médicaments.
* 13 Audition de Mme Catherine Simonin, représentante de France Assos Santé, de Mme Juliana Veras, coordinatrice de Médecins du Monde, du Dr Julie Allemand-Sourrieu, représentante du collectif Santé en danger, du Dr Franck Prouhet, représentant du collectif Notre santé en danger et de M. Christophe Duguet, représentant de l'AFM-Téléthon, le mercredi 29 mars : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230327/ce_penurie.html#toc4
* 14 Audition du professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation, de Mmes Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo, M. Pierre Chirac, de la revue Prescrire et du professeur Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation, le mercredi 1er mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/ce_penurie.html#toc5
* 15 Audition du professeur Pierre Albaladejo, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation, de Mmes Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, Yvanie Caillé, fondatrice et vice-présidente de Renaloo, M. Pierre Chirac, de la revue Prescrire et du professeur Luc Frimat, président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation, le mercredi 1er mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230227/ce_penurie.html#toc5
* 16 Le trimestriel Actualité et dossier en santé publique a consacré son numéro de septembre 2022 aux pénuries de médicaments, dont un article à leurs conséquences sanitaires https://www.presses.ehesp.fr/produit/penuries-de-medicaments/
* 17 https://www.hsgac.senate.gov/wp-content/uploads/Drug-Shortages-HSGAC-Majority-Staff-Report-2023-03-22.pdf
* 18 https://www.ordre.pharmacien.fr/les-communications/focus-sur/les-actualites/une-agression-declaree-par-jour-en-france-bilan-annuel-sur-la-securite-des-pharmaciens
* 19 Audition de M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine, M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU) et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh), le 21 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230320/ce_penurie.html#toc1
* 20 Audition de MM. Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie nationale de médecine, Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine, Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins, et M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire, le 11 avril 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230410/ce_penurie.html#toc2