I. LES OUTRE-MER FACE AU DÉFI DE NOUVEAUX BESOINS D'AMÉNAGEMENT.
1. La grande variété des outre-mer français
a) La France, riche de la diversité de ses outre-mer
Avec un peu moins de 3 millions d'habitants, les outre-mer représentent environ 4 % de la population de notre pays. Les dynamiques économiques et démographiques y sont assez disparates, mais des traits communs caractérisent tous ces territoires.
Le PIB par habitant y est globalement plus faible que la moyenne nationale, de l'ordre d'un tiers à La Réunion et aux Antilles, il est même inférieur de moitié au PIB/habitant en Guyane et plus de trois fois inférieur à Mayotte164(*). Les prix à la consommation, en particulier les prix des denrées alimentaires, sont souvent plus élevés dans les territoires ultramarins du fait de circuits de distribution moins efficaces. Sans surprise, le taux de pauvreté des habitants y est plus élevé : calculé selon les seuils locaux, il est de 16 % à La Réunion, mais de l'ordre de 20 %, voire au-dessus en Guadeloupe, Martinique, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie et Guyane, et de 42 % à Mayotte, quand le taux national est de 14 %165(*). Le taux de chômage y est plus élevé que la moyenne.
Néanmoins, les outre-mer peuvent faire figure d'ilots de prospérité et de stabilité dans leur environnement régional immédiat souvent plus pauvre et plus instable politiquement. Les équipements universitaires ou les équipements de santé (notamment hôpitaux universitaires) dont disposent ces territoires les rendent également attractifs pour leur voisinage. D'une manière générale, cette attractivité économique régionale nourrit une immigration forte en Guyane ou encore à Mayotte.
Les territoires ultramarins se caractérisent par l'importance historique des activités agricoles destinées à l'exportation : café, cacao, banane, canne à sucre ont été les moteurs du développement économique. La pêche constitue également une ressource facilement accessible du fait de l'ouverture sur la mer qui continue à faire l'objet d'une exploitation à des fins locales mais aussi d'exportation (pêches thonières de La Réunion). Certains territoires enfin, comme la Nouvelle-Calédonie ou la Guyane, s'appuient sur l'exploitation minière (nickel, or). En revanche, les activités industrielles ou encore celles de production de biens de consommation sont peu développées, condamnant les outre-mer à recourir massivement à des importations pour couvrir les besoins de la vie quotidienne ou les besoins d'équipement des ménages et des entreprises. Le poids du tourisme est variable selon les territoires, mais le potentiel touristique existe presque partout.
Comme dans l'hexagone, les territoires ultramarins connaissent un vieillissement de leur population : Guadeloupe et Martinique, en particulier, connaissent ce phénomène de manière accélérée. Les territoires ultramarins sont également affectés par une émigration importante de leurs étudiants et de leurs cadres, qui partent souvent poursuivre leur carrière hors du territoire. Cette « fuite des cerveaux » complique la tâche des entreprises et des administrations, qui ont besoin de recruter des cadres pour assurer les tâches d'ingénierie.
La grande diversité des territoires ultramarins conduit à soutenir une stratégie d'adaptation aux spécificités de chaque territoire, qui pourrait se traduire par la « différenciation territoriale », c'est-à-dire une adaptation des modalités d'organisation des collectivités d'outre-mer et des conditions d'exercice de leurs compétences, ainsi que l'envisageait le rapport remis en 2020 par le sénateur Michel Magras166(*).
b) Des singularités territoriales marquées
Derrière des traits communs, chaque territoire est toutefois spécifique, avec une histoire et des caractéristiques propres qui expliquent les trajectoires empruntées.
Avec environ 380 000 habitants sur 1 702 km² répartis sur cinq îles habitées pour la Guadeloupe et 370 000 habitants sur 1 128 km² pour la Martinique, les Antilles reposent largement sur l'agriculture tropicale (banane, canne à sucre) et le tourisme. Saint-Barthélemy (10 000 habitants sur 21 km²) et Saint-Martin (40 000 habitants sur 53 km² pour la partie française) sont axés essentiellement sur le tourisme haut de gamme.
Avec presque 300 000 habitants sur presque 84 000 km², la Guyane est le plus vaste et le seul territoire ultramarin non insulaire. Aux confins de la forêt amazonienne, bordée par les fleuves Maroni au Nord et Oyapock au Sud, la Guyane présente toutefois des caractéristiques quasi-insulaires, avec un peuplement presque exclusivement sur la côte atlantique. À côté de l'économie forestière et minière, la Guyane est stratégique pour la France et même pour l'Europe, puisqu'elle accueille le centre spatial à Kourou, seul site de lancement des fusées Ariane. Sa croissance démographique, tirée par l'immigration du Surinam et du Brésil voisins, est particulièrement dynamique. La Guyane pourrait compter 430 000 habitants en 2050.
Saint-Pierre-et-Miquelon, seul territoire ultramarin dans l'Atlantique Nord, a longtemps vécu de la pêche. Avec un peu plus de 6 000 habitants sur 242 km², c'est un territoire aujourd'hui prospère, lié à son environnement nord-américain, mais menacé par le changement climatique et la montée des eaux.
La Réunion est le département d'outre-mer le plus peuplé, avec presque 900 000 habitants sur 2 512 km². Elle dispose d'une économie dynamique et assez diversifiée et se caractérise par une démographie également dynamique, l'île devant dépasser le million d'habitants à l'horizon 2040. Les activités et l'habitat sont concentrés sur le littoral, la partie volcanique centrale, culminant à 3 000 mètres d'altitude, étant difficilement habitable.
Issue des référendums de 1974 et 1976 qui avaient vu les Mahorais préférer rester un territoire français plutôt que de faire partie des Comores, Mayotte compte un peu plus de 250 000 habitants sur deux îles et une trentaine d'îlots de 374 km². La densité de peuplement est élevée et augmente avec la très forte croissance démographique. La pression foncière y est particulièrement intense. L'arrivée de nombreux immigrants irréguliers des Comores entraîne le développement d'habitat informel, dans le territoire le plus pauvre de France, qui a besoin d'une politique d'aménagement du territoire volontariste ainsi que d'un accroissement rapide des équipements publics (écoles, etc...).
Avec 270 000 habitants, dont 100 000 à Nouméa, la Nouvelle-Calédonie comprend plusieurs îles réparties sur 18 576 km². Elle se caractérise par un milieu naturel d'une grande richesse, avec l'un des plus vastes lagons du monde. Son économie dynamique s'appuie sur les mines de nickel et la métallurgie.
Territoire lui aussi très éloigné de la métropole, la Polynésie française rassemble près de 280 000 habitants sur un chapelet de 118 îles d'une surface totale d'environ 4 000 km². Mais 200 000 habitants résident sur la seule île de Tahiti, où sont concentrées les activités économiques du territoire. Vivant du tourisme de luxe et encore de la perliculture, la Polynésie française dispose d'un écosystème extrêmement fragile qui appelle une gestion territoriale très précautionneuse.
L'archipel de Wallis-et-Futuna est le territoire ultramarin le plus éloigné de l'hexagone. Il compte moins de 12 000 habitants sur 78 km² vivant principalement de l'agriculture, avec un système institutionnel particulier reposant beaucoup sur la coutume.
Enfin, le tour d'horizon des outre-mer conduit à devoir citer les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), qui ne comportent aucun habitant, mais représentent un territoire de 2,4 millions de km² sous juridiction française, répondant à un objectif fort de protection des milieux naturels et des espèces locales. La terre Adélie, en Antarctique, fait par ailleurs l'objet du traité de Washington de 1959 qui consacre le continent austral comme territoire dédié essentiellement à la recherche scientifique.
2. L'aménagement de l'espace : un défi de taille pour les outre-mer
a) Une grande diversité d'enjeux à prendre en compte simultanément
L'aménagement de l'espace doit prendre en compte la fragilité des milieux et l'exposition aux risques naturels qui constituent des problématiques fortes dans les outre-mer. Les risques volcaniques et sismiques concernent la plupart des territoires et se sont déjà concrétisés dans le passé. Les îles sont par ailleurs exposées aux conséquences de tsunamis sur les côtes, où la population est particulièrement concentrée. Les typhons et ouragans peuvent également provoquer des dégâts considérables, en particulier aux Antilles.
Au-delà des risques ponctuels, les outre-mer sont exposés aux conséquences du changement climatique. Celui-ci peut aggraver les phénomènes extrêmes (ouragans, pluies diluviennes). Il conduit aussi à la montée du niveau des mers. Dans un rapport remis en 2019167(*), les sénateurs Guillaume Arnell, Abdallah Hassani et Jean-François Rapin appelaient d'ailleurs à mieux anticiper les risques, à élaborer des schémas de prévention et lorsque les risques surviennent, à aller vite dans les actions de reconstruction, afin que les outre-mer soient plus résilients.
Des risques supplémentaires sont encourus du fait d'activités humaines passées ou présentes. Guadeloupe et Martinique sont ainsi encore touchées par la pollution au chlordécone, insecticide organophosphoré utilisé pour lutter contre le charançon du bananier, qui n'est plus utilisé depuis 30 ans (1993) mais dont la persistance dans les sols et les eaux souterraines crée une pollution extrêmement durable. En Guyane, l'activité illégale des orpailleurs conduit à des concentrations extrêmement fortes de mercure dans les cours d'eau.
Après les enjeux environnementaux, l'aménagement de l'espace doit prendre en compte les contraintes spécifiques aux outre-mer, conduisant à une forte concentration de la population sur les littoraux. En dehors de la Guyane, la densité moyenne de population est bien plus élevée outre-mer que dans la France hexagonale et la pression foncière liée à l'étalement urbain autour des villes-centres littorales est une caractéristique commune à quasiment tous les territoires.
Dans ces conditions, la préservation de terres agricoles ou encore d'espaces naturels et forestiers constitue un enjeu encore plus prégnant qu'ailleurs. Dans un rapport de 2017168(*), les sénateurs Thani Mohamed Soilihi, Daniel Gremillet et Antoine Karam constataient cette rareté du foncier « exploitable » et pointaient les risques de multiplication des conflits d'usage qui brident le développement des outre-mer. Ils plaidaient en faveur d'une maîtrise plus forte des conditions d'utilisation du foncier par les collectivités locales.
Pour autant, l'occupation de l'espace se déploie souvent en dehors de cadres juridiques prescriptifs. Les faits s'imposent, en particulier avec l'habitat informel en périphérie des grandes villes, dans la lisière floue entre ville et campagne, il concerne une part bien plus que marginale de la population ultramarine. Là encore, la délégation sénatoriale aux outre-mer s'est penchée sur la question. Un rapport d'information des sénateurs Guillaume Gontard, Micheline Jacques et Victorin Lurel remis en 2021 consacré à la politique du logement dans les outre-mer169(*) estimait l'habitat indigne à 110 000 logements sur les 900 000 recensés outre-mer. Mayotte, avec un bidonville de 15 000 habitants au Nord de Mamoudzou (Dembéni), est particulièrement touchée. Mais presque aucun territoire n'y échappe : ni les Antilles et La Réunion, où l'habitat informel est dispersé, ni Saint-Martin ou encore Wallis-et-Futuna, où la situation est moins connue d'après le rapport sénatorial précité. L'importance de cet habitat informel induit de nombreuses conséquences : difficultés de raccordement au réseau d'eau potable, absence de raccordement à l'assainissement collectif et présence d'un assainissement individuel massivement non conforme et donc polluant, insécurité juridique des transactions immobilières.
Résoudre les problèmes d'occupation de l'espace paraît difficile sans s'attaquer à la pauvreté qui en est souvent à la racine. Les politiques sociales et d'aménagement du territoire sont ainsi intimement liées, et la recherche d'un équilibre social de l'habitat, pour éviter de faire coexister sur un même territoire des hôtels de luxe et des bidonvilles, constitue un défi de taille pour les outre-mer. Au demeurant, certaines problématiques sont assez similaires à celles de l'hexagone. Ainsi, la lutte contre la relégation des quartiers périphériques habités par des populations précarisées passe aussi par la mobilisation de la politique de la ville, avec 200 QPV sur les 1 500 existants en France qui sont situés outre-mer.
b) Des réponses qui passent par une politique d'aménagement du territoire ambitieuse
Très ouverts sur les mers, les territoires ultramarins peuvent en faire un atout plus puissant. Aménager l'espace à terre, c'est aménager la capacité à se projeter vers la mer. Au demeurant, les outre-mer ont un rôle important à jouer dans notre stratégie maritime. Si la France dispose du deuxième espace maritime mondial, c'est grâce aux ZEE autour des îles ultramarines, en particulier la Polynésie française qui représente 47 % de l'espace maritime du pays. Dans un rapport publié début 2022, les sénateurs Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth appelaient ainsi à mettre les outre-mer au coeur de la stratégie maritime nationale170(*) et de faire de la mer un moteur de transformations économiques et sociales. Mais cela suppose de moderniser les infrastructures portuaires, les flottes de pêche ou encore l'aquaculture marine, de développer les énergies marines renouvelables et de repenser le modèle du tourisme nautique de croisière pour qu'il profite davantage aux outre-mer.
Dans un contexte mondial marqué par la montée de tensions géopolitiques, les territoires ultramarins peuvent constituer aussi des postes avancés de surveillance, voire de positionnement de moyens militaires, en particulier dans le cadre de la stratégie française pour l'Indopacifique.
Aménager l'espace outre-mer passe aussi par des actions de préservation des milieux fragiles. La biodiversité y est exceptionnelle. Y subsistent notamment des espèces endémiques qui ont disparu ailleurs. Au-delà des milieux fragiles, ce sont les espaces naturels, agricoles et forestiers, qui doivent faire l'objet d'une protection renforcée. Les dégâts des monocultures d'exportation à la productivité poussée par les pesticides ne sont plus à démontrer. Le développement agricole passe donc par une transformation rapide des modèles en privilégiant une agriculture vivrière locale vertueuse. Plus encore que dans l'hexagone, la sanctuarisation des terres agricoles pour éviter leur grignotage par l'urbanisation rampante est un enjeu puissant.
Enfin, aménager les outre-mer passe par la mobilisation de moyens pour investir dans des infrastructures facilitant la mobilité des personnes et des biens. De ce point de vue, les besoins concernent les circulations internes. La construction de la route du littoral à La Réunion a ainsi contribué à faciliter les déplacements tout autour de l'île. Mais les besoins concernent aussi les liens avec les territoires proches et avec l'hexagone. Y répondent par exemple l'agrandissement du port de Jarry en Guadeloupe ou encore la construction d'un pont sur l'Oyapock en Guyane. L'objectif consiste à développer l'économie et le tourisme. Au-delà de la construction de ces aménagements, il convient d'en assurer la maintenance régulière, l'entretien étant plus exigeant du fait du climat humide, de la chaleur et de la sismicité.
Permettre les circulations entre les outre-mer et l'hexagone consiste aussi à réguler les conditions tarifaires des déplacements. De ce point de vue, le rapport publié début 2023 par les sénateurs Guillaume Chevrollier et Catherine Conconne sur la continuité territoriale171(*) préconise de renforcer les aides existantes afin d'éviter que le prix des trajets soit dissuasif et assigne la plupart des ultramarins à résidence.
* 164 https://www.insee.fr/fr/statistiques/6440639
* 165 Source : tableau de bord des outre-mer 2021 - Institut d'émission des départements d'outre-mer (IEDOM) : https://www.iedom.fr/iedom/publications/publications-economiques-et-financieres/conjoncture-economique/article/tableau-de-bord-des-outre-mer-2021
* 166 https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-713-notice.html
* 167 https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-122-1-notice.html
* 168 https://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-616-notice.html
* 169 https://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-728-1-notice.html
* 170 https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-546-notice.html
* 171 https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-488-notice.html