C. VERS LA FIN DU MODÈLE PAVILLONNAIRE ?

1. La domination de l'habitation individuelle dans les faits et dans les esprits.

Selon les derniers chiffres de l'INSEE, sur les 37,6 millions de logements recensés en France (36,6 millions en France hexagonale)109(*), dont 82 % constituent des résidences principales, l'habitat individuel domine encore puisqu'il représente 55 % de l'ensemble des logements, même si sa part s'érode légèrement depuis le début des années 2010. Les mises en chantier de logements individuels neufs, qui avaient atteint plus de 250 000 par an au milieu des années 2000, sont en effet tombées aux alentours de 150 000 durant la décennie 2010, tandis qu'à l'inverse dans le même temps, les mises en chantier de logements collectifs neufs sont passées de moins de 150 000 à 200 à 250 000 par an110(*).

Le croisement des courbes ne résulte pourtant pas d'une modification des aspirations des Français : 80 % d'entre eux préfèrent vivre en maison plutôt qu'en appartement. Cette préférence pour l'habitat individuel n'est pas du tout nouvelle. Comme le notait le sociologue Jean-Marc Stébé dans un article de la revue Constructif de 2020 intitulé « La préférence française pour le pavillon », une enquête de l'INED au lendemain de la Seconde Guerre mondiale déjà le phénomène en évidence : « 72 % des enquêtés indiquaient préférer la maison isolée avec jardin au logement dans un immeuble collectif »111(*). Cette préférence n'a fait que se renforcer durant les décennies suivantes, et les Français ont joint le geste à la parole, en accédant à la propriété dans des lotissements pavillonnaires contribuant à l'étalement urbain. Jean-Marc Stébé souligne ainsi que « pendant ce dernier demi-siècle, de nombreux lotissements de maisons individuelles isolées et environnées d'un jardin se sont greffés sur une multitude de communes rurales plus ou moins éloignées des agglomérations urbaines ».

À ce stade, il convient de distinguer deux notions qui ne recouvrent pas les mêmes réalités : l'habitat individuel désigne toutes les formes d'habitation dont l'assiette foncière et le bâti ne sont occupés que par un seul ménage, incluant les maisons de ville collées les unes aux autres comme les manoirs isolés. Le pavillon individuel en constitue une sous-catégorie, et désigne les maisons posées sur un terrain plus ou moins vaste, souvent groupées au sein de quartiers comprenant une série d'habitations très similaires mais séparées les unes des autres.

Le pavillon de banlieue a donné son identité aux zones périurbaines résidentielles de classes moyennes. Il a symbolisé l'ascension sociale des milieux modestes par l'accession à la propriété. Dans un article pour l'Observatoire de l'immobilier du Crédit Foncier publié fin 2018112(*), l'économiste Michel Mouillart et l'experte en mégadonnées Véronique Vaillant constataient que durant la période 2000-2017, les ménages pauvres et modestes « accèdent pour plus de 70 % d'entre eux en maison individuelle » contre 60 % pour les ménages aisés. Une partie de l'explication repose sur les variables économiques : les ménages pauvres et modestes ayant moins de capacités financières, ils accèdent à la propriété dans des zones géographiques où le foncier est moins cher, loin des coeurs d'agglomération.

Les raisons de l'engouement pour le pavillon sont multiples. Le modèle pavillonnaire répond aux besoins des familles avec jeunes enfants de disposer d'un jardin et de suffisamment d'espace pour améliorer la qualité de vie des différents membres de la famille. Le modèle pavillonnaire permet aussi de rester « maître chez soi » en n'ayant pas à se soumettre à des règles de copropriété contraignantes (même si certains lotissements sont aussi des copropriétés). Le modèle pavillonnaire répond au désir de campagne et de nature, tout en restant connecté à la ville par la voiture et en bénéficiant d'une nature régulée, encadrée, maîtrisée. De nombreux villages et gros bourgs qui ont vu les lotissements pavillonnaires fleurir depuis 50 ou 60 ans ont ainsi adopté le slogan « la ville à la campagne ». Enfin, faire construire ou acheter son pavillon est socialement valorisant.

Le rêve pavillonnaire a pu voir son attractivité renforcée à la suite de l'expérience vécue du confinement du printemps 2020, qui s'est déroulé dans des conditions météorologiques favorables sur toute la France. À rebours des urbains confinés dans des appartements exigus et souvent sans espace extérieur, les habitants des pavillons ont pu profiter d'un plus grand espace disponible et souvent des jardins, rendant ce mode de vie plus désirable encore.

2. La remise en cause difficile à entendre du modèle pavillonnaire

Pourtant, le modèle pavillonnaire doit faire face à une remise en cause d'autant plus radicale qu'elle heurte les aspirations d'une majorité de nos concitoyens.

Dans une déclaration du 14 octobre 2021, la ministre du logement Emmanuelle Wargon avait expliqué que « le pavillon avec jardin est un non-sens écologique, économique et social ». Sonnant l'hallali de la maison individuelle, la ministre suscitait les protestations des professionnels de la construction, mais aussi la réprobation forte de nombre d'élus et du grand public, et son message était d'autant moins audible qu'elle habitait elle-même une maison dans le Val-de-Marne.

Ces critiques du pavillon se fondent sur une série d'arguments qui ne sont pas dénués de pertinence, mais qui peuvent aussi être contestables, comme le montre le chercheur Éric Charmes dans un article de juin 2022 intitulé « Haro sur le pavillon ? »113(*).

• Le modèle de l'habitat pavillonnaire est d'abord contesté au nom de son impact sur l'environnement. Il est fortement consommateur d'espace : selon l'article précité de Jean-Marc Stébé, entre 2006 et 2014, 46 % des 491 000 hectares artificialisés en France avaient accueilli des maisons individuelles avec jardin. À l'emprise des parcelles s'ajoute la nécessité de créer de longues voieries pour la circulation automobile, le modèle pavillonnaire allant de pair avec une dépendance quasi totale à la voiture pour les déplacements du quotidien.

La fameuse courbe de Newman et Kenworthy élaborée en 1989114(*) tend à démontrer que plus une ville est étalée et peu dense, plus la consommation d'énergie pour s'y déplacer s'accroît, ce qui plaide en faveur d'une plus grande compacité des villes afin de réduire leur impact écologique.

Un dernier aspect du modèle pavillonnaire est critiqué au nom de la protection de l'environnement : en allant vers des logements plus grands qu'il faut construire puis entretenir et, notamment, chauffer, voire climatiser, la consommation de matières premières est plus importante que pour des logements collectifs plus petits. Dans son article précité, Éric Charmes incite cependant à nuancer cette critique, estimant que si construire en parpaings est peu écologique, on peut aussi construire des maisons en matériaux recyclables et on peut aussi être très performants en matière d'isolation. Au demeurant, l'expérience de maisons passives est plutôt concluante : il est tout à fait possible d'atteindre une performance énergétique de haut niveau dans un pavillon individuel.

• Le modèle de l'habitat pavillonnaire est ensuite contesté comme un non-sens économique individuel comme collectif. Éric Charmes indique ainsi que « pour beaucoup d'observateurs, les Gilets jaunes sont venus confirmer que l'accession à la propriété d'un pavillon pouvait enfermer les classes populaires dans un piège ». Ne prenant pas en compte le coût des transports (acquisition de l'automobile, carburants), ni les coûts d'entretien du logement (ravalements, toiture), le calcul économique conduisant à l'acquisition d'un pavillon peut se révéler un piège pour les ménages modestes.

Au plan collectif, l'habitat pavillonnaire est aussi considéré comme un mauvais choix économique. Il dévitalise les coeurs de ville au profit d'un modèle de consommation dominé par la grande surface et les multiplexes. Il conduit à délaisser des logements déjà existants et qui pourraient être rénovés pour un coût inférieur à la construction de logements neufs. La France compte en effet 3 millions de logements en coeur de ville, souvent dans des communes de taille moyenne en déclin : c'est sur ce parc existant que nous pourrions concentrer nos efforts, ce qui permettrait d'aider à la revitalisation des centre-bourgs.

• Le modèle pavillonnaire, enfin, est la cible de critiques de nature sociale, philosophique et politique : il encouragerait le repli sur soi individualiste, réduirait les interactions sociales à celles situées dans l'immédiate proximité (voisins, famille proche). Au plan politique, les banlieues pavillonnaires sont marquées par un vote très important en faveur de l'extrême-droite, qui n'a cessé de se renforcer durant la dernière décennie.

Le modèle pavillonnaire est ainsi à la fois individuellement désiré pour soi, mais rejeté comme modèle collectif, ce qui éclaire le paradoxe d'une ministre du logement proclamant la fin de l'habitat individuel, tout en vivant elle-même dans une maison.

• Au-delà des critiques de fond portées au pavillon individuel, celui-ci est désormais menacé par une crise de son modèle économique résultant de la hausse des prix des matériaux (acier, aluminium, briques, ciment, tuiles) combinée à la raréfaction du foncier. En 2022, à peine 100 000 mises en chantier ont été enregistrées. Sous l'effet des augmentations de coûts des matières premières et du renforcement des normes de construction, les charges moyennes pour la construction d'une maison neuve ont doublé en 10 ans, pour atteindre plus de 200 000 euros. À ce coût de construction s'ajoute le coût du foncier, des aménagements de raccordement aux réseaux (eau, assainissement, électricité) ou encore la taxe d'aménagement. Le « ticket d'entrée » pour devenir propriétaire d'une maison neuve ne cesse donc de progresser. La hausse récente des taux d'intérêt réduit encore davantage l'éventail des acheteurs potentiels. La faillite des maisons Phoenix, constructeur historique de maisons individuelles en France, en juin 2022, résonne comme un symbole d'une remise en cause profonde et durable du modèle pavillonnaire.

3. L'habitat individuel n'a pas dit son dernier mot.

Remis en cause mais toujours fortement désiré, quel peut être l'avenir de l'habitat individuel ?

Son remplacement par de l'habitat collectif est fortement contesté, même s'il est parfois mis en oeuvre dans des communes situées dans la couronne proche des grandes métropoles, posant alors le problème du mitage des zones pavillonnaires anciennes par des petits collectifs et d'incohérence du tissu urbain, suscitant la protestation des riverains.

Quelques tendances lourdes se dégagent. D'abord la réalisation dans des villages ruraux ou des petits bourgs éloignés des coeurs d'agglomération de grands lotissements pavillonnaires avec jardin sur des terrains d'au moins 400 à 500 m² est de plus en plus improbable. Ces opérations représentent déjà à peine 6 à 7 % de la construction de maisons individuelles aujourd'hui. La construction en série permet certes de réduire les coûts mais la raréfaction du foncier induite par la mise en oeuvre du principe de zéro artificialisation nette (ZAN) réduit les opportunités pour les promoteurs.

Or, comme 68 % de l'artificialisation des sols est aujourd'hui à destination de l'habitat115(*), selon les données du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema), le ZAN va fortement peser sur la capacité à mobiliser de nouvelles surfaces pour construire des habitations et obligera à s'orienter vers des solutions plus économes en foncier.

En revanche, la construction de maisons individuelles en lisière de zone urbanisée, dans des dents creuses à l'intérieur des bourgs ou sur d'anciens sites en reconversion, pourrait se poursuivre, mais dans le cadre de petits programmes, voire d'initiatives individuelles d'achats de terrains, et à des coûts plus élevés. Une autre modalité de construction de maisons individuelles consiste en la division de parcelles lorsque celles-ci sont assez grandes, sachant que la superficie moyenne des terrains est aujourd'hui de 947 m² et que plus des deux tiers des Français estiment suffisant de disposer d'un jardin de 500 m², voire moins116(*).

La réhabilitation de bâti ancien plus ou moins abandonné dans des hameaux ruraux ou au coeur de villages constitue aussi une solution économiquement pertinente et socialement souhaitable, puisqu'elle peut participer à la revitalisation des territoires. Parmi les 3 millions de logements vacants, beaucoup pourraient répondre à cette typologie. Mais de telles solutions doivent être accompagnées par la puissance publique, car les obstacles financiers et pratiques sont nombreux et ont souvent détourné de la réhabilitation au profit de la construction neuve. À cet égard, un renforcement des soutiens apportés par l'Agence nationale d'amélioration de l'habitat (ANAH) pourrait être fort utile.

Dans le cadre des aménagements urbains des communes, une autre piste permet de concilier consommation économe de l'espace, maîtrise des coûts et aspiration au logement individuel : il s'agit de la maison de ville. L'habitat individuel groupé, voire l'habitat individuel en bande, à l'instar du Royaume-Uni, des Pays-Bas ou de la côte Est des États-Unis, augmente le nombre de logements à l'hectare, tout en permettant aux habitants de disposer d'un espace extérieur et d'un intérieur spacieux. Là où l'habitat individuel isolé consomme 1 hectare pour 5 logements, l'habitat individuel groupé permet de monter à 10 logements et jusqu'à 60 logements pour l'habitat individuel en bande, soit autant que les petits collectifs. Des bailleurs sociaux s'engagent de plus en plus fréquemment dans ce type d'opération, assez attractives pour les locataires qui y trouvent un cadre de vie plus qualitatif que dans l'habitat collectif classique.

Si le temps des constructions de maisons individuelles de plus en plus éloignées de centres urbains pour les classes populaires et classes moyennes en pleine ascension sociale dans une France en forte croissance démographique semble bel et bien révolu, la maison individuelle n'a pas encore dit son dernier mot.


* 109  https://www.insee.fr/fr/statistiques/6653801

* 110  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2015606

* 111  http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/la-preference-francaise-pour-le-pavillon.html?item_id=5757 ou https://www.cairn.info/revue-constructif-2020-3-page-25.htm

* 112  https://www.union-habitat.org/sites/default/files/articles/pdf/2018-12/article_m_mouillart.pdf

* 113  https://laviedesidees.fr/Haro-sur-le-pavillon.html

* 114  http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/les-debats-sur-la-densite-la-mobilite-et-la-sobriete.html?item_id=5755

* 115  https://artificialisation.developpement-durable.gouv.fr/determinants-artificialisation-2009-2017

* 116 Cette démarche baptisée BIMBY (build in my backyard) est analysée dans une note de Vincent Le Rouzic, directeur des études de La Fabrique de la Cité :

https://www.lafabriquedelacite.com/publications/artificialisation-des-sols-quels-avenirs-pour-les-maisons-individuelles/