c. Les formes hybrides

Les objectifs des États les plus offensifs en matière d'ingérences ont évolué au cours de la période récente. Ils ne se limitent plus seulement à des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, mais s'apparentent de plus en plus à des opérations d'influence et de manipulation de l'information dans le but d'infléchir les prises de position politique d'un pays. Les moyens mis en oeuvre par ces acteurs se sont considérablement développés grâce aux possibilités offertes par l'usage des technologies numériques.

Les campagnes de manipulation de l'information à grande échelle constituent ainsi la nouvelle forme, hybride, d'ingérence étrangère. Elles prennent une ampleur sans précédent, au point de représenter un défi pour les démocraties dans la guerre informationnelle et de réputation que leur livrent certains régimes autoritaires. Les fausses nouvelles sont les armes d'une guerre conduite contre l'occident sans que, pendant trop longtemps, nous en ayons réalisé l'ampleur et, surtout, que nous ayons identifié les moyens de nous défendre.

Quatre critères permettant de caractériser ces ingérences étrangères d'un genre nouveau :

- L'implication d'acteur(s) étranger(s).

- Un contenu manifestement inexact ou trompeur.

- Une amplification inauthentique fondée sur une diffusion des contenus de manière artificielle ou automatisée, massive et délibérée.

- Une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation par la déstabilisation du fonctionnement démocratique.

Depuis le milieu des années 2010, un nombre croissant de pays démocratiques a fait l'objet de campagnes d'ingérence numérique étrangère sur les réseaux et médias sociaux lors d'échéances électorales majeures telles que l'élection présidentielle américaine de 2016 ou le référendum britannique sur le Brexit.

En France, la menace que font peser les manipulations de l'information, particulièrement dans le processus de décision démocratique, est apparue au grand jour à l'occasion de l'affaire dite des « Macron Leaks » de 2017, destinée à déstabiliser une candidature à l'élection présidentielle à quelques jours du second tour du scrutin. Celle-ci comprenait à la fois un volet cyber avec une attaque informatique débouchant sur un vol de données privées et un volet informationnel incluant la diffusion de rumeurs et de fausses nouvelles. Il ne

s'agit pas tant de défendre une ligne idéologique que de semer le doute et la confusion et altérer la confiance des citoyens dans leur système démocratique.

Les modes opératoires sont hybrides en ce qu'ils associent plusieurs leviers : médias à la main de puissances étrangères, pseudo ONG et think tank, outils techniques de diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux (faux comptes, robots, trolls) qui participent à une brutalisation du débat public.

Ces manipulations de l'information à grande échelle participent de la stratégie du sharp power qui, à la différence du soft power, ne vise pas à promouvoir un modèle et des valeurs mais consiste au contraire à nuire au modèle adverse, en l'affaiblissant et en le décrédibilisant de l'intérieur.

B. LA PLURALITÉ DES MODES OPÉRATOIRES MOBILISE TOUT LE SPECTRE DU RENSEIGNEMENT

La menace inspirée de puissances étrangères évolue d'une triple façon :

- Les missions dévolues aux services adverses ont évolué. L'espionnage stricto sensu, entendu au sens de la captation d'informations confidentielles, continue de perdurer mais tend à évoluer au profit d'actions d'interférence et de corruption du processus décisionnel.

- Ces missions sont confiées à un panel plus large d'acteurs. En effet, outre les services de renseignement, d'autres entités administratives étrangères sont sollicitées, ainsi que le secteur privé. Les réseaux d'associations, qui structurent les diasporas présentes sur le territoire national et garantissent le maintien du lien organique avec leur pays d'origine, constituent de fait de puissants vecteurs d'ingérence. Les administrations régaliennes d'une puissance étrangère, qui pilotent et instrumentalisent des représentations en France (lieux de culte, collectifs associatifs...) constituent également des vecteurs de séparatisme. Par ailleurs, les acteurs médiatiques qui ont investi le champ informationnel francophone relaient un narratif contribuant à dégrader l'image de la France.

- Les actions d'ingérence sont conduites à l'encontre de cibles plus diversifiées. Ainsi, à mesure que l'architecture de la décision politique a évolué en France après plusieurs vagues de déconcentration et surtout de décentralisation, l'attention de nos adversaires, jusque-là très focalisée sur Paris, s'est elle-même orientée vers l'ensemble du territoire.

***** Pour autant, d'autres « signatures » témoignent d'une pluralité de puissances étrangères à la manoeuvre dans les actions qui ciblent notre pays.

1. La « signature » russe

Plusieurs modes opératoires sont caractéristiques d'une « signature » émanant de la Russie.

La première, historique, est l'infiltration. Si de nombreux services de renseignement étrangers sont présents en France de façon déclarée, il en est aussi qui agissent de façon clandestine sur notre territoire. C'est historiquement le cas de la Russie avec le FSB (Service fédéral de sécurité), le SVR (Service de renseignement extérieur) et le GRU (Service de renseignement militaire). La méthode à laquelle recourent les autorités russes consiste à infiltrer des officiers de renseignement sous couverture diplomatique, bénéficiant à ce titre d'une immunité.

Malgré les mesures d'entrave - expulsions et interdictions d'entrée sur le territoire - prises au lendemain de l'invasion de l'Ukraine marquées par l'expulsion de 41 officiers de renseignement russes sous couverture diplomatique, fort est de constater que le dispositif des services de renseignement russe en France demeure actif. *****

La DGSE a en revanche constaté une baisse de l'activité d'espionnage à l'étranger à la suite des vagues d'expulsion de membres des services russes en Europe et plus largement en Occident, après l'empoisonnement en 2018 de l'ancien membre du service militaire russe Sergueï Skripal et de sa fille Salisbury, puis bien sûr de l'invasion de l'Ukraine. La Russie a ainsi été privée d'une force de frappe en Occident de l'ordre de plus de 600 agents expérimentés sous couverture diplomatique. Ceci explique que les services russes s'efforcent de compenser cette perte par le déploiement d'illégaux ou de clandestins en Occident, qu'il est par nature difficile de quantifier, et se montrent également plus offensifs qu'auparavant sur les autres zones Afrique du Nord / Moyen- Orient ou en Asie.

La stratégie du pouvoir russe vise aussi à attirer dans sa sphère d'influence d'anciens dirigeants européens à travers leur participation aux conseils d'administration de grands groupes russes : L'ancien Premier ministre François Fillon a ainsi rejoint en 2021 les conseils d'administration de Zarubezhneft et de Sibur. L'ancien Chancelier allemand Gerhard Schröder, l'ancien Premier ministre finlandais Esko Aho ou encore l'ancien Chancelier autrichien Christian Kern et des anciens ministres autrichiens font partie des ex- dirigeants partis rejoindre de grands groupes russes. Tous, à l'exception de Gerhard Schröder, ont démissionné après la déclaration de guerre russe à l'Ukraine.

Les opérations de manipulation de l'information de grande ampleur

sont également, et depuis l'époque soviétique, une marque de fabrique des

services russes et la tentative soviétique de désinformation la plus célèbre reste la théorie selon laquelle le Président Kennedy aurait été assassiné par la CIA. Sur ce segment informationnel, la Russie est ouvertement engagée dans une stratégie révisionniste et de contestation de l'ordre international, explicitement dirigée contre les pays occidentaux, et recourant à tous les champs de l'hybridité. La fermeture des médias russes en Europe (Russia Today et Sputnik) a permis de diminuer la portée de la guerre informationnelle conduite par la Russie mais celle-ci tend toutefois à redéployer des moyens en Afrique - pas seulement francophone - pour y relayer un discours anti-français.

Ces dernières années, avec l'essor des réseaux sociaux, les manoeuvres d'ingérence dans les processus électoraux ont également pris une tout autre ampleur, comme le détaille ce rapport de 448 pages du procureur Robert Mueller sur l'ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016. L'ingérence russe sur l'élection présidentielle américaine de 2016 s'est appuyée sur trois outils : des tentatives d'intrusion dans l'infrastructure des systèmes de vote, la diffusion d'e-mails du Parti démocrate volés par piratage ainsi qu'une campagne massive sur les réseaux sociaux.

Aux termes du rapport Mueller, il ne fait aucun doute que « l'État russe s'est immiscé dans l'élection présidentielle de 2016 d'une façon systématique (...) D'abord, une organisation russe a mené une campagne sur les réseaux sociaux qui a favorisé Donald Trump et dénigré son opposante démocrate Hillary Clinton. Puis des hackers russes, émanant du service de renseignement militaire russe GRU, ont piraté des messages du parti démocrate et d'un proche d'Hillary Clinton, diffusés sur internet par des sites anonymes et par WikiLeaks, qui avait reçu les messages volés directement des Russes ». Robert Mueller rapporte que des officiers du GRU ont « ciblé pour la première fois le bureau personnel de Clinton environ cinq heures après la déclaration de Donald Trump du 27 juillet 2016 », lors de laquelle il avait appelé la Russie à retrouver les emails effacés de sa rivale en tant ce propos : « Russie, si vous écoutez »...

L'élection présidentielle américaine de 2016 n'est pas un cas isolé. Il ressort que la plupart des ingérences récentes dans des processus électoraux sont liées, de près ou de loin, à la Russie, à l'instar des « Macron Leaks » lors de l'élection présidentielle française de 2017. La Russie n'est certes pas le seul acteur étatique à utiliser cette méthode de l'ingérence par la manipulation de l'information, mais c'est le seul qui l'a érigé en doctrine officielle et dont la stratégie assumée est d'affaiblir l'occident. L'élite politique et militaire russe n'hésite pas à utiliser le terme de « guerre de l'information » mais Moscou estime que ses actions sont défensives dès lors que la promotion des valeurs démocratiques et libérales et le soutien à la société civile sont considérés comme des actions subversives visant un changement de régime.

Le recours à des entreprises militaires privées (SMP) est également un mode opératoire caractéristique de la Russie. En 2012, Vladimir Poutine déclarait devant la Douma qu'« une corporation d'entreprises militaires privées serait un outil efficace pour réaliser les objectifs nationaux sans faire appel à la participation directe de l'État russe ». La plus connue de ces milices est le groupe Wagner, société de mercenaires russe créée par Dmitri Outkin, un ancien officier du GRU (renseignement militaire russe). Le groupe paramilitaire, dirigé par l'oligarque russe Evguéni Prigojine, est connu depuis 2014 pour son implication dans le conflit en Ukraine puis son intervention en Syrie un an plus tard, dans le sillage de l'armée russe. Officiellement, Wagner n'existe pas en Russie où les sociétés privées militaires sont interdites. Mais en réalité, ce groupe illégal est un instrument géopolitique au service de Moscou, très présent notamment en Afrique. L'envoi de

« volontaires » à l'étranger fait partie de la stratégie de Moscou qui vise à renforcer son influence tout en évitant d'apparaître ouvertement en première ligne. Au vu des exactions commises par cette milice sur différents théâtres d'opération, des dirigeants de Wagner, dont Evgueni Prigogine, ont fait l'objet de sanctions de l'Union européenne en octobre 2020, confirmées par la Cour de justice de l'Union européenne en juin 2022, en raison des agissements de la SMP en Libye et en Ukraine. L'Assemblée nationale a pour sa part adopté le 9 mai 2023 une résolution appelant la France et l'Union européenne à inscrire Wagner sur la liste des organisations terroristes.

Wagner n'est pas la seule entité privée agissant pour le compte du pouvoir russe. Convoy, une nouvelle société militaire privée a vu le jour en Crimée, à la fin de l'année 2022, dans un contexte de frictions sur le théâtre ukrainien entre Wagner et le ministère russe de la Défense.

2. La Chine et sa stratégie du « front uni »

*****

En Chine, où il existe une longue histoire du renseignement et de l'espionnage, les opérations d'influence se sont considérablement intensifiées et durcies ces dernières années avec des méthodes très spécifiques, différentes des modes opératoires russes, et des effectifs considérables puisque l'équivalent de la DGSE chinoise peut se prévaloir de plus de 250 000 agents.

L'action des autorités chinoises s'étend toujours d'avantage au-delà de l'espionnage au sens strict, ce qui conduit nos services de renseignement à élargir leurs champs d'investigation pour lutter contre tout le spectre des ingérences (politiques, économiques, académiques, médiatiques) portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

La loi chinoise du 28 juin 2017 sur le renseignement national a largement étendu les pouvoirs des services chinois de renseignement, créant notamment des contraintes légales pour que les citoyens et les entreprises participent à la collecte de renseignement, tant sur le territoire chinois qu'à l'étranger. La loi précise dans son article 7 que « toute organisation ou citoyen doit soutenir, assister et coopérer avec les activités liées au renseignement national ». Les articles 12 et 14 indiquent que les services chinois peuvent établir des « relations coopératives avec les individus et les organisations compétentes » pour conduire des missions, ainsi que « demander aux organes, aux organisations et aux citoyens compétents de leur assurer le soutien, l'aide et la coopération nécessaires ». Cette disposition fait de tout ressortissant Chinois un potentiel espion, l'obstruction au travail de renseignement étant par ailleurs passible de sanctions (article 25). Les services de renseignement chinois peuvent ainsi avancer à bas bruit en prenant pour intermédiaires des personnes physiques dites « cooptées » et un maillage associatif communautaire important en France (associations d'étudiants, de commerçants...) regroupant des membres de la diaspora.

L'empire du milieu est entré dans une nouvelle phase où la stratégie d'ingérence occupe une place centrale, autour du concept de « Front uni ».

Cette politique conçue et déployée par le Parti Communiste Chinois (PCC) consiste à entraver ses ennemis intérieurs comme extérieurs, à contrôler les groupes qui peuvent défier son autorité, à construire une coalition autour du Parti pour servir ses intérêts et à projeter son influence jusqu'à l'étranger. Le Front uni est une stratégie politique et un réseau d'institutions publiques et privées et d'individus clés, placés sous le contrôle du Parti communiste chinois (PCC) et utilisés pour faire avancer les intérêts du Parti au sein et à l'extérieur du pays. Avec le Front uni, tout procède du PCC et chacun doit servir cette stratégie : entreprises publiques comme privées, chinois de l'intérieur comme à l'étranger.

C'est ainsi que le parti des 50 centimes (wumao dang) fait référence aux commentateurs en ligne engagés par les autorités chinoises pour écrire des articles ou des commentaires favorables au PCC sur les réseaux sociaux, afin de mettre fin aux critiques envers la politique chinoise ou ses dirigeants. Ils opèrent aussi bien sur l'Internet chinois qu'étranger. Cette appellation du « parti des 50 centimes » provient de l'allégation selon laquelle les commentateurs sont payés 50 centimes de yuan pour chaque publication.

Pour mener à bien sa stratégie de puissance, la Chine utilise différents leviers d'action :

- Le recours aux diasporas qui représentent 40 à 60 millions de personnes dans le monde, dont 600 000 en France. La force du dispositif de

renseignement et d'ingérence chinois à l'étranger repose sur l'appui fourni par cette diaspora, notamment dans le cadre de la lutte contre les cinq poisons qui sont autant de menaces pour la stabilité du pouvoir : les démocrates, le Falun Gong, Taïwan, le Tibet et le Xinjiang. *****

- Les médias : le pouvoir Chinois aurait investi 1,3 milliard d'euros par an depuis 2008 pour mieux contrôler son image dans le monde. Les grands médias chinois ont une présence mondiale, dans plusieurs langues et sur tous les réseaux sociaux, y compris ceux bloqués en Chine. Pékin cherche aussi à contrôler les médias sinophones à l'étranger. En France, les médias privés en langue chinoise comme « Nouvelles d'Europe », quotidien édité en langue chinoise, sont sous le contrôle du PCC.

- L'économie, à travers des investissements chinois très dynamiques dans des secteurs stratégiques comme l'énergie ou les transports, le rachat d'entreprises et/ ou la prise de participations dans le capital d'entreprises, notamment celles dont la technologie est duale. ***** a permis de documenter un risque concernant les entreprises françaises de biotechnologies avec des transferts potentiels de licences en virologie ou en oncologie, mais également la propension de certains fonds activistes dans le domaine du Private Equity et du Venture Capital à cibler des ***** ou des PME spécialisées dans les technologies de rupture (calcul quantique, science de la donnée) qui conditionneront la souveraineté numérique de demain.

- Les universités et le monde de la recherche avec comme principal levier la dépendance financière qui peut avoir une influence sur le contenu des cours, le matériel pédagogique ou la programmation d'événements.

- La langue chinoise autour des instituts Confucius dont la mission est de promouvoir la langue et la culture chinoises. Mais ces instituts sont avant tout au service d'une stratégie d'influence et du développement d'un narratif positif pour servir les intérêts du parti. Leur implantation au sein des universités et autres établissements d'enseignement supérieur hors de Chine peut leur conférer un effet de levier sur les institutions d'accueil. L'Institut Confucius de Lyon, créé en 2009 à l'Université Lyon 3, a ainsi été fermé en 2013 après la nomination d'un directeur Chinois qui exigeait de prendre part à la définition des contenus pédagogiques et des enseignements diplômant de l'Université.

Au final, les actions d'ingérences chinoises consistent autant à développer un narratif positif sur la Chine qu'à collecter des informations via des universités, l'espionnage, la compromission et l'achat de savoir-faire, tout ceci concourant au programme stratégique « Made in China 2025 » visant notamment au rattrapage technologique du pays.

3. La Turquie et ses velléités d'emprise

Les relations bilatérales franco-turques se sont dégradées ces dernières années du fait notamment de l'offensive turque en octobre 2019 contre les forces kurdes en Syrie, alliées des Occidentaux. L'interventionnisme turc en Libye, en Méditerranée orientale - où un incident a opposé des bâtiments turc et français en juin 2020 - et la politique française contre l'extrémisme islamique ont également creusé les antagonismes entre Paris et Ankara, au point que le Président de la République Emmanuel Macron a lui-même évoqué au printemps 2021 un risque avéré d'ingérence turque lors de l'élection présidentielle de 2022.

Les ingérences turques ont pour but de contrôler la diaspora turque en tant que relai des idées du pouvoir d'Ankara, c'est-à-dire hostiles aux Kurdes et aux Arméniens.

On peut identifier quatre modes opératoires distincts de la Turquie pour promouvoir ses intérêts :

- Les enseignements langues et culture d'origine (ELCO), dispositif mis en place en 1977 dans le but de permettre aux enfants de parents immigrés de conserver un lien avec leur pays d'origine. Les cours sont assurés par des enseignants recrutés, payés et encadrés par les pays d'origine. Or certains enseignants ont pu utiliser ce dispositif pour promouvoir une orientation politique ou défendre des actions contraires aux valeurs de la République. Aussi, depuis 2020, les ELCO ont été systématiquement remplacés par le dispositif des « enseignements internationaux de langue étrangère » (EILE) instauré en 2016 qui met notamment fin à la nomination et à la rémunération des enseignants par des États étrangers.

- La pratique religieuse est également un puissant levier pour promouvoir une idéologie politique. À cet égard, le financement de lieux de culte comme le détachement d'imams au sein des mosquées françaises, jusqu'alors autorisé, a permis à la Turquie de peser sur l'Islam de France. ***** sur un nombre total estimé à 2 600 mosquées en France. Le Président de la République a annoncé que la France entendait mettre fin, d'ici à 2024, à cette pratique des imams détachés. Une mesure qui vise notamment l'influence religieuse de la Turquie qui repose en France sur la Ditib, émanation du ministère turc des affaires religieuses, la Diyanet. Voix officielle et historique du culte musulman sunnite turc, historiquement modéré, il représente environ 250 associations et 120 imams turcs ou d'origine turque sous le régime de l'imam détaché. Par ailleurs, le Millî Görüº, proche des Frères musulmans, est une organisation islamiste qui compte environ 100 000 adhérents sur le territoire européen avec une antenne française, la Confédération islamique Millî Görüº (CIMG), dont de plus en plus de voix réclament la dissolution, qui a refusé de signer la charte des

principes pour l'Islam de France. Le Millî Görüº a dû finalement renoncer à solliciter une subvention municipale pour la construction de la Grande Mosquée de Strasbourg.

- L'entrisme politique via la participation aux élections locales et nationales par le biais de listes communautaires et / ou de consignes de votes diffusées sur les réseaux sociaux. Ainsi en Alsace, le parti « égalité et justice » (PEJ), islamo-conservateur est considéré comme une officine officieuse de l'AKP, le parti islamo-conservateur Turc et vise à recueillir des voix parmi la diaspora turque en France. Aux élections législatives de juin 2017, le PEJ a présenté 52 candidats dans 28 départements avec des scores ne lui permettant toutefois pas d'accéder au financement public des partis politiques. Ce parti a été dissous en octobre 2019. Lors des élections législatives de juin 2022, plusieurs candidats ***** se présentant comme indépendants, étaient en réalité engagés au sein de l'association Cojep (Conseil pour la justice, l'égalité et la paix) qui fait valoir en France les intérêts de l'AKP.

- Une présence active sur les réseaux sociaux pour diffuser des messages hostiles en réponse à des orientations politiques comme la loi sur le séparatisme. Des cyberattaques ont également été attribuées à des groupes turcs notamment au lendemain de l'adoption par l'Assemblée nationale d'une proposition de loi condamnant la négation du génocide arménien.

4. L'Iran et sa diplomatie des otages

L'Iran se présente régulièrement comme l'éternelle victime des jeux des puissances étrangères, dénonçant les ingérences étrangères dont elle ferait elle- même l'objet et qui viseraient à déstabiliser le régime. En novembre 2022, le ministre de l'Intérieur iranien, Ahmad Vahidi, a ainsi déclaré que plusieurs agents des services de renseignement français avaient été arrêtés lors des manifestations en cours dans le pays. Cette tendance à associer les maux de l'Iran aux étrangers répond à une histoire marquée par l'ingérence des puissances dans le pays depuis le Grand jeu qui opposa au XIXe siècle les impérialismes britannique et russe en Asie centrale et qui a fondé une méfiance envers les puissances étrangères. L'histoire du pays serait ainsi celle d'une succession d'ingérences d'acteurs étrangers déterminés à promouvoir leurs intérêts sans tenir compte des conséquences sur l'économie et la société locales.

Les modes opératoires auxquels l'Iran a recours relèvent du registre de l'action violente, éloigné du soft power. Il s'agit en priorité de neutraliser toute dissidence avec des méthodes comme le kidnapping et / ou l'assassinat. La

« diplomatie des otages » est également une signature du régime iranien qui procède à l'arrestation de ressortissants de différents pays pour s'en servir comme monnaie d'échange. La libération le 12 mai 2023 de deux otages

français, Benjamin Brière et Bernard Phelan, après respectivement trois ans et six mois d'emprisonnement rappelle combien les démocraties se trouvent dans une situation vulnérable face à des régimes autocratiques *****. Devant de telles pratiques, à l'initiative du Canada, une déclaration internationale contre la détention arbitraire dans les relations d'État à État a été adoptée en 2021 et signée par 70 pays.

Parmi les modes opératoires de plus en plus utilisés par l'Iran figurent également les attaques informatiques. *****

5. Nos alliés n'agissent pas toujours comme des amis

Lors de son audition, le 2 mai 2023 par la Commission d'enquête parlementaire sur les ingérences étrangères, l'ancien Premier ministre François Fillon a déclaré que le plus grand nombre d'ingérences auxquelles il avait personnellement été confronté émanaient « d'un pays ami et allié qui s'appelle les États-Unis ». L'ancien Premier ministre a ajouté que durant son quinquennat à Matignon (2007-2012), il avait été « écouté avec le président Sarkozy pendant cinq ans par la NSA », (National Security Agency), une agence technique de renseignement américaine.

L'affaire Pegasus a révélé au grand jour, s'il en était besoin, que l'espionnage est une pratique généralisée, y compris entre alliés. Le logiciel espion développé par l'entreprise israélienne NSO Group et fourni à une dizaine de pays du Proche-Orient, d'Afrique, d'Europe et d'Asie a mis en évidence le rôle des autorités israéliennes dans l'autorisation accordée pour exporter ce logiciel.

En matière de renseignement, il y a des alliés, mais pas d'amis bien qu'il existe un pacte de non-espionnage entre les « five eyes » que sont les États- Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande.*****

Le renseignement, de par sa nature d'aide à la décision du pouvoir politique est assurément une pratique courante, y compris entre alliés. En revanche, à la différence des stratégies d'ingérence, le fait de s'espionner entre alliés ne traduit pas une intention hostile comme pourraient l'être des actions de subversion telles que le financement de partis politiques, la corruption, la compromission d'élus et de hauts fonctionnaires ou la manipulation de l'information dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Loin d'être seulement lié à des questions de sécurité au sens militaire, l'espionnage concerne le champ économique, et c'est là que nos alliés n'étant pas nos amis, le concept de souveraineté doit primer sur toute autre considération.

À cet égard, l'ingérence par le droit, à travers l'extraterritorialité des normes, est un trait caractéristique d'une forme de domination des États-Unis qui agissent unilatéralement sur le territoire d'États tiers sur le fondement de leurs lois internes. C'est ainsi que depuis 1976, sur le fondement de la règlementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations), les États- Unis disposent de la capacité d'interdire mondialement l'export d'armes vers certains pays dès lors qu'un simple composant du produit est d'origine américaine. En vertu de cette loi, les entreprises étrangères ont l'obligation de transmettre des informations sur certains biens sensibles.

Le système ITAR concerne de nombreuses entreprises européennes de défense. L'administration américaine s'en est prévalue pour bloquer en 2018 l'exportation de missiles SCALP et MBDA vers l'Egypte au motif de la présence d'une puce électronique américaine. Au coeur du contrat de vente de 24 Rafales supplémentaires pour un montant de deux milliards d'euros, les missiles SCALP ont finalement pu être livrés, mais avec un retard important suite à l'intégration d'un composant analogue par MBDA. *****

De telles réglementations créent des distorsions de concurrence et peuvent contraindre les entreprises concernées à divulguer, sous couvert de légalité, des informations confidentielles. Face à la multiplication des enquêtes d'autorités judiciaires étrangères, sur la base de lois offensives à portée extraterritoriale, à l'encontre d'entreprises françaises commerçant à l'international, le renseignement doit contribuer à identifier, dénoncer, voire entraver les actions malveillantes et les actions d'influence faussant l'environnement juridique et normatif des acteurs économiques.

La création du parquet national financier et de l'Agence française anticorruption puis la loi Sapin II, ont répondu en partie à cette épée de Damoclès dirigée vers nos actifs les plus stratégiques. Pourtant, le risque demeure et il faut être vigilant à ce que certains cabinets de conformité anglo- saxons actifs au sein d'entreprises sensibles ne transfèrent pas hors de France les informations critiques auxquelles ils ont accès.

C. DES VULNÉRABILITÉS PERSISTANTES

D'un point de vue général et intemporel, les principales vulnérabilités demeurent humaines. Les services utilisent l'acronyme « MICE » pour Money, Intérêt, Corruption et Ego. Ce sont là des leviers traditionnels de la manipulation, opportunément exploités par des professionnels du renseignement.

1. Notre naïveté

La première des vulnérabilités, c'est la naïveté qui provient d'une méconnaissance du danger. Elle concerne aussi bien les décideurs publics (élus et hauts fonctionnaires) que les entreprises et les milieux académiques.

En 2021, sous l'égide du SGDSN et de la CNRLT, un plan global de sensibilisation des acteurs publics et privés aux ingérences étrangères a été mis en place qui a conduit, entre juillet 2021 et juillet 2022, à près de 10 000 actions de sensibilisation qui ont concerné environ 55 000 personnes. La DGSI a par ailleurs procédé à la sensibilisation, en 2022, de l'ensemble des cabinets ministériels. Ces actions visent à participer au développement d'une culture de la sécurité chez les publics destinataires. Elles ont conduit à un accroissement du nombre de signalements de situations inappropriées qui, lorsqu'elles le justifiaient, ont donné lieu à des investigations.

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