C. UN BILAN SELON TOUTE VRAISEMBLANCE DÉFAVORABLE POUR LE MONDE AGRICOLE ET LES TERRITOIRES RURAUX, ET EN PARTICULIER POUR L'ÉLEVAGE
1. Le mythe d'un impact positif des aliments cellulaires sans substitution à la viande d'élevage
On relève une contradiction centrale dans le narratif des promoteurs des aliments cellulaires : celle de l'impact à géométrie variable associé au développement de ce produit.
Les entreprises communiquent en effet sur son impact, notamment en matière de bien-être animal et d'environnement, présenté de façon univoque comme plus favorable que celui de l'élevage et comme très significatif, voire potentiellement énorme, pour la société.
Or, dans le même temps, elles cherchent à minimiser le bouleversement que sa diffusion pourrait constituer pour l'élevage en particulier et les territoires ruraux en général.
Cet impact positif espéré repose pourtant nécessairement sur un remplacement, au moins partiel, de la viande d'élevage en tant qu'elle serait moins-disante d'un point de vue environnemental et bien-être animal, comme le souligne, du reste, le cabinet CE Delft137(*), auteur de l'étude commandée par les entreprises du secteur pour analyser l'impact environnemental des aliments cellulaires.
En somme, l'alimentation cellulaire aura un impact significatif si elle vient « à la place de », mais pas si elle vient « en plus de ». Cet impact repose en outre sur un effet « volume », sans quoi il ne sera pas significatif.
Il faut rappeler l'adage paysan selon lequel on ne peut avoir le beurre - tous les avantages qui seraient associés à la substitution de la « viande cellulaire » à la viande d'élevage - et l'argent du beurre - c'est-à-dire l'absence de conséquences négatives pour le secteur substitué.
Les entreprises du secteur doivent faire toute la clarté sur les impacts socio-économiques et territoriaux de leur activité qui, au-delà des éleveurs, aura un impact sur tout un écosystème et toute une série de métiers, comme par exemple les abatteurs ou encore les engraisseurs.
Il ne s'agit pas de prêter à ces entreprises des intentions malveillantes mais, bien au contraire, de les inciter à assumer leur démarche de responsabilité sociale jusqu'au bout, et à prendre à bras-le-corps ce sujet.
2. Un risque d'un déséquilibre supplémentaire dans la répartition de la valeur ajoutée agricole
a) Le risque d'une fragilisation de l'élevage extensif et de l'élevage paysan
De façon générale, le développement de la « viande cellulaire » se fera probablement « aux dépens des agriculteurs, aggravant une situation déjà déséquilibrée » (Treich).
Or, comme toute innovation, les « aliments cellulaires » impliquent un processus de destruction créatrice. Leurs impacts sont différenciés et risquent de frapper davantage les exploitations déjà fragilisées ou moins rentables. Paradoxalement, les « aliments cellulaires », qui se veulent une alternative à la viande issue de l'élevage industriel, pourraient mettre en difficulté l'élevage extensif en premier lieu.
En France, l'élevage extensif, majoritaire, est déjà fragilisé économiquement par la compétition de l'élevage en feed-lot, à l'américaine, à la brésilienne ou à la néerlandaise. L'élevage de qualité, nécessairement plus coûteux, sera la première gamme concurrencée par les « aliments cellulaires », ce qui risque ainsi d'accroître le processus de décapitalisation ou, paradoxalement, d'obliger à une intensification de la production.
En outre, de la même manière que le recul de la traction équine en Europe au profit de la mécanisation a mis en péril la conservation de certaines races de chevaux de trait, menacées de consanguinité en raison de la faiblesse de leurs effectifs, le recul de l'élevage pourrait, à long terme, menacer la viabilité de certaines races typiques d'animaux de rente, faute d'usage économique.
C'est ainsi toute une partie du riche patrimoine agricole de la France, par exemple les races de vaches, qui disparaîtrait. La sociologue et éleveuse Jocelyne Porcher craint même que « cette innovation, conduite au nom des animaux, [conduise] de fait progressivement à leur disparition »
Dans le monde, selon la FAO, 1,7 milliard de personnes dépendent de l'élevage pour leurs moyens d'existence et 60 % des ménages ruraux ont une activité d'élevage. L'élevage paysan, dans le cadre d'une diversification des activités économiques, conserve un rôle essentiel, en particulier pour les femmes, qui sont souvent chargées de ces activités dans les pays en développement. Il peut aussi servir de collatéral pour d'autres acquisitions économiques. Enfin, dans de nombreux pays il charrie des valeurs culturelles très importantes.
b) Un risque accru de marginalisation pour les territoires ruraux
Le développement des « aliments cellulaires » ne serait, selon toute probabilité, pas sans conséquences sur l'aménagement du territoire.
À ce jour, l'élevage est pourvoyeur d'emplois harmonieusement répartis sur le territoire national, en près de 170 000 unités de production. Il est créateur de valeur dans des zones parfois défavorisées par des handicaps naturels, par exemple dans les régions montagneuses, au travers d'appellations ou grâce à la typicité de certaines races. Au-delà, l'élevage entraîne avec lui d'autres métiers en amont (inséminateurs, naisseurs, engraisseurs) et en aval (à commencer par les 250 abattoirs de boucherie).
Source : l'essentiel d'Interbev
La production d'alimentation cellulaire relève davantage de l'activité industrielle que de l'activité agricole. Aussi, sa localisation dans les territoires ruraux ne va pas de soi, en témoignent le groupe Gourmey, implanté entre Paris et Évry et qui s'apprête à ouvrir un atelier de production dans le Val-de-Marne, ou les groupes Mosa Meat (ayant son siège dans une zone industrielle de Maastricht) et Meatable (hébergé à Delft, au coeur de la conurbation la plus dense d'Europe). L'implantation de Vital Meat dans les Mauges, un territoire très rural, semble davantage être l'exception que la règle.
En outre, le développement des « aliments cellulaires » laisse craindre la poursuite, par quelques grands groupes, de la concentration grandissante de la production de protéines. Dans l'hypothèse où certaines entreprises souhaiteraient se développer sur le modèle de la franchise ou de la licence, les mêmes questions de propriété intellectuelle se poseraient que pour les semences génétiquement modifiées. Les entreprises déposent en effet des brevets sur leurs cellules, disposant ainsi d'une exclusivité sur l'exploitation de leur technologie, ce qui pourrait renforcer la situation de dépendance de la ruralité à l'égard de quelques grands centres technologiques.
3. En dépit de bonnes intentions, la recherche d'une insertion dans les filières agricoles traditionnelles pourrait bien n'être qu'un pansement sur une jambe de bois
Les promoteurs des « aliments cellulaires » insistent sur le fait qu'il s'agirait d'un produit agricole comme un autre. Ils déploient d'importants efforts de communication pour démonter, si ce n'est la nature agricole de leur activité, du moins sa complémentarité avec d'autres activités agricoles, y compris avec l'élevage. Si ces efforts sont louables, leur portée réelle semble discutable.
a) Les perspectives d'une production décentralisée d`« aliments cellulaires » à la ferme, par des éleveurs, paraissent peu réalistes
Les entreprises du secteur sont passées peu à peu de la promesse de la « fin de l'élevage » à la perspective d'une complémentarité avec l'élevage.
Lors du déplacement de la mission d'information aux Pays-Bas, l'entreprise Mosa Meat a souhaité lui faire visiter une ferme-pilote138(*), adhérant au programme RESPECTfarms, et présentée comme la démonstration des complémentarités possibles de la production d'« aliments cellulaires » avec l'agriculture.
À la tête de ce programme, Mme Ira van Eelen, fille du chercheur pionnier dans ce domaine, M. Willem van Eelen, a indiqué qu'une étude de l'université de Wageningen, aux Pays-Bas, spécialisée dans l'agriculture, était en cours, au sujet des possibilités d'une telle décentralisation de la production « à la ferme ». L'idée, louable, serait de diversifier les revenus des éleveurs, de la même façon qu'ils peuvent aujourd'hui bénéficier de revenus liés à la production d'énergie via l'agrivoltaïsme ou la méthanisation.
Il est cependant permis de douter du réalisme d'un tel projet. Alors que la consultante Céline Laisney s'est montrée très dubitative, un autre acteur bon connaisseur du secteur a carrément indiqué « ne pas croire une seule seconde à l'idée que chacun puisse avoir son petit bioréacteur chez soi ».
La première raison est que les entreprises produisant des « aliments cellulaires » sont déjà en mesure de se dispenser de l'étape du prélèvement de tissus sur l'animal, puisqu'elles utilisent en grande majorité des lignées cellulaires immortalisées, conservées dans des banques de cellules. Pour celles qui privilégient le retour à l'animal régulier par des biopsies, un seul prélèvement de 0,5 gramme de boeuf suffit à produire au moins 80 000 steaks hachés, soit environ 8 tonnes du produit139(*).
La deuxième raison est que, en l'état actuel des connaissances, la race et l'endroit du corps où est effectué le prélèvement n'auraient que « quelques effets mineurs » sur le produit final, selon le PDG de Mosa Meat, même si des études supplémentaires sont en cours140(*). Bien que Leon Moonen ait évoqué travailler à des croisements entre ses limousines et d'autres races, on voit mal comment une technologie aussi interchangeable d'une production animale à l'autre pourrait redonner de l'importance à cet aspect.
Enfin, un tel design de production pourrait remettre en cause certains des bénéfices attendus des « aliments cellulaires », par exemple en matière de sécurité sanitaire du fait de la difficulté à contrôler un plus grand nombre d'unités, ou en termes de bien-être animal, les veaux des vaches prélevées n'étant pas conservés mais vendus, sans garantie sur leur destination.
b) Une filière végétale d'approvisionnement des milieux de culture
S'agissant de l'amont de la production de « viande de culture », les entreprises du secteur insistent sur le potentiel de partenariat avec des filières végétales (betteraves, maïs...) pour l'approvisionnement en sucres, en acides aminés et en vitamines nécessaires aux milieux de culture.
Lors du déplacement de la mission aux Pays-Bas, l'éleveur Leon Moonen a ainsi souhaité montrer ses projets d'expérimentation sur différents types d'herbages qui pourraient entrer dans la composition du milieu de culture. De façon plus concrète, Mosa Meat compte parmi ses investisseurs le leader néerlandais de l'alimentation animale Nutreco.
Les entreprises souhaitent démontrer que l'industrie cellulaire aurait le même potentiel de valorisation de co-produits agricoles (levures, extraits de plantes, d'algues, de champignons) que l'élevage.
Ces travaux semblent toutefois encore largement prospectifs. En outre, les entreprises du secteur déclarent chercher à recycler leur milieu de culture, ce qui limiterait les besoins en intrants.
* 137 « Les consommateurs devraient considérer la viande cellulaire non pas comme une option supplémentaire sur le menu, mais comme un substitut à des produits à plus fort impact. », p. 1 https://cedelft.eu/wp-content/uploads/sites/2/2021/02/CE_Delft_200 220_Ex-ante-LCA-of-commercial-scale-CM-production-in-2030_FINAL.pdf
* 138 La ferme de M. Leon Moonen, à Sint- Oedenrode, qui adhère au programme RESPECTfarms
* 139 Selon d'autres chiffres plus prudents, avancés par les promoteurs des aliments cellulaires, et rapportés par Marie-Pierre Ellies sur France Inter, avec une seule vache, on pourrait produire environ 140 000 steaks.
* 140 Selon Ira van Eelen, ce manque de connaissances s'explique par le fait que les entreprises se sont davantage concentrées sur le milieu de culture que sur les cellules elles-mêmes.