TRAVAUX EN COMMISSION
Audition de MM. Thierry Marx, chef cuisinier étoilé, Étienne Duthoit, fondateur et directeur général de Vital Meat, Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey, et Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons le plaisir ce matin d'accueillir quatre invités venant d'horizons divers : l'entrepreneuriat, la cuisine et la recherche. Ce qui les réunit est d'avoir, directement ou indirectement, quelque chose à nous dire sur ce qui est appelé « viande in vitro », « viande artificielle », « viande cellulaire » ou encore « viande cultivée » selon que l'on soit pour ou contre - la dénomination « viande » ne fait elle-même pas pleinement consensus...
Cette table ronde s'inscrit dans le cadre de la mission d'information sur la viande in vitro, que j'ai confiée à nos collègues Olivier Rietmann et Henri Cabanel. La mission rendra ses travaux le 8 mars, soit quelques jours après le salon de l'agriculture.
Pour poser le sujet, la viande in vitro est différente des alternatives à base de protéines végétales comme les galettes de soja ou de pois. Il s'agit littéralement de cellules animales, prélevées soit par biopsie sur un animal vivant, soit dans un oeuf ou un cordon ombilical ; ces cellules sont ensuite placées dans un bioréacteur et sont « nourries » dans un milieu de culture à température physiologique, qui contient des nutriments et dont la composition, qui varie d'une entreprise à l'autre, est bien souvent un secret de fabrication. Vous pourrez peut-être tout de même, messieurs, nous apporter quelques précisions à ce sujet.
Les entreprises du secteur avancent des promesses notamment en termes d'opportunités économiques, d'autonomie protéique, de bien-être animal et d'impact environnemental de notre alimentation. Ces promesses sont toutefois entourées de nombreuses incertitudes car il n'existe pas de produits à l'échelle industrielle en dehors de prototypes. Il sera important néanmoins que nos invités discutent de la réalité ou non de ces promesses dans l'hypothèse où la production viendrait à se développer.
Ce sujet peut certes paraître lointain, puisque la technologie n'est pas complètement mature et qu'aucune demande d'autorisation n'a été déposée pour l'heure au sein de l'Union européenne (UE) sur le bureau de l'autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Il nous a néanmoins paru important de défricher cette question, car il semble que l'on soit progressivement en train d'approcher du passage entre le laboratoire et le site industriel. Exemple récent, l'entreprise américaine Upside Foods a passé la première étape de l'autorisation de mise sur le marché aux États-Unis en novembre 2022 et il se dit que, dans l'UE, de premiers dossiers pourraient être déposés dès 2023.
En France, pays où la gastronomie et l'élevage ont un ancrage pluriséculaire, cette innovation suscite bien sûr des réactions contrastées et passionnées. Des réticences fortes s'expriment, tantôt au sujet de la viabilité de notre élevage, tantôt au titre de la sécurité sanitaire de l'alimentation.
Le ministère de l'agriculture a émis de façon constante de fortes réserves à l'égard de cette technologie et a soutenu un amendement dans la loi « Climat et résilience » interdisant les « denrées alimentaires qui se composent de cultures cellulaires ou tissulaires dérivées d'animaux » dans la restauration collective publique.
Mais dans le même temps, Bpifrance a accordé sur des fonds européens une aide à plusieurs entreprises du secteur dans un contexte de forte compétition à l'échelle mondiale pour la maîtrise de cette technologie. Et ailleurs en Europe, les Pays-Bas, sur fond de crise de leur modèle agricole, ont fait de l'« agriculture cellulaire » l'un des cinq piliers de leur stratégie pour l'autonomie protéique.
Nous avons la chance d'avoir autour de la table les dirigeants des deux principales entreprises qui développent de la viande in vitro en France et deux personnalités qui, pour des raisons différentes, ont un regard plutôt critique sur cette technologie.
Nous recevons ainsi : M. Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey, start-up hébergée au Génopole à Évry, qui entend fabriquer du « foie gras de culture » ; M. Étienne Duthoit, directeur général de Vital Meat, filiale du groupe Grimaud spécialisé dans la sélection animale et l'élevage de volaille, qui souhaite fabriquer des cellules de poulet pour des plats transformés, par exemple des nuggets ; M. Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'unité mixte de recherche sur les herbivores à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) - il a publié de nombreux articles sur la viande in vitro et ses limites - ; enfin, M. Thierry Marx, dont je précise qu'il s'exprime en tant que chef étoilé et non en tant que président de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (Umih). Thierry Marx a ouvert avec son associé, le chimiste Raphaël Haumont, un « Centre français d'innovation culinaire » à Paris-Saclay, qui s'intéresse à l'alimentation de demain. Il a, pour l'anecdote, cuisiné une poularde au vin jaune et aux morilles pour Thomas Pesquet quand il était dans la station spatiale internationale. Mais je crois que, se définissant comme flexitarien ou végétarien, Thierry Marx nous parlera plutôt de la végétalisation de notre alimentation, qu'il voit comme une clé de notre transition alimentaire.
M. Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey. - Réfléchir sur la filière émergente de la viande de culture est une initiative pionnière et je vous en remercie. Cela démontre la capacité de la France à se poser les bonnes questions au bon moment.
Quelques mots sur le contexte. La demande en protéines animales est en très forte augmentation partout dans le monde, évidemment portée par la hausse de la démographie. Face à l'impératif de nourrir les êtres humains et de développer des modes de production plus économes en ressources, la viande de culture se présente comme une opportunité et une solution d'avenir.
C'est cette motivation qui est à l'origine de la création, en 2019, de notre société, Gourmey, dont je suis cofondateur et dirigeant. Nous sommes installés dans l'Essonne et nous devrions employer plus d'une centaine de personnes d'ici à l'année prochaine.
La viande de culture ne se développe pas uniquement en France et elle est en train d'arriver sur le marché. Elle s'inscrit dans la grande histoire des innovations agricoles et culinaires. L'heure n'est donc pas de nous positionner pour ou contre ce mode de production, mais d'en prendre acte et de nous demander quel rôle la France veut jouer. Pour notre part, nous pensons que la France doit être leader de cette filière innovante qui apporte une solution complémentaire aux méthodes traditionnelles et répond en partie à de nouvelles demandes et attentes de notre société.
Notre pays dispose déjà de futurs champions nationaux, dont Vital Meat et Gourmey, qui s'inscrivent dans les territoires et dans l'écosystème agricole français. Ainsi, notre entreprise est en train de développer un premier atelier de production dans le Val-de-Marne, l'un des tout premiers dans le monde, avec à la clé la création d'emplois locaux qualifiés, la démonstration du savoir-faire français en matière d'innovation et la mise en place de standards de production des plus stricts.
Soutenir sans attendre le développement de cette filière émergente est une opportunité, pour la France et l'Europe, d'être à la manoeuvre dans la définition d'un cahier des charges exigeant en termes de qualité des produits, de modes de production, de sécurité alimentaire ou encore d'impact environnemental.
Bref, nous devons agir plutôt que subir, être leaders plutôt que suiveurs.
De nombreux États, notamment en Europe, ont saisi l'importance majeure de ce sujet tant en termes économiques, y compris pour l'exportation, que de souveraineté alimentaire. Par exemple, nos voisins néerlandais ont récemment lancé un plan d'investissement public important pour accélérer la création d'une filière nationale. Faisons de même en France !
Ce qui fait la singularité de l'écosystème agricole français, c'est sa capacité d'innovation et la richesse de son savoir-faire. Nous ne devons pas laisser d'autres pays innover à notre place. La France a d'ailleurs toujours su marier tradition et innovation, en particulier en matière agricole et culinaire.
Nous avons donc toutes les cartes en main - l'excellence de notre écosystème de recherche, le rayonnement de notre gastronomie et bien entendu la place centrale de notre agriculture - pour créer une filière française d'excellence dans un esprit d'ouverture, de complémentarité et de collaboration entre le monde agricole, le monde de la recherche, les acteurs émergents et les pouvoirs publics.
M. Étienne Duthoit, fondateur et directeur général de Vital Meat. - Je suis très honoré en tant que citoyen d'être parmi vous et très heureux que le Sénat se saisisse du sujet de la viande de culture ou de la viande cellulaire, quelle que soit la manière dont on l'appelle - aujourd'hui, la dénomination n'est pas fixée. C'est un sujet encore méconnu qui suscite des interrogations - elles sont légitimes - et j'espère que nous pourrons y répondre ce matin.
La viande de culture est avant tout une nouvelle source de protéines animales goûteuses, saines, positives pour la santé et respectueuses de l'environnement au sens large. Ce secteur constitue un important enjeu stratégique pour la France, son autonomie alimentaire et sa compétitivité dans les dix prochaines années.
J'ai cofondé Vital Meat avec le groupe Grimaud en 2018 ; notre projet est le seul qui soit directement issu des filières agricoles traditionnelles. Le groupe Grimaud est une entreprise familiale de taille intermédiaire située en territoire rural, dans le Maine-et-Loire, dont le coeur de métier est la génétique animale et la production d'animaux reproducteurs - canards, porcs, lapins, crevettes, insectes, etc. C'est un acteur historique de l'élevage qui est parfaitement conscient des enjeux actuels de compétitivité de nos filières face aux productions étrangères, aux nouvelles attentes sociétales, à la diversification des régimes alimentaires ou encore aux difficultés liées aux pandémies animales, au réchauffement climatique et à la désertification des campagnes. Le groupe s'est d'ailleurs diversifié, depuis une vingtaine d'années, dans la biopharmacie et la bioproduction, branche dont sont issus la technologie et le savoir-faire de Vital Meat.
Notre objectif est de proposer une nouvelle gamme de protéines animales, complémentaire des filières existantes et avec un cahier des charges extrêmement exigeant en termes d'empreinte environnementale, de sécurité alimentaire, de santé, de qualité et de goût.
Nous nous sommes interrogés sur le sens de la viande de culture et sur son positionnement dans la filière. Pour moi, la priorité n'est pas de reproduire la viande à l'identique, de faire un blanc de poulet plus vrai que nature... La viande brute est un produit culturel et nous sommes nombreux à ne pas vouloir y renoncer. Notre vision est donc bien celle d'une complémentarité. Ainsi, nous orientons nos travaux vers la production d'un ingrédient de poulet avec le même goût et les mêmes apports nutritionnels que la viande conventionnelle afin qu'il puisse être utilisé dans toutes les recettes de produits élaborés que chacun connaît - nuggets, plats cuisinés, pizzas, salades, etc.
Demain, les consommateurs auront donc un nouveau choix possible : les produits issus de l'agriculture cellulaire. Ces produits feront partie d'un régime alimentaire de plus en plus diversifié et nous voulons que ce nouveau choix soit français et au plus proche de nos exigences en termes d'empreinte environnementale, de production locale, de sécurité alimentaire, de santé et évidemment de goût.
Nous sommes très fiers, à partir d'une technologie française brevetée et reconnue depuis une quinzaine d'années, d'être dans la course avec les plus gros projets mondiaux.
La viande de culture se rapproche chaque jour un peu plus de nos assiettes : un premier produit a été autorisé à Singapour fin 2020, une pré-approbation a été donnée aux États-Unis fin 2022. Les coûts de revient baissent et les échelles de production augmentent. Le moment est donc parfaitement choisi pour s'intéresser à cette thématique et je crois que la question centrale est de savoir quelle place la France va occuper dans cette nouvelle industrie.
M. Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). - Ma présentation sera un peu technique et je vous prie de m'en excuser.
Le principe de fabrication de ce qu'on appelle la viande de culture est de prélever des cellules souches musculaires sur un animal vivant ou de travailler avec des lignées cellulaires immortelles. Dans tous les cas, ces cellules, plongées dans un milieu de culture, se multiplient dans un bioréacteur de grande taille et on obtient, à la fin du processus, une importante quantité de fibres musculaires.
J'appuierai mon propos par une série de questions. Se posent d'abord des questions éthiques.
Si le nombre d'animaux d'élevage doit diminuer en raison du développement de la viande de culture, que va devenir la biodiversité animale et qu'en est-il des animaux qui vont rester et dont des cellules seront régulièrement prélevées ?
Si on utilise des lignées cellulaires immortelles, on entre dans la problématique des organismes génétiquement modifiés (OGM).
En ce qui concerne le milieu de culture, quelle est sa composition ? Il doit apporter des hormones, des facteurs de croissance et, jusqu'à présent, la viande de culture vendue à Singapour contient du sérum de veau foetal. Comment, par ailleurs, recycler ce milieu de culture ? Comment en diminuer les coûts ?
En ce qui concerne la multiplication cellulaire, la question de la stabilité ou de la dérive génétique doit être posée et étudiée.
Enfin, c'est un processus consommateur d'énergie, puisqu'il faut porter les incubateurs à température physiologique.
En ce qui concerne le produit final, contient-il des résidus du milieu de culture ? Quelle est sa composition ? Quelles sont ses qualités sanitaires, nutritionnelles et sensorielles ?
Est-ce que la viande de culture est de la viande ?
Non, selon la législation européenne. Les avis varient sur cette question selon les pays et pour des raisons politiques ou religieuses. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) préfère parler de « cell-based food », c'est-à-dire d'aliments à base de cellules. Les véganes et les végétariens pensent que c'est de la viande, mais les consommateurs brésiliens que nous avons interrogés pensent le contraire. Les experts de la viande insistent sur l'idée qu'il y a autant de différences entre le vin et le jus de raisin qu'il y en a entre la viande et le muscle - il faut en effet prendre en compte l'étape importante de la maturation, c'est-à-dire de la transformation du muscle en viande.
Est-ce bon pour l'environnement ? En 2011, une étude de l'université d'Oxford (Tuomitso et al.) a répondu oui mais, depuis, d'autres études sont venues tempérer un petit peu cette conclusion. Par exemple, en 2015, il a été dit que l'impact environnemental est plus élevé pour la viande de culture que pour la viande de poulet ou pour d'autres sources de protéines (Smetana et al.). Un autre article a aussi contredit la première étude de 2011, en avançant le fait qu'il y avait une plus grande consommation d'énergie que dans la production de viande bovine (Mattick et al.).
Quand on regarde les gaz à effet de serre produits par ce processus, c'est essentiellement du CO2 qui s'accumule dans l'atmosphère durant des centaines d'années, alors que l'élevage produit essentiellement du méthane qui disparaît plus vite de l'atmosphère (Lynch et Pierrehumbert, 2019).
Un rapport privé, publié partiellement récemment (Sinke et Odegard, 2023), montre que l'impact carbone varie d'un facteur V suivant le type d'énergie et insiste sur l'incertitude de ses estimations.
Un autre article de synthèse indique que beaucoup d'étapes ont été oubliées pour estimer l'impact environnemental de la viande de culture (Rodriguez-Escobar et al., 2021) et certains insistent non seulement sur la production de gaz à effet de serre ou l'utilisation des terres et de l'eau, mais aussi sur les services écosystémiques rendus par l'élevage - il faut bien entendu prendre ces services en considération dans la comparaison.
Qu'en pensent les consommateurs ?
Là aussi, il est extrêmement difficile de répondre, parce qu'on interroge les consommateurs sur un produit qui n'existe pas, si bien que leurs réponses ne sont pas très fiables.
En outre, la manière dont la question est posée joue beaucoup dans la réponse : si vous demandez aux consommateurs s'ils sont prêts à y goûter, la majorité va répondre oui ; si vous leur demandez s'ils sont prêts à en consommer régulièrement, la majorité va répondre non.
L'acceptation sociale varie très fortement selon de nombreux facteurs (Liu et al., 2021 ; de Oliveira Padilha et al., 2022) et la grande majorité des consommateurs voudrait que le prix de ce produit soit inférieur ou égal à celui de la viande conventionnelle (Liu et al., 2021 ; Chriki et al., 2021 ; Hocquette et al., 2022).
La majorité des consommateurs pense a priori que ce produit ne serait ni sain, ni savoureux, ni naturel (Hocquette et al., 2022). Les consommateurs sont sensibles à des arguments individuels sur leur santé ou le plaisir de manger (Gometz et al., 2019). Bien que 40 à 50 % des consommateurs français s'interrogent sur les problèmes éthiques et environnementaux de l'élevage, cela ne suffit pas toujours à convaincre, puisque seulement 18 % à 26 % de ces mêmes répondants pensent que la viande de culture est une solution (Hocquette et al., 2022) - cette proportion est donc relativement faible.
J'insiste sur l'importance de la communication. Même si ce n'est pas le cas des deux entreprises présentes ce matin, le combat anti-élevage reste une motivation de certains industriels.
Enfin, une dernière question : pourquoi le processus de recherche a-t-il été inversé ? Dans le monde académique, les projets de recherche sont expertisés ; si l'expertise est favorable, un financement est obtenu ; puis les résultats sont communiqués. Mais dans l'état actuel des choses, les entreprises communiquent sur de nombreux projets pour obtenir des financements privés. Il faut une expertise collective transparente faite par des organismes tiers indépendants, qui doivent accéder aux résultats existants détenus par les entreprises. En attendant, le principe de précaution doit s'appliquer.
Nous organiserons le prochain congrès mondial des sciences animales à Lyon en août 2023 ; nous inviterons l'ensemble des chercheurs travaillant sur ce thème.
M. Thierry Marx, chef cuisinier. - À Paris-Saclay, avec Raphaël Haumont, dans notre centre de recherche et de développement, le Centre français d'innovation culinaire (CFIC), nous sommes curieux de l'alimentation du futur. Nous avons étudié dans le détail ce type de produits, pour lequel nous ne disposons que de peu de recul.
J'ai du mal à appeler cela « viande ». Il ne faut pas tout mélanger : dans la gastronomie, on mange une histoire, une relation à l'humain, à un terroir. Or le risque est que l'alimentation ultra-transformée découlant de ces pratiques soit réservée aux populations les plus modestes, aggravant la fracture alimentaire, au-delà de la fracture sociale. Les plus modestes sont éloignés d'un reste à vivre alimentaire suffisant.
Cela nous inquiète : il n'y a pas de goût. Pour donner une saveur et une texture aux nuggets que nous avons goûtés, il faut les aromatiser - et on sait comment l'industrie le fait. Ce n'est pas cela, se restaurer : c'est ramener une histoire, un savoir-manger et un savoir-être dans l'assiette. La table et l'alimentation, c'est le plaisir, le bien-être, la santé.
L'industrie agroalimentaire y voit une nouvelle occasion de faire du low cost pour les plus modestes. Nous restons curieux, nous ne sommes pas critiques sur l'alimentation du futur, mais il ne faut pas laisser croire que la science et la technologie pourraient simplement répondre aux impacts environnementaux et sociaux. Sur la planète, la protéine animale est surconsommée. On en mange dans de mauvaises conditions, car on a cru au low cost et fabriqué trop de protéine animale, avec des impacts environnementaux détestables. Mais le flexitarisme, avec des proportions de 80 % de protéines végétales et 20 % de protéines animales, pourrait amener à d'autres équilibres d'ici vingt ans.
Nous ne sommes ni critiques ni arbitres. À Paris-Saclay, nous considérons qu'il n'y a pas de conflit entre tradition et innovation, qu'il faut avancer pour améliorer le sort de la planète et du genre humain, mais avec précaution. À chaque fois que l'on veut nous vendre ce type de produits, on met en avant l'impact environnemental, ce qui est gênant quand on voit les besoins énergétiques pour produire cette « viande ».
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Lorsque j'ai proposé à Mme la présidente Primas de monter une audition sur le sujet de la viande in vitro, je ne savais pas encore que cela se transformerait en mission d'information. J'avais de fortes réserves à l'égard de cette innovation ; mon regard a quelque peu évolué au fil de la quarantaine de nos auditions, même si tous les doutes ne sont pas levés, comme l'indiquera M. Cabanel, corapporteur.
Force est de reconnaître que la France fait partie du marché unique, et que la procédure d'autorisation de nouveaux aliments sera décidée non au niveau français, mais au niveau européen. La question ne dépend donc pas de nous : il ne s'agit pas de savoir si le produit doit être ou non autorisé en France, ce qui ne relève pas de notre compétence de parlementaires. Il s'agit de savoir, un peu comme pour les OGM - même si le sujet est différent -, si nous essayons de prendre une petite part de la production mondiale, face aux États-Unis, à Israël, aux Pays-Bas, ou si nous laissons les autres arriver sur notre marché sans que nous maîtrisions la technologie.
J'étais ce lundi aux Pays-Bas pour rencontrer deux des principales entreprises développant ce produit en Europe, Mosa Meat à Maastricht et Meatable à Delft. J'ai également rencontré le ministre de l'agriculture néerlandais, et j'ai été frappé par la différence d'approche : là-bas, un plan public de 60 millions d'euros a été débloqué pour soutenir la recherche dans ce domaine. Je ne dis pas nécessairement qu'il faut suivre cet exemple : la France est la France, et les Pays-Bas sont les Pays-Bas. L'attrait pour l'innovation y est plus marqué, les contraintes sur les surfaces agricoles pèsent plus fortement, et l'agriculture est très intensive - elle a d'ailleurs causé de graves pollutions à l'azote à l'origine d'une crise agricole majeure.
Mais tout de même, cela interroge, d'autant qu'il n'y a pas que la viande in vitro : tout un champ de recherche et développement, comprenant aussi la fermentation de précision, est frémissant.
Que pouvez-vous nous dire sur la complémentarité ou la substitution avec les activités agricoles, et notamment l'élevage ? Dans les hypothèses les plus optimistes, la viande de culture représenterait seulement 0,08 % du marché mondial de la viande à l'horizon 2027-2030. Cela semble peu, mais si la progression est exponentielle, c'est déjà significatif.
Des recherches sur la production de viande in vitro à la ferme sont actuellement menées. Vous semblent-elles crédibles, ou ne s'agit-il que de pures opérations de communication ? Par ailleurs, dans quelle mesure la viande cultivée pourrait-elle s'insérer dans l'écosystème agricole et agroalimentaire existant, tant en amont, avec les nutriments nécessaires au milieu de culture, qu'en aval, avec l'insertion dans notre industrie agroalimentaire ou notre cuisine ?
Enfin, ma dernière question porte sur la gamme recherchée. On entend parfois que le coût fait obstacle pour les ménages modestes ou les pays en développement ; d'autres au contraire insistent sur l'intérêt du produit pour remplacer la viande de mauvaise qualité importée de l'autre bout du monde, et satisfaire la croissance de la demande en protéine animale dans les pays en développement, en Chine par exemple. Qu'en est-il selon vous ?
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Tout d'abord, je partage avec M. Rietmann une interrogation sur l'appellation de votre produit, qui suscite de nombreux débats - le chef Thierry Marx l'a indiqué. Il faut distinguer trois aspects.
Premièrement, nous banalisons par commodité de langage le terme générique « viande », mais ce terme peut être discuté : nous n'en sommes pas à reproduire des côtes de boeuf ou des pièces texturées avec des cellules musculaires, du gras, du sang et des tissus conjonctifs. Pour autant, les végétariens ne consommeraient pas de ce produit, qui reste d'origine animale.
Deuxièmement, il serait difficile de se passer du nom de l'espèce d'origine pour l'information du consommateur, notamment pour des raisons d'allergénicité.
Troisièmement, il faut prendre en compte la forme du produit : steaks, saucisses, carpaccio, lardons, etc. Cela nous renvoie au débat que nous avons eu pour les protéines végétales : l'utilisation de ces termes a été interdite par la loi pour des produits non animaux, mais le décret d'application a été suspendu pour des raisons de forme, et l'on peut aisément imaginer des contournements. Ces termes sont intéressants d'un point de vue commercial et pour favoriser l'acceptabilité par les consommateurs, mais ils sont aussi un frein pour l'acceptabilité sociétale des produits : le monde agricole se braque à cause de votre utilisation de ces termes. Pourrait-on envisager d'autres termes que celui de « viande » ? À quelle autre appellation commerciale pourrez-vous recourir ?
Par ailleurs, quels impacts cette technologie pourrait-elle avoir sur la concentration du marché de la viande ? M. Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, exprime des réserves car il ne veut pas de mastodonte de la viande. Si ces technologies se déployaient à grande échelle, ce secteur pourrait connaître une très forte concentration, alors que son amont était jusqu'alors plutôt décentralisé, du moins en France. Les géants européens et américains de la viande, comme Bell, Cargill, JBS ou Tyson, se positionnent en investisseurs. Dans le contexte de la mondialisation alimentaire, les conséquences peuvent être importantes tant chez nous qu'à l'autre bout du monde. Certaines entreprises comme Mosa Meat disent défendre un modèle décentralisé, mais il faut aller au-delà de la bonne volonté affichée des entreprises. Quels garde-fous peut-on envisager, par exemple en matière de propriété intellectuelle, pour limiter la concentration du secteur ? Par ailleurs, le coût de production de la viande in vitro pourrait-il vraiment baisser sans économies d'échelle ?
M. Nicolas Morin-Forest. - Concernant l'appellation, le terme de « viande de culture » est utilisé par commodité. Les recommandations d'étiquetage seront tranchées dans le cadre des procédures d'approbation réglementaire et de mise sur le marché, à l'échelle de l'Union européenne. Le dernier mot reviendra non aux entreprises, mais peut-être au consommateur qui, aujourd'hui, pour les différentes alternatives protéiques, utilise par commodité des mots dérivés des produits animaux.
À Gourmey, nous ne sommes pas cramponnés au mot « viande » ; nous travaillons à une solution alternative au foie gras, mais notre produit ne sera pas étiqueté selon cette appellation réglementée : nous pourrons peut-être y faire référence, mais en aucun cas notre produit ne pourra s'appeler ainsi, nous en sommes conscients. Pour rebondir sur les propos de M. Marx, l'expérience gustative de notre produit s'inscrit dans une forme de savoir-faire et de nouvelle tradition ; il a été développé avec des chefs et des personnalités du monde culinaire, qui ont reconnu des propriétés sensorielles proches du foie gras. À défaut de mieux, il est compliqué d'imaginer une autre appellation à court terme : nous ne l'utiliserons pas sur nos produits, mais par commodité nous l'utilisons.
L'allergie est un risque fondamental : nos cellules sont issues d'un prélèvement animal. Le consommateur doit savoir s'il consomme du poulet, du canard, de la crevette ou du boeuf : il s'agit d'une matière animale, même si elle a été produite de façon nouvelle. Il est fondamental que l'étiquetage indique l'origine animale des produits.
Concernant la place de la filière, l'intégration de la viande de culture dans la filière amont est évidente : la méthode de production consiste à alimenter des cellules avec des nutriments identiques à ceux consommés par les animaux. Les tourteaux de maïs seront consommés tant par les animaux que par les cellules, même si c'est sous une forme différente, puisque les cellules n'ont ni la capacité de mastiquer ni celle de digérer. Le monde agricole peut être intégré dans la fourniture du milieu de culture des cellules. Les perspectives d'économie circulaire sont fondamentales : des matériaux agricoles actuellement non valorisés pourraient être recyclés et devenir des nutriments pour les cellules, qui ont une plus grande flexibilité que les animaux pour l'alimentation, notamment parce qu'elles n'ont pas les mêmes contraintes liées au système digestif.
M. Étienne Duthoit. - Concernant la propriété intellectuelle des technologies, le domaine est nouveau, innovant : d'où la nécessité de développer une recherche publique sur le sujet, et de permettre aux entreprises de développer leurs propres technologies pour ne pas dépendre de l'étranger. Aujourd'hui, dans certains pays, aux États-Unis, en Israël ou en Hollande, des investissements très importants ont lieu. Il faut remettre les choses en perspective sur le long terme, se demander quels seront les modes de consommation d'ici dix ou quinze ans, pour que des technologies autonomes permettent l'autonomie protéique du marché français. Nous sommes là aujourd'hui pour vous faire part de cet enjeu, et vous inciter à développer des technologies propriétaires françaises.
M. Nicolas Morin-Forest. - Pour compléter, aux Pays-Bas, une partie des 60 millions d'euros du plan d'investissement public pour cette filière seront dédiés à la construction de plateformes de recherche publique, qui produiront de la propriété intellectuelle et des données scientifiques en accès libre, dont le monde académique comme les entreprises pourront bénéficier. Il est fondamental de faire ainsi en France : le milieu académique doit s'emparer du sujet.
M. Jean-François Hocquette. - Je suis d'accord avec vous concernant les nutriments. Mais il y a une différence évidente entre aliments et nutriments : les nutriments qui résultent de la digestion des aliments dépendent en grande partie de la population microbienne présente dans le tube digestif, qui diffère très fortement entre les ruminants et les monogastriques ou même, dans une même espèce, en fonction du régime alimentaire. Il est très compliqué de reproduire l'ensemble des nutriments dans le milieu de culture. Comment les produire, avec quelles méthodologies ? Il faudrait des unités de production en amont. Par ailleurs, plus que les nutriments, ce sont les hormones et les facteurs de croissance qu'il faut mettre dans les milieux de culture pour que les cellules se multiplient qui me posent le plus de questions.
Concernant la recherche publique, nous sommes fréquemment interrogés par la presse. Nous avons développé des travaux selon une stratégie différente. A priori, comme les entreprises sont en avance sur le plan technique, nous n'avons pas vocation à reproduire vos travaux. Nous devons plutôt étudier cette problématique dans sa globalité, en considérant notamment l'acceptation sociale et les impacts environnementaux, les aspects techniques n'étant qu'un aspect du problème. Pour avancer, il faut évidemment partager données et résultats, pour que ces derniers soient expertisés par différents laboratoires de recherche dans le monde, afin qu'un éclairage complémentaire soit apporté.
M. Thierry Marx. - Je suis saisi par le propos : nous parlons de « viande », mais le sourcing de ces produits, tôt ou tard, finira par nous échapper. Dans ce mot, il y a un trompe-l'oeil, pour ne pas dire une tromperie : on va vers une industrialisation massive de l'alimentation, et donc vers un appauvrissement culturel très fort. Le foie gras a une histoire. Il y a quelques années, on a massifié sa production ; pour produire plus de revenus, le produit est devenu relativement banal, avec davantage d'industrialisation et un appauvrissement culturel. C'est ce qui m'inquiète : cet appauvrissement peut ne plus permettre de revenir à l'idée gastronomique de l'assiette, plaisir, bien-être, santé.
J'entends les enjeux ; il ne faut pas que la France soit à la traîne. Mais la France n'a plus le pouvoir de dire stop, on ne veut pas de ce produit chez nous. Cela me gêne, en tant qu'artisan. En tant que chercheur, j'écoute le propos, mais je n'arrive pas à déconnecter cela de la massification de l'industrialisation de notre nourriture, de la mondialisation et de l'appauvrissement culturel. On ramène tout sur la consommation et sur le prix, et plus assez sur la culture. Savoir manger, c'est savoir être, redonner du sens à son alimentation. Se restaurer a du sens en matière de lien social. Sinon, on peut aussi se nourrir par perfusion comme à la Pitié-Salpêtrière !
M. Laurent Duplomb. - Exactement !
M. Thierry Marx. - L'idée fantasmée qu'il s'agirait d'un pseudo-foie gras, d'une pseudo-viande, mais dont le consommateur ne peut plus connaître l'origine, me pose problème.
En revanche, j'entends que la France ne doit pas être à la traîne en matière de recherche, de manière à ce que nous puissions en conscience déterminer ce dont nous voulons ou pas.
L'agriculture porte également un sens social et culturel. J'ai l'impression d'entendre à nouveau les discours des années 1970 encourageant le low cost au détriment de la qualité en faisant valoir le pouvoir d'achat. Cette manipulation des masses me gêne.
M. Étienne Duthoit. - Nous ne sommes pas là pour remplacer la viande, mais pour proposer un nouveau choix en matière de protéines animales, participant de la diversification alimentaire, à l'instar des protéines végétales et peut-être, demain, des insectes. De ce fait, si je comprends que le terme de viande interroge, il ne s'agit pas d'un appauvrissement culturel.
En ce qui concerne la qualité des denrées alimentaires que nous proposerons, les agriculteurs sont actuellement soumis à une injonction paradoxale : ils doivent évoluer vers un modèle agroécologique qualitatif tout en maintenant des prix bas. À mon sens, les solutions technologiques que nous apportons sont complémentaires de cette transition, qui ne va pas faire exploser les rendements. Nos produits seront de qualité, sur le plan gustatif, sanitaire et nutritionnel, et auront toute leur place dans le cadre d'une nutrition globale.
Mme Marie-Christine Chauvin. - La viande in vitro compte des soutiens parmi les stars et les grandes fortunes de la Silicon Valley, qui financent son développement. Or ces derniers financent également des associations que l'on peut qualifier d'animalistes. Cela ne vous met-il pas mal à l'aise de prospérer sur une forme de dénigrement de l'élevage, qui est réduit à son seul impact environnemental ?
N'oublie-t-on pas un peu vite les aspects positifs de l'élevage qui, au-delà de son objectif de nourrir la population, a des retombées économiques et façonne nos paysages ? Certaines races d'animaux ne risqueraient-elles pas de disparaître si ce type de produits se développait à très grande échelle ? Qu'adviendrait-il de nos fromages AOP, parmi lesquels le Comté - reconnu l'année dernière meilleur fromage du monde ?
Par ailleurs, vous dites que votre produit a vocation à remplacer le poulet brésilien élevé aux médicaments, mais nous disposons en France d'une filière d'élevage de qualité, fragile économiquement, qui n'a rien à voir avec l'élevage intensif que nous observons en Chine ou aux États-Unis. Si la viande in vitro n'est pas la seule menace qui plane sur notre élevage, la filière n'avait vraiment pas besoin de cela.
M. Arnaud Bazin. - Tout d'abord, nous devons replacer le débat sur cette viande « de culture » dans une perspective plus large d'apport protéique dans l'alimentation humaine - protéines végétales, fermentation de précision... Notre schéma d'alimentation, inculqué dès l'enfance, est difficile à faire évoluer, aussi devons-nous nous interroger sur les apports protéiques nouveaux qui pourront s'y intégrer.
Ma première question est d'ordre sanitaire : pour que les cellules souches pluripotentes se différencient en cellules de foie pour faire du foie gras, ou de muscle pour faire de la viande, il faut leur donner un milieu de culture, lequel peut comporter des hormones, des peptides, des intrants... Si certains problèmes peuvent être évités par ce mode de production, comme les contaminations par des bactéries, une garantie de sécurité sanitaire sur ce milieu de culture doit être apportée en vue d'un éventuel agrément.
Je m'interroge par ailleurs sur le bilan environnemental de ce type de production, qui ne fait pas, à ce stade, religion. Il est urgent de mener des études globales sur ces processus industriels qui n'existent pas encore.
Enfin, cette filière est-elle viable sur le plan économique ? Les levées de fonds des start-up représentent des investissements importants. La recherche doit apporter un premier regard avant même d'envisager d'investir des fonds publics qui, sinon, seront à fonds perdus.
Une démarche scientifique est indispensable en préalable, le consommateur tranchera ensuite.
M. Franck Montaugé. - Dans l'expression « viande de culture », je m'interroge sur le terme « culture », car le rapport à la nourriture est un trait de civilisation. Le foie gras que nous connaissons et auquel je suis très attaché n'est pas celui de l'Égypte ancienne. Je n'appellerai pas à la rescousse Claude Lévi-Strauss, mais nous assistons peut-être à un changement de paradigme dans notre rapport civilisationnel à la nourriture.
Cela pose également la question de la place de l'agriculteur-producteur dans le processus d'évolution du modèle agricole. Ce que vous nous proposez, c'est de conférer à celui-ci un rôle d'exécutant auprès d'entreprises agroalimentaires.
Nous devons mobiliser des données objectives sur cette question, notamment les effets sur le climat, au travers d'études d'impact complètes et non biaisées. J'entends dire que l'élevage doit être éradiqué parce qu'il réchauffe l'atmosphère, mais il permet également de séquestrer le carbone.
Enfin, je partage le point de vue de Thierry Marx sur la question de l'accessibilité à une viande de qualité pour tous les Français.
M. Bernard Buis. - De quelles données disposons-nous sur l'impact énergétique de la production de viande in vitro ? Un tel mode de production consomme-t-il moins d'énergie que l'élevage traditionnel ou s'agit-il d'une fausse bonne idée ?
Par ailleurs, ce type de production n'engendrerait-il pas un recul de l'élevage paysan ? Quelles en seraient les conséquences sur la gestion des paysages et des prairies ?
Enfin, que penser du risque d'accaparement de l'alimentation par quelques firmes qui pourraient, à l'avenir, détenir un pouvoir considérable ?
M. Laurent Duplomb. - Durant ma jeunesse, dans les années 1970-1980, on nous expliquait que, après l'an 2000, nous mangerions tous des cachets et que l'alimentation ne serait plus un plaisir. Or il s'est passé l'inverse : les consommateurs français ont exigé des circuits courts, des AOP, une traçabilité des produits, une forme de bien manger...
Je vous le dis tout net : je suis contre la viande in vitro. Je n'en vois pas l'intérêt ni pour notre culture ni pour notre pays.
Comment informerons-nous un consommateur, dans un restaurant, de la quantité de viande in vitro que comprend son plat ?
Quant aux protéines végétales, je vous rappelle que nous ne produisons actuellement qu'un fruit ou légume consommé sur deux et importons l'autre moitié. Si ces végétaux sont amenés à devenir la base de notre alimentation, quels seront les effets sur les émissions de dioxyde de carbone ?
Nous lisons à longueur d'articles que les aliments ultra-transformés seraient cancérigènes ; la viande in vitro n'est-elle pas un produit ultra-transformé ? Ce n'est pas un produit totalement naturel...
Je suis un amoureux des paysages « multiculturels » de la France. Supprimer l'élevage en France, ce serait les altérer.
Je n'ai pas envie de vivre dans un pays où tout est aseptisé, où l'on porte un masque à longueur de journée, où la devise nationale a été remplacée par « Peur, Culpabilité, Interdit ». Je souhaite disposer de la liberté de manger ce que je veux, en particulier de la viande de bovin vivant, courant dans les prés et étant élevé par des agriculteurs !
M. Laurent Somon. - Il ne faut pas confondre s'alimenter et se nourrir. Le plaisir de manger est ancré dans notre culture et je retiens l'image de « ramener dans l'assiette une histoire ». N'oublions pas notre culture.
Je partage l'interrogation d'Arnaud Bazin sur les additifs employés dans le processus de fabrication de la viande in vitro. Vous avez par ailleurs indiqué que la culture cellulaire permettait de développer une filière agricole pour la constitution des substrats ; pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ?
M. Daniel Salmon. - La production de viande in vitro nous fait franchir une nouvelle étape dans l'industrialisation de l'agriculture. Les études d'impact doivent être approfondies pour déterminer les conséquences de l'élevage sur l'environnement - puits de carbone, préservation de la biodiversité, prévention incendie... - et de la viande in vitro sur la santé - additifs, intrants...
La malbouffe est très présente ; les plus précaires n'ont pas accès à une nourriture de qualité.
Il s'agirait d'une vraie rupture culturelle : ce serait un appauvrissement de l'humanité, dont nous n'avons pas encore envisagé tous les enjeux. Je suis complètement opposé à franchir un tel cap.
La compétitivité ne justifie pas tout.
M. Serge Mérillou. - Je n'ai pas de doute sur la capacité de ces sociétés à mettre au point de tels produits - malheureusement. Elles lèvent des fonds à marche forcée : aux États-Unis, le chemin est tout tracé. Dans le cadre de la mondialisation, ne risquons-nous pas de voir émerger un monopole de quelques très grandes sociétés, qui auront les moyens d'imposer leurs choix par des moyens énormes mis dans le marketing ? La recherche publique sera vite prise de vitesse, il faudrait qu'elle s'intéresse plutôt aux conséquences sur l'environnement, sur le monde du travail et sur la société.
Le débat traditionnel entre agriculture productiviste et agriculture familiale sera vite dépassé. Le foie gras du Périgord à partir de cellules souches, c'est la négation de la société. Comment peut-on en arriver là ?
M. Daniel Gremillet. - La France a su conserver la plus grande diversité animale au monde, toutes espèces confondues. C'est le fruit du travail conjoint des paysans et des investissements publics dans nos territoires. Ce patrimoine génétique est très précieux.
La France a fait le choix de ne pas autoriser les organismes génétiquement modifiés (OGM). Résultat : notre capacité d'intervention en matière de semences s'est appauvrie et les chercheurs se sont déportés outre-Atlantique. Nous ne pouvons pas nous désintéresser de tout ce qui se passe. La viande in vitro est un sujet un peu avant-gardiste, mais tout va très vite : le lait végétal, aujourd'hui, est vendu massivement ; les paysans aujourd'hui l'acceptent, mais ce n'était pas le cas il y a vingt ans. Ce serait une erreur que la France ne s'intéresse pas à cette recherche. Je précise qu'une expertise scientifique très poussée, indépendante des entreprises, est nécessaire. Ainsi, les décideurs politiques pourront faire des choix éclairés.
J'en viens à l'aspect sanitaire. Toute production alimentaire est une matière vivante. Or, dans un élevage, le risque est dilué. Il ne faut jamais concentrer les risques, or je crains que ce ne soit le cas avec la viande in vitro. Comment ce risque a-t-il été analysé ?
Par ailleurs, l'interdiction des antibiotiques dans l'élevage porcin est récente. Le risque sanitaire n'impose-t-il pas la présence d'antibiotiques dans ces cellules souches ?
Enfin, soyons honnêtes : la France et l'Europe ont interdit les OGM, mais nous en mangeons tous les jours, car ils sont présents dans les produits importés.
Comment protéger ce qui appartient à notre histoire française ? Entre nos souhaits et ce qui arrivera dans nos assiettes, l'écart risque d'être grand.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - En matière de choix des consommateurs, il ne s'agit pas d'un problème générationnel, mais d'un choix. Monsieur Marx, êtes-vous prêt, demain, à proposer dans votre restaurant, une fois les homologations nécessaires obtenues, un plat avec de la viande in vitro ? Qu'adviendrait-il de l'image de la gastronomie française ?
M. Fabien Gay. - L'opposition semble totale, quelle que soit notre couleur politique. Cela en dit long sur la société dans laquelle nous voulons vivre.
La question de l'alimentation pour toutes et tous est essentielle : tout le monde a droit au bon, mais tous n'y ont pas accès. Est-ce que les 10 milliards d'êtres humains pourront se nourrir à terme dans de bonnes conditions ? Je ne pense pas que la viande in vitro soit la solution. Si tant de milliards d'euros sont levés, c'est que des logiques de marché sont à l'oeuvre. Au moment des traités de libre-échange, au moment où l'on favorise les moins-disants environnementaux, on vient nous proposer des produits bourrés d'antibiotiques et de fongicides. Allons-nous continuer ainsi ? Je ne sais pas s'il faut refuser ce type de produits, mais ils représentent une société dans laquelle je ne veux pas vivre.
En revanche, je pense que la recherche publique doit absolument s'intéresser à la question. Le marché va exister, nous ne pouvons être une nouvelle fois à la traîne.
Mme Patricia Schillinger. - Il y a quelques années, un Français s'est exporté en Israël et a fondé un laboratoire avec la société Aleph Farms, qui propose des steaks à partir de viande in vitro : le steak coûte 50 dollars pour quelques grammes. La consommation de masse, ce n'est pas pour demain.
Comment pouvons-nous garder nos chercheurs ? Nous devons absolument préserver notre recherche.
Mme Sophie Primas, présidente. - La question du marché est récurrente. Quelles sont vos prévisions dans le monde et en France ? Les réticences sont nombreuses dans notre pays. Vous sortirez bientôt du statut de start-up et affronterez la vraie vie économique ; vous souhaitez notamment monter une usine en France. Quel est votre marché ?
M. Étienne Duthoit. - La bonne perspective est de savoir ce que seront notre monde et le marché français et international dans dix ou quinze ans. Les réticences sont naturelles, mais il faut se projeter : l'adaptation au changement climatique sera très concrète pour notre système de production agricole. Il nous faudra composer avec de nouvelles pandémies au sein des élevages. Le monde dans quinze ans sera très différent.
Nous ne renonçons en rien au plaisir de la table. Nos consommateurs ne mangeront nos produits que s'ils sont bons. Viande de culture et viande d'élevage ne s'opposent pas, tout comme manger un plat de lentilles ne signifie pas dire non à l'élevage. Nous proposons simplement une diversification des sources de protéines.
Cette culture consiste à mettre dans de grandes cuves des cellules au sein d'un milieu nutritif ; à la fin, les cellules sont séparées de ce milieu et sont lavées. Nos modes de production sont des procédés proches de la production d'une levure, qui n'est pas un produit transformé.
En matière sanitaire et de santé publique, nous n'utilisons pas d'hormones de croissance telles que des stéroïdes. En fonction des technologies, nous plaçons dans les milieux de culture des facteurs de croissance, de petites protéines qui sont éliminées à terme avec le milieu de culture : ne faisons pas d'amalgame.
Nos produits seront soumis à l'autorisation préalable de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) au terme d'un processus long d'au moins dix-huit mois. Toutes les questions seront posées aux meilleurs spécialistes du monde et la sécurité sanitaire sera garantie.
Enfin, souvenons-nous qu'à l'échelle mondiale l'élevage représente plus de 50 % de la consommation d'antibiotiques. L'agriculture cellulaire n'en a que plus d'intérêt pour lutter contre l'antibiorésistance, car elle permet de produire en environnement contrôlé, sans antibiotiques.
M. Nicolas Morin-Forest. - La cuisine et l'agriculture n'ont cessé de se réinventer : la viande de culture n'est en aucun cas le chapitre ultime de cette histoire, mais pourquoi ne serait-elle pas l'un de ses chapitres, avec tant d'autres innovations répondant aux nouvelles demandes de nos concitoyens ?
Si notre société s'appelle Gourmey, c'est parce que nous avons mis le goût au coeur de notre démarche. Tous nos produits sont co-développés avec des experts du monde de la cuisine, des chefs et des restaurateurs qui les soutiennent et apportent leur éclairage. Ainsi, notre foie gras de culture a pour mission première d'apporter du plaisir ; il n'est pas censé représenter une concession ou copier le foie gras traditionnel, auquel nous sommes attachés, moi le premier.
Une meilleure connaissance du sujet permet d'écarter les idées reçues. Nous sommes là pour répondre à vos questions et faire toute la lumière sur ces procédés et, à ce titre, la comparaison fournie par Étienne Duthoit est tout à fait pertinente : il faut imaginer des cuves en inox où les cellules seront alimentées, à l'image des levures grâce auxquelles on produit de la bière.
Il y a mille et une façons de produire de la viande de culture ; aujourd'hui, nous avons la possibilité de le faire « à la française », avec des objectifs très ambitieux et des standards extrêmement élevés, qu'il s'agisse de l'alimentation des cellules ou de l'impact environnemental.
La question du bilan environnemental est en effet centrale. D'une part, comment va-t-on chauffer les fermenteurs ? De l'autre, comment va-t-on alimenter les cellules ? Selon nos choix technologiques, le bilan peut être plus ou moins favorable. En tant que société française qui souhaite rester en France, nous nous engageons à faire les choix les plus vertueux et profitables à l'écosystème agricole français, dans lequel nous nous inscrivons.
Il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions sur l'impact environnemental et il faut effectivement investir dans la recherche, notamment à ce titre. L'année prochaine, notre premier point de production sera construit et en activité ; nous nous engageons à fournir des analyses en cycle de vie, qui apporteront des informations très factuelles à tous les stades de production.
Gardons en tête qu'il s'agit d'une industrie naissante : toutes les attentes ne peuvent être, d'emblée, fixées au niveau plus élevé. Nous procéderons étape par étape et nous apprendrons progressivement.
Enfin, le processus de mise sur le marché des novel foods est en soi une application du principe de précaution. Il prévoit toute une série de tests ; les viandes de culture seront parmi les produits les plus analysés. À l'instar de M. Duthoit, nous n'utilisons ni antibiotiques ni hormones de croissance ; c'est peut-être cela travailler « à la française ».
M. Étienne Duthoit. - Les mastodontes de la viande existent déjà, notamment aux États-Unis, mais je suis convaincu qu'il en sera autrement en France.
Ma vocation, aujourd'hui, c'est d'être le producteur d'un ingrédient, à savoir le poulet. Je discute avec les coopératives et les entreprises agroalimentaires de nos territoires pour proposer des produits finaux, notamment des plats cuisinés. Je m'inscris totalement dans une filière agroalimentaire existante et dans un système économique diversifié tel qu'il existe aujourd'hui. De même, nous travaillons avec un producteur de nutriments français : il est bel et bien possible de créer une filière française et « à la française ».
M. Jean-François Hocquette. - Si j'en crois une publication internationale émanant de différentes entreprises étrangères, l'utilisation d'antibiotiques reste probable ; ces produits seraient employés moins largement que dans l'élevage, mais il semble difficile de s'en passer complètement.
Un effort de communication est bel et bien nécessaire. Toutefois, je ne suis pas certain que l'explication du processus de fabrication entraîne une meilleure acceptation. Je plaide une nouvelle fois en faveur de la transparence, qu'il s'agisse des analyses du cycle de vie (ACV) ou des données brutes sur lesquelles elles reposent, dans une politique de science ouverte.
Enfin, cette problématique doit être abordée dans toutes ses dimensions, techniques, environnementales, culturelles ou encore sociales. Fort de ses quatorze départements de recherche et des 12 000 personnes qu'il regroupe, l'Inrae est à même de conduire une expertise collective à la demande du Parlement ou du Gouvernement. Encore faut-il que notre institution soit formellement saisie pour qu'elle puisse mobiliser l'ensemble de ses experts.
M. Thierry Marx. - En tant que représentant de la chaire « Cuisine du futur » de l'université Paris-Saclay, j'estime qu'il faut poursuivre la recherche, car il n'y a pas de raison que la France soit à la traîne.
En tant qu'artisan cuisinier, je ne pourrai pas empêcher que ces produits existent, mais je n'en proposerai pas à ma carte.
On va, encore et toujours, vers une alimentation à deux vitesses.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Exactement !
M. Thierry Marx. - Dans un parfait esprit darwinien, l'industrie agroalimentaire ne cesse de s'adapter. Aujourd'hui, elle adopte le discours environnemental et promet des produits à petit prix à condition que l'on renonce à la qualité : c'est une énième déclinaison de la théorie du low cost, apparue dans les années 1970 et servie par un marketing extrêmement puissant.
La France peut décider de se montrer active ; mais, tôt ou tard, elle perdra le contrôle de cette recherche. Il en ira de même que pour les organismes génétiquement modifiés (OGM).
La perte de culture facilite la manipulation des masses ; ce qui nous menace, c'est la perte des identités locales et nationales au profit d'une alimentation normalisée et mondialisée. Je peux me tromper ; mais, avec les chercheurs de Paris-Saclay, j'ai pris l'habitude d'étudier le passé pour voir le présent et entrevoir l'avenir.
Nous sommes face à une boîte de Pandore qu'il faut à tout prix éviter d'ouvrir. Mais, en définitive, c'est l'Europe qui décidera du contenu de notre assiette, car elle a la puissance de l'argent. C'est dérangeant, mais c'est ainsi.
À terme, la gastronomie française risque fort d'être réservée à quelques initiés, alors même qu'il faut, selon moi, refaire le mangeur de demain en lieu et place du consommateur et du surconsommateur : voilà la démarche essentielle, qu'il faut commencer à l'école.
Avec l'association Bleu-Blanc-Coeur, nous avons défini ce qu'est un bon produit, selon ses impacts social, environnemental et nutritionnel. C'est le bon produit qui nous permet de renouer avec un véritable monde paysan et la France doit être capable de proposer de bons produits pour tous.
M. Franck Montaugé. - Bravo !
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie. Nous n'en sommes, à l'évidence, qu'au début de la réflexion.
Examen en commission
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous allons à présent examiner le rapport d'information consacrée, selon son appellation initiale, à la « viande in vitro », dont Olivier Rietmann et Henri Cabanel sont les rapporteurs. Je leur donne donc la parole pour qu'ils nous présentent leur rapport et leurs propositions. Je donnerai ensuite à chacun l'occasion de s'exprimer.
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Merci Madame la Présidente. Mes chers collègues, avant d'aborder la question passionnelle de la « viande in vitro », ou plutôt des aliments cellulaires, je voulais commencer par rappeler l'état d'esprit dépassionné dans lequel la mission d'information a abordé cette question.
Quand j'ai proposé à Sophie Primas d'organiser une audition sur le sujet, je ne savais pas encore qu'elle se transformerait en une mission d'information avec Henri Cabanel. J'avais en revanche, en tant qu'ancien éleveur et engraisseur, quelques idées bien arrêtées à l'égard de cette innovation. Nous aurions donc pu nous contenter de dresser un réquisitoire contre les aliments cellulaires. Cette solution de facilité m'aurait d'ailleurs épargné quelques réflexions. Toutefois, il ne m'a pas semblé que c'était notre rôle. La question dépasse le fait de savoir s'il faut se positionner pour ou contre les aliments cellulaires puisque la décision de l'autoriser ou non nous échappe en tant que parlementaires.
Nous nous sommes plutôt donné comme objectif d'étudier les perspectives de développement des aliments cellulaires et les conséquences, bien sûr négatives mais aussi potentiellement positives, que ce développement pourrait avoir au regard d'objectifs identifiés comme stratégiques pour la société : la création de richesses, l'autonomie protéique, la souveraineté alimentaire, une alimentation accessible et de qualité, la santé, la nutrition ou encore le climat et la gestion de l'eau...
Pour que les deux déplacements sur le terrain et la quarantaine d'auditions menées soient productifs, il fallait aborder le sujet de façon technique et sans a priori, en mettant de côté nos opinions personnelles. Cela ne signifie pas que je n'ai pas conservé un avis personnel sur la question, bien au contraire, mais que je me suis efforcé de réfléchir en tant que législateur et non en tant que consommateur. L'intérêt de cette démarche est qu'une critique ne vise jamais aussi juste que lorsqu'elle est appuyée sur des faits plutôt que sur des demi-vérités ou des approximations.
J'en viens à notre rapport, qui compte une centaine de pages et se veut très documenté. Il contient même certaines informations qui n'étaient pas publiquement disponibles auparavant et auxquelles certains chercheurs n'avaient pas accès.
Notre constat s'articule en deux temps. Sa première partie présente de façon descriptive de quoi il s'agit, en répondant aux questions : qui, quoi, où, quand, comment et pourquoi. Sa seconde partie vise à vérifier le réalisme - ou non - des promesses des entreprises du secteur, dans une logique comparative avec l'élevage.
Forts de ces constats, nous formulons vingt-deux recommandations, regroupées en quatre axes, dans la perspective de « maîtriser la technologie pour mieux l'encadrer » - c'est le titre du rapport.
Le premier de ces axes consiste en un appel à intensifier les recherches sur les aliments cellulaires pour prendre des décisions en toute connaissance de cause.
Il s'agit là de l'un des enseignements majeurs auxquels a abouti l'audition plénière du 8 février dernier : chez les plus sceptiques, dont vous étiez pour la plupart, comme chez les promoteurs des aliments cellulaires, un consensus s'est dessiné pour accroître nos connaissances sur le sujet, tant les inconnues restent nombreuses.
J'en citerai deux exemples. D'abord, la composition du milieu de culture reste un secret de fabrication jalousement gardé par les entreprises.
Ensuite, bien que le GIEC ait souligné son potentiel de décarbonation, l'impact environnemental de la production à l'échelle industrielle d'aliments cellulaires en analyse de cycle de vie est calculé à partir d'extrapolations.
Un effort doit donc être mené dans la compréhension du produit et des procédés en tant que tels. Sans nécessairement reproduire l'ensemble des travaux des entreprises, une unité mixte de recherche au sein de l'Inrae et du CNRS pourrait être dédiée à la maîtrise des techniques de l'industrie cellulaire et à une plus large diffusion des aspects les plus méconnus de ses procédés de fabrication.
Sur le modèle d'Israël et des Pays-Bas, cette infrastructure publique constituerait, du reste, un avantage compétitif pour les entreprises françaises, renforçant nos chances de ne pas perdre pied dans la compétition mondiale pour la maîtrise de la technologie, et nous évitant de tomber dans la dépendance vis-à-vis de grandes entreprises étrangères.
Face aux nombreuses incertitudes qui demeurent au sujet des aliments cellulaires et de leurs conséquences sur la société, il n'en reste pas moins essentiel de procéder à une évaluation socio-économique, environnementale et éthique de la diffusion des aliments cellulaires. C'est pourquoi, comme l'a proposé le chercheur Jean-François Hocquette, nous demandons formellement à ces organismes de recherche une expertise scientifique collective (ESCo) pour, au-delà de la question du comment, nous poser la question du pourquoi.
Cet effort de recherche serait toutefois vain si les plus de cent entreprises qui développent ce produit dans le monde ne jouaient pas le jeu de la transparence. Un tel principe paraît d'autant plus justifié que ce secteur, dont on a parfois l'impression qu'il veut laver plus blanc que blanc, fait des préoccupations écologiques un argument commercial majeur.
En matière de sécurité sanitaire, l'EFSA oblige désormais les entreprises opérant en Europe à l'informer du lancement de toute nouvelle étude relative aux risques sanitaires, afin d'éviter la rétention d'informations et la sélection des données les plus favorables. Nous proposons de transposer cet impératif de transparence de la santé à l'environnement, en imposant la communication des données en analyse de cycle de vie aux autorités environnementales (en France, à l'ADEME) dès le stade des ateliers-pilotes et surtout lors des premières étapes de l'industrialisation.
Ces efforts de recherche et de transparence permettront d'éclairer la décision des pouvoirs publics et de forger une position interministérielle plus cohérente qu'aujourd'hui sur l'industrie cellulaire. Illustrant les hésitations des pouvoirs publics, le ministère chargé de l'agriculture, en la personne de MM. Denormandie et Fesneau, s'est fermement opposé aux aliments cellulaires. Cependant, dans le même temps, Bpifrance a financé à hauteur de près de 15 millions d'euros les deux entreprises françaises actives dans ce secteur, Vital Meat et Gourmey, au titre du soutien à l'innovation.
Afin d'éviter un stop-and-go contre-productif, nous demandons au Gouvernement soit d'élaborer un livre blanc dédié à l'industrie cellulaire, soit d'intégrer celle-ci dans la stratégie nationale protéines végétales (qui inclut déjà les insectes). L'idée, à travers ces documents, n'est ni d'être pour ni d'être contre les aliments cellulaires, mais d'inviter les pouvoirs publics à mener une réflexion d'ensemble sur les différentes sources de protéines actuelles et futures. Cela devrait permettre en particulier de mettre la lumière sur la fermentation de précision, une technique moins médiatique mais beaucoup plus avancée que la production d'aliments cellulaires, pour produire par exemple la caséine du lait ou le blanc de l'oeuf, en lien, déjà, avec de grands groupes laitiers tels que Bel.
Tant que ces efforts de recherche (expertise scientifique collective) et de réflexion (livre blanc sur l'industrie cellulaire) n'auront pas été menés, la mission appelle à se montrer prudent et à ne pas exclure par principe le financement de l'innovation dans ce secteur, que ce soit par des subventions publiques ou des concours. Dans cette période transitoire, les financements doivent être octroyés au cas par cas, selon des critères d'opportunité. Procéder autrement reviendrait à s'auto-infliger une perte de chances dans la compétition mondiale pour la maîtrise d'un produit qui risquerait d'être commercialisé malgré tout par des entreprises étrangères.
Enfin, nous avons pu mesurer que nos travaux intervenaient encore un peu tôt dans le développement des aliments cellulaires : c'est frémissant, mais cela ne bouillonne pas encore. C'est pourquoi nous proposons de réaliser un droit de suite à ce rapport d'information, un an après les premières demandes d'autorisation déposées sur le bureau de l'EFSA, à un moment où les pouvoirs publics seront amenés à se prononcer.
Je donne à présent la parole à mon collègue Henri Cabanel qui va successivement vous présenter les axes 2 et 3 de nos recommandations.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Madame la Présidente, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord remercier Olivier de m'avoir associé à cette mission et saluer la passion qu'il a mise au service de cette dernière. Il m'a totalement happé sur un sujet que, jusqu'alors, je regardais de loin.
À travers de telles missions, nous avons la chance d'effectuer un travail en profondeur qui nous amène à la réflexion et, aujourd'hui, à la présentation de ce rapport.
Je vais désormais présenter l'axe deux, qui vise à consolider la procédure d'autorisation de mise sur le marché des aliments cellulaires. Il faut rappeler que partout dans le monde, la commercialisation requiert une autorisation de mise sur le marché fondée sur une évaluation de la sécurité sanitaire des produits. À ce jour, seule Singapour a autorisé des bouchées de « poulet cellulaire », en 2020, tandis qu'aux États-Unis, où l'autorisation a lieu en deux temps, seule la première étape a été validée.
Au sein de l'Union européenne, aucun dossier n'a encore été déposé. L'autorisation devra suivre une procédure réglementaire centralisée, définie dans le règlement européen de 2015 dit « nouveaux aliments ». C'est la Commission européenne qui est compétente pour autoriser tout « nouvel aliment » (c'est-à-dire non consommé avant 1997, comme les insectes ou l'alimentation cellulaire), après avis de l'autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Les États membres s'expriment à la majorité qualifiée dans le cadre de la « comitologie », mais ils ne disposent pas individuellement d'un droit de veto. Autrement dit, si l'autorisation est donnée, elle est valable sur l'ensemble du marché intérieur, y compris dans les pays où elle aurait été refusée.
Tant qu'une telle autorisation n'est pas donnée, on peut s'appuyer sur l'amendement de l'ancien député Julien Aubert à la loi « Climat et résilience », qui exclut les aliments cellulaires de la restauration collective - cantines scolaires et administratives, EHPAD, prisons... Nous proposons d'aller plus loin en réaffirmant plutôt dans la loi le principe de l'interdiction de toute commercialisation, en restauration collective ou non, tant que le produit n'est pas autorisé dans le cadre du règlement européen « nouveaux aliments ».
En revanche, il serait cohérent de clarifier le droit existant sur les « dégustations » d'aliments cellulaires qui ont lieu aujourd'hui, mais qui se situent dans une zone grise juridique. Elles devraient pouvoir être autorisées dans un cadre réglementé.
S'agissant de la procédure prévue par le règlement « nouveaux aliments », la mission a identifié deux pistes intéressantes pour la consolider.
D'abord, nous souhaitons instituer une notification automatique des commissions chargées de l'alimentation au Parlement européen et dans les parlements nationaux (en France, la commission des affaires économiques) pour l'autorisation de mise sur le marché de tout nouvel aliment. Il n'est pas normal que les Parlements ne soient à aucun moment associés ni même informés dans ce processus qui laisse la Commission et les États membres en tête-à-tête.
Nous voudrions aussi une analyse systématique des risques sanitaires des nouveaux aliments par l'Anses, en plus de l'évaluation de l'EFSA au niveau européen. La France connaît une certaine aversion au risque. Aussi ce doublon ne serait pas de trop. Cet avis consultatif permettrait d'éclairer les débats, sans concurrencer le travail remarquable de l'EFSA.
Enfin, si en Europe, une autorisation de mise sur le marché de tels produits ne sera vraisemblablement pas donnée avant 2025, ce ne doit pas être un prétexte pour agir comme si le sujet n'existait pas. Il est urgent de travailler dans les deux prochaines années, au moins préventivement, à façonner des standards français et européens avant que ce produit n'arrive dans nos assiettes. Préparer l'arrivée éventuelle de ce produit sur le marché ne signifie pas la souhaiter, mais agir de façon responsable.
Cela suppose de forger un cadre réglementaire plus strict pour la production d'aliments cellulaires sur le territoire national et de pousser pour son adoption au niveau européen.
Nous pourrions en particulier acter les progrès des entreprises en instituant un moratoire sur l'utilisation du sérum foetal bovin dans les milieux de culture entrant dans les processus de production alimentaire.
Afin de limiter la concentration des risques sanitaires, nous pourrions également étudier l'opportunité de définir par voie réglementaire un volume de bioréacteurs au-delà duquel la production serait taxée (par exemple à partir de 25 000 litres), pour favoriser une production plus décentralisée.
J'en viens maintenant au troisième axe, qui vise la bonne information des consommateurs par des règles de dénomination et d'étiquetage claires.
Pour commencer, nous vous devons, je pense, une explication sur le choix du vocable « aliments cellulaires ». En effet, par abus de langage, le produit est appelé dans le langage courant « viande artificielle », « viande cellulaire », « viande de culture » voire « viande propre » - nous-mêmes avions choisi « viande in vitro » au début de nos travaux.
Il s'agit, selon les entreprises du secteur, de « produits d'origine animale, issus de cellules animales », avec la seule différence que « la viande grossit en dehors de l'animal ».
Or les entreprises sont encore aujourd'hui en phase de recherche et développement et sont loin de prétendre, en termes de texture du produit, égaler la viande issue de l'élevage.
Des trois destinations possibles des aliments cellulaires - pièce de viande entière, hybride avec des analogues végétaux ou ingrédient pour l'industrie agroalimentaire -, les deux dernières sont les plus probables pendant au moins plusieurs années.
Autrement dit : l'entrecôte à base de cellules n'est pas pour demain.
C'est pourquoi nous proposons d'interdire la dénomination commerciale « viande » sur les emballages des produits, car elle serait trompeuse pour le consommateur. Il faudra donc s'accorder collectivement sur un terme qui devra être utilisé à la place de celui de « viande ». Le livre blanc que nous demandons devra s'atteler à cette question.
De notre côté, nous avons retenu le terme « aliments cellulaires », jugé dans un récent document de la FAO, « l'ONU de l'alimentation », le plus descriptif et le plus neutre pour désigner le sujet de nos travaux. Pour plus de clarté, nous proposons également d'étendre aux aliments cellulaires la loi et le décret qui interdisent pour les analogues végétaux l'usage de termes faisant référence à des produits animaux, comme « cuisse de poulet » ou « faux-filet ». Même quand il s'agit des mêmes composants, il est difficile de faire référence à l'anatomie quand il n'y a précisément pas de corps...
En revanche, il nous est apparu que la mention de l'espèce animale d'origine des cellules (« poulet », « boeuf », « crevettes ») devrait être obligatoire, notamment au regard de la réglementation européenne sur les risques allergènes.
En clair, « viande cellulaire » et « cuisse de canard cellulaire », c'est non ; mais « canard cellulaire » est inéluctable pour assurer la sécurité sanitaire des consommateurs.
Pour autant, pour éviter les confusions ou le mélange des genres, il est indispensable d'identifier clairement par l'étiquetage aliments cellulaires et viande issue de l'élevage. Nous proposons purement et simplement d'interdire la commercialisation de produits mélangeant aliments cellulaires et viande issue de l'élevage, un principe inspiré de réglementations du début du XXe siècle sur le beurre et la margarine, qui permettra de maintenir la distinction entre viande et aliments cellulaires.
Par ailleurs, en cas d'hybride végétaux-aliments cellulaires, ce qui reste le plus probable dans les premières années, il sera opportun d'afficher obligatoirement la part agrégée d'origine végétale et d'origine cellulaire, en complément de la simple liste des ingrédients.
Il serait aussi intéressant, si un produit contient des aliments cellulaires ou tout autre « nouvel aliment » (dont les insectes), de prévoir un affichage spécifique sur la face avant des produits préemballés, du type « contient des nouveaux aliments ».
Enfin, dans l'hypothèse où des aliments cellulaires seraient commercialisés en restauration hors foyer, l'information sur la présence de ce produit dans un plat ainsi que sur l'origine des produits servis serait la moindre des choses.
Ce sont des règles d'étiquetage de bon sens qui ne devraient pas, du reste, valoir seulement pour les aliments cellulaires. En ce domaine, nous sommes contraints par les principes européens de libre circulation des marchandises et ne pourrions légiférer que sur les produits fabriqués en France. Mais il faut poser un cadre dès maintenant dans notre pays pour mieux pousser pour son application au niveau européen. Ce sont là, je crois, des « surtranspositions » qui se justifient.
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Pour conclure, je vais évoquer avec notre axe 4 le sujet brûlant des effets de l'industrie cellulaire sur l'élevage et, plus généralement, sur le monde agricole et les territoires ruraux.
La mission a eu pour objectif permanent la protection du monde agricole. Henri Cabanel et moi-même avons tous deux exercé des professions agricoles. Aussi y avons-nous apporté un soin tout particulier.
À cet égard, nous voulons souligner le paradoxe de « l'impact à géométrie variable » des entreprises d'alimentation cellulaire. L'« impact positif » sur lequel communiquent ces entreprises repose nécessairement sur un remplacement, au moins partiel, de la viande d'élevage, car cette dernière serait moins-disante d'un point de vue environnemental et de bien-être animal. En effet, les aliments cellulaires auront un impact significatif s'ils viennent « à la place de la viande d'élevage », mais non s'ils viennent « en plus de la viande d'élevage ».
Or ces mêmes entreprises cherchent à minimiser le bouleversement que l'alimentation cellulaire pourrait constituer pour l'élevage en particulier, et les territoires ruraux en général, en niant ce processus de destruction créatrice. Ce faisant, elles s'affranchissent de l'adage paysan selon lequel on ne peut avoir le beurre - tous les avantages qui seraient associés à la substitution d'aliments cellulaires à la viande d'élevage - et l'argent du beurre - c'est-à-dire l'absence de conséquences négatives pour le secteur substitué.
Qui plus est, les aliments cellulaires sont présentés par leurs promoteurs comme une solution aux problèmes soulevés par l'élevage industriel, mais pourraient d'abord concurrencer l'élevage extensif, déjà économiquement fragilisé, et dont les aménités pour les territoires ruraux et les paysages sont nombreuses.
Aussi nos recommandations étudient-elles les moyens de faire en sorte que l'industrie cellulaire ne nuise pas, ou le moins possible, au monde agricole.
Si les perspectives d'une production décentralisée, « à la ferme », d'aliments cellulaires semblent plus qu'hypothétiques, certaines synergies possibles entre l'industrie cellulaire et les filières agricoles et agroalimentaires existantes sont à explorer. Nous demandons aux instituts techniques de procéder à un état des lieux de ces synergies, ce qui aura aussi pour effet bénéfique de pousser les filières à se préparer à l'arrivée sur le marché d'aliments cellulaires, qu'elles ne voient aujourd'hui que comme un horizon très lointain.
Comparés à d'autres moyens plus directs et efficaces, les aliments cellulaires ne seront pas indispensables pour nourrir le monde en 2050. Dans les pays riches, la diversification des régimes alimentaires par un rééquilibrage des sources de protéines végétales (légumineuses) ou animales permettrait d'atteindre les mêmes objectifs plus rapidement et de façon plus simple. En outre, les limites présentées comme indépassables des autres familles de protéines alternatives (analogues végétaux à partir de soja ou de pois) ne semblent pas insurmontables. C'est pourquoi le meilleur moyen de se passer des aliments cellulaires reste encore d'accélérer la mise en oeuvre de la stratégie protéines végétales, en augmentant en particulier les financements dédiés.
Enfin, la contribution des aliments cellulaires à la sécurité alimentaire des pays en développement semble très hypothétique.
Il ne faut donc pas entretenir l'illusion que les aliments cellulaires pourraient constituer une solution à court ou même à moyen terme pour les apports protéiniques de ces pays. En ne voyant l'élevage qu'au prisme de l'élevage en feed-lot brésilien ou américain et de ses externalités, on risquerait de jeter le discrédit sur l'élevage extensif et paysan.
L'élevage paysan demeure dans ces pays une ressource importante pour la subsistance des ménages, revêtant en outre une grande importance sociale et culturelle.
Il convient donc de maintenir, voire rehausser, les soutiens à l'agriculture paysanne et à l'élevage dans l'aide publique et privée à destination des pays en développement, des secteurs qui voient leurs financements publics et privés se tarir à cause de grilles de lecture du nord transposées au sud.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je remercie nos deux rapporteurs pour leur traitement de ce sujet difficile. Ces produits peu ragoûtants sont développés par une centaine d'entreprises. Le travail d'Olivier Rietmann et d'Henri Cabanel est d'autant plus important que ces sujets sont très controversés et méritent d'être abordés frontalement.
M. Laurent Duplomb. - Je tiens d'abord à remercier les deux rapporteurs. Faire de la politique, c'est faire preuve de clarté. Si je reconnais l'importance du travail réalisé, notre engagement doit être le plus clair possible. Résistance et obéissance sont les deux vertus du citoyen : par l'obéissance, il assure l'ordre ; par la résistance, il garantit sa liberté. Aujourd'hui, par mon vote symbolique contre ce rapport, j'entends garder ma liberté au lieu de céder petit à petit à des pratiques que je réprouve. Je ne veux pas en venir à accepter l'inacceptable. Je ne voterai donc pas contre le travail réalisé par les deux rapporteurs, mais contre l'image qu'il renvoie et pour réaffirmer mon engagement politique.
M. Franck Montaugé. - Il faut distinguer le travail d'objectivation réalisé par les rapporteurs du fond du sujet, à l'égard duquel nous devons nous prononcer. Nous vivons dans un monde où tout ce qui est techniquement réalisable finit tôt ou tard par être réalisé, avec des conséquences parfois très positives, mais hélas trop souvent négatives. La question des normes alimentaires concerne tous les pays du monde. Politiquement, comment peut-on border le sujet le plus possible, étant donné que tout développement s'effectuera au détriment de l'élevage traditionnel qui connaît déjà de grandes difficultés ?
Je salue le travail des rapporteurs, mais je crois, comme Laurent Duplomb, qu'il nous faut adopter une position claire, ce qui n'empêche pas de mener un travail de recherche avec l'Inrae par exemple. La question de l'impact environnemental est également importante. La puissance publique doit s'intéresser à ce sujet. Néanmoins, il faut d'ores et déjà afficher nos interrogations et en appeler, au niveau législatif, à préserver autant que possible nos éleveurs et nos territoires.
Mme Anne Chain-Larché. - Je me souviens de l'abominable film Soleil Vert où, après un désastre environnemental, des personnes acceptaient de mourir pour servir de nourriture aux autres. Nous nous en rapprochons. Les recommandations cautionnent, en acceptant de l'encadrer, une pratique contre laquelle nous luttons tous. Nous sommes, au contraire, dans le pays de la gastronomie, des villages, avec leurs pâturages et leurs élevages, mais aussi dans le pays qui s'est le plus battu contre les OGM. Il nous appartient donc, à nous politiques, de définir la façon dont nous souhaitons vivre, sans attendre qu'une directive européenne nous l'impose. J'appelle ainsi le Sénat à émettre une position claire, transpartisane, s'opposant à tout encadrement d'une forme de déconstruction à venir, même si celle-ci fera appel à tous nos bons principes, que ce soit le bilan carbone ou la malnutrition. Nous devons être fiers de nos origines et de livrer à nos enfants une terre qui leur appartient. Ainsi, comme mon collègue Laurent Duplomb, je voterai non pas contre le travail réalisé, mais contre le principe visant à se pencher sur des pratiques contre lesquelles nous luttons.
M. Daniel Gremillet. - Ce sujet n'est pas spécifiquement français, mais mondial. Il peut interpeller, choquer, et la viande cellulaire n'est pas le modèle que je défends. Néanmoins, chacun voit bien la limite de l'exercice d'une opposition frontale. L'exemple des OGM est parlant : il s'en produit tous les jours alors qu'ils sont interdits en France et en Europe. Toute la recherche en matière de génétique a quitté l'Hexagone et l'Europe. Il est donc essentiel que la recherche publique se saisisse de ce nouveau sujet.
Mon deuxième argument est sanitaire. Qui dit cellules vivantes, dit risques sanitaires, comme ce qui peut se produire dans les élevages et dans les productions agricoles, y compris végétales, ou au moment de la transformation. Il s'agit d'appréhender ces risques. La notion de cellules souches ouvre par ailleurs des possibilités de manipulation génétique à des fins de production alimentaire dont il nous faut mesurer les conséquences.
Je me suis rendu en 2022 au Salon international de l'agroalimentaire (SIAL) afin d'observer les grandes tendances alimentaires qui se dessinent à travers le monde. J'y ai découvert avec surprise que l'alimentation présentée par les entreprises françaises comme étrangères reposait pour beaucoup sur l'agriculture-ingrédients. Dans ce cadre, personne n'a plus peur désormais d'afficher du fromage végétal ou des productions dites « carnées » dénuées d'une seule cellule provenant d'un animal.
Nous ne devons pas réitérer l'erreur commise à propos des OGM, qui me blesse et que nous payons encore. Le sujet de la viande cellulaire mérite donc d'être évoqué tant il est lourd de conséquences. Je ne souhaite pas que la France reste déconnectée du monde.
M. Alain Chatillon. - Je veux remercier les deux rapporteurs. Néanmoins, pour m'être occupé durant cinquante ans de nutrition, j'estime scandaleux d'avoir abordé ces dossiers sans entrer en contact avec l'Association nationale des industries alimentaires, les vétérinaires de Maisons-Alfort ou la DGCCRF. L'émission Capital a montré dernièrement que la Hollande importe des produits du Brésil pour leur apposer l'étiquette Union européenne. Il faut prendre en compte les recommandations de nos organismes spécialisés.
Mme Sophie Primas, présidente. - Les auditions dont vous parlez ont été réalisées. Par ailleurs, le rapport ne porte pas sur des dysfonctionnements du système alimentaire européen. Il est à la fois précis et sérieux. Je comprends les voix qui s'élèvent, mais il nous faut rester fidèles au projet du rapport.
M. Pierre Louault. - Je comprends les contraintes de la réglementation européenne, mais nous arrivons, selon moi, à l'apothéose de la malbouffe et à la fin d'une certaine civilisation. Je partage l'avis d'Anne Chain-Larché et de Laurent Duplomb : si nous ouvrons la porte à ces produits, notre alimentation finira par s'assimiler à la consommation de pilules. Alors que tout le monde court après l'agriculture verte, nous allons en sens inverse. Je pense que l'homme et la civilisation doivent savoir imposer des limites.
Le véritable problème n'est pas tant la production que la consommation. Si seule la première est interdite, les grandes firmes importeront à grande vitesse, avec les moyens colossaux qui sont les leurs, la « merde » qu'elles produisent. Je voterai contre le rapport malgré toute l'estime que je porte aux rapporteurs.
M. Daniel Salmon. - Il est très important de se pencher sur ce type de nourriture. Nous devons adopter une approche politique et non pas technique. Nous sommes à la fois face à une continuité - l'industrialisation de notre alimentation depuis soixante-dix ans environ - et à une véritable rupture qui soulève des questions éthiques. Daniel Gremillet évoquait les OGM, mais nous pourrions parler du clonage ou des hormones. Ce sont les interdictions qui font société.
Cependant, il n'est pas possible de vivre en vase clos. Nous devons donc développer notre propre expertise en finançant la recherche. Néanmoins, il n'est pas question d'accepter des pratiques parce qu'elles existeraient déjà ailleurs. La question se pose également s'agissant de la compétitivité française : jusqu'où et à quel prix souhaitons-nous augmenter notre compétitivité ?
Ce rapport sera très éclairant, mais il est avant tout technique et, au vu des préconisations, il s'inscrit dans une forme d'accompagnement et d'acceptation de la viande cellulaire, ce que je déplore. Or il est beaucoup trop tôt. Le terme de viande cellulaire lui-même n'est sans doute pas adapté, puisque tout ce que nous mangeons contient des cellules. Je doute également que ce type d'aliment, faute de rentabilité, envahisse rapidement le marché.
Mme Sophie Primas, présidente. - C'est ce qui est indiqué dans le rapport.
M. Daniel Salmon. - Je ne pourrai pas voter favorablement, mais je le lirai avec intérêt.
Mme Martine Berthet. - Merci à nos deux collègues. Si nous sommes unanimes à ne pas cautionner cette alimentation, ce rapport constitue un bon point d'étape et établit des propositions, même si toutes ne me conviennent pas. Il faut impérativement encadrer la recherche. Au salon de l'agriculture, nous sommes allés au stand de l'Inrae où il a beaucoup été question des recherches sur la fermentation, mais pas de culture cellulaire. Pour lutter contre la déprotéinisation et pallier le manque de nourriture, il faudrait plutôt produire et importer en priorité des protéines d'insecte.
Je ne suis pas favorable à la recommandation visant à intégrer la culture cellulaire dans la stratégie nationale protéines végétales : ce sont deux choses différentes, notamment au niveau des risques. De même, j'émets des réserves sur la cinquième recommandation visant à ne pas exclure le principe de financement de l'innovation. Certes, la recherche est nécessaire, son cadrage également, comme le propose la première recommandation. Néanmoins, tant que ces recherches n'ont pas été menées, cette pratique doit être interdite. Il faut en outre réaffirmer notre soutien à l'agriculture.
Mme Amel Gacquerre. - Je voudrais saluer le travail réalisé par les rapporteurs. Il ne faut éluder aucune question : refuser de s'intéresser au mouvement ne l'empêchera pas. Il est important de l'encadrer afin de protéger nos concitoyens. Je crains que la viande cellulaire crée un emballement économique qui nous dépasse si nous ne l'étudions pas. Je soutiens donc la démarche du rapport. La véritable question est celle de l'alimentation des dix milliards d'habitants que comptera notre planète en 2050. Ce rapport s'inscrit ainsi dans un débat plus vaste. Il ne s'agit pas de savoir si nous sommes favorables ou non à cette invention alimentaire, mais de savoir de quoi il s'agit. Je voterai favorablement au rapport pour sa dimension informative.
Mme Marie-Christine Chauvin. - Je tiens moi aussi à saluer le travail de mes deux collègues, et en particulier leur courage. Je voterai néanmoins contre ce rapport. Celui-ci dérange mes convictions personnelles. En tant que fille d'agriculteur, il ne correspond pas à mon éthique agricole. En tant que Jurassienne, département qui compte onze AOC agricoles, il m'interroge également. Récemment, l'industriel laitier jurassien Bel a produit du « fromage » sans lait ; nous parlons maintenant de « viande » sans bétail. Cette escalade m'inquiète profondément. En tant que présidente du groupe élevage, je m'y oppose. Trop d'interrogations subsistent au niveau éthique et sanitaire.
M. Serge Mérillou. - Je ferai partie de la majorité qui se dessine en votant contre ce rapport. Je ne suis évidemment pas opposé au besoin d'un état des lieux précis du risque généré par la « viande » cellulaire. Cependant, les recommandations m'inquiètent car, à travers elles, le rapport accompagne le développement de cette pratique. Politiquement, l'approuver donnerait aux éleveurs un mauvais signal.
En revanche, d'ici vingt ou trente ans, aurons-nous besoin de recourir à ce type d'aliments pour nourrir la population mondiale ? Si tel est le cas, mieux vaut se pencher sur leur production. Je crains cependant que les promoteurs de la viande cellulaire soient d'abord guidés par des motivations financières. La viande cellulaire pourrait faire partie intégrante de notre alimentation dans les décennies prochaines.
Je crains également, au regard des recommandations, que le rapport n'évalue pas suffisamment son impact négatif sur les élevages et l'économie. Je salue cependant le travail réalisé.
Mme Françoise Férat. - Je voudrais moi aussi saluer le travail de nos deux rapporteurs. Je reste convaincue qu'il revient à notre commission d'aborder ce sujet. J'en comprends la difficulté.
Il faut prendre en compte cette innovation, mais pas n'importe comment ni trop tôt. Je voudrais insister particulièrement sur la liste des recommandations : il est difficile pour moi d'imaginer ces futures actions dans un pays où la gastronomie est reconnue au patrimoine mondial de l'humanité.
M. Bernard Buis. - À mon tour de remercier les rapporteurs. Il est nécessaire d'encadrer le développement de la viande cellulaire. Même si je ne cautionne pas ce type d'alimentation, il ne faut pas s'interdire de réfléchir à cette production. Ce rapport va dans le bon sens en produisant des recommandations que je partage pour la plupart. Je voterai donc favorablement : il faut maîtriser pour mieux encadrer.
M. Fabien Gay. - Je remercie moi aussi les rapporteurs. Dans sa très grande majorité, la commission a exprimé son opposition à la viande cellulaire, à la fois philosophiquement et politiquement, mais aussi pour défendre nos territoires et nos agriculteurs. Je pense personnellement que le capitalisme est bien trop avancé et ne permet pas aux éleveurs de nourrir la planète.
En tant que sénatrices et sénateurs, nous savons qu'un rapport se traduit par des recommandations. Nous pouvons adopter une position politique, comme certains parmi nous, et décider de rejeter le rapport à la majorité. Néanmoins, ce cas est extrêmement rare. Chaque fois qu'un collègue produit un rapport, même sur un sujet auquel il est complètement opposé, il émet des recommandations. Je suis en l'occurrence plutôt défavorable à celles-ci. Néanmoins, certaines me conviennent.
Je suis plutôt favorable à celles du premier axe concernant la recherche. Puisque la « viande » cellulaire existe, il faut la considérer. De plus, lors de l'audition, j'ai déjà indiqué que la puissance publique devait massivement investir dans la recherche. Toutefois, je suis plutôt opposé au contenu du deuxième axe, qui accompagne le processus de reconnaissance de la « viande » cellulaire. Quant au troisième axe, visant à mieux informer les consommatrices et consommateurs, nous sommes sans doute tous d'accord pour l'approuver.
Pour résumer, rejeter tout le travail accompli m'ennuie, car il a été bien fait. Je propose donc de nous accorder sur une partie des recommandations. Nous pourrions mettre en commun nos avis et nous accorder d'ici la semaine prochaine sur une modification des recommandations. En l'état, je voterais plutôt contre ce rapport. Je crois que tout le monde ici s'oppose à la « viande » cellulaire. Néanmoins, il faut regarder lucidement la situation.
Mme Sylviane Noël. - Bravo à nos deux collègues pour leur travail de grande qualité sur un sujet complexe. Je rejoins la plupart des avis exprimés. Dans notre pays, le principe de précaution est roi. Or nous sommes en passe de franchir une ligne rouge qui entraînera notamment des conséquences sur la santé, qui me gênent particulièrement. Les conséquences de la « viande » cellulaire et de l'agriculture végétale sont différentes. Certes, de nombreux pays se sont engagés dans cette pratique. Doit-on la cautionner pour autant ? Au contraire, nos concitoyens attendent de nous que nous les protégions. Si nous sommes capables de nous opposer dès aujourd'hui à son introduction en France, la pratique marquera un coup d'arrêt. À travers ce rapport et ses recommandations, même si elles peuvent être entendues, nous mettons le doigt dans un engrenage assez dangereux. Je voterai donc contre ce rapport.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Nous nous accordons sur l'inquiétude et les interrogations que suscite le phénomène de la « viande » cellulaire. Lors des auditions, nous avons bien compris qu'une stratégie industrielle et commerciale se cache derrière la rhétorique « On n'arrête pas le progrès ». Il peut également y avoir des approches générationnelles différenciées. Nous avons la responsabilité, en tant que législateurs, d'aborder ce sujet. Je voudrais donc remercier les rapporteurs. Néanmoins, je partage le propos de Fabien Gay : ce rapport ne doit pas laisser penser que le Sénat cautionne de telles pratiques, mais au contraire traduire l'état de nos interrogations. Celles-ci portent sur les modalités de production et de commercialisation de la viande cellulaire, les conséquences sur la santé et pour nos territoires. Il faut que nos concitoyens prennent conscience de ces problèmes.
Je voterai favorablement à ce rapport, car je partage la volonté affichée de mieux connaître le phénomène. En revanche, ne pourrions-nous pas revoir les recommandations pour ne pas apparaître comme les promoteurs d'un système auquel nous sommes opposés ? Nous sommes tous favorables à la nécessité de mener des recherches. Nous pouvons cependant revoir l'axe 2, car il cristallise à mon sens les désaccords.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Merci pour ce travail, largement valorisé au sein du rapport. La démarche intellectuelle qui le traverse est sincère, cohérente et déontologiquement irréprochable. Néanmoins, je ne peux pas le voter dans la mesure où nous devons nous opposer à ce phénomène dès aujourd'hui. Dans cinq ans, il sera trop tard.
Mme Sophie Primas, présidente. - Il est déjà trop tard.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Dans cinq ans, ce sera d'autant plus le cas. Même les recommandations de l'axe 1 concernant la recherche sont discutables : les intérêts économiques et industriels investissant massivement au sein des programmes de recherche, demain, une équipe de chercheurs viendra certainement prouver que la viande cellulaire est sans risque. Nous devons donc fixer des limites dès à présent. Quant à l'axe 4, à voir l'état de l'agriculture paysanne aujourd'hui, il est certain que ce type d'industrie ne permettra pas d'améliorer sa situation demain. Malgré ces inquiétudes, peut-être qu'en étant retravaillées, les recommandations seraient davantage acceptées. Cependant, en l'état, nous prenons un véritable risque à les cautionner.
M. Laurent Somon. - Ce rapport est un véritable perturbateur, non pas endocrinien mais culturel. Quand il est question d'aliments, s'agit-il seulement de la satisfaction des besoins alimentaires ou de leur qualité ? Dans un tout autre domaine, l'arrivée du train a entraîné la suppression des chevaux, ce qui a particulièrement impacté l'élevage. Lors du développement de l'alimentation rapide avec les McDonalds, nous étions assez peu nombreux à cautionner cette pratique. Comment distinguer, demain, un steak haché animal, cellulaire ou végétal ? Par ailleurs, sur le plan sanitaire, et je parle en tant que vétérinaire, il est plus facile de contrôler une cuve où se développent des cellules que la fabrication de fromages qui pose bien plus de risques.
Nous avons interdit les OGM en France. La réflexion est ici identique : puisque des gens travaillent sur ce sujet, il finira par se développer. Je suis donc très perturbé par ce rapport. Si nous ne voulons pas de manipulation génétique, il faut s'opposer à la viande cellulaire dès maintenant. L'éclairage informatif du rapport me convient. Néanmoins, les recommandations représentent un début de validation, en autorisant dans notre pays la poursuite de cette pratique. Par ailleurs, à ceux qui essaient de stigmatiser la culture cellulaire, je rappellerai, au risque de choquer, que les fécondations in vitro reposent peu ou prou sur le même principe. Quant aux manipulations génétiques sur les animaux, elles existent déjà, notamment la division de cellules embryonnaires. Si, comme Sylviane Noël, on considère que la culture de cellules contient des risques de manipulation génétique, il faut rappeler que ces techniques sont déjà implantées au sein de l'élevage plus traditionnel.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Mon raisonnement a évolué. Je suis à la fois favorable et défavorable à votre rapport. Lorsque j'étais opposée aux Airbnb, Dominique Estrosi m'avait fait remarquer qu'il s'agissait d'une évolution inévitable. Autant, dès lors, essayer de légiférer au mieux. J'examine ce rapport de la même manière : si certaines propositions ne me conviennent pas, je suis obligée d'y être favorable, car il n'est pas possible d'ignorer cette évolution.
Mme Sophie Primas, présidente. - À la fin des interventions, je donnerai la parole aux rapporteurs, puis je vous ferai une proposition.
Mme Florence Blatrix Contat. - Ma position a également évolué durant les débats. Il faut distinguer la première partie des recommandations, portant sur la recherche, des suivantes. Il n'est pas possible d'exclure la recherche sur le sujet. En revanche, les autres recommandations seront interprétées comme une validation de ce type de procédé. Nous sommes trop peu avancés pour pouvoir valider les recommandations deux, trois et les suivantes. Je souhaiterais donc pouvoir scinder en deux les recommandations. J'attends avec impatience une proposition à ce sujet.
M. Laurent Somon. - Une dernière remarque : quand on accuse les bovins de produire trop de méthane, nous allons dans le sens de la viande cellulaire. Les Néerlandais ont décidé, pour cette raison, de réduire de 30 % leur cheptel dans les années à venir et de se lancer dans la viande cellulaire.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je demande à présent aux rapporteurs de réagir en répondant aux remarques formulées.
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Ces échanges sont très enrichissants. Je vais expliquer certains éléments, avec pédagogie bien sûr, mais aussi de manière directe. Tout d'abord, une grande partie du débat qui s'est tenu dans cette salle est caduque depuis 2015 et, par conséquent, n'est en rien contradictoire avec notre rapport. Les OGM évoqués par Daniel Gremillet sont le seul point de comparaison possible, même si la technologie est différente. En effet, la législation de mise sur le marché des produits à base d'éléments cellulaires - je remarque que nous sommes les seuls à n'avoir jamais parlé, avec Henri Cabanel et Sophie Primas, de « viande » cellulaire -, aussi appelée législation sur les nouveaux aliments, existe depuis 2015. C'est à ce moment-là qu'il aurait fallu dresser des barrières : désormais, il est trop tard.
Il a été décidé par les États européens que les aliments n'ayant pas été consommés de façon significative avant la date d'entrée en vigueur du règlement - fermentation de précision, viande cellulaire, etc. - relevaient de la nouvelle législation. Dorénavant, une entreprise demandant une mise sur le marché doit monter un dossier d'autorisation devant la Commission européenne. Au bout d'un an, celle-ci se tourne vers l'EFSA, l'autorité de sécurité sanitaire de l'alimentation de l'Union européenne, située à Parme, qui rend son avis après neuf mois minimum. La Commission européenne engage alors un dialogue avec chaque État membre, mais c'est elle qui prend la décision finale. Cette question de souveraineté a été largement débattue à l'époque : nous n'avons plus la possibilité, en tant qu'État membre, de décider de la régulation.
Par ailleurs, nous n'avons jamais, dans aucune de nos recommandations, voulu nous prêter à la promotion de ce type de production. Nous sommes partis des faits. Ces dernières années, 2,6 milliards de dollars ont été investis dans la recherche et le développement de ces produits, dont 1,5 aux États-Unis et plusieurs millions en France, aux Pays-Bas et en Israël. La recherche privée française est en pointe, contrairement à la recherche publique, comme l'a reconnu Jean-François Hocquette lors de son audition. Nous avons proposé ce rapport à Sophie Primas afin d'éclairer ce sujet.
Nous ne nous prononçons jamais en faveur ou non de ces techniques de production, puisque nous n'en avons plus le pouvoir. Cependant, nous préconisons de continuer à investir. Il se peut en effet que, d'ici 2025 ou 2026, l'Union européenne donne l'autorisation de commercialiser ce type de produits sur tout le territoire européen. Aucune possibilité de veto n'existe. Essayons-nous, dès lors, de faire partie du jeu ? Ceux qui souhaiteraient - je ne me prononce pas personnellement - consommer des aliments cellulaires seront-ils obligés d'acheter des produits importés ou pourront-ils consommer des produits français ? L'enjeu des aliments cellulaires réside à la fois dans la captation de la production de richesse et la protection des consommateurs.
Concernant les risques sanitaires, l'EFSA se prononcera puisque c'est son rôle. Nous demandons également que l'Anses puisse rendre un avis également. La question des modifications génétiques renvoie, elle, aux OGM, qui sont strictement interdits. Par ailleurs, la malbouffe existe déjà et nous ne souhaitons surtout pas l'encourager. Je précise également que nous ne parlons pas de production mais d'autorisation de mise sur le marché. Bien évidemment, nous avons auditionné les services vétérinaires.
À Martine Berthet, je réponds que ce rapport vise justement à inciter et à cadrer la recherche publique de manière à prendre les meilleures décisions. Soit nous refermons le dossier, au prétexte que nous ne voulons pas d'aliments cellulaires, et les autres pays décideront pour nous ; soit nous nous donnons la possibilité de connaître le sujet.
Certains parmi vous ont estimé qu'un tel rapport laisserait croire au monde agricole que nous acceptons ces techniques de production. Cependant, nous devons moins nous préoccuper du message politique que nous pouvons laisser que de l'avenir. Par ailleurs, si les Néerlandais ont décidé de diminuer de 30 % leurs élevages, c'est d'abord à cause de la pollution à l'azote qui a rendu les terrains inconstructibles. Nous sommes allés nous-mêmes aux Pays-Bas pour pouvoir le comprendre.
Enfin, il n'est pas trop tôt pour se pencher sur le sujet. Au contraire, le moment est parfait : si les autorisations de l'Union européenne tombent, elles tomberont dans deux ou trois ans, comme celle qui a autorisé les farines d'insectes il y a un mois. La recherche doit donc être financée dès maintenant. Nous aurions pu nous y opposer obstinément, la décision aurait été strictement identique. Néanmoins, si nous n'avions pas laissé se développer le système de production de farine d'insectes en France, nous n'aurions pas la place de leader mondial que nous occupons aujourd'hui. En revanche, d'autres pays les auraient produites et nous en aurions tout de même consommé...
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je partage les propos d'Olivier Rietmann. Nous ne sommes pas les promoteurs des aliments cellulaires. Nous avons le choix, mais si nous laissons faire, nous subirons ce mode de production. Vous aurez compris que les décisions sont prises au niveau européen. Ces aliments existant déjà, nous pouvons faire la politique de l'autruche - comme pour les OGM - ou tenter d'établir un cadre pour pouvoir nous défendre au niveau européen.
J'entends la volonté de préserver nos traditions et d'éviter la malbouffe. Le viticulteur que je suis ne peut imaginer qu'un vin sans alcool soit apprécié. Pourtant, de nouveaux marchés s'ouvrent, que ce soit le vin sans alcool ou les aliments cellulaires. Quant à croire que celle-ci remplacera la viande dans l'alimentation, nous sommes tous deux convaincus que ce ne sera pas le cas de notre vivant. Il n'est pas possible de refuser l'innovation et l'ouverture de nouveaux marchés.
J'ai entendu votre volonté de ne pas voter ce rapport. Je proposerai à Olivier de prendre quelques semaines de réflexion pour réfléchir à la meilleure manière de vous représenter nos intentions, avant de revenir vers vous afin de voter. Ce serait, sinon, la première fois que cette commission accepte une mission d'information - car elle a été acceptée - pour ne pas voter le rapport qu'elle produit. Je vous remercie d'avoir souligné l'ampleur du travail accompli, mais notre satisfaction ne sera complète qu'après l'adoption du rapport. Je vous propose donc de ne pas prendre de décision à vif mais de réfléchir quelques semaines.
Mme Sophie Primas. - C'est également la proposition que je souhaitais faire. Certaines des recommandations gênent notre commission. Je vous invite donc à lire les informations communiquées, puis à transmettre vos observations aux rapporteurs. Néanmoins, avant d'adopter cette solution, je voudrais savoir si elle en vaut la peine. Au vu de certaines des positions entendues, le refus de s'exprimer sur le sujet semble total. S'il s'agit de positions de principe, il n'est pas utile de perdre quelques semaines de plus. J'ai donc besoin de connaître vos positions.
Mme Anne Chain-Larché. - Il ne s'agissait pas de s'opposer au rapport, mais d'envoyer un signal politique fort. Il me semble donc important de préciser en préambule du rapport notre désapprobation de cette pratique. Le terme de recommandation, nous l'avons compris à travers les différentes interventions, est une manière de la cautionner.
Mme Sophie Primas, présidente. - L'une des recommandations propose pourtant d'interdire la dénomination commerciale « viande cellulaire ». Je vous redemande donc vos positions.
M. Serge Mérillou. - Est-il possible qu'un rapport ne donne pas suite à des recommandations ?
Mme Sophie Primas, présidente. - J'entends qu'il n'y a pas d'hostilité à un report du vote. Je vous demande de revenir vers les rapporteurs après avoir examiné les différents éléments que nous vous fournirons.
M. Serge Mérillou. - Ce délai de huit jours n'est-il pas trop court ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Je repousse l'échéance dans les quinze prochains jours. Je vous remercie de la qualité des échanges.
Examen en commission (suite)
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous passons à la suite de l'examen du rapport d'information sur les aliments cellulaires.
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Merci, madame la Présidente. Mes chers collègues, voici enfin venu le moment de présenter les conclusions de notre rapport sur les aliments cellulaires.
Nous nous étions réunis il y a trois semaines pour débuter l'examen de ce rapport. Le moins que l'on puisse dire est qu'il y a eu des réactions et des débats.
Devant les nombreuses réflexions que vous aviez exprimées mais aussi le manque de temps dû au retard lié à la commission mixte paritaire qui précédait la réunion, nous avons alors cru bon avec Henri Cabanel et madame la présidente de poursuivre nos travaux afin de préciser certains éléments et notamment notre position politique sur le sujet.
Je forme le voeu que le temps de dialogue que nous avons eu, la prise en compte de vos remarques et nos clarifications politiques lèveront toute ambiguïté.
Avant de laisser mon corapporteur entrer dans le vif du sujet et présenter dans le détail les quelques modifications apportées au rapport, je voudrais commencer par une mise au point politique.
Non, il ne s'agissait pas avec notre rapport d'apporter un blanc-seing aux aliments cellulaires, de leur témoigner notre soutien, pas même de faire preuve d'une neutralité bienveillante à leur égard.
Les différents articles qui ont pu être publiés sur l'avant-projet de rapport ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Le Figaro a par exemple titré : « Le Sénat veut sévèrement encadrer la viande et le poulet de synthèse ». Les autres titres ont davantage insisté sur l'appel à plus de recherche, qui était, effectivement, le premier constat de notre rapport :
Le Monde : « La recherche sur la “viande” cellulaire encouragée par le Sénat » ;
Public Sénat : « Viande in vitro : un rapport du Sénat appelle à “accélérer” les recherches » ;
Libération : « Les enjeux de la viande in vitro décortiqués par le Sénat ».
Vous remarquerez que ces titres employaient tous le terme de « viande », ce qui montre que notre proposition d'interdire la dénomination « viande » était encore minoritaire et sans doute plus ferme que ce que l'opinion majoritaire attend.
À la suite de la première partie de l'examen du rapport, M. Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Inrae et plutôt sceptique sur le développement des aliments cellulaires, nous a remercié pour la dimension « riche, bien documentée et complète » de notre rapport. Nous avons également organisé deux visioconférences après avoir été sollicités par Interbev et la FNSEA. Ces dernières ont appuyé notre rapport tout en appelant à la vigilance sur la terminologie utilisée quant à la production d'aliments cellulaires.
J'ai ainsi souhaité introduire une partie préliminaire qui redit sans aucune ambiguïté que les aliments cellulaires ne représentent pas un modèle alimentaire souhaitable. Cette partie insiste sur nos réserves anthropologiques, éthiques, culturelles, et en somme politiques.
À l'évidence, les aliments cellulaires ne sont pas seulement des « amas de cellules » ou des « apports protéiniques » : ils charrient avec eux un imaginaire, une conception de l'homme et de sa place dans le monde.
Je vous propose donc de décliner notre position politique en dix points figurant dans un premier chapitre du rapport :
Premièrement, nous risquons avec ces produits de distendre notre lien avec la nature, dans un contraste saisissant avec l'interdépendance de l'humain et du sauvage que l'on peut constater dans la vie d'un bocage.
Deuxièmement, cette technologie comporte une mise à distance des animaux de nos vies, a fortiori des animaux de rente. L'humoristique « adieu veau, vache, cochon, couvée » de La Fontaine deviendrait une réalité dystopique.
Avec cet effondrement des animaux de rente, la troisième évolution prévisible est que notre rapport aux animaux pourrait devenir complètement anthropomorphisé, puisque seuls les animaux de compagnie subsisteraient dans nos vies. Il pourrait en résulter un brouillage des catégories entre l'humain et l'animal.
Quatrièmement, les promoteurs de ces produits les présentent parfois comme une troisième catégorie de produits animaux, après les produits carnés et les produits laitiers. Cependant, ils sont le fruit de l'esprit humain et sont créés de toutes pièces par l'ingénierie humaine. L'idée a même été entendue que les animaux n'auraient pas été « conçus » spécifiquement pour entrer dans l'alimentation humaine et qu'il serait donc inefficient voire absurde de les intégrer à nos régimes alimentaires. Cette façon de voir dit bien toute l'ambition scientiste et le prométhéisme de ce projet, parfois présenté comme une « nouvelle forme de domestication », et je dois dire qu'elle nous perturbe profondément. Personnellement, elle m'évoque l'apprenti sorcier de Goethe.
Cinquièmement, cette innovation nous semble pousser la production alimentaire un cran plus loin dans l'industrialisation du vivant, en changeant, comme le dit la sociologue et éleveuse Jocelyne Porcher, « le niveau d'extraction de la matière animale, la cellule au lieu de l'animal, l'incubateur au lieu de la vache ».
Sixièmement, je réaffirme notre trouble quant à des applications potentielles de cette technologie à la production d'aliments à partir d'animaux exotiques (lion, éléphant) ou de compagnie (chien, chat), voire disparus. La semaine dernière, une start-up australienne a ainsi présenté de la viande de mammouth laineux reconstituée à partir de traces de son ADN. Les applications médicales des biotechnologies, comme les fécondations in vitro, ou les vaccins à ARN messager sont une chose, mais leur application à notre alimentation en est une autre.
Septièmement, le cadrage du débat par les start-ups du secteur nous interpelle, en ce qu'il néglige la question du pourquoi au profit de celle du comment. Ce n'est pas parce qu'une innovation technologique peut être réalisée qu'elle doit être réalisée. Ainsi le clonage animal destiné à la consommation est-il interdit, alors que la démonstration a été faite de notre maîtrise de ce procédé.
Huitièmement, la vision purement utilitaire de l'alimentation qui sous-tend le développement des aliments cellulaires est à l'opposé de la nôtre : nous voyons d'abord dans l'alimentation un fait culturel et social. Comme l'a rappelé le chef Thierry Marx, entendu par la commission le 8 février : « Ce n'est pas cela, se restaurer : c'est ramener une histoire, un savoir-manger et un savoir-être dans l'assiette. » En outre, la production d'aliments cellulaires semble en décalage avec la recherche de produits naturels et non transformés, une aspiration pourtant de plus en plus partagée parmi les consommateurs.
Neuvième et avant-dernier point, l'impact de la consommation humaine de ce produit à long terme ne pouvant par définition être évalué a priori, il nous semble important d'être très prudent. Comme le disait également Thierry Marx : « La table et l'alimentation, c'est le plaisir, le bien-être, la santé. » On ne peut pas jouer avec la santé de nos concitoyens, comme essaient de le montrer nos recommandations.
Dixièmement, rien ne garantit que notre élevage extensif, aujourd'hui fragile économiquement, ne serait pas le premier touché par cette innovation, bien que celle-ci soit destinée à remplacer plutôt les importations de viande de piètre qualité. Or la polyculture-élevage comporte d'importantes aménités pour les territoires ruraux. Comme l'a rappelé l'inspectrice vétérinaire Anne-Marie Vanelle : « bouleversement socio-économique, de l'équilibre de l'aménagement rural et urbain, de l'entretien des paysages, de la biodiversité », les conséquences de cette évolution doivent être bien mesurées.
De manière générale, toute innovation doit être dûment pesée et soupesée avant de prendre des décisions à son propos. Notre rapport apporte une première contribution en abordant le sujet sous un angle assez technique. Cependant, davantage de recherches scientifiques devraient y être consacrées, afin de mieux étayer ces dix inquiétudes que, pour la plupart, vous partagez.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Merci Olivier, merci madame la Présidente.
Lors de notre première réunion, je m'étais chargé de présenter les deux volets consacrés à l'encadrement de la production, de la commercialisation et de la consommation d'aliments cellulaires.
Sur ces deux volets, j'avais eu l'occasion d'évoquer des recommandations que vous sembliez soutenir et sur lesquelles nous ne sommes donc pas revenus. J'en citerai cinq.
D'abord, notre proposition d'inscrire solennellement dans la loi l'interdiction de toute commercialisation d'aliments cellulaires, dans la restauration collective comme partout ailleurs. Vous pourriez me dire que tout ce qui n'est pas encore autorisé est interdit, mais ce n'est pas tout à fait le cas : des insectes avaient par exemple été mis en vente et faussement présentés comme non alimentaires, échappant au règlement « nouveaux aliments ». Cette proposition ne nous semble donc pas une précaution inutile ; au contraire, elle met en oeuvre le principe de précaution. Comme l'avait dit Daniel Salmon, le propre de la civilisation est de pouvoir poser des limites, et ce sont les interdictions qui font société. C'est ce que nous proposons.
Dans cet esprit, nous proposons un avis de l'Anses venant en doublon de l'avis que donne l'EFSA au niveau européen. Avec cette proposition, nous réaffirmons que la sécurité sanitaire de l'alimentation est une affaire sérieuse, qui ne tolère aucune imprudence.
Nous voulons également protéger nos filières de productions animales et l'information du consommateur à travers l'interdiction de l'usage du mot « viande » et l'extension du décret interdisant les dénominations « steaks » végétaux aux « steaks » d'aliments cellulaires. Il s'agit d'éviter ainsi une certaine forme de « colonisation du langage ».
Nous souhaitons rendre obligatoire au niveau européen l'affichage sur la face avant de tous les nouveaux aliments contenus dans les produits vendus en grande et moyenne surface. Cela comprend aussi bien les insectes que les graines de chia, et, hypothétiquement, les nouveaux aliments.
Cinquième proposition : nous plaidons pour des règles encadrant la production d'aliments cellulaires de façon très stricte. Cela peut se faire dès demain par voie législative, et cela ne manquerait d'ailleurs pas d'être interprété comme un coup fatal à l'équilibre économique de ces start-ups par les promoteurs de cette technologie.
J'espère présenter ces recommandations suffisamment clairement cette fois pour qu'elles ne soient pas perçues comme une forme de bienveillance, d'accompagnement, de tolérance, de neutralité et de résignation. L'accumulation de toutes ces mesures mises bout à bout formerait en effet l'un des cadres les plus restrictifs au monde vis-à-vis des aliments cellulaires. Elles figuraient déjà dans le rapport que nous vous présentions il y a trois semaines.
Il aurait été possible d'aller plus loin, en interdisant toute production sur le territoire national. Un exemple vient de nous être donné par le projet de loi présenté en conseil des ministres la semaine dernière en Italie par le gouvernement de Giorgia Meloni, la leader de Fratelli d'Italia : ce projet de loi, dont le texte n'a pas encore été publié, mais dont le contenu a été largement éventé dans la presse, impose des amendes de plusieurs milliers d'euros aux acteurs qui produiraient des aliments cellulaires.
Pour autant, comme souvent, le diable se cache dans les détails : la presse transalpine n'a pas manqué de souligner le caractère pour le moins bancal d'une interdiction qui ne vaut que pour soi, mais pas pour les autres. En effet, les interdictions prévues à l'article 2 de ce projet de loi ne s'appliqueront pas aux produits légalement fabriqués ou commercialisés dans un autre État membre de l'Union. Il ne serait pas possible, au regard du droit européen, d'interdire les importations d'autres États membres si le produit était autorisé au sein de l'Union. C'est pourquoi nous ne vous proposons pas de suivre cette voie.
Cependant, en plus de la mise au point politique d'Olivier Rietmann, les modifications apportées au rapport sont nombreuses et substantielles.
Tout d'abord, quatre recommandations sont purement et simplement supprimées.
Premièrement, celle qui tendait à demander aux instituts techniques de procéder à un état des lieux des synergies possibles ou non du secteur de l'industrie cellulaire avec les filières agricoles et agroalimentaires existantes. Nous ne souhaitons pas mêler, en effet, agriculture et industrie, là où cela n'a pas lieu d'être. Voilà pourquoi nous parlons d'industrie cellulaire et non d'agriculture cellulaire dans notre rapport.
Deuxièmement, celle qui tendait à demander au Gouvernement de forger une position interministérielle plus cohérente sur l'industrie cellulaire, soit au travers d'un livre blanc dédié, soit en l'intégrant dans la Stratégie nationale protéines végétales. D'abord, nous comprenons que l'inclusion dans la Stratégie protéines végétales était maladroite. Ensuite, la réflexion sur le sujet revient plutôt aux chercheurs qu'aux administrations, qui ont d'autres priorités plus urgentes. Cependant, nous réitérons la nécessité pour les pouvoirs publics d'anticiper et d'étudier la question : c'est, du reste, tout le sens de notre rapport.
Troisièmement, celle qui préconisait de ne pas exclure par principe le financement de l'innovation dans ce secteur par des subventions publiques ou des concours, tant que les résultats de l'expertise scientifique collective (ESCo) que nous demandons par ailleurs n'étaient pas rendus.
Et, quatrièmement, celle qui préconisait de clarifier le droit pour autoriser la dégustation d'aliments cellulaires dans un cadre réglementé. Ces dégustations dans un cadre non commercial ont lieu aujourd'hui, et plusieurs chercheurs que nous avons eu l'occasion d'entendre, comme Monsieur Hocquette, ont pu goûter ces produits. Toutefois, il n'est peut-être pas nécessaire de légiférer sur ce qui reste actuellement dans une zone grise.
Enfin, nous avons procédé à des modifications, soit terminologiques, soit plus substantielles, pour accéder aux différentes demandes exprimées pendant cette période de consultations.
Ainsi, nous avons réaffirmé la nécessité d'intensifier l'effort de recherche sur l'industrie cellulaire, mais surtout, de miser en priorité sur l'élevage et les protéines végétales pour relever le défi de l'autonomie protéique. Pour faire face à ce défi, il faut prioriser l'accélération de la mise en oeuvre de la stratégie protéines végétales, en augmentant en particulier les financements dédiés, plutôt que la recherche d'alternatives lointaines et plus incertaines. Nous pouvons difficilement être plus clairs.
Ensuite, s'agissant de la recommandation portant sur une expertise scientifique collective pour évaluer les impacts socio-économiques et environnementaux des aliments cellulaires, nous avons ajouté la mention de l'évaluation des effets sur la santé humaine à long terme de la consommation des aliments cellulaires. C'est certes déjà le travail de l'EFSA et de l'Anses, mais eu égard à l'ampleur des enjeux, il est légitime que la recherche puisse s'intéresser plus avant à la question.
Troisièmement, nous recommandons de maintenir voire de rehausser les soutiens à l'agriculture vivrière et à l'élevage dans l'aide publique et privée à destination des pays en développement.
Quatrièmement, nous parlons d'une procédure d'information et non plus de notification automatique des commissions chargées de l'alimentation au Parlement européen et dans les Parlements nationaux. La notion de notification nous semblait en effet trop légère.
Enfin, nous avons précisé que le volet sur la protection des consommateurs, par des dénominations claires, était aussi destiné à protéger nos filières de productions animales.
Voilà désormais un rapport que l'on peut véritablement qualifier de co-construit.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci à nos deux rapporteurs, Henri Cabanel et Olivier Rietmann.
Mme Françoise Férat. - Merci messieurs les rapporteurs. J'ai l'impression d'avoir appréhendé ce rapport d'une autre manière que lors de l'examen précédent. Ce délai m'a permis d'approfondir ma réflexion. Mon premier réflexe consiste toujours à dire : halte à ces aliments étranges et dérangeants. Même si nous parlons d'innovation, ils me troublent. Je rappelle que notre gastronomie est réputée mondialement et reconnue par l'Unesco. Je n'ai aucune envie de manger ces aliments. Cependant, il ne faut pas rejeter cette technologie. En effet, il vaut mieux la maîtriser que la subir au risque qu'elle soit détournée. Dans ce cadre, les préconisations apportées me paraissent bonnes et nécessaires. J'en citerai quatre : intensifier la recherche ; contrôler étroitement les mises sur le marché, en soutenant notamment les effectifs d'inspection sanitaire ; favoriser la transparence envers les consommateurs ; protéger notre monde agricole avec intransigeance.
M. Joël Labbé. - Merci madame la Présidente et messieurs les rapporteurs. Un véritable travail a été accompli pour faire évoluer ce texte. Pour nous, cependant, il faudrait aller encore plus loin. Même s'il est très ennuyeux d'être rangé du côté de Giorgia Meloni, l'interdiction aurait le mérite de la clarté. En effet, l'accompagnement de la recherche permet, même implicitement, l'avancée de cette technologie. Nous voterons contre le rapport, tout en reconnaissant l'étendue du travail accompli et le bien-fondé de certaines recommandations.
M. Bernard Buis. - Je ne cautionne pas l'alimentation cellulaire. Cependant, il nous faut nous pencher sur cette pratique. Les recommandations vont dans le bon sens : il faut maîtriser pour mieux encadrer. Ainsi, je voterai favorablement.
M. Jean-Claude Tissot. - À notre tour de saluer le travail d'amélioration effectué sur le texte. Cependant, malgré des discussions internes, après avoir pris attache avec les territoires, nous voterons contre ce rapport, mais de manière bienveillante, si j'ose dire. Nous voulons montrer que ce rapport met le doigt dans un engrenage dont nous risquons de perdre la maîtrise. Si un texte de loi traite de la production des aliments cellulaires, nous y travaillerons, bien sûr. Néanmoins, il nous semble dangereux d'accepter d'étudier cette problématique dès à présent.
Mme Marie-Christine Chauvin. - Je veux remercier le travail d'écoute et de concertation des deux rapporteurs qui aboutit aujourd'hui. La position adoptée par le rapport me semble très claire : il affirme notre opposition aux aliments cellulaires tout en soutenant la recherche sur la question. Cette approche me convient, surtout dans sa première partie. Je voterai favorablement à ce rapport.
M. Fabien Gay. - Merci madame la Présidente. Mon groupe ne souhaite pas mettre le doigt dans l'engrenage de la viande in vitro. Ce sentiment semble communément partagé ici. Cependant, le rapport propose d'affirmer une position qui me convient, tout en regardant la réalité en face. De la même manière, même si je suis opposé à la consommation de drogues, il vaut mieux travailler sur la prévention que nier la réalité. Nous avons intérêt à assumer cette position politique d'opposition à la viande cellulaire. Cependant, nous souhaitons a minima que la recherche publique étudie ces questions. Le moment venu, il faudra nous montrer capables de légiférer. Je remercie les deux rapporteurs d'avoir retravaillé ce rapport suite à la précédente commission. Je voterai favorablement, car nous avons intérêt à continuer de travailler sur cette question.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je voudrais remercier les rapporteurs pour le travail qu'ils ont réalisé et sa qualité d'écriture, ainsi que pour leur capacité d'écoute et de négociation.
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Je voudrais saluer la qualité des échanges. Lors de la dernière séance, nous avons très rapidement compris les points sur lesquels des modifications étaient nécessaires. Nous avons voulu présenter un rapport technique, et sans doute pas assez politique, puisque notre position nous semblait évidente. Ces dernières semaines ont permis de compléter notre travail.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - J'approuve les propos d'Olivier Rietmann. En politique, nous avons toujours du mal à reconnaître nos erreurs. Sans doute n'avions-nous pas été assez clairs, même si les ambitions de ce rapport sont restées les mêmes. Je rappelle à nos amis écologistes qu'au-dessus de la France et de l'Italie, il ne faut pas négliger l'Union européenne, qui peut autoriser la production d'éléments cellulaires sans l'aval des États membres. Je comprends également le choix exprimé par mes amis socialistes. Avec ce rapport, nous avons voulu prendre la mesure de la situation. De plus, toutes les inquiétudes auraient pu être exprimées au moment où le principe d'une mission d'information a été acceptée. Ainsi, les craintes auraient pu être formulées d'emblée auprès de la mission. Je salue également la qualité du travail effectué : il montre que l'intérêt général repose sur les compromis.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je mets aux voix la publication du rapport et des recommandations.
Le rapport d'information est approuvé à la majorité des suffrages.
Mme Sophie Primas, présidente. - Le rapport sera donc publié. Je vous remercie.