III. LA FORMATION CONTINUE, PARENT PAUVRE DE LA FORMATION QUI DOIT DEVENIR UN ENJEU OPÉRATIONNEL MAJEUR

Si la formation initiale doit permettre d'apporter aux élèves policiers ou gendarmes le niveau minimum requis de connaissances, savoir-faire et savoir-être pour qu'ils assurent leurs missions de sécurité au service des citoyens, il importe qu'une fois en fonctions, policiers et gendarmes bénéficient d'une formation continue adéquate et exigeante afin de faire face à l'évolution des conditions opérationnelles des forces de sécurité intérieure et des missions nouvelles qui peuvent leur être assignées. Or, la formation continue reste pourtant, à ce jour, le parent pauvre des forces de sécurité.

Le rapport annexé à la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur du 24 janvier 2023 prévoit néanmoins l'objectif d'une « formation continue augmentée de 50 % » afin de « préserver l'adéquation entre les compétences et les missions tout au long de la carrière ».

Les rapporteurs ne peuvent que saluer cet objectif, tout en notant sa particulière ambition compte tenu de la situation actuelle. Ils appellent à un changement de mentalité vis-à-vis de la formation continue, à son enrichissement et à sa réorganisation.

A. LA FORMATION CONTINUE, VARIABLE D'AJUSTEMENT DE L'ACTIVITÉ OPÉRATIONNELLE

1. Une offre de formation continue effective, offerte à tous les personnels de la police et de la gendarmerie nationale

La formation continue est une réalité tant dans la gendarmerie que dans la police nationales. Les deux forces assument un effort certain, quoique perfectible, en la matière, à la fois par le nombre de formations dispensées, mais également par leur diversité, ce qui se justifie par le nombre des personnels civils et militaires - 149 685 emplois équivalent temps plein (ETPT) pour la police nationale et 101 348 ETPT pour la gendarmerie nationale en 2022 - et la diversité des métiers et des fonctions assurées.

Ainsi, selon les informations transmises aux rapporteurs, la gendarmerie nationale a dispensé en 2021 environ 400 formations de natures différentes au titre de la formation continue. Chaque année, environ 15 000 sous-officiers et 2 000 officiers sont en formation, sans compter les formations obligatoires liées au maintien en condition opérationnelle auxquels sont astreints tous les personnels. Ces actions de formation continue bénéficieront en partie de l'augmentation des crédits de 4 M€ prévues au titre de la formation dans la gendarmerie nationale par la loi de finances pour 2023.

Nombre de stagiaires et de jours de formation continue dans la gendarmerie nationale (y compris les formations obligatoires en matière de tir)

Nombre de stagiaires

Nombre de jours de formation

2017

19 367

191 257

2018

18 530

205 558

2019

22 444

251 307

2020

17 581

169 590

2021

17 563

197 882

Source : DGGN

La police nationale assure un décompte par stage, ce qui la conduit à comptabiliser un même agent plusieurs fois s'il a suivi plusieurs stages au cours de l'année. Ainsi, selon la DCRFPN, en 2021, 727 983 stagiaires de la police nationale ont bénéficié de formations continues, représentant 678 269 journées de formation fonctionnaire, tandis que pour les commissaires, l'école de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or a accueilli 1 254 stagiaires, contre 758 en 2020, soit une hausse de 65,44 %, représentant 3 525,5 journées de formation fonctionnaire, contre 2 092,5 en 2020. La DCRFPN a consacré sur son budget, au titre de la formation continue, une enveloppe de 11,613 M€ en 2022, à laquelle il faut ajouter un peu moins de 1 M€ pour ce qui concerne l'ENSP.

Nombre de stagiaires et de jours de formation continue dans la police nationale (y compris les formations obligatoires en matière de tir)

Nombre de stagiaires

Nombre de jours de formation

2018

647 907

682 768

2019

646 770

685 814

2020

562 417

522 058

2021

729 493

681 175

2022

716 900

679 417

Source : DGPN

2. Une offre de formation qui cherche à s'adapter à l'évolution des fonctions

Les rapporteurs font le constat, dans la police nationale, d'une « archipélisation » de la définition de la formation continue , liée à la multiplicité des entités en charge, chacune dans son « coeur » de métier, de définir et mettre en place la formation continue, alors que la définition apparaît plus intégrée dans la gendarmerie.

Dans la police nationale , un plan national de formation (PNF), est défini chaque année par la DCRFPN, comportant des stages prioritaires et des stages priorisés, assorti d'un document de cadrage pour les directions zonales (DZRFPN). Ce plan s'appuie à la fois sur les priorités institutionnelles qui sont déterminées par la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP), le ministère de l'intérieur et la DGPN, et sur une analyse des besoins exprimés par les services opérationnels.

La DCRFPN a présenté aux rapporteurs ce document comme « un outil stratégique à destination de l'ensemble des directions qui concourt à définir une programmation pédagogique, un outil de pilotage partagé permettant d'accompagner l'agent et sa hiérarchie dans la construction d'un projet de formation dans le cadre de l'entretien professionnel et un outil de communication à destination des agents. »

Cette procédure lui permet de définir des axes prioritaires , qui peuvent varier d'une année à l'autre.

Axes retenus pour le plan national de formation 2023 de la police nationale

- Préparation des forces de sécurité aux nouvelles formes de contestations violentes

- Développement des capacités d'investigation en lien avec les mutations technologiques et les évolutions de la criminalité

- Renforcement du lien police-population

- Développement des compétences managériales des encadrants et de la prévention des risques psychosociaux,

- Accompagnement de la transition numérique

Pour ce qui concerne les officiers et les commissaires de police, l'ENSP enrichit également annuellement son offre de formation en prévoyant de nouveaux stages pour tenir compte des besoins opérationnels. À ce titre, ont été développées des formations sur la saisie des avoirs criminels, sur les techniques d'optimisation du potentiel (TOP), le cyber, les violences familiales, le management, soit en interne, soit par des marchés de formation, soit dans le cadre de partenariats.

Dans la gendarmerie nationale , le transfert de la fonction d'ingénierie de formation au commandement des écoles de la gendarmerie nationale (CEGN), devenu opérateur unique du recrutement et de la formation, vise à renforcer la coordination et la gestion des formations continues au sein de l'institution. À cette fin, un service dédié, le bureau des formations aux compétences spécialisées et d'expertise (BFCSE), en charge notamment des formations continues, a été créé au sein de la division des compétences du CEGN le 1 er août 2022.

Cette organisation permet d'articuler la formation en trois volets complémentaires, avec :

- des formations organisées dorénavant par le CEGN sous l'impulsion de la Sous-direction des Compétences de la DGGN, et souvent en coordination avec des prestataires extérieurs ;

- des formations déconcentrées, laissées à l'initiative des échelons territoriaux de commandement (régions, groupements, compagnies, escadrons, unités élémentaires), sous le contrôle et l'impulsion du CEGN ;

- des enseignements à distance (EAD), regroupant tant des formations 100 % digitales que des parcours d'enseignement hybrides ou tutorés, imposés dans le cadre d'un cursus particulier ou laissés à la libre disposition des personnels.

Dans les deux forces, les services en charge de la formation continue cherchent à adapter au mieux l'offre de formation aux besoins des services , en fonction des retours d'expérience ainsi que des évolutions des phénomènes sociaux ou de délinquance auxquels les forces de sécurité intérieure doivent faire face.

Comme le rappelait notamment aux rapporteurs le général Bruno Arviset, directeur des personnels militaires de la gendarmerie nationale, le gendarme - comme le policier - exerce un métier complexe en constante mutation : « il doit être polyvalent, capable d'exécuter des missions de police judiciaire, de police administrative, de sécurité routière ou encore de défense nationale, dans un environnement extrêmement mouvant », compte tenu des nouvelles formes de délinquance, des évolutions technologiques, des inégalités territoriales...

L'offre de formation de la police nationale et de la gendarmerie est donc réévaluée régulièrement pour être en prise avec les réalités opérationnelles.

Des exemples d'évolution de l'offre de formation continue

Police nationale

À la suite du retrait de la technique dite « de l'étranglement », jugée trop dangereuse, trois nouvelles techniques permettant de maîtriser un individu récalcitrant ont été mises en place. Il en est résulté l'adaptation en 2020 des formations aux techniques et à la sécurité en intervention, afin de développer l'apprentissage de la technique dite de la « prise arrière », accompagnée d'une sensibilisation à la « détection des signes de détresse respiratoire ».

Dans le domaine de la cybercriminalité, pour répondre à un besoin opérationnel émergent relatif à « l'enquête sous pseudonyme », une formation spécifique a été conçue, permettant aux enquêteurs de maîtriser les aspects procéduraux et pratiques dans le cadre de l'utilisation d'un pseudonyme, lors des investigations sur Internet.

Dans la perspective de la coupe du monde de rugby 2023 et des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 des formations axées sur des thématiques spécialisées nécessaires à ces manifestations de grande ampleur (routier, langues étrangères, maintien de l'ordre, accueil du public ou mise à niveau des connaissances judiciaires) seront proposées aux agents concernés.

Gendarmerie nationale

Outre la densification des enseignements liés au numérique, le contenu de certaines formations initiales et continue a été modifié pour tenir compte du retour d'expérience du drame de Saint-Just (Puy-de-Dôme), en décembre 2020, au cours duquel trois gendarmes ont perdu la vie : renforcement des enseignements tactiques en formation initiale des officiers et sous-officiers de gendarmerie ; refonte du diplôme d'armes qui est désormais ouvert aux militaires des pelotons de surveillance et d'intervention (PSIG) et de pelotons spécialisés de protection gendarmerie ; entraînements communs des PSIG avec l'armée de terre.

Depuis 2020, un parcours de formation à l'accueil et la prise en compte des victimes de violences intrafamiliales (VIF) a été mis en place, complété en 2021 par la formation des militaires affectés dans les nouvelles unités dites « maisons de protections des familles », ainsi qu'aux techniques d'audition de mineurs victimes.

Enfin, depuis 2019, une journée annuelle de formation pour tous portant sur un thème spécifique a été instaurée dans chaque département : après la maîtrise des applications métiers en 2019, l'intelligence artificielle en 2020, et l'effet des armes, des munitions et leur réglementation en 2021, cette journée a porté en 2022 sur la cybersécurité.

Elle doit également évoluer en fonction des orientations générales qui sont données sur certaines thématiques, soit par les autorités centrales de la police et de la gendarmerie, soit par le législateur lui-même, comme en témoigne le souci porté à certaines actions de formation spécifiques dans le cadre de l'examen de la Lopmi, dont témoignent les modifications apportées dans le rapport annexé à ce texte sur le contenu des formations 15 ( * ) .

3. Un objectif de formation qui reste non prioritaire en pratique

Néanmoins, trop souvent, la formation continue reste une variable d'ajustement de l'activité opérationnelle des forces, situation qui semble particulièrement prégnante dans la police nationale.

Ainsi, la formation est insuffisamment prise en compte comme un élément central de l'activité policière. Il en découle le constat, fait par les autorités de la police nationale elles-mêmes, d'une inadaptation des connaissances, savoir-être et savoir-faire aux fonctions réellement exercées sur le terrain, à mesure que les personnels gagnent en ancienneté opérationnelle.

Selon la DCRFPN, les gardiens de la paix sont soumis à une obligation de 4 à 5 jours de formation par an, avec des formations complémentaires en distantiel.

Au cours de leurs travaux, les rapporteurs ont pu constater, avec une certaine stupéfaction, que des obligations de formation continue, qui portent sur l'activité opérationnelle des personnels de la police nationale, ne sont pas satisfaites par un nombre important d'agents.

Ainsi, il est admis par les autorités de la DGPN que 60 à 65 % des agents en fonction dans la police nationale ne satisferaient pas à l'obligation, définie dans l'arrêté du 27 juillet 2015 relatif à la formation continue aux techniques et à la sécurité en intervention des personnels actifs de la police nationale et des adjoints de sécurité (nouvellement policiers adjoints), à l'entraînement aux techniques et à la sécurité en intervention d'un volume horaire minimal annuel de 12 heures, et incluant notamment trois séances de tir par an 16 ( * ) .

Ainsi, en 2021, 77 222 agents ont effectué au moins trois séances de tirs réglementaires ou plus, ce qui représente 63 % des personnels actifs .

Source : DCRFPN

Alors que les effectifs de la police nationale sont majoritairement sur le terrain, cette statistique sonne à elle seule comme un échec de la mobilisation de l'institution policière sur son coeur de métier, qui est la sécurité de voie publique, qui met quotidiennement les forces de police en position d'intervention.

Au surplus, le manquement à cette obligation n'a, à ce jour, aucune incidence sur l'activité opérationnelle des intéressés : comme les autres membres de la police astreints à cette obligation, ils peuvent continuer à exercer leurs missions, y compris les interventions de terrain. La seule incidence d'un tel manquement est sans rapport réel avec l'exercice des fonctions : elle vise uniquement le port d'arme hors service, lequel est interdit aux personnels qui n'ont pas satisfait à leurs trois tirs annuels 17 ( * ) .

Les chefs de service sont simplement « incités » par la hiérarchie policière, à permettre à leurs subordonnés d'accomplir ces obligations annuelles.

Au regard de ces éléments, on ne peut manquer de se demander si les agents qui sont placés dans des situations opérationnelles difficiles qui peuvent justifier l'emploi de techniques de contrainte, comportant le cas échéant l'usage d'armes à feu, ont tous bien la pleine maîtrise des techniques destinées à assurer un usage proportionné et adéquat de la force pour réaliser leurs missions.

Certaines observations des autorités de la police nationale entendues par les rapporteurs semblent d'ailleurs confirmer cette appréhension, lorsque notamment certaines d'entre elles ont pu s'interroger devant la commission sur la capacité qu'aurait eu un personnel de police depuis longtemps en fonction à réagir efficacement face à Mickaël Harpon, le terroriste de la préfecture de police, abattu par un jeune policier en 2015 18 ( * ) ...

Le respect des obligations de formation continue dans la gendarmerie nationale semble, en revanche, mieux assuré.

À ce jour, cette obligation porte sur quatre éléments : pour l'emploi des armes, une obligation de deux tirs annuels ; une formation sur les techniques en intervention professionnelle, et une en matière de secourisme, le gendarme étant souvent le premier sur les lieux d'accidents ; ainsi qu'un test de condition physique.

Ces formations sont nécessaires pour l'évolution de carrière et les spécialités opérationnelles. Elles sont effectuées au niveau local, voire au niveau départemental, la gendarmerie renforçant par ailleurs le rôle de ses centres d'entraînement régionaux auxquels est désormais confié l'essentiel de la formation continue des personnels.

En outre, lors de leurs entretiens, les rapporteurs ont été informés d'une formation de recyclage obligatoire tous les 5 ans à l'école de gendarmerie de Dijon. De même, en matière de maintien de l'ordre, les escadrons mobiles doivent assurer un stage de 11 jours tous les quatre ans au centre national d'entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG).

L'aptitude des militaires à l'emploi des armes de dotation fait l'objet d'un suivi dans le dossier individuel informatisé de chaque militaire à travers le système d'information RH Agorh@. Cette traçabilité des habilitations et des recyclages permet au commandement de vérifier, à tout moment, l'aptitude d'un militaire placé sous ses ordres au port et à l'emploi d'une arme de dotation, le commandement pouvant, au besoin, prendre des mesures allant jusqu'à l'interdiction de port et d'emploi d'une arme de dotation.


* 15 Par exemple : garantir la transparence et l'exemplarité de l'action de police et de la gendarmerie nationale ; renforcement des formations relatives à la déontologie et à l'éthique, au délit d'outrage sexiste et sexuel, à la crise climatique et ses enjeux...

* 16 À côté de cette obligation générale, des obligations spécifiques s'appliquent pour le port de certaines armes, qui donne lieu à une habilitation particulière.

* 17 L'instruction DGPN relative à l'arme individuelle ou de service du 26 mai 2021 rappelle que l'agent doit avoir effectué les trois tirs réglementaires lors des 12 mois précédents et avoir effectué au moins une séance de tir au cours des quatre derniers mois.

* 18 Audition de M. Philippe Lutz, directeur central du recrutement et de la formation, de la police nationale, devant la commission des lois, le 8 février 2023 : « Je veux citer l'exemple dramatique de l'affaire Mickaël Harpon en 2019. Lorsque celui-ci a descendu l'escalier au coin de la préfecture de police, il s'est retrouvé face à un fonctionnaire de police stagiaire, sorti quinze jours plus tôt de l'école de Nîmes. J'ai discuté à plusieurs reprises avec ce fonctionnaire, très rapidement après les faits, puis lors des obsèques, puis à l'école de Nîmes, où il vient témoigner parfois de son vécu professionnel. Lors de l'événement, il s'est littéralement remis dans une bulle. Face à un individu qui venait vers lui un couteau à la main, de combien de temps a-t-il disposé pour se remémorer la technique, le cadre juridique ? Je ne suis pas certain qu'un fonctionnaire qui aurait eu quinze ans d'ancienneté aurait eu le même cheminement mental... »

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