PARTIE II : UNE PROPOSITION DE DIRECTIVE AMBITIEUSE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE QUI SUSCITE DES DIVISIONS
I. UNE PROPOSITION DE DIRECTIVE NOVATRICE DE LA COMMISSION...
A. AMÉLIORER LES CONDITIONS DE TRAVAIL DES TRAVAILLEURS DE PLATEFORMES : LES MESURES PROPOSÉES PAR LA COMMISSION EUROPÉENNE LE 9 DÉCEMBRE 2021
La Commission européenne a publié, le 9 décembre 2021, un paquet de mesures - incluant une proposition de directive - visant à améliorer les conditions du travail via une plateforme et à promouvoir une croissance durable de ces plateformes dans l'Union européenne.
Cette proposition de directive relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme (COM (2021) 762) s'accompagne donc d'une communication exposant l'approche de l'UE en matière de travail via une plateforme, et d'un projet de lignes directrices précisant l'application du droit de la concurrence de l'UE aux conventions collectives des travailleurs indépendants sans salariés qui cherchent à améliorer leurs conditions de travail.
Projet de lignes directrices précisant l'application du droit de la concurrence de l'UE aux conventions collectives des travailleurs indépendants
Ce projet de lignes directrices de la Commission vise à clarifier le régime applicable aux conventions collectives conclues par des travailleurs indépendants, en explicitant les situations où une négociation collective des travailleurs indépendants est possible au regard de l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) sans être qualifiée d'entente anti-concurrentielle31(*). En effet, les travailleurs indépendants ne sont pas considérés comme des « travailleurs » au sens du droit communautaire.
La jurisprudence de la CJUE a établi des critères objectifs permettant de caractériser la relation de travail en considération des droits et devoirs des personnes concernées : un travailleur est « une personne (qui) accomplit, pendant un certain temps, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération ».
Or, les travailleurs indépendants n'étant pas placés, par définition, sous la direction de leurs clients, ils sont considérés, en droit, comme des entreprises et ne bénéficient donc pas des garanties accordées aux travailleurs.
Le champ d'application de ce projet de lignes directrices est toutefois beaucoup plus large que celui des travailleurs de plateformes, car il englobe l'ensemble des travailleurs indépendants qui disposent d'une faible influence sur leurs conditions de travail. Sont ainsi visés les travailleurs indépendants sans salariés, définis comme des prestataires de services qui n'ont pas de salariés et qui dépendent principalement de leur propre travail personnel pour la prestation des services, et les entreprises donneuses d'ordre lorsqu'elles négocient avec ces derniers au sujet des conditions de travail.
Au niveau national, ces lignes directrices permettront de sécuriser le cadre juridique du dialogue social entre représentants des travailleurs indépendants des plateformes et représentants des plateformes de la mobilité, en écartant le risque de qualification d'ententes anticoncurrentielles des accords de secteur conclus par ce biais. En tout état de cause, la DGT rappelle, dans ses réponses au questionnaire des rapporteurs, que ces lignes directrices visent surtout à rassurer les entreprises car la Commission européenne n'a jamais sanctionné de conventions collectives réalisées par des travailleurs indépendants sans salariés et n'envisageait pas de le faire.
Ces lignes directrices sont actuellement en cours de validation interne au sein de la Commission et devraient être adoptées à l'automne 2022.
La directive proposée s'appliquera aux « plateformes de travail numériques » telles qu'elles sont définies à son article 2, c'est-à-dire à celles qui organisent le travail effectué par des individus. Il s'agit de toute personne morale ou physique fournissant un service grâce à des moyens électroniques, à la demande du consommateur final et impliquant une organisation du travail exécuté par des individus.
Les plateformes principalement concernées sont celles de VTC, comme Uber par exemple, et de livraison de marchandises du dernier kilomètre, telles que Deliveroo mais d'autres entreraient également dans le champ de la directive, telles que les opérateurs de « quick commerce ». Les plateformes de travail purement en ligne, de type Amazon Mechanical Turk, seraient également couvertes.
Toutefois, selon la Commission européenne, cette directive ne s'appliquera pas aux plateformes en ligne qui se bornent à publier des offres ou des demandes de services ou à afficher les fournisseurs de services disponibles dans un domaine spécifique. Elle ne s'appliquera pas non plus aux fournisseurs d'un service dont l'objectif premier est d'exploiter ou de partager des actifs (location de courte durée de logements, etc.).
Par ailleurs, la directive proposée s'appliquera à toutes les plateformes de travail numériques définies comme telles, qui fournissent des services dans l'Union, quel que soit leur lieu d'origine, à condition que le travail organisé par l'intermédiaire de cette plateforme soit exécuté dans l'Union.
La proposition de directive est fondée sur l'article 16 et l'article 153, paragraphe 1, point b), du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), portant respectivement sur la protection des données et sur les conditions de travail. Il semblerait effectivement que ce dernier article soit la voie juridique la plus sûre pour la Commission européenne, qui doit faire face à un cadre juridique quelque peu contraint (cf. encadré infra).
Un cadre juridique contraint pour la Commission européenne
La Commission a choisi de légiférer sur les conditions de travail des travailleurs, en s'appuyant sur une approche par le statut (via la présomption de salariat), qui lui paraît la seule voie praticable, notamment du point de vue juridique, pour améliorer les conditions de travail des travailleurs des plateformes par le biais du droit européen. En effet, des interrogations subsistent sur la possibilité pour l'Union européenne de légiférer directement sur les conditions de travail des travailleurs indépendants.
La Commission européenne estime néanmoins dans son étude d'impact que l'article 53 point 1) du TFUE aurait pu être mobilisé. Cet article autorise l'Union européenne à prendre des directives visant « la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres concernant l'accès aux activités non salariées et à l'exercice de celles-ci ».
Les deux bases juridiques de la proposition de directive sont donc les suivantes :
-l'article 153 (1), point (b), du TFUE qui permet à l'Union de soutenir et compléter l'action des États membres dans le domaine des conditions de travail. L'article 153 (2), point (b) autorise le Parlement européen et le Conseil à intervenir par voie de directive. Dans ce domaine, le Parlement européen et le Conseil statuent conformément à la procédure législative ordinaire (c'est-à-dire à la majorité qualifiée au Conseil) ;
-l'article 16 du TFUE permet au Parlement européen et au Conseil d'adopter, selon la procédure législative ordinaire, des règles relatives à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement de leurs données personnelles par les institutions, organes et organismes de l'Union, ainsi que par les États membres dans l'exercice d'activités qui relèvent du champ d'application du droit de l'Union, et à la libre circulation de ces données.
La directive s'appliquera à toute personne physique exécutant un travail via une plateforme numérique de travail. Selon la Commission, les dispositions relatives à la protection des données personnelles et à la gestion algorithmique couvrent l'ensemble des individus précités, quelle que soit la nature ou la désignation du contrat les liant à la plateforme. Les dispositions portant sur l'amélioration des conditions de travail sont, quant à elles, réservées aux travailleurs salariés ou qui devraient l'être au regard des faits.
* 31 L'article 101 du TFUE dispose que «sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur ».