B. UNE JEUNESSE EN DANGER
1. Des traumatismes voire des « viols psychiques » pour les plus jeunes
Le visionnage d'images pornographiques a des conséquences différentes selon l'âge auquel il intervient mais peut choquer à tout âge. Dans le sondage Opinionway d'avril 2018 précité, réalisé sur des jeunes de 18 à 30 ans, 66 % des femmes et 38 % des hommes déclarent que les images pornographiques les ont choqués la première fois .
Lorsque la première exposition à ces images survient avant 12 ans, elle est le plus souvent involontaire et peut conduire à des traumatismes importants.
Selon Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne spécialisée dans l'enfance et l'adolescence et présidente de l'association e-enfance , avant la puberté, ces images sont une effraction psychique qui sidère les enfants, leur fait peur, et parfois les fascine et les excite. Ils ne sont pas préparés à voir ces images violentes, car les enfants n'ont pas de représentation psychique de la sexualité génitale des adultes et sont violemment agressés par ce qu'ils ont tout à coup sous les yeux. Nombre d'entre eux gardent le silence et se sentent en faute. Selon elle, ce silence, cette culpabilité et la prégnance des images qu'ils ont vues provoquent chez bon nombre d'entre eux des troubles anxieux, proches de ceux que l'on retrouve dans un syndrome de stress post-traumatique : troubles du sommeil, cauchemars, agitation, maux de ventre, de tête, crise d'angoisse.
Pour Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne spécialisée dans les addictions sexuelles et cybersexuelles, il est possible de parler de « viol psychique » : pour l'enfant, les images pornographiques constituent des images traumatiques qu'il n'est pas capable d'analyser . La sexualité, qui était auparavant source de saine curiosité infantile, devient alors, suite à ce premier contact précoce, objet de dégoût et de fascination en même temps. Choqué et plein de questionnements, l'enfant est amené à revenir regarder ce contenu, afin de pouvoir l'intégrer et le comprendre.
Des adolescents plus âgés peuvent également être bouleversés par les images qu'ils ont vues. Samia Bounouri, infirmière scolaire en Seine-Saint-Denis, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU, a décrit devant la délégation les symptômes qu'elle-même et ses collègues pouvaient constater lors de consultations infirmières dans des établissements scolaires : sentiment de culpabilité, de honte et de dégoût, obnubilations avec des scènes qui reviennent en flash-back à tout moment dans la journée, céphalées, troubles du sommeil et de l'alimentation, difficultés à se concentrer, chute des notes, repli sur soi, scarifications, etc. Les jeunes concernés peuvent aussi présenter des troubles du comportement inhabituels : attitude agressive ou violente, mimétisme avec des situations vues sur les écrans, dessins à caractère sexuel sur des cahiers d'école, bruitages, par exemple des gémissements de femmes, insultes à caractère sexuel dont ils ne comprennent parfois même pas le sens.
Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant au CNRS ( LaPsyDÉ ), a exposé devant la délégation les conséquences que peut avoir le visionnage de porno sur un cerveau en développement. À l'adolescence, le système limbique est beaucoup plus réactif et affecté par ce qu'il voit. Aussi, l'exposition répétée à des images choquantes produit à chaque fois la même réaction émotionnelle très forte, ce qui peut créer un traumatisme .
Comme l'a mis en avant devant la délégation Béatrice Damian-Gaillard, docteure HDR en sciences de l'information et de la communication, professeure à l'Université de Rennes 1, chercheuse à Arènes, le contexte de réception joue beaucoup sur la façon dont l'enfant reçoit et s'approprie les images visionnées. La confrontation avec des images choquantes est d'autant plus bouleversante pour un enfant qu'il n'a pas la possibilité de parler de ce qu'il a vu, de mettre des mots sur ce qu'il ressent, ni de décrypter les images. Les réactions des adultes et la création d'un espace de dialogue sont cruciales.
2. Une vision déformée et violente de la sexualité
a) Le porno, lieu d'apprentissage de la sexualité par défaut
La pornographie a un impact sur la façon dont les adolescents et les jeunes adultes abordent leur entrée dans la sexualité. Elle constitue leur première voire seule référence de ce que peuvent être des rapports sexuels . Une enquête 38 ( * ) indique que les jeunes regardent des contenus pornographiques pour quatre raison principales : se préparer à la sexualité ; découvrir des pratiques ; se masturber ; comme carburant du fantasme. La recherche d'informations sur la sexualité apparaît comme un facteur clé des premiers visionnages volontaires de contenus pornographiques.
« Nous n'éduquons pas nos enfants à la sexualité ; rassurez-vous, la pornographie le fait à notre place » Israël Nisand, gynécologue et obstétricien
Le sociologue Arthur Vuattoux, qui a mené une enquête avec Yaëlle Amsellem Mainguy ayant donné lieu à la publication de l'ouvrage Les jeunes, la sexualité et internet 39 ( * ) , estime que le visionnage de la pornographie est peu dissociable, dans le récit qu'en font les jeunes, d'autres dimensions de leurs activités en ligne, notamment la recherche d'informations . Ainsi, certains jeunes ont indiqué aux chercheurs avoir visionné des contenus pornographiques la première fois parce qu'ils voulaient savoir à quoi ressemblait un rapport sexuel et qu'il s'agissait du seul outil permettant d'avoir accès des images explicites. Pour Arthur Vuattoux, « le recours à des contenus pornographiques est peut-être révélateur des failles de notre système éducatif ».
Certaines catégories intitulées « pédagogique » (ou « instructional » en anglais), « entraînement » ou « tutoriel » incitent d'ailleurs les jeunes à considérer qu'il s'agit de ressources légitimes en matière d'information sur la sexualité.
Or les jeunes adolescents et adolescentes ont très peu de capacité de distanciation face aux images reçues .
Une étude 40 ( * ) portant sur l'impact des images violentes, sexuelles et haineuses sur les adolescentes, menée par Sophie Jehel, a montré que les jeunes adolescents garçons recevaient les images pornographiques comme une préparation à la sexualité. Selon elle, le visionnage des images pornographiques ne conduit pas à leur mise à distance mais plutôt à la banalisation des pratiques montrées. Elle parle d'adhésion-croyance : l'adolescent spectateur se projette dans l'image et la considère comme vraie.
Cela rejoint des constats émis devant la délégation par Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution et traite des êtres humains des mineurs à la division de la famille et de la jeunesse (Difaje) du tribunal judiciaire de Bobigny : « Les jeunes garçons que je rencontre pensent que ces échanges sexuels sont la norme sexuelle. Les films pornographiques qu'ils regardent à un moment où ils sont en construction et se socialisent vont influer sur leurs rapports aux femmes en général et dans leur vie sexuelle ».
Certains jeunes peuvent avoir du recul par rapport aux images visionnées mais sans pour autant que ce soit suffisant pour qu'ils puissent s'en abstraire. Ainsi, Ovidie, réalisatrice de documentaires, a fait part à la délégation de certains échanges qu'elle a eus au cours de ses interventions dans des collèges et lycées du département de la Charente. Elle estime qu'il y a aujourd'hui une génération qui entre dans la sexualité en ayant été à la fois « biberonnée au porno » et dans le même temps sensibilisée aux notions de consentement, de harcèlement, de revenge porn , etc. dans la lignée de #MeToo et que les jeunes sont tiraillés entre ces deux visions.
Arthur Vuattoux a souhaité relativiser devant la délégation l'influence de la pornographie sur la sexualité des jeunes à plus long terme, estimant qu'en grandissant les jeunes acquièrent davantage de recul sur les images visionnées, intègrent le fait qu'il ne s'agit pas de la réalité et apprennent à sélectionner les images qu'ils visionnent. Pour autant, les jeunes rencontrés dans le cadre de sa recherche étaient âgés de 18 à 30 ans et disposaient d'un recul qui est rare chez un adolescent de 15 ou 16 ans.
b) Des normes de domination et de violence
Le porno impose des scénarios, des normes, des codes : les jeunes gens ne se construisent plus leur propre univers fantasmatique et souhaitent - ou se sentent tenus de - reproduire les pratiques visionnées, coller à des scénarios précis, enchaîner certains actes... Selon l'enquête Ifop de 2017 précitée, 45 % des adolescents de 15 à 17 ans ayant déjà eu un rapport sexuel ont déjà essayé de reproduire des scènes ou pratiques de films pornographiques. C'est le cas de 60 % des adolescents homosexuels.
Les adolescents abordent la sexualité sous l'angle de la performance, avec la peur de ne pas être à la hauteur de ce qu'ils ont vu et qu'ils pensent être la norme. Comme l'a relevé Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne, « l'idéal pornographique est tyrannique et angoissant . »
Certaines pratiques, autrefois marginales, se développent chez les adolescents. Ovidie a ainsi évoqué devant la délégation une augmentation de pratiques BDSM (bondage, discipline, domination, soumission) « sans filet », c'est-à-dire sans le « contrat de consentement » qui existe habituellement entre adultes adeptes de ces pratiques.
La référence à des pratiques visionnées dans des films pornographiques est en outre utilisée pour justifier une culture oppressive de la sexualité. Ainsi Israël Nisand, gynécologue et obstétricien, a témoigné devant la délégation recevoir en consultation des jeunes femmes qui lui demandent si elles doivent accepter de refaire, à la demande de leur petit ami, ce qu'ils ont ensemble regardé dans des films porno.
Plus globalement, ainsi que l'a exposé devant la délégation Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, le porno tend à renforcer la construction d'une culture viriliste de la sexualité des hommes, qui passe par la domination sexuelle des femmes , et dont la consommation est vécue bien souvent par les jeunes filles, mais aussi par les jeunes homosexuels, comme une agression. Elle estime que la culture pornographique dans son ensemble vient renforcer les codes de la domination masculine et rend particulièrement difficile l'éducation à l'égalité et à la parité.
Pour la psychologue Béatrice Copper-Royer, « il y a incontestablement, via ces vidéos pornographiques, un renforcement des discours misogynes, une représentation caricaturale des stéréotypes de l'homme hyper viril et dominateur et de la femme soumise et consentante. Pour faire plaisir à sa petite copine, il faudrait lui taper sur les fesses et la tirer par les cheveux ... »
Cette présentation déformée et sexiste de la sexualité a été dénoncée avec force par Elsa Labouret, porte-parole d' Osez le féminisme ! : « Un garçon cherchant des informations sur la sexualité et tombant sur la pornographie va apprendre que le plaisir de l'autre ne compte pas, que les lesbiennes aiment coucher avec un homme, que les femmes aiment la violence, que seule la pénétration donne du plaisir, que la pénétration anale, double ou triple, est banale et très facile. Il va découvrir de multiples endroits très créatifs où déposer son sperme. Il va apprendre qu'une vulve lisse, sans poils, aux lèvres symétriques, est la norme. Il va apprendre à ressentir de l'excitation en voyant une femme en larmes, complètement dissociée, aux yeux vides. » Quant aux filles, « elles vont apprendre que la sexualité comportera des violences, qu'elles sont utilisables et pénétrables, sans compter toutes les violences qui s'exercent sur elles par les hommes qui en regardent. »
Les scénarisations de viols dans les vidéos pornographiques et le non-respect constant du « non » de la femme » ont également des répercussions sur l'idée que se font les jeunes de la notion de consentement. Comme s'est insurgé Israël Nisand, « ce qu'on apprend aux jeunes hommes dans la pornographie, c'est que si une femme dit non, en fait ça veut dire oui, et que si vous poussez plus loin jusqu'à la faire bien jouir parce que vous êtes bien viril, elle va vous remercier alors qu'elle disait non au départ. La pornographie, c'est un apprentissage au non consentement . » Il estime que « la pornographie est un traité sur la virilité. Elle assume la déshumanisation systémique de toutes les femmes et leur humiliation, la suprématie des “ vrais hommes ”, avec une apologie de l'érection, de la pénétration des trois offices féminins et de l'éjaculation. »
3. Une (hyper) sexualisation précoce et un développement des conduites à risques ou violentes
Les professionnels constatent un développement de comportements sexualisés chez les jeunes adolescents voire les enfants. L'appréhension de ces comportements ne pas doit se limiter aux seuls rapports sexuels par pénétration vaginale, les pratiques sexuelles des jeunes ayant fortement évolué.
Israël Nisand, gynécologue et obstétricien, a insisté devant la délégation sur les évolutions de la sexualité et des questionnements des adolescents, s'appuyant notamment sur l'ouvrage Sexualisation précoce et pornographie 41 ( * ) de Richard Poulin, sexologue canadien, qui, selon lui, « montre bien comment la pornographie sexualise les enfants et chosifie les femmes » et « démontre que les pratiques violentes sont directement proportionnelles à la précocité et à l'intensité de la consommation d'images pornographiques ».
Les demandes et envois de nudes ou de vidéos d'actes sexuels sont aujourd'hui extrêmement développés chez les adolescents et adolescentes . Ils s'envoient des images d'eux-mêmes nus ou dans des postures impudiques, notamment via Instagram ou Snapchat .
Les données recueillies en 2020 et 2021 au sein de l'Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie illustrent ce phénomène : sur Snapchat , 16 % des garçons et 11 % des filles disent envoyer des snaps intimes ou provocants ; sur TikTok , 11 % des garçons et 7 % des filles ont publié des vidéos sensuelles ou sexy, dans un cadre qui n'est plus privé.
La question de l'échange de contenus à caractère sexuel contre rémunération via ces supports de diffusion se pose également.
Au cours d'une table ronde avec des acteurs institutionnels spécialisés dans la lutte contre la traite des êtres humains et la cybercriminalité, organisée le 18 mai 2022 par la délégation, Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution et traite des êtres humains des mineurs à la division de la famille et de la jeunesse (Difaje) du tribunal judiciaire de Bobigny a ainsi déclaré : « il n'est pas besoin de passer par des plateformes spécialisées : il suffit d'échanger par SMS, Whatsapp ou Facebook des images ou vidéos dénudées, avec une rémunération qui vient par la suite. En outre, ces activités sont cachées, elles se produisent dans le huis clos de la chambre ou de la salle de bain. (...) Dans une affaire de l'an dernier, une adolescente de 16 ans se confie à un membre du personnel éducatif ; elle se dit victime de harcèlement scolaire de la part d'élèves qui prétendent qu'elle se livre à des actes sexuels. Elle explique qu'elle correspond avec des hommes qu'elle ne connaît pas à qui elle envoie des photos dénudées, en échange de quoi elle reçoit divers cadeaux : abonnements à des chaînes payantes, livres et vêtements. Lorsque les policiers l'entendent, elle précise qu'elle n'a jamais réalisé de prestations sexuelles physiques ».
La diffusion de ces contenus à caractère sexuel via des plateformes spécialisées, les réseaux sociaux ou des messageries privées, pose la question de la porosité entre la pornographie et la prostitution.
Le visionnage de contenus pornographiques contribue par ailleurs à banaliser aujourd'hui les actes sexuels et les conduites à risque chez les adolescents et adolescentes .
Selon Thomas Rohmer, président de l' Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique ( Open ), « certaines pratiques sexuelles sont extrêmement banalisées dans les établissements scolaires, ce sont aussi des pratiques stéréotypées qui émanent du milieu pornographique et se sont diffusées sur le terrain : par exemple, la fameuse “ totale ”, c'est-à-dire, pour être clair, le trio fellation-sodomie-éjaculation faciale . » Cela rejoint le témoignage de Simon Benard-Courbon, substitut du procureur de la République, co-référent prostitution et traite des êtres humains des mineurs à la division de la famille et de la jeunesse (Difaje) du tribunal judiciaire de Bobigny : « La fellation est devenue un acte tout à fait anodin pour la plupart des adolescents - mes collègues et moi le constatons régulièrement dans les affaires de violences sexuelles . »
Ainsi que l'a exposé devant la délégation Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant au CNRS (LaPsyDÉ), les adolescents sont plus enclins à prendre des risques : « s'ils sont exposés à des contenus pornographiques dans lesquels les acteurs ne sont pas protégés, ils pensent non pas à l'éventualité d'une MST, mais plutôt à la recherche du plaisir grâce à une relation sexuelle . »
De nombreux professionnels entendus par la délégation, que ce soit dans les domaines de l'éducation, de la santé ou de la justice, ont établi un lien entre la banalisation de la consommation de pornographie et l'augmentation de la prostitution des mineurs , qui ont toutes deux pris leur essor pendant les années 2010. Sur la base de son expérience de substitut du procureur de la République au tribunal judiciaire de Bobigny, Simon Benard-Courbon a ainsi affirmé : « il y a un lien certain entre la pornographie en ligne et l'essor du proxénétisme sur les mineures, avec des jeunes consommateurs qui peuvent devenir des clients ou des proxénètes »
Les phénomènes de violences et harcèlement sexuels de jeunes sur d'autres jeunes sont également en hausse : envois de nudes non sollicités de sexe en érection à des jeunes filles, partages d'images sexuelles sans le consentement de la personne concernée, pressions envers les plus jeunes pour visionner des vidéos pornographiques, attouchements voire agressions sexuelles. Gordon Choisel, président de l'association e-nnocence, a évoqué devant la délégation une augmentation des cas de viols en réunion chez des enfants de 12-13 ans qui filment ces agressions dans les cours de récréation ou les toilettes de l'école, reproduisant des actes visionnés en ligne.
* 38 Clarissa Smith, Feona Atwood et Martin Baker, Les motifs de la consommation de pornographie (2015) .
* 39 Arthur Vuattoux et Yaëlle Amsellem Mainguy, Les jeunes, la sexualité et internet (2020).
* 40 Sophie Jehel, Les adolescents face aux images violentes, sexuelles et haineuses : stratégies, vulnérabilités, remédiations. Comprendre le rôle des images dans la construction identitaire et les vulnérabilités de certains jeunes (2018).
* 41 Richard Poulin, Sexualisation précoce et pornographie , La Dispute, 2009 .