III. UNE CONSOMMATION MASSIVE, BANALISÉE ET TOXIQUE, CHEZ LES ENFANTS ET ADOLESCENTS COMME CHEZ LES ADULTES
Le porno n'est plus aujourd'hui ce magazine ou cette cassette VHS achetés discrètement dans des boutiques spécialisées et au contenu que les consommateurs d'aujourd'hui qualifierait de « soft ». Le porno, y compris le porno le plus extrême et « trash », est aujourd'hui à portée de clic, accessible à toutes et tous en ligne, gratuitement, et sans aucune barrière ni garde-fou. Sa consommation est devenue massive, chez les adultes mais aussi chez les adolescents voire chez les enfants. D'ailleurs, en violation totale du code pénal qui réprime toute diffusion de contenu pornographique susceptible d'être vu ou perçu par un mineur.
La délégation souhaite, par la compilation de données détaillées et parfois exclusives, provoquer une prise de conscience générale quant à l'ampleur de ce phénomène, encore trop méconnu et mésestimé. Ses conséquences sont nombreuses et graves. Pour notre jeunesse en premier lieu, qui entre dans la sexualité « biberonnée » au porno. Mais aussi pour la société dans son ensemble : le porno produit une érotisation de la violence et des rapports de domination et ne fait qu'encourager et renforcer une culture du viol et des violences envers les femmes.
A. UN ACCÈS SANS LIMITE NI GARDE-FOU, EN VIOLATION DU CODE PÉNAL
1. Des contenus accessibles à toutes et tous en ligne, en dépit de la loi en interdisant l'accès aux mineurs
L'article 227-24 du code pénal interdit la fabrication, le transport et la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, ainsi que le commerce, de tout message « à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique, y compris des images pornographiques impliquant un ou plusieurs animaux, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger » lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur. Ces infractions sont punies de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
a) Une régulation relativement stricte des contenus diffusés au cinéma et dans les médias audiovisuels
En 1961, un décret 27 ( * ) institue une commission de contrôle des films cinématographiques chargée d'émettre un avis sur tous les films avec quatre niveaux de classification : tous publics, interdiction aux mineurs de moins de 13 ans, interdiction aux mineurs de moins de 18 ans et interdiction totale. Cet avis est requis par le ministère de la culture en préalable à l'octroi d'un visa d'exploitation.
La loi dite Giscard de 1975 28 ( * ) introduit un régime spécial pour les « films pornographiques ou d'incitation à la violence » , en excluant ces films, ainsi que les salles de cinéma spécialisées dans leur projection, du bénéfice de toute forme d'aide sélective ou subvention et en leur imposant un taux de TVA majoré ainsi qu'une taxe à hauteur de 20 % de leurs bénéfices. Elle crée ainsi une nouvelle catégorie de classification (dite des « films X »), qui entraîne une interdiction de représentation à tous les mineurs. Elle ne donne pas pour autant de définition de la pornographie. Cette activité de définition est opérée par le rapport Genevois qui retient deux critères : la non-simulation des actes sexuels et l'intention d'ensemble de l'oeuvre.
Désormais, la commission et les comités de classification disposent de cinq niveaux de classification : tous publics, interdiction aux mineurs de moins de 12 ans, interdiction aux mineurs de moins de 16 ans, interdiction aux mineurs de moins de 18 ans, interdiction aux mineurs de moins de 18 ans avec classement « X ». Chacune de ces mesures peut être accompagnée d'un avertissement destiné à l'information du spectateur sur le contenu de l'oeuvre ou certaines de ses particularités.
Cependant, le dernier classement « X » date de 1996 et la dernière salle spécialisée a fermé en 2019.
La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication 29 ( * ) a fait du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) le garant, dans les médias, du respect de la dignité de la personne humaine et de la protection des mineurs. À cette fin, le CSA a mis en place des signalétiques et imposé des contraintes aux éditeurs et distributeurs. La diffusion de programmes pornographiques (dits de catégorie V) est soumise au respect d'une recommandation du 15 décembre 2004 30 ( * ) : diffusion uniquement sur certaines chaînes, entre minuit et cinq heures du matin, avec un système de verrouillage, activé dès la première utilisation et de nouveau lors de toute modification du contexte de visionnage . Une délibération du 20 décembre 2011 précise la mise en oeuvre de ces règles pour les services de médias audiovisuels à la demande, avec en particulier une possibilité de commercialisation de ces contenus uniquement dans le cadre d'offres payantes, par abonnement ou à l'acte, et l'obligation de mettre en place un système de verrouillage spécifique actif dès la première utilisation du service et de nouveau à chaque tentative d'accès à l'espace réservé aux programmes « adultes ».
Ainsi, les films pornographiques diffusés depuis 1985 sur Canal+ le premier samedi du mois respectent un certain nombre de règles : double cryptage, diffusion après minuit, préservatif obligatoire, interdiction de la violence, des gifles et des claques, pas de mise en scène de rapports tarifés ou de viols, etc.
b) Une régulation quasi inexistante sur Internet
S'il n'a longtemps eu aucune compétence s'agissant d'Internet, le CSA - aujourd'hui l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - est désormais chargé de la régulation systémique des plateformes ayant une activité d'intermédiation en ligne, telles que les plateformes de partage de vidéo, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les agrégateurs et les magasins d'application.
Contrairement aux médias audiovisuels, où elle assure un contrôle contenu par contenu, l'Arcom ne contrôle pas chaque contenu publié en ligne mais s'assure que les plateformes ont mis en oeuvre des outils et moyens afin de répondre aux grands objectifs de politique publique en matière de lutte contre les contenus illicites et préjudiciables et de protection du public. Elle intervient particulièrement en matière de lutte contre la manipulation de l'information et contre la haine en ligne. Elle s'assure que les plateformes mettent bien en oeuvre, de façon transparente et équilibrée, leurs obligations de signalement ou encore de modération.
À l'initiative du Sénat, la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales 31 ( * ) a précisé que les infractions prévues à l'article 227-24 du code pénal sont constituées y compris si l'accès du mineur résulte d'une simple déclaration de celui-ci indiquant qu'il est âgé d'au moins dix-huit ans. Les sites pornographiques ne peuvent donc plus se contenter d'une réponse positive à la simple question « Avez-vous plus de 18 ans ? ».
Pour autant, force est de constater que l'accès aux sites pornographiques demeure aujourd'hui encore extrêmement aisé pour n'importe quel public . Aucun contrôle de l'âge n'est prévu pour accéder aux sites Pornhub , YouPorn , Xnxx , Tukif , etc.
Fenêtre d'accueil au moment de l'accès à des sites pornographiques
Source : vérifications de la délégation en juillet 2022
De même, aucun contrôle de l'âge de l'utilisateur n'est effectué sur les réseaux sociaux où le principe de l'auto-déclaration domine . En théorie, les réseaux sociaux sont interdits au moins de 13 ans et ne sont accessibles aux adolescents de 13 à 15 ans qu'avec le consentement de leurs parents en plus de celui du mineur, au titre du règlement général sur la protection des données (RGPD).
Or de nombreux comptes sur Twitter ou Instagram affichent des contenus pornographiques ou font la promotion de contenus disponibles sur d'autres sites, comme Onlyfans . Des avertissements sont parfois affichés mais tel n'est pas toujours le cas et un simple clic permet de passer outre l'avertissement.
Message d'avertissement sur
Twitter
en cas
de contenus sexuellement explicite
Pour reprendre les propos d'Israël Nisand, gynécologue et obstétricien, lors de son audition par la délégation, « donner aux enfants des images porno dans la rue, c'est un délit passible de prison, mais le faire sans aucun contrôle ni limitation, c'est possible sur la toile pour les milliardaires d'Internet, avec un effet d'amplification sur les réseaux sociaux, le tout dans un silence assourdissant, c'est business as usual. »
2. Une exposition de plus en plus précoce, volontaire mais aussi subie, notamment par les plus jeunes
La majorité des adolescents et adolescentes a déjà vu des contenus pornographiques en ligne, de manière volontaire ou non.
Selon un sondage Opinionway d'avril 2018 32 ( * ) , réalisé auprès de jeunes de 18 à 30 ans, 82 % de ces jeunes adultes avaient vu des images pornographiques avant 18 ans, 62 % avant 15 ans, 31 % à 12 ans ou moins, 11 % avant 11 ans. Cette tendance est plus marquée chez les hommes : 70 % avaient vu des images pornographiques avant l'âge de 15 ans.
Taux d'exposition à des images pornographiques
en fonction de l'âge et du sexe
Source : Sondage Opinionway réalisé auprès d'un échantillon de 1 179 personnes représentatif de la population française âgée entre 18 et 30 ans, avril 2018
Chiffres clés de l'exposition des mineurs au porno selon l'association Ennocence
Source : Infographie réalisée par l'association Ennocence
Ces tendances s'accentuent au fil des années et l'exposition à des contenus pornographiques est de plus en plus précoce. L'association Open (Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique), qui effectue des actions de prévention en matière d'appréhension des outils numériques et intervient tout particulièrement sur la thématique de la pornographie, a alerté la délégation sur cette dégradation de la situation : les intervenants sont désormais sollicités au niveau de l'école primaire alors qu'ils n'intervenaient par le passé que dans des collèges et lycées.
a) Des possibilités d'exposition accrues par l'élargissement des pratiques numériques des enfants et adolescents
Ainsi que l'a exposé devant la délégation Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, chercheure au Centre d'études sur les médias, les technologies et l'internationalisation (CÉMTI), avec l'élargissement des pratiques numériques des enfants et des adolescents, du temps passé sur les plateformes, du nombre de comptes et la diversification des activités qui y sont menées, se sont accrues les occasions de rencontres avec des contenus sexuels qui étaient moins présents et moins accessibles sur les autres médias, en particulier dans l'audiovisuel ou le cinéma.
Ainsi, selon une étude Médiamétrie de 2019, l'âge d'acquisition du premier téléphone est désormais de 9 ans et 9 mois et à 12-13 ans près des deux tiers des enfants ont un téléphone et accès à Internet librement .
Taux d'utilisation d'équipement numérique par les enfants selon leur âge
Taux de possession d'équipement numérique par les enfants selon leur âge
Source : Médiamétrie - Étude réalisée en ligne en septembre 2019 auprès de 2 087 parents d'enfants âgés de moins de 15 ans pour le compte de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique et de l'Unaf
Selon Sophie Jehel, la moitié des enfants âgés de 11 à 14 ans se rendent sur les réseaux sociaux. Plus de 70 % des 15-16 ans sont présents sur au moins quatre réseaux sociaux, le plus souvent Instagram , Snapchat , YouTube , TikTok .
Or la confrontation à des images sexuelles se fait en grande majorité via un smartphone et par l'intermédiaire de trois canaux principaux : les sites pornographiques dédiés, les comptes de réseaux sociaux et messageries numériques, enfin les sites de téléchargement illégal.
b) Un accès précoce à des contenus pornographiques sur des sites dédiés mais aussi sur les réseaux sociaux, plateformes et messageries numériques
Les sites pornographiques sont le premier canal d'accès aux contenus pornographiques. Selon un sondage Ifop 33 ( * ) , réalisé en avril 2021 auprès d' adolescents âgés de 15 à 17 ans , 41 % des adolescents interrogés ont déjà consulté des sites pornographiques . Selon un précédent sondage Ifop de 2017 34 ( * ) portant sur cette même classe d'âge, cette proportion était de 63 % chez les garçons et 37 % chez les filles. L'âge moyen de premier visionnage d'une vidéo pornographique est de 14 ans .
Les adolescents consultent quasi exclusivement des sites pornographiques gratuits, tels que - par ordre de consultation - Pornhub (1 580 000 visiteurs mineurs en moyenne chaque mois en 2021), Xvideos (530 000), Tukif (390 000), xHamster (340 000) et Youporn (200 000).
Au-delà de ces sites dédiés, les réseaux sociaux et messageries numériques sont devenus, pour les jeunes, un canal d'accès et de diffusion, en échange privé ou en publication, d'images et de vidéos sexuelles. Aujourd'hui, de plus en plus d'adolescents et adolescentes accèdent à la pornographie sur des plateformes comme Onlyfans ou Mym mais aussi sur des réseaux comme Instagram , Snapchat ou Twitter . Selon le sondage Ifop de 2021, 31 % des adolescents de 15 à 17 ans ont eu accès à de la pornographie sur des réseaux sociaux et 24 % via des messageries , c'est-à-dire, dans ce dernier cas au moins, directement entre jeunes.
Thomas Rohmer, président de l' Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique ( Open ), a mis en avant devant la délégation la perméabilité entre le monde des influenceurs sur les réseaux sociaux, qui adoptent pour certains ou certaines des comportements hyper sexualisés, et l'apparition de nouvelles plateformes largement centrées sur la vente de vidéos et de photos à caractère sexuel.
c) Des expositions parfois involontaires voire subies
Le visionnage de contenus pornographiques peut être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches sur Internet, du visionnage ou du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux ou des messageries instantanées... En particulier, les sites de téléchargement ou de streaming comportent fréquemment des panneaux publicitaires ou des fenêtres pop-up à caractère sexuel et le film téléchargé peut comporter des séquences pornographiques en lieu et place du film attendu.
Selon le sondage Ifop de 2017, plus de la moitié des adolescents de 15 à 17 ans sont déjà tombés par hasard sur un extrait vidéo à caractère pornographique .
Alors que le sondage Opinionway précité indique qu'à 12 ans un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques, le plus souvent de façon involontaire, des acteurs associatifs entendus par la délégation estiment que la première exposition involontaire intervient souvent dès l'école primaire .
Une enquête menée par Sophie Jehel a fait apparaître que la rencontre avec des images sexuelles était d'abord involontaire pour les filles, souvent au moment d'un téléchargement illégal. Contrairement aux garçons, peu de filles entre 15 et 17 ans ont confié à son équipe consulter ce type de site volontairement, ou seulement de façon très exceptionnelle, avec des amies. En revanche, les jeunes filles sont tout autant sujettes que les garçons à des expositions involontaires. Le sondage Ifop de 2017 ne fait ainsi apparaître aucune différence genrée s'agissant de l'exposition involontaire, contrairement aux résultats relatifs à l'accès volontaire à des sites pornographiques.
La réception non désirée par les jeunes filles d'images sexuelles ( nudes ), envoyées le plus souvent par de jeunes garçons, est un phénomène en plein essor . Sophie Jehel a ainsi indiqué à la délégation qu'au sein de l'Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie, avec lequel elle travaille depuis 2014 afin de suivre l'évolution des pratiques numériques de 3 000 à 7 000 adolescents, 20 % des filles disent recevoir des images violentes ou choquantes non désirées. Lors d'un déplacement des rapporteures au collège Rosa Parks de Gentilly (94), la réception non désirée d'images sexuelles a été confirmée par toutes les adolescentes rencontrées.
Arthur Vuattoux, maître de conférences en sociologie à l'Université Sorbonne Paris Nord, membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS-USPN, EHESS, CNRS UMR 8156, Inserm U997), co-auteur de l'ouvrage Les jeunes, la sexualité et Internet , a en outre évoqué devant la délégation des expériences de pornographie sous contrainte, mentionnant l'exemple d'une jeune fille à qui son partenaire imposait de regarder de la pornographie pendant leurs rapports.
3. Des pratiques de consommation banalisées et parfois intensives, chez les jeunes comme chez les adultes
a) Une consommation généralisée, surtout chez les jeunes hommes
Selon des données consultées par la délégation, portant sur l'année 2021, chaque mois , en moyenne, 19 millions de visiteurs uniques se connectent à au moins un site pornographique, soit un tiers des internautes français . Parmi ceux-ci, 2,3 millions de mineurs .
Les contenus consultés sont pour une immense majorité des contenus gratuits. Or pour reprendre les propos du philosophe Romain Roszak dans son ouvrage La séduction pornographique 35 ( * ) , « la gratuité d'une bonne partie de l'offre redouble le sentiment qu'il s'agit d'une consommation innocente, qui ne se paye de rien ».
Les 15-49 ans sont les principaux consommateurs de ce type de site : la moitié des internautes de cette classe d'âge s'y rend tous les mois.
Les différences de consommation entre femmes et hommes sont notables à tout âge. 56 % des hommes de plus de 18 ans se rendent sur des sites pornographiques chaque mois, contre 21 % des femmes. Parmi les internautes de moins de 15 ans, 28 % des garçons se rendent sur ces sites tous les mois, contre 13 % des filles .
Les données recueillies par Sophie Jehel, au sein de l'Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie, montrent une progression de la consommation chez les jeunes filles mais qui reste toujours nettement inférieure à celle des jeunes hommes : en 2018 les garçons étaient 32 % à consulter des sites à caractère sexuel contre seulement 3 % des filles ; en 2021, ils sont 40 % contre 11 % des filles.
Selon Ludivine Demol, chercheuse-doctorante en Sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, auteure de travaux sur la consommation pornographique des jeunes, « les garçons, pour être considérés comme des hommes, doivent s'intéresser à la sexualité et à la pornographie ». Leur découverte du porno se fait seul ou en groupe, s'intégrant dans la socialisation à la masculinité. Ils découvrent en général la pornographie et la masturbation de façon simultanée. Quant aux filles, elles ont majoritairement accès à la pornographie via un pair : frère, cousin, copain, petit copain.
b) Des pratiques intensives de visionnage inquiétantes
Il n'existe pas aujourd'hui d'étude générale de prévalence des pratiques intensives de visionnage de porno. Cependant, des sondages, enquêtes et témoignages font apparaître des pratiques particulièrement inquiétantes.
Pour Arthur Vuattoux, « la pornographie peut être analysée comme l'un des usages centraux d'Internet à l'adolescence, en lien avec la sexualité ». La consommation de contenus pornographiques débute généralement par des phases de visionnage assez intense de pornographie avant l'entrée dans la vie sexuelle, au début de l'adolescence . Ensuite, dès que commence la sexualité relationnelle, ces phases de visionnage s'espacent et laissent place à d'autres expériences, reléguant la pornographie à de l'accessoire. Cela corrobore les données recueillies par Sophie Jehel qui indiquent que la consultation de sites pornographiques est particulièrement élevée à 15 ans puis qu'elle diminue.
Consultation de sites pornographiques
chez les adolescents garçons de 15 à 17 ans
ont déjà surfé sur un site pornographique |
le font au moins une fois par semaine |
le font tous les jours |
Source : Sondage Ifop : « Les adolescents et le porno : vers une « Génération Youporn » ? », 2017
Le sondage Ifop de 2021 précité montre des écarts importants entre les pratiques moyennes et les pratiques médianes, témoignant de pratiques intenses de visionnage chez certains jeunes. Les jeunes interrogés se sont en moyenne connectés à un site porno au cours des 24 derniers jours mais le nombre médian de jours depuis la dernière consultation est de quatre : la moitié des adolescents ayant déjà consulté des sites pornographiques l'ont donc fait au cours des quatre jours précédents.
Divers professionnels entendus par la délégation ont alerté sur l'augmentation des pratiques de visionnage intensif de porno. Samia Bounouri, infirmière scolaire, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU, a ainsi évoqué le cas d'élèves de sixième visionnant plusieurs fois par jour des vidéos pornographiques .
Si ces pratiques concernent des adolescents de tout milieu, elles sembleraient plus fréquentes chez des jeunes en situation de vulnérabilité, conflit ou souffrance. Sur la base d'entretiens menés avec des jeunes se déclarant addicts au porno, la chercheuse Ludivine Demol a ainsi estimé devant la délégation que la consommation massive de pornographie vient répondre à une demande d'évasion et de recherche de plaisir immédiat chez des jeunes qui sont souvent déjà dans des situations de vulnérabilité et de conflit.
Certaines pratiques intensives de visionnage de contenus pornographiques s'inscrivent dans le temps. Le risque de développer des comportements addictifs apparaît d'autant plus élevé que la première exposition aux images pornographiques a été précoce. Lors de son audition par la délégation, Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne spécialisée dans les addictions sexuelles et cybersexuelles, a indiqué que la quasi-totalité de ses patients ont visionné des contenus pornographiques avant l'âge de 12 ans. Tous se souviennent des premières images visionnées, dont ils ne parviennent pas à se défaire.
En outre, une étude qu'elle mène sur 1 001 personnes adultes, dans le cadre d'une thèse sur les addictions sexuelles, indique une prévalence d'usage compulsif du porno d'environ 4 % dans la population et de 11 % chez les hommes . Elle voit dans le porno « la drogue par excellence, car elle peut être consommée dans l'anonymat total, en tout lieu et en toutes circonstances avec une accessibilité hors normes, de manière totalement gratuite, et de manière infinie. »
4. Un accès à des contenus de plus en plus violents, toxiques pour les mineurs comme pour les adultes
Les rapporteures estiment qu'il faut absolument sortir de représentations faussées, datées ou édulcorées du porno. Le porno n'est plus ce qu'il a pu être il y a trente ou quarante ans : les contenus proposés sont de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Ce phénomène est étroitement lié au développement des tubes .
Les professionnels du porno eux-mêmes le reconnaissent, quand ils n'en profitent pas pour se dédouaner de leurs propres responsabilités. Pour Grégory Dorcel, président du groupe Dorcel, « avec eux [les tubes], c'est la double peine : non seulement ils diffusent des contenus pornographiques à n'importe qui - y compris les enfants - mais ils diffusent également n'importe quoi : images extrêmes, avilissantes, etc. ».
Certains contenus sont indubitablement illicites et leur diffusion est condamnable. Selon des chiffres communiqués à la délégation par Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , lors d'une audition le 20 janvier 2022, Pornhub recense 71 608 vidéos faisant l'apologie de l'inceste et de la pédocriminalité, ainsi que 2 462 vidéos ayant pour mot clé « torture ».
De façon générale, les contenus proposés construisent une érotisation de la violence et lient plaisir et domination. Selon une étude portant sur 304 scènes pornographiques sélectionnées parmi les meilleures ventes du site Adult Video News en 2010, citée par un rapport de la Fondation Scelles 36 ( * ) , 90 % des scènes pornographiques contiennent de la violence explicite .
Lors de l'audition précitée du 20 janvier 2022, Claire Charlès, porte-parole de l'association Les Effronté.es , a évoqué devant la délégation plusieurs catégories qui seraient inacceptables sur tout autre support : fantasme familial avec des titres tels que « daddy fucks his teen daughter » ; fantasme pédocriminel avec la catégorie teen ou des actrices habillées en écolières ; interracial « mettant en scène des hommes noirs animalisés avec une frêle jeune femme blonde » ou avec des titres comme « jeune beurette souillée par des bites d'hommes blancs » ; viols avec des mots clés comme « surprise anale , surprise fuck , prise par surprise » ; enlèvement et séquestration ; humiliation et douleur ; prostitution ; esclave...
La délégation a elle-même recensé les termes utilisés sur les six sites pornographiques les plus consultés en France et pu constater l'omniprésence de vidéos dont la catégorisation ou la description relèvent de crimes et délits ou à tout le moins incitent incontestablement à la violence .
Exemples de catégories et nombre de
vidéos par catégorie
sur les six sites pornographiques les
plus consultés en France
Incitation à la pédocriminalité |
Incitation à l'inceste |
Stéréotypes racistes |
Violence extrême affichée |
|
Pornhub |
école (5 933), teen (149 223) |
fantasme familial (31 548) |
interracial (30 453) |
sexe intense (51 248), hard (128 028), gangbang
(7 362 vidéos)
|
XHamster |
ado amateur, ado vierge, écolière japonaise, adolescentes anales hardcore |
secrets de famille, baise maman, demi soeur, tabou mère |
grosse bite noire, cocufiage interracial, écolière japonaise |
sexe brutal, hardcore, adolescentes anales hardcore |
XVideos |
teenage-girl-porn (278 593), teen-hardcore (610 652) |
famille dérangée (42 222), mom and son (350 924), step-daughter (55 112) |
interracial (68 626), big black dick (598 474), slave (31 372) |
gangbang (28 917),
|
Tukif |
dépucelage (533), teen (24 377) |
famille (2 530) |
interracial (7 277) |
brutal (3 143),
|
Xnxx |
teen anal (849 319), old man young girl (383 890) |
famille (52 356), family therapy (50 760), frère et soeur (258 246) |
interracial (99 821), big black cock (830 191) |
gangbang (28 792), bukkake (223 085),
|
Youporn |
teen (197 997) |
step fantasy (5 028) |
interracial (31 927) |
rough sex (37 619), gangbang (6 023) |
Exemples (non pondérés) de catégories disponibles sur les six sites pornographiques les plus visités en France
Source : recherches effectuées par la délégation aux droits des femmes du Sénat (juillet 2022)
Descriptif de la catégorie « sexe sauvage » sur le site Jacquie & Michel TV
Source : capture d'écran du site jacquieetmicheltv.net (juillet 2022)
Claire Charlès a conclu son énumération des termes recensés sur les sites pornographiques par cette réflexion que la délégation fait sienne : « Dans n'importe quel autre film, sur n'importe quel autre support, ces contenus seraient censurés, interdits. Dans la pornographie, il y a cette zone de non-droit dans laquelle on peut expérimenter les stéréotypes qui vont créer ou flatter des fantasmes racistes ou sexistes chez les gens. »
Ce droit au fantasme et le jeu de l'offre et de la demande sont les éléments mis en avant par les professionnels du secteur entendus par la délégation pour justifier l'existence de tels contenus .
« Je ne soutiens pas ni ne participe à ce type de pratique mais n'oublions pas non plus qu'il y a une offre et une demande. S'il existe une offre et une demande pour une scène de bondage où une femme suspendue au plafond est arrosée de Nutella , qu'y trouver à redire ? La question du consentement est centrale mais c'est bien sur l'existence d'une offre et d'une demande qu'ont surfé les grandes plateformes voleuses de contenus et diffuseuses de masse en proposant tout et n'importe quoi, hors de tout contrôle, au gré de hashtags de niche . » Liza Del Sierra, ancienne actrice, aujourd'hui productrice et réalisatrice
« Chacun a le droit de fantasmer. Ce n'est pas à nous de juger ce que les gens ont envie de regarder et ce qu'ils ont envie de tourner, y compris s'il s'agit de fantasmes hors du commun. [...] On n'a pas à réguler les contenus sur lesquels les gens ont envie de fantasmer. » Carmina, actrice, réalisatrice et productrice
Si les contenus violents ne sont pas forcément les plus recherchés par les utilisateurs, ils leur sont cependant très vite proposés . En effet, parmi les vidéos figurant sur la page principale des sites ou dans l'onglet « vidéos les plus regardées », figurent des titres comme : « orgie de cauchemar interracial hardcore », « j'ai baisé ma demi-soeur », « beau-fils jaloux prend sa belle-mère », « une jolie teen se fait enculer pour la première fois », « anal accidentel inattendu » ou « college fille cul et chatte étirées » ( sic ).
En cas d'accoutumance au porno, les consommateurs vont se diriger vers des contenus de plus en plus violents . Selon la psychologue Maria Hernandez-Mora, le phénomène de tolérance, pour le porno comme pour les drogues, conduit le consommateur à visionner des contenus de plus en plus choquants afin d'atteindre une excitation sexuelle à laquelle il ne parvient plus avec les contenus initiaux.
Une recherche 37 ( * ) a montré que ce phénomène d'accoutumance était rapide . Cette recherche a porté sur deux groupes de quatre-vingt personnes chacun. Le premier groupe était exposé à de la pornographie non violente une heure par semaine pendant six semaines. Le deuxième groupe n'était exposé pendant la même période qu'à du contenu non pornographique. Deux semaines après la fin de la première période, le premier groupe regardait des films pornographiques de plus en plus violents, alors que le deuxième groupe arrêtait le visionnage de ces mêmes films au bout de deux minutes. Les vendeurs de contenus pornographiques interrogés par les chercheurs, après cette première expérience, ont confirmé que les demandes de leurs clients réguliers évoluaient en général des « activités sexuelles communes » aux « activités sexuelles atypiques ».
Si des contenus plus respectueux des personnes peuvent exister, ils semblent peu visionnés. Sophie Jehel a affirmé avec force devant la délégation : « je n'ai jamais entendu parler de pornographie éthique par les adolescents. Ils finissent par trouver banales des choses normales dans la pornographie, comme la sexualité à plusieurs, le fait qu'une femme se retrouve face à quatre ou cinq hommes . »
* 27 Décret n° 61-62 du 18 janvier 1961 portant règlement d'administration publique pour l'application des articles 19 à 22 du code de l'industrie cinématographique.
* 28 Articles 11 et 12 de la loi n° 75-1278 du 30 décembre 1975 de finances pour 1976, ainsi que le décret d'application n° 76-11 du 6 janvier 1976 .
* 29 Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dite loi Léotard .
* 30 Recommandation n° 2004-7 du 15 décembre 2004 aux éditeurs et distributeurs de services de télévision diffusant en métropole et dans les départements d'outre-mer des programmes de catégorie V.
* 31 Loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales.
* 32 Sondage OpinionWay , #MoiJeune - Les 18-30 ans et la pornographie , avril 2018.
* 33 https://www.ifop.com/publication/etude-sur-les-effets-et-consequences-de-la-loi-du-30-juillet-2020-sur-le-visionnage-de-contenus-pornographiques-par-les-adolescents-francais/
* 34 Sondage Ifop : « Les adolescents et le porno : vers une « Génération Youporn » ? », 2017.
https://www.ifop.com/publication/les-adolescents-et-le-porno-vers-une-generation-youporn/
* 35 Romain Roszak, La séduction pornographique , L'échappée, 2021.
* 36 Chapitre La Pornographie : toujours pas une histoire d'amour , au sein du 5 e rapport mondial de la Fondation Scelles « Système prostitutionnel - Nouveaux défis, nouvelles réponses »
https://www.rapportmondialprostitution.org/
* 37 Max Waltman, The Politics of Legal Challenges to Pornography : Canada, Sweden, and the United States , 2014 .