II. UN ESPACE FRAGILE
A. LA RIVE SUD DE LA MÉDITERRANÉE EST EXPOSÉE À UN RISQUE DE RÉSURGENCE DU DJIHADISME NOURRIT PAR LA DÉGRADATION DE LA SITUATION SÉCURITAIRE EN LIBYE
1. L'absence de solution politique durable depuis 2011 s'est traduite par une dégradation préoccupante de la situation sécuritaire sur le territoire libyen
Depuis la proclamation de la « libération » de la Libye par le président du Conseil national de transition (CNT) à Benghazi le 23 octobre 2011, la Libye a connu plus d'une décennie de déstabilisation profonde sur le plan sécuritaire sans qu'une solution politique durable et concertée ne semble en mesure d'être mise en oeuvre à moyen terme pour répondre à cette situation persistante de « faillite révolutionnaire » 43 ( * ) . L'intervention militaire de l'Organisation de l'Atlantique Nord (OTAN) menée du 23 mars au 31 octobre 2011 44 ( * ) sur le fondement des résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, l'opération Unified Protector , à laquelle les forces armées françaises ont participé dans le cadre de l'opération « Harmattan », a permis de rapidement faire chuter le régime autocratique dirigé depuis 1969 par Muammar Kadhafi. Cette victoire militaire nette de l'Alliance atlantique n'a toutefois pas été suivie d'un processus de stabilisation efficace dans un pays où des structures étatiques n'ont jamais été solidement établies.
Le report de l'élection présidentielle programmée le 24 décembre 2021 s'est traduit par la reconstitution de deux gouvernements qui revendiquent concurremment l'exercice légitime du pouvoir : d'une part le Gouvernement d'unité nationale (GNU), siégeant à Tripoli, dirigé depuis mars 2021 par Abdel Hamid Dbeibah qui revendique son maintien en place jusqu'à la tenue de nouvelles élections ; d'autre part le Gouvernement de stabilité nationale (GNS), siégeant à Syrte et dirigé par l'ancien ministre de l'intérieur et allié de Khalifa Haftar Fathi Bachaga, qui a été investi le 1 er mars 2022 à l'occasion d'une séance litigieuse de la Chambre des députés libyenne qui s'est tenue à Tobrouk (Cyrénaïque). Ce nouvel affrontement institutionnel en Libye, qui risque de remettre en cause les avancées obtenues lors des conférences internationales organisées à Berlin en juin 2020 et janvier 2021 et à Paris le 12 novembre 2021 45 ( * ) , fait écho aux nombreux conflits infranationaux qui ont contribué à la désorganisation du pays depuis 2011 dont en particulier les affrontements armés ayant opposé l'Armée nationale libyenne (ANL), dirigée par l'ancien général Khalifa Haftar à l'est du pays (Cyrénaïque), au Gouvernement d'accord national (GNA) dirigé par Fayez el-Sarraj entre 2016 et 2021 depuis Tripoli. Si le cessez-le-feu signé sous l'égide des Nations unies le 23 octobre 2020 a permis de réduire l'intensité des affrontements en Libye, l'instabilité durable sur le plan politique est susceptible de donner lieu à une nouvelle dégradation progressive de la situation sécuritaire, comme en témoignent les combats armés s'étant déroulés entre des milices rivales dans le centre-ville de Tripoli le 10 juin 2022.
La difficulté de la communauté internationale à trouver un compromis acceptable par l'ensemble des parties en Libye, aggravée de surcroît par la vacance prolongée entre novembre 2021 et septembre 2022 du poste d'envoyé spécial pour la Libye des Nations unies entre la démission de l'ancien ministre des affaires étrangères slovaque Jan Kubis 46 ( * ) et la nomination le 3 septembre 2022 du diplomate sénégalais A. Bathily, s'explique en partie par des raisons structurelles qui tiennent notamment à la partition historique du pays en trois régions (Tripolitaine, Cyrénaïque, Fezzan) qui ont conservé leur identité propre y compris pendant les périodes de consolidation du pouvoir central libyen par le roi Idriss (1951-1969), puis par Muammar Kadhafi (1969-2011). Ces divisions liées aux affiliations régionales, auxquelles se superposent d'autres divisions fondées sur des critères ethniques ou tribaux, entraînant une instabilité durable en Libye. Dans ce vaste territoire de plus d'1,7 M de km 2 aux confins de l'Égypte, de l'Algérie et de la Tunisie, la faillite des autorités publiques nourrit un risque d'atteinte grave et prolongée aux droits fondamentaux et de développement d'un trafic d'armes portant atteinte à la situation sécuritaire des pays de la région.
Sur le plan humanitaire, la situation demeure fortement dégradée au début de l'année 2022. Un récent rapport du secrétaire général de la mission d'appui des Nations unies en Libye (MANUL) en date du 20 mai 2022 rapporte « des meurtres, des disparitions forcées, des arrestations et des détentions arbitraires, des violences sexuelles liées au conflit, la traite d'êtres humains et des expulsions arbitraires et collectives de migrants et de demandeur d'asile » 47 ( * ) . Cette dégradation du contexte sécuritaire est particulièrement sensible pour les migrants retenus en Libye qui sont exposés à « des risques élevés de viol, de harcèlement sexuel et de traite par des groupes armés, des passeurs et des trafiquants internationaux » 48 ( * ) .
En second lieu, sur le plan sécuritaire, le prolongement d'une situation proche de la guerre civile pendant plus de dix ans et l'implication de nombreuses factions opposées dans les différentes phases de conflit se sont traduits par une prolifération des armes à feu en Libye, susceptible de nourrir le développement d'autres mouvements de déstabilisation par des groupes armés dans les pays du sud de la Méditerranée. À titre d'exemple, le nombre d'armes circulant en Libye était estimé en 2016 par l'ancien représentant spécial du secrétariat général des Nations unies (RSSGNU) en Libye Martin Kobler 49 ( * ) à 20 M, soit plus du triple du nombre d'habitants sur le territoire libyen (6 M).
2. Les pays d'Afrique du Nord constituent l'un des fronts d'un djihad international en recomposition depuis 2017
La reprise en juillet 2017 de la ville de Mossoul aux combattants de l'État islamique (EI) a constitué le point de départ de ce que les chercheurs Marc Hecker et Élie Tenenbaum ont qualifié de « cinquième acte » de la guerre contre le terrorisme 50 ( * ) . Cette nouvelle phase, qui coïncide avec un recul des emprises territoriales des mouvances djihadistes et la perte de leurs sanctuaires, correspond à un phénomène de reconfiguration du djihad international. Il continue de représenter une menace persistante dans plusieurs régions du monde, y compris le territoire national, comme en témoignent les sept attaques djihadistes recensées sur le sol français 51 ( * ) au cours de l'année 2021. Parallèlement à la menace représentée par une résurgence des attaques terroristes en Europe, les pays de la rive Sud de la Méditerranée sont particulièrement exposés au risque d'attaques djihadistes sur leur sol ayant un effet déstabilisateur sur la situation sécuritaire dans cette région qui est devenue l'un des « fronts du djihad » 52 ( * ) international.
L'Afrique du Nord a connu l'émergence de phénomènes djihadistes dès les années 1990 et la « décennie noire » de la guerre civile algérienne déclenchée en janvier 1992 par l'annulation du second tour des élections législatives. Dans ce contexte, les 3 000 combattants insurrectionnels qui se sont rassemblés au sein du Groupe islamique armé (GIA) ont non seulement contribué à la déstabilisation du pays dans les années 1990 mais également contribué à la création en janvier 2007 du mouvement Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) qui joue désormais un rôle moteur dans la propagation du terrorisme islamique dans les pays de la bande sahélo-saharienne 53 ( * ) . Si la traque des combattants d'AQMI a permis d'éliminer de nombreux cadres de l'organisation dans les années récentes, la persistance de maquis djihadistes sur les reliefs de Kabylie continue de faire peser une menace sur la sécurité de cette région comme en témoigne les trois attaques terroristes recensées en Algérie en 2021 54 ( * ) .
Le territoire libyen, devenu la « plaque tournante de la mouvance djihadiste nord-africaine » 55 ( * ) , est également directement exposé à des attaques terroristes sur son sol à l'image des attentats perpétrés par le groupe État islamique (EI) en mai 2018 à Tripoli et Ajdabiya. Par surcroît, le développement de groupes djihadistes sur le territoire libyen est un facteur de déstabilisation pour les pays voisins, dont notamment la Tunisie qui est depuis 2012 le principal pourvoyeur de combattants djihadistes étrangers au Levant (3 000 à 4 500 personnes) et en Syrie (1 000 personnes). La fragilité de la zone frontalière tuniso-libyenne a été à cet égard illustrée par la tentative de prise de la ville de Ben Guerdane en mars 2016 par des combattants locaux affiliés au groupe État islamique (EI). À l'ouest du territoire, la Tunisie doit faire face à l'implantation depuis 2013 de la katiba Okba Ibn Nafaa rattachée à AQMI. Si le Maroc semble moins affecté par ce risque que d'autres pays de la région, le démantèlement par les forces de sécurité marocaines de 36 réseaux terroristes entre 2015 et 2017 illustre le caractère transversal de la menace en Afrique du Nord.
Parmi les autres pays ayant subi une déstabilisation de leur situation sécuritaire sous l'influence de la désorganisation de la Libye depuis 2011, l'Égypte a également connu une résurgence des attaques terroristes sur son territoire. En premier lieu, le désert occidental égyptien, proche de sa frontière avec la Libye, a concentré plusieurs attaques revendiquées par divers groupes djihadistes entretenant des liens avec la Libye dont notamment le mouvement Ansar al-Islam, rattaché aux réseaux d'Al-Qaïda. Le risque de convergence de ces groupes avec d'autres groupes armés d'opposition aux régimes présents dans la vallée du Nil comme les mouvements Liwaa El Thawra et Hassm renforce le risque de déstabilisation que fait peser le développement du djihad dans ce pays. En parallèle, l'Égypte doit faire face à l'est de son territoire aux attaques de la wilaya du Sinaï de l'État islamique, qui a perpétré en novembre 2017 l'attentat contre la mosquée soufie d'Al-Rawda (plus de 300 morts) et qui constituait en 2019 la principale force djihadiste en Afrique du Nord avec 1 500 combattants selon l'administration américaine.
* 43 B. Mikaïl, automne 2021, « Libye, une faillite révolutionnaire ? », in Confluences Méditerranée, n°118.
* 44 OTAN, 2 novembre 2011, « Operation UNIFIED PROTECTOR Final Mission Stats », www.nato.int.
* 45 Organisée conjointement par la France, l'Allemagne, l'Italie, le conseil présidentiel de transition et le gouvernement d'unité national libyen, et le secrétaire général des Nations unies, la conférence s'est tenue à Paris le 12 novembre 2021 et a donné lieu à une déclaration commune des participants.
* 46 J.-P. Filiu, 2 juillet 2022, « La Libye sans représentant de l'ONU depuis sept mois », Le Monde.
* 47 Mission d'appui des Nations unies en Libye (MANUL), 20 mai 2022, Rapport du secrétaire général, point 59.
* 48 Mission d'appui des Nations unies en Libye (MANUL), 20 mai 2022, Rapport du secrétaire général, point 73.
* 49 Nations unies, 7 juin 2016, Déclaration du représentant spécial du secrétariat général des Nations unies (RSSGNU) Martin Kobler au Conseil de sécurité.
* 50 M. Hecker, É. Tenenbaum, avril 2021, La guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXI e siècle, Robert Laffont.
* 51 Centre de recherche de l'école des officiers de la Gendarmerie nationale (CREOGN), A. Rodde, janvier 2022, « Terrorisme en France. Panorama des mouvances radicales en 2021 ».
* 52 IFRI, M. Hecker, É. Tenenbaum, janvier 2019, « Quel avenir pour le djihadisme ? Al-Qaïda et Daech après le califat ».
* 53 M. Benraad, 2021, « Al-Qaïda au Maghreb islamique : entre transmutations d'une insurrection djihadiste et géopolitique évolutive de sa "vengeance de sang" », in Hérodote, n°180.
* 54 Institute for Economics & Peace (IEP), mars 2022, Global Terrorism Index.
* 55 IFRI, M. Hecker, É. Tenenbaum, janvier 2019, « Quel avenir pour le djihadisme ? Al-Qaïda et Daech après le califat ».