C. MUSCLER ENCORE DAVANTAGE LE DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE POUR LUTTER CONTRE LES ACQUISITIONS PRÉDATRICES ET LES SUBVENTIONS ÉTRANGÈRES

Le renforcement de la souveraineté économique et numérique implique que l'Union européenne et le droit français se dotent d'outils efficaces pour encadrer, contrôler et éventuellement sanctionner les comportements d'acteurs privés pouvant y porter atteinte. Des avancées notables sont prévues au niveau européen afin de réglementer les géants du numérique et de lutter contre les subventions étrangères : elles correspondent pour partie aux demandes répétées du Sénat 311 ( * ) , mais pourraient être encore approfondies.

1. Pour mieux lutter contre les acquisitions prédatrices, prolonger le DMA par une meilleure articulation entre autorités de la concurrence et un contrôle à maille plus fine
a) Les « acquisitions prédatrices » de certaines multinationales du numérique portent atteinte à la souveraineté économique des États

Les dernières années ont mis en évidence le recours accru à certaines pratiques anticoncurrentielles, souvent du fait de grandes multinationales actives dans le secteur du numérique, qui fragilisent l'intensité de la concurrence sur les marchés mondial et européen et accroissent la dépendance des consommateurs (individus comme entreprises) à leurs produits et services. Or cette dépendance accrue et les difficultés qu'elle engendre notamment pour les entreprises innovantes européennes est un risque important au regard de l'objectif de souveraineté numérique et économique.

En particulier, les autorités de la concurrence ont vu se développer la pratique des « acquisitions prédatrices » (« killer acquisitions » ) 312 ( * ) , c'est-à-dire des achats d'entreprises dont l'objectif est essentiellement d' éliminer la cible de cette acquisition. Concernant au premier chef les start-up du secteur du numérique proposant des solutions innovantes, ces acquisitions se réalisent à un prix très élevé - difficile à refuser pour les fondateurs de l'entreprise - mais aboutissent ensuite à l'abandon ou à l'intégration de l'activité de la cible. Pour l'acquéreur, l'objectif est de supprimer la contrainte concurrentielle accrue que représente ce compétiteur ou son produit innovant. Du point de vue du marché, il en résulte à la fois une perte de potentiel concurrentiel de la cible, et un manque à gagner pour le bien-être du consommateur (ainsi privé d'une pression à la baisse sur les prix du produit ou d'une innovation utile).

Un exemple type de ce type d'acquisition a été le rachat de WhatsApp et d'Instagram par Facebook, à des prix extrêmement élevés reflétant la menace concurrentielle perçue par la multinationale. Plus récemment, le rachat de Grail, une start-up française basée en Californie et spécialisée dans le dépistage du cancer, par Illumina , leader mondial du séquençage ADN, a fait naître des préoccupations du même ordre.

Ces acquisitions prédatrices passent généralement « sous les radars » des autorités de concurrence nationales comme européenne, car le chiffre d'affaires de la cible reste en-deçà des seuils de notification déclenchant un contrôle de la concentration 313 ( * ) . Le cadre réglementaire ne permet aujourd'hui pas d'appréhender et d'encadrer de manière satisfaisante ces pratiques anticoncurrentielles.

b) L'adoption du Digital Markets Act permettra d'encadrer ces pratiques, mais des axes d'amélioration existent

Le Digital Markets Act (DMA), qui a fait l'objet d'un accord entre le Conseil de l'UE et le Parlement européen le 24 mars 2022 et devrait vraisemblablement être adopté d'ici à la fin de la présidence française de l'Union européenne, ambitionne d'empêcher les grandes plateformes en ligne qui sont « contrôleuses d'accès 314 ( * ) » gatekeepers » ) d'abuser de leur position dominante vis-à-vis des consommateurs et concurrents.

Ce faisant, ce texte devrait renforcer la souveraineté économique et numérique des États membres : l'insuffisance du cadre réglementaire européen octroyait en effet à ces multinationales un pouvoir de façonner le marché selon leurs propres objectifs, souvent peu compatible avec la poursuite de l'intérêt général européen. Désormais, ces grandes entreprises du numérique devront se soumettre à un ensemble nouveau d'obligations ex ante - vis-à-vis notamment des pouvoirs publics et des consommateurs. Concrètement, une société sera qualifiée de « contrôleur d'accès » par la Commission européenne si, cumulativement :

• elle compte au moins 45 millions d'utilisateurs finaux mensuels dans l'UE ;

• elle compte au moins 10 000 utilisateurs professionnels établis dans l'UE ;

• elle réalise un chiffre d'affaires annuel d'au moins 7,5 milliards d'euros au sein de l'UE lors des trois dernières années, ou si elle a une capitalisation boursière d'au moins 75 milliards d'euros.

Dès qu'elle répond à ces trois critères, l'entreprise sera soumise à un ensemble d'interdictions et d'obligations (certaines applicables à tous les contrôleurs, d'autres « sur mesure »), dont les principales sont résumées dans le tableau ci-dessous.

Interdictions et obligations des « contrôleurs d'accès »
telles que prévues par le DMA

Interdictions

Obligations

• Pratiquer « l'auto-préférence » , c'est-à-dire mieux classer ses propres produits ou services par rapport à ceux des autres acteurs ;

• Proposer des conditions déloyales d'utilisation de la plateforme aux utilisateurs professionnels (comme le fait d'interdire que l'entreprise utilisatrice de la plateforme propose des prix moins élevés sur une plateforme tierce) ;

• Préinstaller certaines applications ;

• Obliger les développeurs d'application à utiliser certains services de l'entreprise pour être référencés dans le magasin d'application (le système de paiement, ou le navigateur web par exemple) ;

• Utiliser les données personnelles collectées à l'occasion d'une prestation, pour les besoins d'une autre prestation.

• Permettre aux utilisateurs de se désabonner des services de la plateforme, dans des conditions similaires à l'abonnement ;

• Ne pas imposer par défaut les logiciels (comme les navigateurs internet) lors de l'installation du système d'exploitation ;

• Permettre l'interopérabilité entre les services de messagerie instantanée ;

• Accorder aux vendeurs l'accès à leurs propres données de performance (données marketing, publicitaires...).

Surtout, afin de lutter contre les « acquisitions prédatrices », les « contrôleurs d'accès » devront désormais informer la Commission européenne des acquisitions et fusions qu'elles entendent réaliser dans le domaine du numérique, même lorsque ces dernières se situent en-deçà « sous les seuils » traditionnels de notification 315 ( * ) . Elles devront le faire également lorsqu'elles acquièrent des entreprises en dehors du secteur numérique (par exemple actives dans le secteur bancaire ou celui de la santé), dès lors que le projet permet la collecte de données. En outre, si un « contrôleur d'accès » commet au moins trois infractions au DMA sur huit ans, la Commission pourra lui interdire certaines acquisitions.

La Commission européenne sera tenue d'informer les autorités nationales de concurrence de ces notifications et de publier annuellement la liste des acquisitions dont elle a été informée.

c) L'efficacité de la lutte contre les acquisitions prédatrices dépendra du rôle et de la place que la Commission européenne accordera aux autorités nationales de concurrence

D'après le projet d'accord sur le DMA, une fois informées par la Commission européenne qu'une opération de fusion ou d'acquisition « sous les seuils » a été notifiée par une entreprise, les autorités nationales compétentes - en France, l'Autorité de la concurrence - pourront demander à la Commission européenne de l'examiner .

Si la compétence de la Commission en matière de contrôle des concentrations ne s'applique normalement qu'aux seules opérations situées au-dessus des seuils européens, l'article 22 du Règlement de 2004 prévoit en effet qu'un ou plusieurs États membres peuvent lui demander d'examiner une concentration qui se situerait en-deçà de ces seuils, dès lors qu'elle affecterait le commerce entre États membres et la concurrence sur le territoire des États demandeurs. Par exemple, si une plateforme « contrôleuse d'accès » s'apprêtait à racheter un réseau social concurrent à un prix très important, mais sans que les seuils européens de chiffre d'affaires ne soient dépassés, l'Autorité de la concurrence française pourrait demander à la Commission d'examiner l'affaire en raison des risques que cette opération fait peser sur la concurrence.

Depuis 2020, du reste, la Commission européenne a fait évoluer sa lecture de l'article 22, en acceptant désormais de contrôler une opération qui lui aurait été renvoyée par une autorité nationale même si l'opération en question se situe « sous les seuils » nationaux 316 ( * ) .

Pour autant, le rôle des autorités nationales de concurrence dans le cadre de la mise en oeuvre du DMA reste encore peu clair .

D'une part, rien ne contraint la Commission européenne à examiner effectivement l'opération qui lui aura été transmise par l'autorité nationale. Surtout, rien n'est dit quant aux marges de manoeuvre de l'autorité nationale dans le cas où la Commission européenne déciderait de ne pas donner suite à sa demande . Dans l'hypothèse où la Commission européenne aurait décliné la demande d'examen transmise par l'autorité nationale de concurrence, concernant une demande située en-deçà des seuils nationaux, il serait utile que l'autorité nationale de concurrence puisse alors s'en ressaisir et l'examiner au niveau national.

Par ailleurs, si le DMA constitue indéniablement une avancée importante en matière d'affirmation de la souveraineté économique européenne, les critères retenus pour qualifier un « contrôleur d'accès » restent restrictifs , ce qui signifie que seules les entreprises les plus importantes seront soumises aux obligations qui en découlent - au premier rang desquelles la notification des acquisitions. En se fondant sur le modèle allemande, le droit français pourrait prévoir qu'au-delà d'un certain montant de transaction (par exemple 500 millions d'euros), toute fusion ou acquisition doit être notifiée à l'Autorité de la concurrence , qui déciderait ensuite de faire usage ou non de l'article 22 du règlement pour demander l'examen de l'opération à la Commission européenne. Les pouvoirs publics disposeraient alors d'une vision quasi exhaustive des principales acquisitions qui pourraient, au regard du montant élevé de transaction et du montant faible de chiffre d'affaires de la cible, revêtir une nature prédatrice.

Les rapporteurs n'ignorent pas les difficultés techniques que la mise en place d'un tel seuil pourrait soulever , concernant la détermination du montant exact de la transaction. Ce montant, au moment de la notification, peut en effet différer de celui effectivement versé lors de la finalisation de l'opération ; de même, certaines transactions incluent une clause d'ajustement ex post du prix de vente (par exemple en fonction des résultats financiers postérieurs). Compte tenu de ces éléments, la mise en place de ce seuil pourrait initialement faire l'objet d'une expérimentation, avant sa généralisation en fonction de ses résultats . L'expérimentation permettrait, du reste, à l'Autorité de la concurrence de tirer un premier bilan de cette évolution du droit.

Recommandation n° 47 :

Appuyer la mise en oeuvre du DMA et renforcer la lutte contre les acquisitions prédatrices en France, en :

- évaluant l'opportunité d'autoriser l'Autorité de la concurrence, lorsqu'elle renvoie à la Commission européenne l'examen d'une opération située sous les seuils nationaux et que la Commission européenne n'y donne pas suite, d'instruire elle-même l'opération en question ;

- envisageant une notification à l'Autorité de la concurrence des opérations de concentration sous les seuils nationaux mais dont la valeur de transaction dépasse un certain montant, dans l'optique d'un renvoi possible de l'opération concernée, par l'Autorité de la concurrence, à la Commission européenne.

2. Renouveler des outils de la Commission européenne en matière de contrôle des concentrations

Le refus de la Commission européenne d'autoriser la fusion entre Alstom et Siemens en 2019, déploré tant en France qu'en Allemagne, s'est fait l'écho d'un débat plus profond : celui de la nécessaire modernisation des outils et concepts du droit européen de la concurrence, tels que le marché pertinent, l'horizon temporel ou le bien-être du consommateur.

Forgés il y a plusieurs décennies (la communication de la Commission sur le marché pertinent date par exemple de 1997), bien qu'ils aient fait la preuve de leur efficacité, ces outils semblent aujourd'hui pour partie inadaptés aux logiques économiques et au fonctionnement des marchés, notamment dans le secteur du numérique. Dès lors, le risque est non négligeable que les analyses concurrentielles de la Commission ne puissent appréhender correctement certains aspects d'une opération de concentration, c'est-à-dire que celle-ci l'interdise alors qu'elle aurait pu participer au renforcement de la souveraineté économique de l'UE, ou au contraire qu'elle autorise des opérations présentant certains dangers pour la concurrence au sein du marché intérieur .

Le cas Alstom-Siemens est édifiant : compte tenu du fort pouvoir de marché que l'entité fusionnée aurait acquis en Europe en matière de signalisation ferroviaire et de train à grande vitesse, et considérant que cette entité ne serait pas concurrencée par des acteurs d'États tiers avant plusieurs années, la Commission européenne a décidé en février 2019 de rejeter le projet, craignant une hausse des prix et une chute de l'innovation dans ces secteurs. La fusion était cependant défendue par de nombreux acteurs, y compris par des autorités politiques, dans l'objectif de constituer un « champion européen » capable de rivaliser, à court et moyen terme, avec les acteurs de pays émergents (notamment l'entreprise chinoise CRRC, deux fois plus importante qu'Alstom et Siemens réunis) et de résister à leurs ambitions croissantes 317 ( * ) . La Commission européenne, se fondant sur un horizon temporel de deux ans, avait ainsi déclaré qu'« il n'y a aucune perspective d'entrée des Chinois en Europe dans un avenir prévisible 318 ( * ) ». Six mois plus tard, CRRC annonçait pourtant son intention de racheter l'activité de production de locomotives diesel du groupe allemand Vossloh, qui a effectivement eu lieu en mai 2021, soit deux ans après le rejet de la fusion. S'il ne s'agit pas stricto sensu des mêmes activités que celles présentes dans le cas Alstom-Siemens, ce rachat témoigne cependant de la volonté de CRRC d'accroître sa présence européenne et son poids sur les marchés globaux dans un futur proche . Le choix de la Commission européenne de retenir un horizon d'analyse de deux ans apparaît donc restrictif et semble indiquer un manque d'anticipation dommageable des évolutions économiques mondiales .

La nécessité de moderniser les outils du droit européen de la concurrence, à des fins d'efficacité et plus largement de souveraineté économique, est également illustrée par l' évolution de la notion de marché pertinent . Pour mesurer les effets d'une concentration sur la concurrence, la Commission commence d'ordinaire par délimiter un marché pertinent de produits substituables (plus un marché est composé d'acteurs présentant des produits substituables, plus l'atteinte à la concurrence est faible, puisque le consommateur pourra se tourner vers d'autres produits en cas de hausse des prix). De même, elle délimite un marché géographique pertinent.

Or le développement fulgurant de certains acteurs du numérique bouleverse ce concept , ce qui empêche la Commission d'appréhender au mieux les effets d'une concentration de ces acteurs sur le marché intérieur. Les marchés « bifaces 319 ( * ) » complexifient par exemple la notion de marché pertinent, compte tenu du fait que certaines prestations sont gratuites (généralement celles à destination de l'utilisateur individuel), ce qui implique de revoir la grille d'analyse de la Commission fondée sur l'étude des réactions des consommateurs en cas de hausse des prix. De même, la définition d'un marché pertinent dans le cas d'entreprises dont la valeur ajoutée résulte principalement de la collecte et de l'utilisation de données, semble peu aisée avec les méthodes actuelles de la Commission européenne.

La nécessité de faire évoluer la notion de marché pertinent est bien identifiée par la Commission européenne, ainsi qu'en atteste un document de travail de ses services rendu public en 2021 320 ( * ) à l'issue d'une phase de consultation avec les acteurs professionnels et académiques. Les rapporteurs considèrent qu'il est désormais important que la Commission européenne en tire les conséquences appropriées et qu'elle actualise sa communication de 1997 sur ce sujet .

Dans un rapport conjoint daté de juillet 2020 321 ( * ) signé des sénateurs Alain Chatillon et Olivier Henno, la commission des affaires économiques et celle des affaires européennes du Sénat esquissaient déjà plusieurs pistes d'évolution des outils du droit de la concurrence européen , afin de le rendre plus efficace et adapté aux enjeux contemporains, dont la nécessaire articulation avec une politique industrielle ambitieuse. Les rapporteurs de la présente mission d'information renouvellent ici les propositions du rapport de 2020 , qui appelaient déjà à modifier la notion de marché pertinent, de bien-être du consommateur ainsi que l'horizon temporel des analyses de la Commission européenne.

Recommandation n° 48 :

Adapter et moderniser les outils du droit européen de la concurrence afin de l'articuler au mieux avec les exigences d'une politique industrielle ambitieuse, en :

- faisant rapidement aboutir l'actualisation des lignes directrices de la Commission européenne en matière de marché pertinent, afin de saisir au mieux les évolutions rapides de ce concept induites par le développement fulgurant du numérique ;

- clarifiant les composantes du critère de « bien-être du consommateur » au regard duquel la Commission analyse les opérations de concentration, et y intégrer de nouvelles composantes comme la compétitivité, le maintien de l'emploi ou la souveraineté numérique ;

- allongeant l'horizon temporel des analyses de la Commission, en le portant de deux à cinq ans sauf exception, et clarifier la doctrine de la Commission en matière de concurrence potentielle future, dans le but que des opérations ne soient pas rejetées alors que des menaces potentielles à moyen terme semblent élevées.

3. Renforcer la lutte contre les distorsions de concurrence issues de subventions étrangères
a) Un projet de règlement européen prévoit la notification des subventions étrangères dans le cadre d'une concentration ou de marchés publics

Tandis que les subventions publiques accordées par les États membres de l'UE à leurs entreprises font l'objet d'un encadrement strict au titre de la réglementation des aides d'État, il n'en va pas de même des subventions provenant d'États tiers . Ces derniers peuvent en effet soutenir financièrement, souvent de façon indirecte, des entreprises en activité sur le territoire de l'UE, et notamment à l'occasion d'une opération de concentration ou de la participation à un marché public.

Ces subventions étrangères peuvent avoir des effets distorsifs sur le marché intérieur et fausser la concurrence. Une entreprise peut ainsi remporter un appel d'offres, ou racheter un concurrent, grâce à l'aide financière apportée par un État tiers, et non pas sur la base de ses seuls mérites compétitifs.

Ces subventions sont parfois difficiles à détecter , tant elles sont protéiformes : aide financière directe, mais aussi prêt à taux d'intérêt nul, garantie d'État illimitée, exonération fiscale... L'atteinte à la souveraineté économique - et industrielle - des États de l'UE est pourtant manifeste , puisque les concurrents n'agissent pas « à armes égales » et que la régulation des marchés et de la concurrence peut en être méprise (par exemple en confier un marché public ou en autorisant une opération de concentration sur la base d'éléments tronqués). Le tissu productif national et européen pâtit de cette concurrence déloyale, de même que les consommateurs.

Dans le cadre de la nouvelle stratégie industrielle pour l'Europe, la Commission européenne a donc publié le 17 juin 2020 un livre blanc 322 ( * ) sur les subventions étrangères afin d'ouvrir le débat public sur les moyens de lutter contre ces distorsions de concurrence. Le 5 mai 2021, après analyse des réponses à la consultation ouverte, la Commission européenne a publié une proposition de règlement européen dont les axes principaux sont :

• La notification à la Commission européenne des subventions étrangères perçues par les entreprises qui répondront à un appel d'offres pour un marché public ou s'engageront dans une opération de concentration . Cette notification sera obligatoire dans le cas d'une concentration lorsqu'au moins l'une des deux entreprises parties réalise un chiffre d'affaires supérieur à 500 millions d'euros dans l'Union et si le montant de la subvention étrangère est supérieur à 50 millions d'euros au cours des trois dernières années. Dans le cas des marchés publics, elle sera obligatoire si la valeur dudit marché est supérieure à 250 millions d'euros ;

• L'interdiction possible d'une opération de concentration ou de l'attribution d'un marché public, ainsi que l'imposition de mesures réparatrices, en fonction des effets positifs et négatifs de la subvention, et selon la distorsion engendrée sur le marché intérieur. Elle pourra aussi accepter des engagements de la part de l'entreprise ;

• La possibilité d'imposer avant leur réalisation la notification d'opérations de concentration ou de marchés publics, même situés en-deçà des seuils, si elle estime que l'opération mérite un examen ex ante compte tenu de ses incidences.

La position du Conseil de l'Union, adoptée le 4 mai 2022, prévoit par ailleurs qu'un mécanisme d'alerte permettra aux États membres de signaler les subventions qu'ils soupçonnent de générer des distorsions , et procède à un relèvement des seuils de notification, qui seront désormais de :

• 600 millions d'euros pour une opération de concentration ;

• 300 millions d'euros pour un marché public. Du reste, le Conseil propose que dans ce cas, les subventions inférieures à 5 millions d'euros ne soient pas prises en compte.

b) Une initiative bienvenue, dont l'efficacité ne doit toutefois pas être amoindrie par l'édiction de seuils de notification trop élevés

Les rapporteurs saluent cette avancée importante pour la défense de la souveraineté économique des États membres . Ce faisant, l'Union renforce son arsenal législatif et comble un vide juridique particulièrement préjudiciable aux entreprises européennes.

Pour autant, les rapporteurs mettent en garde contre le risque que des seuils de notification trop élevés viennent amoindrir la portée de cette avancée . La combinaison des seuils proposés par le Conseil, s'ils devaient être maintenus, est susceptible d'amoindrir le champ de vision de la Commission européenne en la matière. Ce serait d'autant plus dommageable que c'est précisément lorsque le montant du marché public est moins élevé que l'impact d'une subvention étrangère est le plus fort : son impact distorsif sur les prix est plus conséquent, et il concernera en général des marchés concurrentiels sur lesquels sont actifs des entreprises de taille plus réduite et plus vulnérables. À ce titre, le choix de ne pas faire entrer dans le champ de ce nouvel instrument les subventions inférieures à 5 millions d'euros interroge.

Certes, dans le cas français, le contrôle des investissements étrangers (cf. supra ) permet normalement d'analyser l'existence ou non de telles subventions étrangères lorsqu'elles se situeront sous les seuils européens de cette nouvelle règlementation ( via notamment la notion « d'appui financier significatif »). Mais ce contrôle national s'applique également aux opérations qui, demain, seront notifiables à la Commission européenne. Dans ce cas, les rapporteurs recommandent de prévoir une articulation efficace de ces deux procédures. Ils rejoignent sur ce point l'avis du Comité économique et social européen sur la proposition de règlement, qui note que « certains États pourraient considérer que ces décisions relèvent de leur compétence dans le cadre de leurs régimes nationaux de filtrage des investissements étrangers. À cet égard, le CESE juge opportun que la Commission clarifie précisément le champ d'application du règlement, y compris, le cas échéant, au moyen de lignes directrices, afin de garantir son application uniforme au niveau de l'Union et de réduire au minimum les risques d'interprétations divergentes de la part des États membres 323 ( * ) ».

Recommandation n° 49 :

S'assurer d'un contrôle effectif, harmonisé et efficace des subventions étrangères en cas de concentration ou de procédure de passation d'un marché public, en :

- promouvant, dans les discussions entre co-législateurs européens, la fixation de seuils de notification qui soient moins élevés que ceux aujourd'hui envisagés, afin d'étendre le champ d'application du règlement en cours de négociation ;

- en clarifiant, au niveau européen et français, l'articulation entre le nouveau contrôle des subventions et celui des investissements étrangers aujourd'hui à l'oeuvre en France, dans l'objectif de minimiser les divergences de pratique et d'interprétation potentiellement sources de contentieux et de longueurs dans l'analyse de l'impact des subventions étrangères.


* 311 En particulier les recommandations n° 9 et 10 du rapport d'information n° 603 (2019-2020) de MM. Alain Chatillon et Olivier Henno, fait au nom de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques, déposé le 8 juillet 2020.

* 312 Les acquisitions prédatrices ne sont pas propres au secteur du numérique et se retrouvent également, notamment, dans l'industrie pharmaceutique et plus largement dans les secteurs très concentrés.

* 313 Article 1 er du Règlement (CE) N° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, et article L. 430-2 du code de commerce.

* 314 Une entreprise qualifiée de « contrôleuse d'accès » est en mesure d'empêcher l'accès à un marché ou à un écosystème à d'autres entreprises.

* 315 Art. 12 du règlement « DMA ».

* 316 Autorité de la concurrence, communiqué de presse « L'Autorité se félicite de l'annonce de la Commission européenne, qui acceptera désormais que les autorités nationales de concurrence puissent lui renvoyer pour examen des opérations de concentration sensibles, y compris lorsqu'elles ne sont pas soumises au contrôle national », 15 septembre 2020.

* 317 En 2017, le directeur général des affaires internationales de CRRC avait indiqué que l'objectif était que les activités internationales du groupe représentent d'ici 2025 un tiers du chiffre d'affaires total.

* 318 https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/la-commission-europeenne-rejette-la-fusion-alstom-siemens-962329.

* 319 Un marché biface est un marché dans lequel coexistent deux types de clientèles indépendantes entre elles (par exemple les utilisateurs d'un réseau social d'un côté, et les entreprises désireuses d'y faire leur publicité de l'autre côté, ou encore une plateforme de mise en relation de touristes d'un côté, et d'hôteliers de l'autre côté).

* 320 https://ec.europa.eu/competition-policy/system/files/2021-07/evaluation_market-definition-notice_en.pdf .

* 321 Rapport d'information n° 603 (2019-2020) de MM. Alain Chatillon et Olivier Henno, fait au nom de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques, déposé le 8 juillet 2020.

* 322 Livre blanc relatif à l'établissement de conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères [COM(2020) 253 final].

* 323 Avis du Comité économique et social européen sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur [COM(2021) 223 final -- 2021/0114 (COD)].

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